« Venice, Venice, who sees you not… » : Visions du paysage vénitien dans l’œuvre de Shakespeare

Par Anne Geoffroy
Publication en ligne le 24 novembre 2014

Résumé

The negative representation of Venice, as initiated by Roger Asham at the beginning of Elizabeth I’s reign, notably drew on the condemnation of Italian texts that were deemed dangerous for the English nation. Then, under the guidance of the Italian schoolmaster John Florio, whose prominent role in the transmission of Italian culture has largely been demonstrated, the focus on the necessity to see Venice became a recurrent motif, while the late 1590’s saw the emergence of the vogue for the educational travel. Although travelling to Venice was limited to a small number of people, the representation of Venetian space was offered to Londoners on the Elizabethan stage. This paper will study the progressive turn from Italy as a text to a visual Venice, showing the influence of Florio, and explore the intricate interweawing between the notions of landscape, sight and vision through a selection of Venetian moments in Shakespeare’s work.

Initiée par Roger Ascham, la représentation négative de l’Italie au début du règne d’Élisabeth Ie s’articule principalement autour d’une condamnation des traductions de textes italiens jugés délétères pour la nation anglaise. Puis, sous l’influence du précepteur italien John Florio, dont le rôle dans la transmission de la culture italienne a largement été démontré, l’accent mis sur la nécessité de voir Venise devient un motif récurrent, tandis que la vogue pour le voyage éducatif fait son émergence dans les années 1590. À défaut de visiter la ville, une représentation de l’espace vénitien est offerte sur la scène élisabéthaine. Cet article propose d’étudier le glissement progressif du texte vers l’image et l’influence de Florio, pour enfin montrer les correspondances entre paysage, vue et visions à travers une sélection de moments vénitiens dans l’œuvre de Shakespeare.

Texte intégral

1Je souhaiterais, pour commencer, mentionner deux articles de presse. Le premier, rédigé par Sonia Massai (de King’s College London), est intitulé : « Why Shakespeare is … Italian » (The Guardian, 25 avril 2012). Dans le cadre de la saison 2012 « Globe to Globe » organisée par la RSC, Sonia Massai revient sur la relation d’amour qui lie Shakespeare et l’Italie. D’entrée, elle souligne que si la théorie qui prévaut depuis le début du XXe siècle, selon laquelle Shakespeare n’est pas Shakespeare et qu’il est italien, est pour le moins fantasque, cette hypothèse prouve cependant dans quelle mesure les Italiens sont prêts à revendiquer le Barde comme un des leurs. Pour preuve, elle cite deux exemples de spectacles « made in Italy » : le « Caesar must Die » des frères Taviani (Ours d’Or à Berlin en 2012), tourné dans la prison romaine de haute sécurité Rebibbia, ainsi que les représentations à la Villa Borghese de Rome où le théâtre du Globe a été reconstitué.

2Publié dans The Telegraph, le second articleest un compte-rendu de la série documentaire intitulée « Shakespeare in Italy », diffusée par BBC2 et présentée par le Vénitien Francesco da Mosto. Le journaliste Ed Cummings se montre sans pitié face, selon lui, à l’excès de clichés qui sous-tendent le programme et à la mise en scène outrée de la série.  Tandis que Cummings se formalise et semble prendre pour argent comptant l’affirmation du présentateur italien Da Mosto selon laquelle Shakespeare se serait rendu en Italie et en Sicile durant les fameuses « années perdues », les réactions des lecteurs, en revanche, témoignent dans l’ensemble de l’intérêt qu’ils portent à la série. Un lecteur inverse d’ailleurs la thématique « Shakespeare in Italy » en avançant que le programme révèle, en réalité, l’amour des Italiens pour Shakespeare : « I'm afraid Ed Cumming didn't get the spirit of this program. It's about the love of Italians for Shakespeare1».

3Si l’on se penche brièvement sur la production historiographique récente, on constate que de nombreux ouvrages ont été publiés sur la question. Les deux dernières publications dédiées à Venise sont venues compléter la collection des « Anglo-Italian Renaissance Studies » que dirige Michele Marapodi chez Ashgate. Il s’agit respectivement de Shakespeare and Venice (2010) de Graham Holderness et du recueil interdisciplinaire édité par Laura Tosi et Shaul Bassi, Visions of Venice in Shakespeare (2011), qui offre un panorama réactualisé à l’aune des dernières études relatives au contexte historique et à celles de l’histoire des représentations. Face à une production critique florissante, il semble difficile de trouver un angle d’approche nouveau. Comment éviter le modèle épistémologique du paradoxe, si efficace pour appréhender la représentation de Venise durant la première modernité ?Comment se frayer un nouveau chemin à travers la grille de lecture incontournable que constituent le mythe politique de la constitution mixte, la nature cosmopolite de la cité-État etsa position liminale entre Orient et Occident ?

Du texte à l’image

4Il s’agit ici d’étudier les métamorphoses que le « texte Italie » subit pour nourrir l’imaginaire théâtral shakespearien. C’est à juste titre qu’il convient de parler du « texte Italie » car au début du règne d’Élisabeth, alors que la reine vient d’être excommuniée, la critique qui prévaut à l’encontre de l’Italie est celle véhiculée par Roger Ascham. Conçu comme un traité d’éducation humaniste, The Scholemaster,de fait, institutionalise le discours critique à l’égard de l’Italie. Si, dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur condamne le voyage dans la péninsule, il présente l’Italie avant tout comme une expérience textuelle « the books of Italy », dont les influences délétères sont à proscrire. Partagé entre l’éloge de l’héritage classique et la stigmatisation de la culture italienne contemporaine2, Ascham déploie une extrême virulence à l’encontre des traductions de textes italiens qui sont, selon lui, à l’origine de la corruption de la nation anglaise, la transformant, telle Circé, en une horde de monstres. Bien que la condamnation morale soit le principal grief retenu par les critiques littéraires, c’est essentiellement sur l’aspect subversif de ces textes en matière de religion que porte, en définitive, la diatribe3.

« A fayre citie », voir Venise

5L’hostilité d’Ascham envers l’Italie contemporaine et sa littérature trouve un contrepoint à la fin de la décennie chez John Florio, lui aussi précepteur. L’influence déterminante de John Florio sur Shakespeare a largement été démontrée depuis l’ouvrage de Francis Yates, en 1934, jusqu’à, plus récemment, l’article de Keir Elam qui nomme « interlexicality » le processus selon lequel Shakespeare a pu acquérir une connaissance de la langue italienne4.  Si nous ne possédons aucune trace des discussions que le dramaturge aurait pu avoir avec l’Italien, deux textes nous fournissent des indications sur la façon dont Florio lui-même a choisi de représenter Venise dans ses manuels destinés aux jeunes aristocrates anglais. La première occurrence se trouve dans les First Fruites de 1578, plus précisément dans le chapitre 8 où il est question d’apprendre à converser avec une femme, « To speake with a Gentlewoman5 » :

“I will make account to go to Venice”
“What will you do there”
“I will see the citie, if it be so fayre as it is said”
“You shall see a fayre citie, riche, sumptuous, strong, well-furnished, adorned with fayre women, populated of many people, abundant, and plentiful of good things”.

6Florio propose une variante dans ses Second Fruites, publié en 1591, plus connue car elle fournit la source de la réplique d’Holofernes dans Love's Labour’s Lost (IV.2.84-88)6.

7Il n’est pas anodin, dans le premier exemple, que le dialogue qui vise à enseigner comment mener une conversation avec la gent féminine offre un détour par Venise, symbolisée par sa  beauté. Opéré par la répétition de l’adjectif « fayre », le glissement de la beauté de la ville vers celle des Vénitiennes associe Venise à une figure féminine. À la même époque, Tintoret et Véronèse peignent la Vierge dans des tableaux qui célèbrent la Sérinissime. À l’instar des voyageurs, Florio associe beauté esthétique et richesse commerciale. Une dizaine d’années plus tard, la représentation de la ville ne relève plus du genre. Florio modifie le cadre d’interprétation en présentant la singularité de la ville sous un angle non plus esthétique mais épistémologique.

P: I would not for anything in the world omit the seeing of that renowned citie of Venice, which of many is called the impossible within the impossible.
S: Who sees not Venice cannot esteeme it, but he that sees it payes well for it. /Ma chi ti vede, ben gli costa7.

8Au moment où le cadre formé par l’expression « the impossible within the impossible » semble fixer l’irréel de la contingence, l’imbrication qui sous-tend la formulation rhétorique ouvre alors l’espace sur un second plan, créant ainsi une autre perspective. En outre, la thématique de la richesse et de l’abondance évoquée dans les First Fruites est reprise, en 1591, par le second personnage mais sur un mode ironique, insistant sur le coût engendré pour le voyageur qui se rend à Venise. Il est aisé de mesurer le fossé qui sépare ces deux textes, d’une description figée dans le cliché à une description dont la modalité hyberbolique se complexifie, témoignage indirect de l’émergence dans les années 1590 du voyage éducatif.  Il n’est d’ailleurs pas fortuit que le personnage d’Holofernes tronque la citation et ne retienne que la première partie de la formule de Florio.  La réplique témoigne, dans le même temps, de l’évolution du curriculum élisabéthain, qui désormais ajoute les proverbes de Florio au répertoire pastoral des Eclogues du Mantuan.  Frances Yates note que l’acteur jouant le rôle d’Holofernes déclamait le proverbe de telle façon que le public reconnaisse la voix et la diction de Florio lui-même8 :

Holofernes : …..Ah, good old Mantuan! I may speak of thee as the traveller doth of Venice;
Venetia, Venetia,
Chi non ti vede non ti pretia. 
(IV. 2.83-86)

9Cependant, plus que la variation de la représentation, ce qui frappe à la lecture de ces extraits, c’est le constat d’un invariant qui s’articule autour de la notion de vue. Sous la plume de Florio, voir Venise apparaît comme un défi incontournable pour un Anglais de la première modernité. À défaut de découvrir la ville de visu, la fascination s’exerce par le biais de la formule rhétorique. Le manuel linguistique se transforme ainsi en manuel à l’intention du voyageur potentiel. Bien que le précepteur italien insiste sur la nécessité de percevoir physiquement l’espace de la ville, il n’offre à aucun moment, cependant, une représentation de cet espace. Dans les lignes qui suivent, nous explorerons comment Shakespeare vient rompre de façon cruciale avec les décennies précédentes en donnant à voir des paysages vénitiens variés sur la scène théâtrale londonienne. Sans doute est-il nécessaire à ce stade de contextualiser la problématique de la représentation de l’espace et du paysage à une époque où la ville de Londres connaît une croissance sans précédent. Sous l’effet des changements sociaux économiques et démographiques, les Londoniens, dont la majorité ne dispose pas encore de cartes de leur ville, la perçoivent à la fois comme un lieu rassurant et aliénant. À l’aube du XVIIe siècle, l’espace est conçu de façon hybride, lieu de mémoire et de mythe d’une part et entité plus abstraite et globalisante, d’autre part, en lien avec les développements économiques. Les différentes strates du paysage vénitien chez Shakespeare relèvent précisément de ce double attachement à la tradition et à la modernité.

10En revendiquant l’idée de production de l’espace, l’apport des études géographiques post-modernes a fondamentalement changé l’étude du paysage qui est désormais assimilé à une construction visuelle, à une image culturelle, comme l’a montré Denis Cosgrove dans son étude dédiée au paysage palladien9. Venise est précisément un des lieux européens par excellence où un nouveau mode d’appréhension du monde extérieur transforme l’espace en paysage. Dans quelle mesure la perception concrète de l’espace, en l’occurrence Londres, a-t-elle pu influer sur la conception mentale d’une autre ville ? Comment imaginer une topographie urbaine, un espace civique, un paysage symbolique? Comment rendre compte, à des degrés divers, d’une connaissance élargie de l’espace géographique au seuil de la première modernité ? Liée de fait à la discipline géographique, la topographie telle qu’elle se développe à la Renaissance devient associée à l’espace du politique. À cet égard, il est fondamental de rappeler la réputation de Venise non seulement en matière de publication cartographique, mais également comme étant le premier État moderne à utiliser les cartes comme outils administratifs. Véritables mines de renseignements rédigés par les ambassadeurs, puis transmises au Sénat, les Relazioni intègrent la dimension topographique de la province concernée à la nature essentiellement politique des commentaires descriptifs vénitiens. Outre le regard éclairant que les ambassadeurs vénitiens portèrent sur l’Angleterre de la Renaissance, leurs rapports ne furent pas sans exercer une influence sur la naissance du mouvement chorographique en Angleterre. Il est significatif que l’émergence de la topographie sur la scène élisabéthaine se produise parallèlement à la publication du Survey of London (1598) de John Stow, ouvrage qui témoigne d’une volonté de fixer une certaine image de Londres avant les changements à venir ainsi que  de l’importance de la conscience civique au tournant du siècle10.

Vues de Venise

11Si Le Marchand de Venise et Othello viennent immédiatement à l’esprit lorsque l’on évoque  la Venise du Barde, la ville fait cependant son entrée sur la scène shakespearienne dans La Tragédie du Roi Richard II, probablement composée autour de 1595. La ville est associée à la mort de Thomas Mowbray, premier duc de Norfolk, condamné à l’exil par Richard II en 1598 et qui, dans la pièce, correspond à la fin de l’acte I. Lorsqu’au début de l’acte IV, juste avant la célèbre scène de déposition, Bolingbroke, le futur Henry IV, dit son intention de rappeler Mowbray en Angleterre et de lui rendre ses terres en dépit du conflit qui les oppose, l’évêque de Carlisle annonce la mort de Norfolk à Venise. Bien que le dramaturge ait souvent recours à la compression des évènements historiques à des fins dramatique, il est notable qu’il opte ici pour un processus de dilatation du temps. Entre la sentence d’exil prononcée en octobre 1398 et la mort de Mowbray en septembre 1399, probablement de la peste, seule une année s’est écoulée. Le récit de Carlisle semble évoquer un temps plus long, le temps héroïque, et témoigne de la volonté de rendre un hommage appuyé à celui qui avait été mis au ban du royaume.  La louange posthume de l’exilé vient s’enrichir de la louange à Venise :

That honourable day shall ne’er be seen.
Many a time hath banished Norfolk fought
For Jesu Christ in glorious Christian field,
Streaming the ensign of the Christian cross
Against black pagans, Turks and Saracens ;
And, toiled with works of war, retired himself
To Italy, and there at Venice gave
His body to that pleasant country’s earth
And his pure soul unto his captain, Christ,
Under whose colours he had fought so long. (IV. 1. 91-99)11

12Tandis que Shakespeare joue en permanence dans cette pièce sur la triade « earth », « plot » et « ground », il n’est pas fortuit qu’il choisisse le terme « earth » aux connotations positives, lié à la matrice, mère nourricière, pour référer à Venise. Si le caractère imprécis du groupe nominal « that pleasant country’s earth » ne peut, à proprement parler, renvoyer à la description d’un paysage, il inaugure néanmoins dans le corpus shakespearien un processus de spatialisation de la ville, une cartographie élégiaque. Outre l’idée de distance portée par « that » et prolongée par l’enjambement du vers Venise figure  comme l’étape obligée avant de s’embarquer en Terre Sainte, le déictique renvoie indirectement au monologue de Jean de Gand qui, au début de l’acte II, prédit les maux à venir avant de rendre son dernier souffle.  Endossant le rôle de prophète et de patriote, il évoque « that » England, celle du passé glorieux et du mythe et l’oppose à « this England », la terre vaine, celle du mauvais gouvernement du dernier des Plantagenets. L’écho nous invite à faire un parallèle entre Venise et l’Angleterre d’avant Richard. Venise se voit conférer un rôle protecteur que l’Angleterre n’a plus. En retraçant une histoire ancienne de deux cents ans, le poète invente une Venise ancrée dans l’imaginaire médiéval, représentée comme un sépulcre chrétien, rempart contre les Païens, les Turcs et les Sarrasins.

13Confrontée aux nombreuses occurrences de paysages vénitiens dans Le Marchand et Othello, j’ai opté pour une sélection de moments qui problématisent les relations entre paysage et vision et qui dramatisent la dimension oculaire, l’instabilité du regard, les trompe-l’œil. La thématique « voir Venise » pourra alors être infléchie en « voir à Venise ».

14Le premier moment retenu est un passage comique du Marchand dans lequel Shakespeare rend compte de la trame serrée du tissu urbain, telle que Jacopo de Barbari l’avait représentée en 1500 dans sa Vue Perspective. Il s’agit de la scène comique où Lancelot renseigne son propre père sur l’itinéraire à emprunter afin de parvenir à la maison de « Master Jew », son maître :

Turn up on your right hand at the next turning, but at the very next turning of all on your left, marry, at the very next turning, turn of no hand, but turn down indirectly to the Jew’s house.(II.2.37-40)12

15De façon ironique, Shakespeare offre à son public une topographie vénitienne qui s’adresse au vieux Gobbo aveugle. Les indications que Lancelot fournit à son père pour se rendre à la maison de Shylock sont délibérément confuses et semblent mettre en œuvre une spatialisation de la formule de Florio : « the impossible within the impossible »13. Ce brouillage des pistes peut paraître délibéré compte tenu de l’examen de conscience que Lancelot vient de s’infliger, afin de rendre légitime sa tentative de fuite de la maison de son maître. Malgré cela, la syntaxe semble épouser les circonvolutions topographiques de la ville et figurer l’espace labyrinthique de Venise. Les marqueurs spatiaux « up » et « down » évoquent de façon indirecte la présence des multiples ponts de Venise. Si l’absence du terme « ghetto » pourrait fournir la preuve d’une réticence de la part de Shakespeare à recourir à des « effets de réel », le passage suggère néanmoins la volonté de faire coïncider topographie et psychologie.

16Mais revenons sur l’ouverture de la pièce. Lorsque Shakespeare se lance dans l’écriture du Marchand de Venise, il situe d’emblée la pièce dans un contexte méditerranéen. Le traitement du décor exploite,d’entrée de jeu, la carte de l’ambiguïté puisque il prend le parti de jeter une ombre sur ce tableau d’opulence en réintroduisant le paradigme marlovien lié aux fluctuations du vent et aux enjeux économiques qui en dépendent. Les images d’exotisme et de danger qui sous-tendaient la géographie mercantile du Juif de Malte (1589-90 ?) sont ainsi transposées dans un espace plus proche, aux confins de l’Orient et de l’Occident. La tentation de décrypter un contexte vénitien dans cette ouverture est pourtant soumise à des incohérences que la critique a mentionnées, montrant ainsi les limites d’une géographie réaliste dans Le Marchand de Venise. Les différentes destinations des navires vénitiens « Tripolis », « Mexico », « The Indies », « England » (I.3.18-20) relèvent en effet d’une scène économique imaginaire qui rend moins compte des réseaux commerciaux vénitiens que de ceux de Londres ou d’Amsterdam14. En insistant sur les dangers liés à toute entreprise maritime, Shakespeare place Venise sous le sceau de l’incertitude. Dépendants du gré de la fortune, les marchands vénitiens n’ont d’autre choix que de scruter les cartes en attendant le retour de leurs galères. Dans Le Marchand de Venise, l’insistance sur les fluctuations économiques, corrélats des flux et reflux des océans, conduit Shakespeare à tracer une cartographie mentale du marchand, qui gagne à être mise en perspective avec la propre participation du dramaturge à l’économie capitaliste liée au développement de la scène15.

17L’état mélancolique d’Antonio est cependant contrebalancé par l’emploi du terme « pageant » qui démultiplie les significations de l’ouverture de la pièce :

Your mind is tossing on the ocean,
There where your argosies with portly sail,
Like signiors and rich burghers on the flood,
Or as it were the pageants of the sea …(I.1.8-11)

18De fait, la première scène du Merchant of Venice opère la théâtralisation du commerce vénitien, transformant ainsi les galères vénitiennes en véritables « tableaux vivants ». L’ambiguïté repose sur le recours au mot « pageant », qui au-delà de l’illusion, du simulacre, fait également référence à la splendeur des spectacles civiques. À cet égard, le spectateur élisabéthain ne pouvait manquer d’établir un parallèle avec sa propre cité, puisque les spectacles aquatiques organisés sur la Tamise pour l’intronisation du maire de Londres étaient financés par les riches marchands des guildes16.

19Il n’est certainement pas anodin que le mot « pageant » réapparaisse dans l’autre pièce vénitienne de Shakespeare, lors de la scène consacrée au conseil de guerre extraordinaire tenu par le doge. Il est utilisé par un sénateur dans le premier acte d’Othello pour décrire la stratégie de la flotte ottomane qui semble se diriger vers Rhodes et non vers Chypre : « ‘Tis a pageant / to keep us in false gaze » (I.3.18-19)17. Le dispositif mis en place par les Turcs s’apparente de la même façon à un simulacre que les Vénitiens parviennent à déjouer. L’utilisation du mot « pageant » en corrélation avec un contexte maritime dans les deux pièces vénitiennes signale un changement de perspectives entre Le Marchand et Othello : si le commerce vénitien est perçu sous l’angle de l’instabilité et de l’illusion dans la comédie, les Vénitiens se révèlent fins stratèges en matière de combat naval dans la tragédie. Dans Othello, la sphère du pouvoir est ancrée dans le réel. Shakespeare déplace ainsi les illusions de la sphère de la communauté vers la sphère individuelle, de Venise vers l’île de Chypre, mettant en place une vision complexe d’une ville aux prises avec l’illusion et la réalité. Shakespeare transfère l’instabilité sur l’île qui combine l’association mythologique à Vénus et l’image d’une place forte symbolisée par la citadelle de Famagouste. Le combat entre les forces du bien et du mal (les Vénitiens contre les Ottomans) ne concerne plus désormais la scène géopolitique méditerranéenne, mais investit la sphère de la vie privée.

20En écartant la thématique de la guerre, Shakespeare signale que son projet dramatique ne sera pas dévolu à l’histoire et qu’il n’a pas l’intention d’écrire un nouveau Lépante. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille ignorer le contexte historique correspondant à la composition d’Othello au tout début du règne de Jacques 1er. La signature de la paix entre l’Angleterre et l’Espagne en 1604 renouvelle les espoirs de la communauté catholique, qui attend du Rex Pacificus des signes de tolérance religieuse.

21En imaginant la tragédie, Shakespeare semble proposer, parmi les diverses strates d’interprétation possibles, un commentaire sur la question catholique en Angleterre. À cet égard, le dramaturge s’emploie à stigmatiser la religion des papistes, héritiers de Thomas More, idolâtrant les reliques, tel le Maure qui attribue un surcroît de signification à un mouchoir et pour qui l’exercice spirituel se réduit à la recherche d’une preuve oculaire. Lancée par Iago, dont le nom renvoie à l’évidence pour le public jacobéen au Santiago, tueur des Maures, la stratégie de « pollution des images 18» s’achève par l’éviction du jésuite et par le suicide du Maure. Véritable miroir religieux pour l’Angleterre, Venise parvient en l’occurrence à se débarrasser des éléments indésirables de sa communauté, maintenant ainsi la paix au sein de sa colonie méditerranéenne.

22Il est par ailleurs significatif que la métaphore oculaire qui assure la continuité entre les deux cadres spatiaux de la pièce coïncide avec l’association de Venise à un œil, image que l’on trouve de façon récurrente à l’époque. Pour exemple, William Shute y fait allusion en 1612 lorsqu’il propose une anatomie de la péninsule italienne dans l’adresse au lecteur de sa traduction de L’Histoire de Venise de Thomas de Fougasses : 

Italy is the face of Europe; Venice the eye of Italy. It is not only the fairest but the strongest and activest part of that beautiful and powerful nation19.

23Le recours à la métaphore oculaire semble indiquer qu’une des préoccupations majeures de Venise est de regarder, d’observer, de surveiller, et que cette fonction découle de sa position géographique, de sa localisation entre Orient et Occident. En tant que poste-frontière, Chypre hérite de cette fonction de surveillance et la démultiplie. Les Vénitiens seraient donc non seulement experts en matière d’observation, mais possèderaient la faculté de voir au-delà des apparences. Les sénateurs sont capables de déjouer le piège tendu par les Ottomans et comprennent que Rhodes n’est pas leur priorité (I.1.18-19). Les Maures, en revanche, semblent souffrir d’un déficit dans cette capacité et sont donc amenés à des erreurs de jugement. Dans Le Marchand, Morocco interprète les inscriptions sur les coffres au pied de la lettre; de même, Othello croit ce qu’il voit (« The Moor is of a free and open nature / That thinks men honest that but seem to be so », I.3.380-381). Malgré cela, Iago lui reproche de ne pas avoir remarqué ses prouesses. La première occurrence de l’organe de la vue intervient précisément dans le contexte militaire de la première scène. La préférence d’Othello pour Cassio est d’autant plus incompréhensible pour Iago qu’il avait fait ses preuves à Rhodes comme à Chypre. Le vocabulaire commercial symbolisé par les notions complémentaires de débit et de crédit est ici transféré dans le monde de la rivalité militaire, dominé par un régime scopique. De même, la relation père/fille est définie par Shakespeare en termes de lien oculaire : Desdémone souhaite se soustraire à la vue de son père et suivre Othello à Chypre afin d’éviter le courroux de Brabantio : « I would not there reside / To put my father in impatient thoughts / By being in his eyes » (I.3.240). Contrairement au Merchant of Venice, où les yeux des marchands sont rivés vers l’océan, c’est depuis l’île de Chypre que les spectateurs assistent à l’arrivée du Maure. La proposition de Montano de se diriger vers le rivage afin d’accueillir Othello dénote un traitement presque maniériste de la fonction scopique.

Montano : Let’s to the seaside, ho !
As well to see the vessel that’s come in
As to throw out our eyes for brave Othello,
Even till we make the main and th’aerial blue
An indistinct regard. (II.1.36)

24Il s’agit ici d’une perspective inversée puisque les yeux réalisent un effort outré, voire grotesque, pour percevoir Othello. Telle une déformation oculaire, l’image contenue dans « throw out our eyes » dénote l’étrangeté de l’aura dont bénéficie le Maure. L’hypothèse d’une longue attente est alors envisagée dans un cadre cosmique où ciel et terre ne font plus qu’un, prélude à la confusion que Iago va provoquer dans l’esprit d’Othello. La description des éléments qui se mêlent évoque le chaos alchimique et annonce précisément l’incapacité d’Othello à porter un regard distinct sur le réel. L’arrivée à Chypre correspond donc à l’adoption d’une approche irrationnelle. Si la menace ottomane est vite dissipée, l’île reste avant tout une place forte peu propice aux plaisirs amoureux. Il s’agit moins, en définitive, de substituer la paix à la guerre dans Othello que de faire naître la possibilité d’un espace aux contours indistincts (« An indistinct regard ») qui dans le même temps dédouane Venise.

25Si à la Renaissance, la réflexion sur l’espace, comme la cartographie et la peinture de paysage composent le paysage vénitien, Shakespeare participe à sa manière à la fabrique culturelle de ce paysage, en déstabilisant les images et les formes héritées. Vues de Venise, visions de Venise, la superposition des cadrages semble annoncer les célèbres vedute de Canaletto au siècle suivant.

Bibliographie

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Notes

1 Ed Cummings, Review« Shakespeare in Italy », www.telegraph.co.uk,May 3, 2012.

2 Melanie Ord, « Classical and contemporary Italy in Roger Ascham's The Scholemaster (1570)”, RenaissanceStudies, vol.16, issue 2, June 2002, p.202-216.

3 Roger Ascham, The Scholemaster, 1570, « These be the inchantementes of Circes, brought out of Italie, to marre mens maners in England: much, by example of ill life, but more by preceptes of fonde bookes, of late translated out of Italian into English, sold in euery shop in London, commended by honest titles the soner to corrupt honest maners: dedicated ouer boldlie to vertuous and honorable personages, the easielier to begile simple and innocent wittes» (Project Gutenberg Consortia Center Collection).

4 Keir Elam, « 'At the cubiculo': Shakespeare's problems with Italian language and culture », in Michele Marrapodi, Italian Culture in the Drama of Shakespeare and his Contemporaries. Rewriting, Remaking, Refashioning, Aldershot, Ashgate, 2007, p.99-110.

5 John Florio, First Fruites, 1578, chap. 8, «A parlar con una Gentildona»/ «To speake with a Gentlewoman», STC 11096.

6 William Shakespeare, Love’s Labour’s Lost, ed. William C. Carroll, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.

7 Second Fruites,1591,  STC 11097, chap.6, p.107.

8 Frances Yates, The Life of an Italian in Shakespeare’s England, Cambridge, Cambridge University Press, 1934, p.335.

9 Denis Cosgrove, The Palladian Landscape : Geographical Change and its Cultural Representations in Sixteenth-Century Italy, University Park (Pa.), Pennsylvania State University Press, 1993, p.10.

10 James Knowles, «The Spectacle of the Realm: Civic Consciousness, Rhetoric and Ritual in Early Modern London », in James Ronald Mulryne and Margaret Shewring (eds), Theatre and Government under the Early Stuarts., Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p.161.

11 William Shakespeare,Richard II, Trad. Jean-Michel Desprats, introd. Margaret Jones-Davies, Paris, Gallimard, 1998, p. 230-234.

12 William Shakespeare,The Merchant of Venice, ed. Jay L. Halio, Oxford, Oxford University Press, 1993, p.132.

13 Cecil Roth, “Shylock the Venetian”, 1933, in William Baker and Brian Vickers (eds), « The Merchant of Venice », Shakespeare : The Critical Tradition, London, Thoemmes Continuum, 2005, p. 358 : « It may be mentioned, en passant, that old Gobbo’s inquiry for the house of “master Jew”, in sixteenth-century Venice, would have been somewhat lacking in precision: and it was fortunate that he found his own son to guide him ».

14 Theodore B. Leinwand, Theatre, Finance, and Society in Early Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p.114. John Gillies, Shakespeare and the Geography of Difference, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p.66.

15 James Shapiro, Rival Playwrights: Marlowe, Jonson, Shakespeare, New York, Columbia University Press, 1991, p.107.

16 Alice Sylvia Venezky, Pageantry on the Shakespearian Stage, New York, Twayne, 1951, p.172 : “Frequently sponsored by the ‘rich burghers’ of the guilds, water pageantry would be an especially appropriate allusion in a play concerning a merchant.”

17 William Shakespeare, Othello, ed. Norman Sanders, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, I.3.18.

18 Eric Griffin, “Un-sainting James: Or Othello and the “Spanish Spirits”of Shakespeare’s Globe”, Representations 62, 1998, p.83.

19 William Shute, trans., The General Historie of the Magnificent State of Venice, “To the Reader”, Londres, 1612.

Pour citer ce document

Par Anne Geoffroy, «« Venice, Venice, who sees you not… » : Visions du paysage vénitien dans l’œuvre de Shakespeare», Shakespeare en devenir [En ligne], Shakespeare en devenir, N°8 - 2014, Le texte-Italie dans l'oeuvre de Shakespeare, mis à jour le : 24/11/2014, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=739.

Quelques mots à propos de :  Anne Geoffroy

Professeur agrégé d’anglais, Anne Geoffroy enseigne à l’Université de Versailles-St Quentin. Elle a soutenu, en 2008, sa thèse intitulée « La Genèse d’une fascination. Représentations culturelles de Venise dans l’Angleterre de la première modernité (1549-1642)». Elle s’intéresse à l’histoire des représentations, à l’histoire culturelle et à la circulation des idées. Elle a publié des articles consacrés à George Gascoigne, Stephen Gosson, Thomas Nashe et Robert Greene.