Introduction

Par Claire Guéron
Publication en ligne le 13 juin 2014

Texte intégral

Image 10000201000002380000018E0D2E879707D273F1.png

« Shakespeare et l’Italie » interprété par Édouard Lekston.

Crédits : Édouard Lekston.

1Si la critique s’intéresse aux sources italiennes du théâtre de Shakespeare, au moins depuis les travaux de Mario Praz (Shakespeaere e l’Italia, 1963), la dernière décennie a vu s’opérer un tournant dans l’étude des influences italiennes du dramaturge anglais. Sous l’impulsion du post-structuralisme et du « New Historicism », l’approche philologique a cédé le pas à l’intertextualité, l’Italie faisant alors office d’intertexte. Pour Alessandro Serpieri et Robert Miola, ce tournant est l’occasion d’un nouvel élan et s’apparente à une libération : « a new freedom1 ». Pour Keir Elam, c’est l’occasion d’aborder l’étude des sources par le biais de la sémiotique. Si, comme l’affirme Michael J. Redmond, l’approche n’est pas entièrement nouvelle2, le recours à une acception élargie de la notion de texte-source a néanmoins mené à un regain d’intérêt pour les vecteurs culturels, matériels et artistiques de l’influence italienne sur Shakespeare.

2Cette ouverture est manifeste dans le présent recueil. Dans le premier volet, consacré à l’influence de l’Italie sur l’œuvre du dramaturge anglais, les auteurs évoquent des éléments du paysage culturel italien pour jeter un nouvel éclairage sur les pièces du barde. Christophe Camard montre, par exemple, qu’au-delà de la commedia erudita, les pièces de Shakespeare (y compris certaines tragédies comme Othello) épousent la forme des canevas de la commedia dell’arte. Prenant appui sur la théorie bakhtinienne du carnaval, il montre que le topos du retournement carnavalesque qui est au cœur de la comédie populaire italienne permet dans l’œuvre de Shakespeare « la libération d’énergies subversives ». Anne Geoffroy, quant à elle, convoque les manuels d’enseignement de la langue italienne pour suggérer qu’à la fin du XVIe siècle la vogue du voyage pédagogique (le « Grand Tour ») avait fait de Venise le lieu du regard par excellence, ce dont Shakespeare profite pour déployer une thématique de l’illusion dans ses pièces vénitiennes, Othello et Le Marchand de Venise. Si la charge sémiotique de Venise est particulièrement riche dans l’imaginaire anglais, la ville de Padoue est également porteuse de sens. Ainsi, pour Françoise BortLa Mégère apprivoisée ne mérite pas sa réputation de pièce misogyne, car le fait que la pièce se déroule à Padoue, haut lieu du platonisme et de la médecine à la Renaissance, permet d’interpréter le « domptage » de Katrina comme un processus de pédagogie socratique aboutissant à l’absorption de la part animale de l’homme. Annie-Paule de Prinsac, pour sa part, s’intéresse à la référence au sculpteur Giulio Romano dans Le Conte d’hiver, seule mention dans le corpus shakespearien d’un artiste ayant réellement existé. Romano, peintre dans la réalité mais sculpteur dans la pièce, renvoie en fait au maniérisme, et l’allusion permet de souligner l’omniprésence de ce style dans la pièce de Shakespeare.

3Parallèlement à cette évolution de la critique shakespearienne, le succès des études théâtrales en Italie a produit une nouvelle reconnaissance de l’importance du modèle shakespearien dans la construction du mélodrame romantique, mais aussi d’autres expériences théâtrales ou cinématographiques. Le deuxième volet de ce recueil se penche donc sur la fonction de l’appropriation de Shakespeare dans ces œuvres italiennes, montrant que cette fonction va d’une affirmation de l’« italianité » de Shakespeare à une volonté de s’affranchir du classicisme par le biais de l’appropriation d’une liberté formelle symbolisée par l’auteur anglais. L’adaptation permet également de jouer sur les affinités entre le texte shakespearien et certains mouvements artistiques ou culturels italiens, de manière à créer une œuvre aux tonalités à la fois italiennes et shakespeariennes. Ainsi Anne-Marie Constantini-Cornède montre-t-elle que les adaptations de Zeffirelli (Romeo et Juliette) et de Pasolini (Othello) exploitent la veine réaliste du cinéma italien pour souligner les aspects domestiques ou populaires des pièces d’origine — sans pour autant en trahir la dimension symbolique et l’esthétique maniériste. Lisanna Calvi s’est intéressée, elle, à la manière dont Ernesto Rossi, acteur et traducteur du XIXe siècle, a intégré les idéaux du romantisme à son Roméo et Juliette qui devient alors le récit, non plus d’un destin tragique, mais de la quête impossible d’un amour absolu. Dirk Vanden Berghe analyse lui aussi l’influence du romantisme sur les traductions italiennes du théâtre de Shakespeare. À travers les traductions de Michele Leoni, de Carlo Rusconi et de Giulio Carcano, il met en évidence le passage d’un style marqué par le classicisme à un style romantique, plus fidèle à l’œuvre d’origine. Quant à Françoise Decroisette, elle pose la question d’une possible influence de La Mégère apprivoisée sur Les Femmes Extravagantes de Goldoni, suggérant que la référence implicite à Shakespeare permet en particulier à Goldoni, au XVIIIe siècle, de s’affranchir des unités classiques. Enfin, Irina Possamai démontre le processus de « condensation » par lequel le librettiste Arrigo Boito établissait ses traductions/adaptations de Shakespeare afin de faciliter la mise en musique. Ce processus s’appuie sur des affinités entre le texte de Shakespeare et l’opéra italien : « Othello de Shakespeare est a priori un drame dans le style de l’opéra italien ». Possamai signale, ce faisant, le paradoxe par lequel l’emprunt au poète anglais est mis au service d’aspirations nationalistes italiennes, à l’aube de l’unification.

4En réunissant spécialistes de Shakespeare et spécialistes de la littérature italienne moderne, ce recueil analyse donc, dans un diagramme unique, les métamorphoses que le « texte Italie3 » subit pour nourrir l’imaginaire théâtral shakespearien et la façon dont l’empreinte de ce « texte » dans l’œuvre de Shakespeare conditionne la productivité de celle-ci dans la littérature italienne moderne.

Notes

1 Robert S. Miola, « Seven Types of Intertextuality », in Shakespeare, Italy and Intertextuality, ed. Michele Marrapodi, Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 23.

2 Voir Michael J. Redmond, Shakespeare, Politics and Italy, Intertextuality on the Jacobean Stage, Farnham (Angleterre) et Burlington (États-Unis), Ashgate, 2009, p. 1-2.

3 Terme introduit par Giuseppe Sangirardi dans le texte de cadrage pour mettre en évidence l'emploi de l’Italie comme substrat, ou matière première de la poesis Shakespearienne.

Pour citer ce document

Par Claire Guéron, «Introduction», Shakespeare en devenir [En ligne], Shakespeare en devenir, N°8 — 2014, mis à jour le : 15/12/2024, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=735.

Quelques mots à propos de :  Claire Guéron

Claire Guéron est Maître de Conférences à l’Université de Bourgogne (Dijon), où elle enseigne la littérature élisabéthaine et l’histoire britannique. Elle a soutenu une thèse intitulée « Retour et retournement : la poétique du déracinement dans Richard II, Coriolan, Le Roi Lear, Timon d’Athènes et La Tempête » en décembre 2008 et publié plusieurs articles portant sur les thèmes de l’exil et du langage dans l’œuvre de Shakespeare. Elle s’intéresse également à la figure de l’animal et prépare un a ...