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Giulietta e Romeo / Romeo and Juliet, Castellani, Zeffirelli (1954, 1968), Che cosa sono le nuvole ? Pasolini (1967) : Shakespeare, Renaissance et Italie, visions néo-réalistes et songes philosophiques au cinéma
Par Anne-Marie Costantini-Cornède
Publication en ligne le 30 novembre 2014
Résumé
If Castellani’s and Zeffirelli’s Giulietta e Romeo / Romeo and Juliet (1954, 1968) are mainly involved in reconstructing the Renaissance local context by means of the realistic mode or verisimilitude devices, real and pictorial effects and cinema action narrative cinematography, Pasolini, in Che cosa sono le nuvole ?, displaces Othello to a contemporary, popular Italian context, using parody and transgression, transgeneric and reflexive devices to propose a poetic cinematic essay questioning both the nature of man and of theatrical conventions and illusion. The three powerfully local, Italian Shakespeare adaptations show significant interpretive (ideological and aesthetic) variations that testify to the powerful propensity of cinema to ‘reappropriate’ the playwright’s art and world according to the artist’s ‘mind’s eye’ and enhance
Si les adaptations italiennes de Roméo et Juliette (Castellani, 1954 ; Zeffirelli, 1968) ont pu créer le nouveau genre du réalisme filmique, souscrivant au mode du vraisemblable, de l’authentique et du spectaculaire cinématique, s’appuyant sur la restitution fidèle du contexte Renaissance, le tournage en lieux et décors réels et une cinématographie propre à l’image-action, dans Che cosa sono le nuvole ? (1967), le déplacement dans une Italie contemporaine et populaire, la mise en scène de personnages-marionnettes et la surenchère ironique de procédés méta-artistiques permettent à Pasolini de revisiter radicalement Othello pour proposer un essai distancié et parodique, à la fois fable philosophique et poétique et regard oblique sur la nature des conventions et de l’illusion théâtrales. Ces versions montrent de nombreux écarts ou variables interprétatives (esthétiques et idéologiques), mais toutes trois illustrent puissamment le pittoresque italien et témoignent de la vitalité du cinéma à se réapproprier l’œuvre du dramaturge pour mieux en faire ressortir, au-delà des aspects narratifs ou purement topiques, les thématiques universelles essentielles.
Table des matières
Texte intégral
1Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident, nous rappelle Gisèle Venet, voyait dans Roméo et Juliette la résurrection de « ce beau conte d’amour et de mort1» que fut le mythe de Tristan et Yseult « matrice de la vision tragique de l’amour en Occident2 ». Si, selon Rougemont, l’expérience de l’initiation amoureuse peut ici se décrire comme le « voile un instant déchiré, ne laissant au souvenir de nos yeux que l’image négative d’un éclat, le ‘soleil noir de la mélancolie’« (l’auteur cite ici Gérard de Nerval3), les versions colorées, si résolument « italiennes » de René Castellani (1954) et Franco Zeffirelli(1968)4, semblent bien loin de ces problématiques. En inscrivant dans un réel reconnu l’histoire légendaire des deux amants maudits par les étoiles (« star-crossed lovers ») [Prologue, 6]), elles imposent en effet un style néo-réaliste pittoresque et flamboyant qui combine effet de réel et de réalité, le vraisemblable et le spectaculaire, un nouveau genre de l’authentique et qui fait définitivement rupture avec le mode du théâtre filmé. La reconstitution minutieuse du contexte — extérieurs en paysages réels, décors picturaux et costumes élaborés — signe un cinéma-vérité rehaussé par une cinématographie audacieuse.
2Au-delà de la mise en contexte manifeste, transparaissent cependant quelques-unes des incertitudes induites par les conceits, figures oxymores ou « vanités » du texte, ses entrelacs poétiques au travers des jeux de perspectives ou des mobilités d’une caméra voyeuse qui suit les courses-poursuites dans les ruelles tortueuses ou s’insinue entre les convives lors du bal, des jeux d’ombres et de lumières, précieux et maniérisants dans les premières séquences, plus sombres pour les séquences finales — difficile gageure que celle de représenter l’apothéose ou les noces baroques de l’amour et de la mort. L’adaptation, même réaliste, même à ses débuts triomphants, ne craint pas les paradoxes.
3Le court-métrage incisif et poétique Che cosa sono le nuvole ?, réalisé par Pier Paolo Pasolini (1967), semble offrir un contrepoint ironique à ces premières versions italiennes, alors qu’il bouscule les conventions en métamorphosant radicalement le modèle, Othello, l’autre grande tragédie amoureuse. Non moins italienne, mais ostensiblement déplacée dans un contexte contemporain et populaire, ce quatrième des six épisodes du film à sketchs si bien nommé Capriccio all’italiana, parvient en une vingtaine de minutes à peine à superposer sur l’histoire ainsi condensée du jaloux manipulé, rien moins qu’une allégorie de l’histoire du théâtre.
4Double effet de miroir ou image prismatique de la manipulation et de la représentation, sont ici mis en scène des personnages paradoxaux, sortes d’hommes-marionnettes qui évoluent sur la scène étroite d’un petit théâtre, ostensiblement manipulés par les ficelles bien visibles du marionettista (Francesco Leonetti), et êtres de chair et de sang, bien réels et vivants, qui s’expriment avec les accents des rues napolitaines. Le grand comique Totò5, qui incarne Iago, ce qui laisse présager bien des glissements transgénériques, Ninetto Davoli pour Othello ou Laura Betti (pour Desdemona), répètent en accéléré l’histoire du Maure dupé, ponctuée par les chansons mélancoliques d’un éboueur philosophe (Domenico Modugno). Ce Theatrum Mundi littéral autorise toutes les incertitudes et les transgressions parodiques, et, au travers d’une « italianitude » explicitement marquée par des personnages truculents au parler des rues, ou d’une approche ouvertement stylisée et méta-artistique,le films se fait fable, songe dans le songe poétique.
5Qu’il s’agisse de réalisme affiché, de cinéma-vérité ou de distance philosophique et poétique, de mise en contexte ou de transposition contemporaine, ces différentes versions donnent l’image d’une Italie pittoresque, les deux premières d’entre elles plus particulièrement exemplifient la technique de l’authentique.
I. Giulietta e Romeo / Romeo and Juliet ou l’art du vraisemblable
6Il n’est que justice (« poetic justice »), souligne Kenneth S. Rothwell, que la Renaissance italienne déjà amplement revisitée par la dramaturgie anglaise, fût revisitée à nouveau, au XXè siècle, à l’aune du cinéma italien : « through the lens of Italian cinema6.» L’auteur rappelle à cet égard les remarques du critique Mario Praz qui avait émis l’hypothèse que Shakespeare, n’ayant jamais voyagé en Italie, s’était en fait inspiré des récits des expatriés italiens à Londres, à la Bankside Elephant Inn7 en particulier — éléments biographiques qui font encore aujourd’hui l’objet de nombreux débats.
7Si le mode réaliste alors prévalant dans les années cinquante a rendu les films de la période si populaires, ce n’est pas uniquement du fait d’un effet de l’authentique habilement reconstitué, c’est que Shakespeare, selon le spécialiste Jack J. Jorgens, est un réaliste lui-même, qui s’évertue à tendre un miroir à la nature :
[M]ass audiences enjoy the spectacle of historical recreations, […] because everyone senses that at bottom, Shakespeare is a realist, who filled the globe with duels, battles, shipwrecks, tortures, assassinations, [trials], suicides, feasts and funerals, who juxtaposed the ugly and the sublime, the base with the noble…8
8La même tendance réaliste ou néo-réaliste prévaut alors en Italie avec le cinéma-vérité ou cinéma social, défendu si résolument par André Bazin comme cinéma de la transparence en ce qu’il offre les doubles fidèles et naturels de la réalité. L’auteur rappelle que le rôle du cinéma est avant tout de « créer l’illusion du réel9 » et que le film réaliste implique gain de réalité :
On peut classer, sinon hiérarchiser les styles cinématographiques en fonction du gain de réalité qu’ils représentent. Nous appellerons donc réaliste tout système d’expression, tout procédé du récit tendant à faire apparaître plus de réalité sur l’écran. « Réalité » ne doit naturellement pas être entendue quantitativement. […] Au terme de cette chimie inévitable et nécessaire, on a substitué à la réalité initiale une illusion de réalité faite d’un complexe d’abstractions (le noir et le blanc, la surface plane), de conventions (les lois du montage par exemple), et de réalité authentique10.
9Encore convient-il de ne pas trop simplifier. Ces films dépassent l’intérêt « d’une sorte de super-documentaires, ou de reportages romancés11 », et, de fait, rappelle l’auteur, il n’est effectivement de « réalisme en art qui ne fût d’abord profondément ‘esthétique’ […]. Le réel, comme l’imaginaire, n’appartient, en art, qu’au seul artiste...12. »
10Ce mode réaliste implique donc la recréation d’un contexte et d’une histoire crédibles, la construction de ce que l’on a pu nommer le « système économique du vraisemblable13 », c’est-à-dire du raisonnable, du prévisible, ou encore « tout ce qui ne va pas à l’encontre de l’opinion commune ou de la doxa14 » ; tout ce qui inclut donc « l’ensemble des éléments (détails ou objets) qui rappellent au spectateur le monde réel qui l’entoure15. » Le paysage naturel est la première des stratégies destinées à définir un cadre vraisemblable à l’action et un espace plein, car, au cinéma, rappelle Francis Vanoye, il est « impossible de ne pas montrer ce que l’écriture peut ne pas nommer16.» En d’autres termes, peut-on dire, il n’existe pas d’espace zéro ou de ‘silences visuels’ prolongés (les fondus au noir n’étant que de possibles transitions).
11Dans les deux versions, l’esthétique du vraisemblable opère selon des effets de réel et de réalité conjugués. L’effet de réalité, ou effet pictural à proprement parler, tient, selon Vernet, au système de représentation lui-même, et provient de la perspective héritée de la peinture occidentale17. La « pictorialité » s’appuie sur la cinématographie (couleurs, éclairages, angles de prises de vue, vues d’ensemble ou panoramiques) : on a d’ailleurs particulièrement remarqué la photographie de Robert Krasker pour le premier film et de Pasqualini de Santis pour le second. Ce souci d’authenticité, le choix de décors réels, un atout publicitaire majeur, valut d’ailleurs en grande partie à Castellani d’obtenir le Grand Prix de Venise en 1954.
Extérieurs réels : architecture et pictorialité, ou l’Italie authentique
12Après un incipit traditionnel et théâtral montrant John Gielgud énonçant solennellement le prologue, Castellani opère une mise en contexte ostensiblement réaliste (même si certaines vues sont truquées et tournées en studio) alors que l’action s’ouvre sur une cité animée, des marchés bruyants et colorés que les boys belliqueux des maisons rivales traversent, désordonnent et bousculent, s’emmêlant au cours de leur rixe et trébuchant sur les étals chargés. Il ne s’agit pas tant ici de Vérone que d’une cité idéale de la Renaissance recomposée à partir d’un « mix » de plusieurs cités : Vérone, mais aussi les vues récurrentes de Sienne et de sa cathédrale ou de l’escalier monumental menant à la Piazza del Duomo, l’église de San Zeno Maggiore pour les scènes finales, la Ca d’Oro à Venise pour le palais des Capulets, les remparts de Montagnana (près de Padoue) où le débonnaire frère Laurent (Mervyn Jones) fait sa cueillette miraculeuse ou encore le cloître de Saint-François du Désert à Venise pour le monastère… Au-delà des couleurs passées et des effets désuets induits par l’utilisation de Technicolor (technique nouvelle et encore mal maîtrisée), l’architecture pour le réalisateur aidé des précieux conseils de Gaston Simonetti, devient personnage à part entière dans le récit, participant pleinement à la dynamique d’une fluidité narrative et à la mise en contexte, mais également dans le même temps créant un rythme interne, un courant de conscience implicite et, au-delà de l’aspect purement pittoresque, tissant un réseau de significations symboliques.
13Zeffirelli évite quant à lui l’incipit théâtral, préférant une visualisation résolument cinématique en montrant la cité s’éveillant dans les brumes orangers, clin d’œil et clair hommage au fameux panoramique d’ouverture du Henry V de Laurence Olivier, son mentor18. Puis il choisit de représenter une cité prismatique et personnage à part entière dans le récit en proposant à son tour des vues diverses, Ferrara, Sienne, Florence ou Gubbio…
14Les premières séquences montrent des personnages pris dans l’urgence de l’action, les scènes de poursuites, bagarres, culbutes laissent transparaître le double désir de l’authenticité et du spectaculaire, d’échapper à la stricte logique picturale ou du plan-tableau pour opter pour l’entre-deux du tableau vivant, le pittoresque s’inscrivant dans l’effet de mouvement et d’animation. L’effet de réel (psychologique, permettant l’identification) se conjugue ainsi à l’effet de réalité pictural, ce qui permet d’échapper résolument au mode théâtral. Le beau conte d’amour et de mort s’inscrit dans cette dynamique narrative propre au film d’action, essentiellement diégétique, qui « s’emploie tout entier à effacer les traces de ses pas19 », ou caractéristique selon Deleuze, de l’image-mouvement prévalant dans le cinéma hollywoodien20 qui donne toute la primauté au récit, évite les procédés conceptuels ou de distanciation. Certes, ici les procédés sont directs et ostensibles, et on peut les trouver aujourd’hui un peu vieillis ou trop explicites.
15Or, cette agitation cinétique intense en ouverture correspond bien à ce que Marjorie Garber nomme la logique de l’énergie anarchique, du désordre ou de l’incivilité qui caractérise le début du récit dramatique : « a kind of anarchic energy and disorder21 ». Elle convoque la veine sombre qui, de fait, s’impose d’emblée : « From the opening moments […], the audience is made aware that there is something seriously wrong in the play’s world22. »
16Aussi, cet art de l’authentique pour le simple plaisir esthétique n’exclut pas la récurrence de motifs symboliques. Chez Castellani, les images savamment réitérées de l’escalier monumental, véritable leitmotiv visuel, que les personnages égarés dévalent tour à tour dans l’urgence de courses- poursuites vertigineuses (Roméo, puis Tybalt après la rixe), marquent l’inéluctable déroulement, la circularité tragique du récit. La piazza centrale jouera le même rôle dans la seconde version. Zeffirelli opte également pour une cité grouillante prenant vie sous le regard d’une caméra agile, plus agile encore avec la caméra 16mm, particulièrement légère et mobile (le procédé est nouveau). La caractérisation visuelle des lieux, de picturale et figée, glisse vers l’animation poétique, littéralement contaminée par les mouvements conjugués de la caméra et des personnages.
17Il revient donc à Castellani d’avoir valorisé cette vague de l’authentique et à Zeffirelli le populaire, (ou populiste ?) parfois détenteur de titres ambigus (« popularizer-in-chief23»), de l’avoir amplifiée. Dans la première version, de nombreuses références culturelles et picturales émaillent le récit : la copie de l’Annonciation de Fra Angelico (1434) du couvent San Lorenzo à Florence apparaît sur le mur du monastère ; on note les nombreuses allusions à Ucello, Léonard de Vinci (Fresque de l’Annonciation), Les Funérailles de la fameuse série de l’Histoire de Sainte-Ursule de Carpaccio pour la procession finale avant la mise au tombeau (circa 1495)24 ; les costumes qui empruntent à Pisanello, Botticelli Piero Della Francesca (Lady Capulet), Raphaël (Le Pape Léon X) ou Holbein (Les Ambassadeurs) pour Capulet25, sont tous éléments qui signent un parti-pris qui va bien au-delà du simple effet de vraisemblance pour construire une véritable poétique du pittoresque et font de ce film une véritable cornucopia digne des cabinets de curiosités de la Renaissance.
18Les « complexités artificielles26 » signalent cette préciosité ou ce « style stylé27 » raffiné, propres aux artistes maniéristes de la Renaissance selon Daniel Arasse, comme est également caractéristique, selon Claude-Gilbert Dubois, la démarche didactique explicite d’« imitation différentielle28 » qui consiste à opérer une reconstitution savante et élaborée.
19Cependant, cette recherche systématique de l’authenticité ou le cumul si ostensible d’effets de réalité signale par trop l’artificialité et la stylisation, finit par induire une saturation et tend à déconstruire de fait l’effet de vraisemblance recherché. On a pu également critiquer le côté pittoresque trop « rose », facile et surtout parfois décalé avec le but dramatique premier. D’ailleurs, comme l’atteste le titre si ostensiblement italien Giulietta e Romeo et l’inversion manifeste des noms des protagonistes, l’enjeu du film ne semble plus tant la transposition de la pièce de Shakespeare que la représentation de l’Italie à la Renaissance per se. De fait, à l’origine, le réalisateur souhaitait représenter la novella source, L’Histoire retrouvée des deux nobles amants, transposée par Luigi da Ponto d’après l’une des Cinquante nouvelles de Masuccio Salernitano (1476), où il est effectivement question de la querelle entre les Capelletti et les Montecchi et des malheurs qui s’ensuivent. Castellani choisit cependant de déplacer légèrement le temps de l’ histoire vers le XVè siècle29. Le choix des acteurs dans les deux versions souscrit également à ce désir d’authentique et de couleur locale : dans la première version, un gondolier (Giulio Garbinetto) incarne Montaigu et un romancier (Giovanni Rota) le Prince, Lucian Bodi (le Frère Jean) étant ici, hormis Gielgud, le seul acteur anglais « classique ». Castellani souhaite effectivement éviter le jeu affecté et la diction chantante des acteurs consacrés, ainsi Norma Shearer et Leslie Howard dans la version hollywoodienne de George Cukor (1936), aussi opte-t-il pour des protagonistes particulièrement jeunes et inexpérimentés. Si la blanche Susan Shentall / Giulietta, à peine 17 ans, semble tout droit sortie d’un tableau Renaissance, le réalisateur est plus réticent pour Laurence Harvey (26 ans) qui lui a été imposé par les producteurs et qui fut d’ailleurs souvent critiqué pour son jeu affecté. Zeffirelli souscrit pleinement à la tendance au cinéma-vérité en mettant en scène des jeunes premiers encore plus jeunes, inexpérimentés et spontanés : le jeu ultra-naturaliste de Leonard Whiting, 19 ans, et de Olivia Hussey, 16 ans, est rehaussé par un leitmotiv musical éminemment jeune, « What is Youth ? » de Nino Rota.
20La séquence du bal, probablement celle qui illustre le mieux ici l’esthétique d’une pièce que Rougemont voyait encore comme « la seule tragédie courtoise30 », permet d’introduire les protagonistes.
Contexte et tragédie courtoise : la séquence du bal
21La logique du « faire vrai » s’appuie également sur la reconstitution de l’atmosphère, des coutumes ou des valeurs de l’époque. À ce moment de la pièce, s’impose encore l’humeur gaie ou joyeuse, semblable à celle qui, selon Michael Edwards, marque le premier temps d’une comédie « dominée par le mirth ou le merry, […] ici la gaieté ou l’allégresse31. » Si ces séquences flamboyantes dénotent un confort aristocratique, elles ne proposent pas cependant le même faste extravagant que la version de Cukor. Les danses sont rythmées par une musique enlevée32, au tempo soutenu, en parfaite adhésion ou harmonie avec le moment festif, qui opère selon un effet « empathique » ou de « synchrèse33 », et non de dissonance. La musique vise ici à créer un double effet de vraisemblance, historique ou contextuelle, et narrative. Masques et jeux de cache-cache alimentent la dimension ludique et carnavalesque du bal — plus tard, en 1996, Baz Luhrmann exploitera amplement cette tendance. Les regards se cherchent et se perdent pour se retrouver encore, entre les danseurs, dans les circonvolutions festives de la Moresque et les chassés-croisés étourdissants, véritables labyrinthes spatiaux et visuels. Le regard de Roméo masqué et voyeur est irrémédiablement attiré, capté par la perle d’orient, celle que l’on dirait suspendue à la joue de la nuit comme un riche joyau à l’oreille d’une Éthiopienne : « It seems she hangs upon the cheek of night / As a rich jewel in an Ethiop’s ear. » (I.4.155-156). Le regard du spectateur extra-diégétique épouse le point de vue de la caméra omnisciente pour suivre un Roméo ludique se glissant derrière les colonnades, puis disparaissant hors champ pour réapparaître à nouveau devant les convives, parfois même à visage découvert. D’un point de vue narratif, la rupture est clairement consommée : le passage de l’ère Rosaline, vêtue de rouge sévère à la manière de Pisanello, à celle de la lumineuse Juliette, éclatante d’innocence dans la robe blanche copiée d’après le Mariage de Nastalgio degli Onesti de Botticelli (1483), effectivement signifié.
22Déjà, celle qui s’essaie à des premiers pas hésitants de novice prend ici des allures de sainteté. De nombreuses images dans le film évoqueront en cette Shentall représentée la tête courbée, les yeux modestement baissés sur la poitrine ou même les mains jointes en prières, les chastes Madones de Botticelli ou de Veneziano34. Plus loin, les bras croisés sur la poitrine alors qu’elle subit la colère de son père signalent une gestuelle qui dénote l’humilité religieuse autant que les réflexes sociaux de la période35.
23Juliette, découverte par l’intrus, est d’abord isolée du reste des convives — le procédé est particulièrement explicite chez Castellani du fait du contraste marqué entre la robe virginale et les costumes rouges des autres convives. Puis, alors qu’une caméra intimiste vient scruter les regards et les premiers émois, les deux protagonistes sont isolés du reste du monde laissé en arrière-plan. Zeffirelli ménage des effets de brouillage visuels qui créent une aura suggestive d’irréalité idéalisée autour des deux élus. Une cinématographie particulièrement dynamique, l’alternance systématique de points de vue rapprochés et de plans d’ensemble, les intrusions émotionnelles de la caméra avec des cadrages serrés (gros et très gros plans), créent l’effet de réel psychologique qui favorise le phénomène d’identification (secondaire) du spectateur au personnage. L’utilisation de la caméra 16mm permet de créer un effet d’animation soutenu et de rehausser la logique festive du moment. La caméra s’attarde à loisir sur les mains qui s’effleurent et se joignent. Le motif de la main filmée en gros plan sera d’ailleurs l’un des leitmotive du film, ici la main en tant que suggestive d’effleurements sensuels, véritable synecdoque visuelle du corps impatient ; plus loin, la caméra s’attardera longuement sur la main meurtrière de Tybalt ou, en finale dans le tombeau, sur les doigts de Juliette remuant faiblement avant son réveil.
La séquence du balcon : courtoisies visuelles
24Avec la séquence du balcon, autre exemple de tragédie courtoise à l’écran, l’écart esthétique et idéologique se creuse entre les deux réalisateurs. Alors que le premier montre des émois et des sentiments contenus, le second au contraire s’appuie sur un jeu naturaliste exacerbé et une proxémique sexualisée assez ostensible. Castellani joue là encore à plein la carte de l’architecture, qui prend ici cependant clairement une valeur suggestive et ambiguë, à la fois créant le pittoresque et signe d’obstacle ou de séparation, ainsi la porte d’en haut de l’escalier empêchant toute proximité36 ou les colonnades de la Ca d’Oro vénitienne dérobant les protagonistes à la vue l’un de l’autre et les obligeant à se déplacer constamment. Les jeux de champs-contrechamps et de plongées-contreplongées combinés divisent l’espace scénique en deux espaces bien distincts, éloignés et statiques. Ce motif initial de la vue barrée, de l’éloignement ou de la séparation, entre directement en correspondance avec les images suggestives d’obstacle qui parcourent tout le texte dramatique, ainsi alors que Roméo envisage les murs insurmontables qu’il lui faut franchir pour rejoindre l’aimée : « The orchard walls are hard and high to climb » (II.1.105).
25Plus loin, d’autres images suggestives d’obstacle ou d’enfermement serviront à créer un réseau de significations négatives, par exemple lors du mariage secret, alors que les deux amants, filmés en champs-contrechamps, apparaissent chastement séparés par une grille de fer qui barre l’espace de lignes verticales et fait obstacle à la vue. Les vues récurrentes des gigantesques murs qui ceignent Vérone et Mantoue, troués par les monumentales portes d’entrée surmontées d’un large écriteau, suggèrent également l’enfermement. Plus loin encore, après les noces hâtives et le moment tant redouté de la séparation, la corde sinistre qui pend depuis la fenêtre de la chambre de Juliette prend nettement une valeur d’ironie proleptique. L’image visuelle entre en correspondance directe avec l’image textuelle : « Methinks I see thee, / Now that thou art so low, / As one dead in the bottom of a tomb » (III.5.55-56), manière d’évoquer le motif spatial qui parcourt le texte dramatique pour créer un réseau de significations négatives, ce mouvement symbolique du haut vers le bas, des étoiles à la tombe : « […] Up and down spatial pattern, […]. Up/down. From the stars to the tomb. […] This is the play’s inexorable pattern37 », qui signifie bien la chute ou la brutale brisure, la destinée hasardeuse d’amants maudits par les étoiles. En finale, après que la lourde porte de bronze ornée de motifs bibliques de San Zeno aura fait un ultime barrage à Roméo tentant de rejoindre l’aimée, il lui faudra même forcer le lourd couvercle du caveau, image ultime de désacralisation, de violation de sépulture presque. Cet « effet réseau » vient corroborer la construction symbolique implicite opérée d’emblée avec les premières images d’aliénation et permet en outre au réalisateur de développer indirectement une de ses thématiques favorites, le conflit social entre les générations, le thème des individus séparés et victimes, des époux éloignés par les empêchements ou par les exigences absurdes d’une société patriarcale aussi absolue que désordonnée. Deborah Cartmell, quant à elle, voit là un monde d’adultes dévoyés, corrupteurs et castrateurs, qui semblent même craindre la rivalité de la jeunesse : « The older generation is seen to corrupt the innocent and wholesome sexuality of the youth38. » Au-delà du pittoresque contextuel, l’architecture prend donc bien également une fonction dramatique effective.
26Zeffirelli, à l’inverse, joue sur un effet de proxémique physique alors qu’il conjugue mouvements de caméra et des personnages, démultiplie les points de vue qui opèrent selon les variables de directions de regards et décloisonnent les espaces. Il y a d’abord celui de la caméra objective, ainsi la vue d’ensemble de très loin sur Juliette au balcon, puis celui d’une caméra voyeuriste qui épouse le regard de Roméo et qui, en se rapprochant, révèle une « dark lady above » paradoxale, très fortement sexualisée (la poitrine presque dénudée), désacralisée presque. L’alternance de contre-plongées (point de vue de Roméo) et de plongées quasi-verticales (point de vue de Juliette) reliées par un montage continu, signe de dialogisme visuel, se veut à la fois une transposition directe des didascalies déjà très visuelles de la scène (« en haut ») et manière de correspondre au texte39 parfois sur un mode anamorphique. Ainsi, là où aux appréhensions de Juliette (« The orchard walls are hard and high to climb » [II.1.105]), Roméo répond dans le texte par une métaphore précieuse (« With love’s light wings did I o’erperch these walls / For stony limits cannot hold love out. » [II.1.108-110]), on le montre ici se hissant lestement au sommet d’un arbre pour se rapprocher effectivement de la belle. L’« effet d’envol » littéral est permis par les jeux de mise en scène et de cinématographie combinés (mouvements du personnage ; points de vue) par lesquels l’image visuelle vient s’ajuster directement à l’image verbale. Une nouvelle fois, est mis en évidence le modèle symbolique récurrent, la dialectique de la verticalité, ici cependant déclinée du bas vers le haut ou sur le mode de l’exaltation optimiste.
27La séquence du duel met également en évidence des approches radicalement différentes dans les deux versions. La scène représente un point de rupture essentiel dans la pièce en ce qu’elle marque le basculement de « la partie précoce », le mode courtois, vers la tragédie. Si la première partie, parcourue de vanités élégantes et de précieux « conceits » pétrarquistes met en scène un Roméo transi, réifié en un mélancolique amoureux tout entier occupé à vivre « l’exquis plaisir du déplaisir, la voluptas dolenti chère à Pétrarque — motif littéraire de la ‘maladie d’amour’40 », avec la seconde partie, sont introduits l’humeur sombre, le désordre et l’inéluctable tragique.
Le duel, la rupture
28Après une reprise des motifs de la séquence d’ouverture (échauffourées, bagarres, culbutes), le duel chez Castellani est représenté comme un moment très bref, presque stylisé : l’instant où Mercutio transpercé s’effondre près de la fontaine (reconstituée) de la Piazza del Duomo, réduit à un essentiel minimal, à peine visible. Tybalt (Enzo Fiermonte) et Mercutio (Ubaldo Zollo) sont mis en parallèle, quasiment identiques dans leur comportement histrionique, et simplement distingués par leurs costumes bicolores41. Le rôle des deux personnages secondaires a de fait déjà été considérablement réduit, avec la suppression de l’éloquent discours sur la Queen Mab, puis du début de la scène, les taquineries de Mercutio (« a bawd, a bawd ») adressées à la Nurse (Flora Dobson).
29La compression (ou la suppression pure et simple) des moments comiques est fréquente dans les mises en scène théâtrales ou les versions filmées. Qu’elle soit due à des questions de temps, de budget ou à de purs choix esthétiques, elle est préjudiciable en ce qu’elle se traduit par une concentration artificielle de l’action sur l’intrigue primaire, et donc par une simplification réductrice, la perte de la structure initiale en balancier, ou cette oscillation continue entre le comique et le tragique bien caractéristique d’une esthétique maniérisante.
30Zeffirelli, à l’inverse, exploite à fond ces moments comiques : un Mercutio particulièrement facétieux (John McEnery) est montré ici jouant avec les voiles et tentant même de soulever les jupes d’une Nurse affolée (Pat Heywood). Le passage débute avec l’une de ces vues d’ensemble récurrentes de la piazza centrale de Vérone, large, ouverte, aux couleurs chaudes, qui donnent non seulement lieu à quelques-uns de ces exercices esthétiques en réalisme flamboyant si chers au réalisateur, mais représentent surtout le cœur d’une toile visuelle. Lieu témoin de toutes les entrées et sorties des personnages, lieu pivot investi d’une théâtralité naturelle, la piazza, selon Anthony Davies, représente le point focal et centrifuge de la tragédie d’où irradie toute l’action, et à cet égard, elle sert pleinement la narration et le but dramatique du film : « Whatever action explodes in the square, sends out ripples to the rest of the city42. »
31La séquence de la mort de Mercutio, particulièrement élaborée et traitée sur le mode de l’incertitude et de l’ambivalence générique participe de cette esthétique de l’oscillation serpentine. Le début du passage est encore marqué par les vestiges de la légèreté comique, l’humeur joyeuse, le mirth ou merry, ici un peu tendue cependant, déjà grinçante, puis on assiste au glissement progressif vers un net déplaisir tragique. La main meurtrière de Tybalt et la lame ensanglantée, filmées en très gros plan, signalent clairement le point de rupture structurel. Mercutio, d’abord sceptique, est montré vivant en direct le glissement du jeu de mort ou de la théâtralité jouée vers la certitude fatale qui progressivement s’impose à lui. Le moment, à la fois cinématique et méta-théâtral, prend une valeur quasi méta-artistique. Un jeu d’alternance de plans permet la mise en parallèle ou la quasi-coïncidence du comique et du tragique, avec, d’une part, les adolescents Montaigu inconscients et crédules qui croient encore assister à une facétie, et d’autre part, progressivement révélée par une série de plans rapprochés sur le visage grimaçant de douleur de Mercutio pourtant porté en triomphe, la certitude que celui-ci est mortellement touché. On le dépose, et, titubant, il rampe péniblement en haut d’un escalier pour s’effondrer définitivement dans un ultime cri paroxystique et désespéré : « A plague on both your houses ! ».
32Davies souligne ainsi la différence entre les deux versions :
The success of Zeffirelli’s strategy lies in his recognition that Shakespeare’s own dramatic strategy of incorporating theatre within the presentation of a play could with equally positive impact be applied to film. Where Castellani paralysed theatrical expression in the interests of the realism, Zeffirelli incorporated it to elevate the significance of incident and so to retain the dramatic resonance in realistic space43.
33Lorsque Tybalt s’enfuit, emportant avec lui le centre d’attraction hors de la place vers l’escalier monumental (Castellani), ou vers les longues ruelles tortueuses (Zeffirelli), le passage du mouvement (à nouveau) animé indique clairement un nouveau point de fuite dramatique ou une nouvelle dynamique, l’intrusion définitive de l’imprévu, du hasard et de l’accidentel. L’action dans la deuxième partie sera désormais en effet dominée par le motif de l’obstacle ou du destin contrarié : les messages non délivrés, la peste barrant la route à Frère Jean44 ou le message de Balthasar trop rapidement délivré, avant que le stratagème de la potion puisse être révélé, puis les cavalcades effrénées entre Mantoue et Vérone. L’action se bouscule et s’affole, plus particulièrement chez Zeffirelli, où elle devient de plus en plus désordonnée et mouvementée, obéissant à une logique naturaliste exacerbée, digne d’un réalisme épique45.
34L’écart représentationnel entre les deux films, silences solennels, lenteur et stasis pour le premier, rythme effréné pour le second, se creuse ici encore un peu plus, et sera confirmé dans la deuxième partie où Castellani multiplie les images d’obstacle : la majestueuse porte de San Zeno Maggiore obstinément close et qu’il faut contourner, Paris qui se dresse sur le passage de Roméo et qui doit être tué, le lourd couvercle du tombeau qu’il faut forcer, ultime image de violation, ou de viol ?
35La séquence du tombeau, tournée en éclairages diurnes dans un lieu blanc albâtre en parfait écho visuel avec la peau et les cheveux de la belle endormie, les cadrages rapprochés, la lenteur et la langueur de l’action en grande partie dues à un rythme d’énonciation du texte en temps réel et à la diction très affectée de Harvey, ici particulièrement peu convaincant, théâtralisent et figent la scène à l’extrême. La représentation réaliste, l’authentique pittoresque italien, semble avoir laissé définitivement place au mode du théâtre filmé, comme si, au-delà de l’animation cinétique, la logique textuelle devait prévaloir tout de même. Zeffirelli, quant à lui, préfère garder le mode filmique, les contrastes marqués, ainsi le parti-pris baroque et nocturne et les éclairages en flambeaux, ou la monstration explicite avec les jeux de mise en scène et de cinématographie, les erratiques cadrages serrés qui soulignent les désespoirs, les sanglots de Roméo découvrant la belle aux joues encore pourpres : « Thou art not conquer’d, beauty’s ensign yet / Is crimson in thy lips and in thy cheeks. » (V.3.94-95). Le jeu des acteurs, d’un naturalisme et d’un expressionisme jubilatoires, obéit à cette même logique hyperbolique. Les cris et effrois de Juliette à son réveil disent toute la brutalité des sentiments mis à nu. Images choc, directes et abruptes, l’action atteint un paroxysme dramatique alors que la jeune fille enfonce la lame du poignard en son sein avec violence et dans l’urgence du moment alors que des bruits inquiétants se font déjà entendre à l’extérieur. Si Castellani opte pour une clôture morale et sociale en adéquation avec la thématique originelle alors qu’il insiste sur le pathos et la réconciliation rédemptrice, son successeur, après d’ultimes vues d’ensemble sur la piazza et plusieurs vues en plongées quasi-verticales sur les corps allongés côte à côte réunis dans l’apothéose de la mort (image de gisants et vues qui semblent évoquer la séquence d’ouverture de l’Othello de Welles), termine quant à lui sur une note laconique et pessimiste, sur les silences consternés d’une cité honteuse.
36L’ « italianité » telle qu’elle est déclinée en termes idéologiques et esthétiques, est puissamment présente dans ces deux films qui combinent reconstitution historique et vraisemblance, pittoresque et spectaculaire. Cependant, les écarts constatés mettent en évidence des variables d’ajustement de l’adaptation qui diffèrent selon l’évolution technique et esthétique du cinéma. Du plus proche du mode théâtral au cinéma le plus visuel et le plus audacieux, les écarts manifestes signalent aussi une attitude plus transgressive, voire de désacralisation, face au texte culte, comme si le cinéaste artiste roi entendait bien (sur)-imposer sa vision propre sur celle du dramaturge, et, au-delà du simple reflet mimétique de l’œuvre source, la restituer sur le mode de la surenchère.
37Che cosa sono le nuvole ?, notre troisième exemple d’adaptation italienne de la période (1967) qui reprend Othello, l’autre grande tragédie amoureuse, semble précisément offrir un contrepoint ironique à ces premières versions alors qu’elle fait subir au modèle une métamorphose radicale en proposant un déplacement vers une Italie moderne et populaire. Là où Welles (1952) tentait de voir le monde par l’œil de l’esprit en maniant une caméra mobile et subjective et construisait un système visuel (et auditif) mettant en évidence les mécanismes « d’une métaphysique de la tragédie46 », selon George Lukács, Pasolini opte quant à lui pour la parodie et l’écart transgressif, transformant le texte en une fable philosophique et réflexive qui mêle italianité et histoire du théâtre.
II. De Othello à Che cosa sono le nuvole ? : Pasolini ou le monde est un songe
38Un marionnettiste maître d’un monde en trompe-l’œil qui manipule de dociles marionnettes dans l’espace clos, nécessairement restreint et circonscrit d’un petit théâtre de bois, image même de l’illusion théâtrale, le capriccio de Pasolini, manière de retrouver l’essence du théâtre et du monde, réduit l’action dramatique à un essentiel parodique, la pièce à son ossature minimale. L’emprunt à la tradition théâtrale populaire de l’Opera dei Pupi ou des marionnettes siciliennes, la mise en scène de marionnettes humaines, êtres hybrides à la fois de chair et de bois (« semi-human puppets47») permet d’introduire d’emblée le thème de l’ambivalence identitaire qui parcourt tout le film.
39L’essai réalisé en un temps record d’une vingtaine de minutes, presque en accéléré, dans un dépouillement et une stylisation dénués de toute préciosité s’inscrit dans une esthétique serpentine, à mi-chemin entre le vrai et le faux, le réel et l’illusion, l’artifice théâtral et l’émotion : la dimension méta-artistique est manifeste, le songe relève autant de Shakespeare que de Calderón48.
Les Ménines, de Shakespeare à Vélasquez, ou la représentation de la représentation
40Avec un générique opératique, alors que le film s’ouvre avec les nostalgiques mélodies napolitaines du spazzino musicien (Modugno) en arrière-plan et ouvertement méta-artistique, plusieurs plans successifs présentant sous forme de mises en abyme les références de l’essai cinématographique « Che cosa sono… Regista … Pasolini... » inscrites en lettres blanches sur une affiche de représentation (théâtrale) en couleurs avec en toile de fond le tableau des Ménines de Vélasquez, Pasolini nous invite à pénétrer dans le cadre de la représentation de manière oblique, dans un espace et une temporalité préalables, avant même le début de la pièce-dans-le film, l’adaptation de la pièce de Shakespeare per se. Comme le fait remarquer Sonia Massai, le procédé est à la fois digne de Vélasquez et de Foucault : « Pasolini, like Velasquez, puts himself in the picture49 », induisant un effet de mise abyme double ou prismatique. L’éboueur, également le machiniste et l’homme de mains du théâtre, transportera ensuite l’affiche sur le camion de la troupe. Cette imbrication d’images-miroirs, mise en abyme démultipliée de l’image de la représentation artistique, sera suivie d’une incursion non moins méta-artistique dans les coulisses du petit théâtre où il nous sera donné d’assister à la naissance en direct de la marionnette « Othello », vu de dos et assis, sa tête fermement vissée sur son corps de bois, être réifié et artificiel dûment signalé d’emblée comme tel, et qui de fait, semble prisonnier, comme voué au service du public et de son créateur — on ne peut pas ne pas penser au mythe de Pinocchio, la création de Geppetto. Toute l’opération est observée par les autres marionnettes sagement alignées contre le mur, en attente de jouer leur propre rôle, qui saluent et commentent l’événement, l’arrivée parmi eux et le bonheur nouveau du « new-born babe ». La pièce-dans-le film pourra alors débuter. Elle se déroulera tambour battant sur la petite scénette du théâtre de bois (« il cubo »), mettant en scène des marionnettes-acteurs histrioniques, tour à tour profonds, émouvants ou bouffons qui traversent le temps de l’histoire en un éclair ; l’histoire est condensée en une série de vignettes stylisées comiques, parfois plus sérieuses, sorte de synthèse narrative déclinée sur les modes successifs de la pantomime, de la farce, de l’opéra, ou même de l’opérette, tout en chansons et musique, qui révèlent toutes les ficelles ou la « truca » du théâtre populaire : Roderigo (Ciccio Ingrassio) dupé, manipulé par un Iago (Totò) ostensiblement farcesque qui, appréhendé en vision frontale, placé face au double public, celui de la salle et celui hors écran, nous, éclate en rires sardoniques, se lance dans des explications démonstratives avec force mimiques, tapant du pied et crachant par terre pour jurer de sa haine viscérale du Maure. Il laisse apparaître un visage expressif, peinturluré d’un vert criard, non pas tant ce vert moderne, positif, synonyme de beauté naturelle, que ce vert décrié « instable, parfois dangereux, […] couleur de l’instabilité, […], du hasard, du jeu, du destin, du sort, de la chance50 », caractéristique de la vision prévalant à la Renaissance selon Michel Pastoureau. Laurence Schifano fait remarquer à ce sujet combien il s’agit :
d’un jeu parodique et allusif [qui] ne porte pas seulement sur Shakespeare : il implique une ‘artialisation’ de l’ensemble des signes du réel, des couleurs, des maquillages – le visage de Totò grimé en vert —, des artifices de théâtre aux innombrables références et citations lointaines qui mêlent, à la limite du kitsch, le souvenir plus ou moins savamment déformé de Velasquez, Calderon, Cervantes, Pasolini lui-même51.
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41Au-delà du parti-pris populaire direct, ce raccourci visuel et mimétique supplante d’emblée toute éloquence verbale, et permet peut-être ainsi de revisiter les motivations de Iago, présenté ici non plus tant comme le monstre du vide aux ambiguïtés incompréhensibles, le Machiavel incroyant et calculateur, « d’un individualisme nihiliste52 », que la figure paternelle ou débonnaire, ou l’histrion complice du public extra-diégétique de fait convié à pénétrer dans cette représentation au second degré. Dans cette « représentation de la représentation53 », le vécu (ou le joué) est immédiatement mis à distance et en commentaires, directs ou indirects, par les savantes apartés et les mimiques expressives, de même que par les révélations faites hors scène, hors champ de la pièce-dans-le-film.
42De fait, au-dessus de la scène seront occasionnellement dévoilées les ficelles du marionnettiste démiurge Grand Narrateur-Manipulateur, Francesco Leonetti, poète et ami de Pasolini, double et image-miroir de l’auteur créateur – modulateur d’histoires, ici omniscient et philosophe, lequel est chargé de révéler occasionnellement quelques vérités essentielles au naïf Othello. Plus loin, en effet, il sera donné à l’innocent de grandir et de comprendre le monde au travers des explications de ce dernier qui, figure paternelle et protectrice (le mythe de Geppetto), l’aiguillera sur les abîmes de sa propre sexualité, en termes simples et somme toute assez pasoliniens, sur ses propres pulsions destructrices comme sur les troubles fascinations clairement masochistes, de Desdémone : « — Come ? Io voglio ammazza Desdemona ? Ma perché ? — Forse perché a Desdemona piace essere ammazzata54 ».
43Othello l’innocent ne peut donc découvrir les mystères, merveilles ou noirs abîmes d’un monde auxquels il ne comprend décidément rien, pas même les nuages Che cosa…, qu’au travers des bribes d’explications, glanées ici ou là, au détour d’une facétie ou d’un clin d’œil, vérités nécessairement imparfaites et élusives, ou encore, occasionnellement, dans un parcours identitaire spécifique qui s’inscrit dans la géographie du théâtre, alors que, caché en coulisses et devenu témoin-spectateur malgré lui ou acteur au second degré de sa destinée de personnage, il lui est donné d’entrevoir les noirs stratagèmes de Iago. Cette nouvelle image de mise en abyme, double, de l’histoire mise à distance (le stratagème du mouchoir) et du théâtre (le théâtre et ses personnages manipulés de l’histoire), associée à la thématique réflexive mise en préalable, la pièce stylisée, présentée en miroirs, les jeux réflexifs ou les allusions méta-artistiques à Vélasquez dans la séquence d’ouverture, opèrent en échos démultipliés, comme une visualisation directe de l’image centrale de l’essai, celle du « songe dans le songe ». L’image, poétique, est la réponse impromptue, laconique et minimaliste faite par un Iago devenu lui aussi poète philosophe : « Eeeh, figlio mio / Noi siamo in un sogno dentro un sogno » (nous sommes dans un songe dans le songe) au moment critique où le Machiavel surpris à comploter par Othello et de retour en coulisses, hors champ de la pièce-dans le film, purement dans l’espace textuel filmique donc, doit faire face aux perplexités angoissées de ce dernier : « Ammassati, Iago, ti credevo cosi buono, cosi bravo, cosi generoso, un pezzo di pane, invece quanto sei cattivo ! Ma perché ? ». Plus loin, Othello s’interrogera encore : « Ma perché dobbiamo essere cosi diversi da come si crediamo ? ». Le procédé est bien pirandellien, les personnages hors cadre du rôle qui leur est strictement assigné par le fil diégétique conducteur, la pièce de Shakespeare, comme en suspens dans un espace incertain ou extra-identitaire. Si le comique naît ici effectivement de la naïveté un rien pathétique d’Othello de même qu’à l’emprunt jubilatoire au parler dialectal, cela n’atténue en rien la profondeur du double discours, identitaire et esthétique. Le personnage du dupe naïf à qui on ouvre les yeux à ce moment quitte son rôle intra-dramatique pour devenir initié, voyeur, comme contaminé par la vérité cynique (« Iago-isé ») à son tour. C’est là aussi une manière de souligner la force des conventions et de l’illusion théâtrales, car cela ne changera en rien le cours de l’histoire malgré tout poursuivie : le naïf sera dupé. Si Othello reste victime, il ne le sera plus tant de circonstances incertaines que de son incompréhension de la nature humaine. La leçon, morale et philosophique, relève du discours identitaire et du questionnement implicite sur la versatilité et la mutabilité humaines. Ce faisant, les arabesques pasoliniennes viennent s’ajuster parfaitement au texte source. Pour être poétique, l’image du songe permet aussi de refléter en miroir les affirmations énigmatiques d’un Iago refusant de se définir ou en finale, d’expliciter ses mobiles : « I am not what I am. » (I.1.65) ; « Demand me nothing, What you know ; / From this time forth, I never will speak a word. » (V.2.286-287) — vice ultime ou incertitude ultime ? Dans la pièce en effet, la nature du mal chez Iago reste sinon un mystère incompréhensible, du moins profondément ambigu.
44Or, les vérités essentielles s’énoncent selon des dialogues simplifiés, dans un espace textuel condensé. Les dialogues réduits et stylisés à l’extrême, d’une tournure banale et quotidienne et restitués dans un parler populaire, ont cette « italianité » des rues qui crée le comique. Il s’agit là non pas tant manière de déconstruire la tragédie que de la faire tendre vers un genre entre-deux, le « comedic » ou genre de la comédie tragique, les pires machinations réduites à des commentaires anodins : « Aaah, l’avevo capito », (je l’avais bien compris »), affectueux presque : « il regaluccio » pour le mouchoir (coïncidence, ce parler des rues rend aussi la tragédie à son tour quotidienne, véritablement ‘domestique’), tous clins d’œil de comédie qui opèrent un raccourci effectif. De la même façon, les mimiques et onomatopées de Iago (Uuuh, eeeh,...) qui suggéraient auparavant l’indicible trahison sans la nommer, sont en parfaite adéquation avec les répétitions ambiguës ou les stratégiques refus d’explications dans la pièce (« — Think so Iago ? — Think ?... »), destinées à aiguiser la jalousie chez Othello.
45L’histoire d’Othello ainsi revisitée, plus italienne que jamais, ne se popularise et ne se simplifie en surface que pour mieux en faire surgir la profondeur essentielle et montrer les ressorts du mal. Dans cet entrelacs d’images miroirs, de mises en abyme ou de personnages mis hors cadre par des procédés pirandelliens, la scène du mouchoir représente un moment clé.
La représentation représentée
46Dans cette scène, l’espace scénique est divisé en plusieurs espaces successifs et appréhendés par la vision frontale, classique, d’une caméra omnisciente : d’une part, sur la scène, un Iago plus histrionique et manipulateur que jamais qui agite ostensiblement le mouchoir violet miraculeusement apparu du manteau de Cassio (Franco Franchi), point central ou focal vers lequel les regards des trois publics convergent, le public extra-diégétique, nous, Othello caché, à droite et en second plan, et au-delà, visible de face dans la même ligne de fuite que la scène, le public de la salle, (intra-diététique), qui manifeste des signes d’hostilité de plus en plus intempestifs à ces agissements. Or, précisément, cette vision frontale classique est trompeuse, car elle place le spectateur dans une position d’observateur faussement privilégiée, lui donnant la conviction erronée qu’il peut contrôler objets et signifiés : « visione che simula l’errata convinzione di poter controllare gli oggetti e i significati55 .»
47Le mouchoir, dans la pièce, est « l’unique accessoire porteur de fatalité56. » Ici le stratagème représenté de la manière la plus directe qui soit opère comme un parallèle effectif avec la scène de la pièce. La construction parodique souligne bien la fracture, ce ‘split’ de l’« époux éloigné57 », victime d’ « invision » trompé par les apparences ou les réalités fausses orchestrées par le machiavel Iago. Puis, dès lors que le public se révolte et envahit la scène, s’installe un chaos de parodie pure. Le public inculte, insensible aux ressorts tragiques au second degré, se rebiffe et refuse l’injustice, tentant d’abord de prévenir les personnages du stratagème, puis d’empêcher Othello devenu fou furieux d’étrangler Desdémone. La foule parvient à libérer celle-ci, puis détruit les deux marionnettes coupables, l’ensemble se déroulant sur fond d’accompagnement musical aussi enlevé que léger, l’opérette d’Offenbach jouée en accéléré par deux accordéonistes débonnaires se trouvant là, devant le rideau de la scène, en parfait contrepoint ironique avec le chaos ambiant — double hommage indirect aux techniques de l’opérette et du cinéma muet. Cette transgression des conventions, explosion du 4è mur d’un Brecht joyeux, permet aussi de retrouver indirectement l’essence d’un théâtre des origines, populaire et vivant, et de rappeler les représentations libertaires du Globe de la Renaissance, où le public debout dans le parterre s’identifiait pleinement aux personnages et participait totalement à l’action.
48Il ne restera plus qu’à exclure, jeter à la décharge ou décharger (scaricare) définitivement les deux marionnettes désormais inutiles, ce que fera l’immondezzaio, musicien chantant toute l’absurdité du monde, poétique passeur vers un au-delà dérisoire. La nostalgique chanson d’amour napolitaine, d’une mélancolie profonde (« Che io posso esser dannato se non ti amo [...] Ah ! tu non fosse mai nata / Tutto il mio folle amore / Lo soffia il cielo... »), encadre le récit, accompagnant l’ouverture-naissance puis la clôture-disparition des protagonistes, et, marquant ainsi une circularité symbolique, signale l’aspect dérisoire de la destinée humaine ou la perduration d’éternelles questions à jamais en suspens.
Fin de partie, ou le destin suspendu
49Il faut que les marionnettes brisées, gisantes parmi les immondices, aient épuisé leur destin d’êtres de bois manipulés, mourant pour de faux ou mourant de leur fausse vie pour venir naître à la connaissance du monde naturel, et peut-être au-delà, à la conscience humaine. Les plans finaux résonnent comme un ultime regard et une ultime question suspendue, en suspens, et une fois de plus qui reste sans véritable réponse. Aux ultimes candeurs d’Othello émerveillé auxquelles Iago ne peut répondre que par de vagues généralités : « Iiiih ! E che so quelle ? — Quelle ?..., quelle sono le nuvole.... — E che so’ ste nuvole ? — Ma... », suivent l’exaltation : « Quanto so’ belle, quanto so’ belle... » d’un Othello extatique, renaissant, métamorphosé par l’anagnorisis imprévue, la découverte des nuées élégantes qui glissent avec indifférence dans les cieux bleus : comme si Pasolini, dans un ultime retournement ironique, signait ici la mort du tragique même, reléguant définitivement au second plan les personnages redevenus sages marionnettes contraintes par leurs fils et alignées côte à côte dans les coulisses du théâtre, Cassio, Roderigo, Bianca (Adriana Asti), Desdémone surtout, signifiée de ce fait comme morte effectivement, mais unissant Iago et Othello, le machiavel et la dupe, les plaçant côte à côte dans cet étonnant duo père-fils digne d’une tragédie de parodie — moment épiphanique et harmonie paradoxale de fin de partie située aux confins du monde, les deux protagonistes sont enfin libres, libérés du cadre contraint par le grand démiurge-marionnettiste-manipulateur, échappées hors-cadre (« Fuori dal ‘cubo’, non più marionette, ma essenze del mondo58 »), disjonction poétique et ultime ironie, car le film sépare définitivement les époux là où le dramaturge, au contraire, prenait soin de les réunir dans la mort dans cette logique de l’apothéose combinatoire des contraires — l’Eros et le Thanatos — propre à la tragédie baroque (ainsi l’acte final de Roméo et Juliette). Ultime poésie également car les derniers commentaires élusifs ou sceptiques de Iago sur les beautés du monde (« Ah, straziante meravigliosa bellezza del creato ! »), signalent non pas tant sa sagesse profonde que son incapacité à appréhender le réel — propos qui font écho aux perplexités exprimées plus haut par le même duo déjà réuni, et à l’image du songe dans le songe, évocatrice de l’une de ces vérités décidément insaisissables selon Iago : « La vérità non bisogna nominarla, perché appena la nomini, non c’è più59 ». Conjuguée à celle du créateur invisible, l’image renvoie à nouveau par un frappant effet de circularité à celle d’un destin suspendu, d’êtres manipulés ou encore d’existences décidément soumises à l’arbitraire, suspendues dans un no man’s land, un entre-deux du réel, entre l’être et le non-être : mise en abyme poétique ou ultime pessimisme ? Au-delà de la force de l’artifice, sont signalées ici l’irréalité ou l’illusion du réel même.
50Autre paradoxe, le capriccio italien de Pasolini, cette fin de partie censément dérisoire, double chute paradoxale dans un réel duel montrant le beau et le laid ensemble (immondices et nuages), finit effectivement par revenir aux principes essentiels, tels que formulés par Lukács dans sa « Métaphysique de la tragédie » concernant « l’impératif d’ipséité » du héros tragique, ce désir absolu d’être soi, de pouvoir enfin accéder à soi-même, impératif absolu « au-delà de l’opposition et du compromis60 », et ne pouvant se réaliser que par la mort. Or, la logique identitaire ici mise en place par les multiples procédés pirandelliens rejoint celle du dramaturge. Comme le souligne Youssef Ishaghpour, comme pour d’autres héros tragiques de Shakespeare : « l’identité d’Othello est pour lui-même en question, avec une existence dans laquelle il ne peut se reconnaître, une existence où, en partie, il n’a pas le droit d’être, et où, en partie, il ne devrait pas être61 ». Si Bloch parle encore « de la mort comme du burin de la tragédie62 », et si, en termes de construction narrative, « toute la tragédie d’Othello n’est que la répétition différente d’une même structure et d’une même fin, présente en chacun de ses moments63 », cette fin de partie pasolinienne qui montre le destin suspendu entre ciel et terre, à mi chemin du comique et du tragique, souligne, de par ou au-delà même de son « italianitude » manifeste, l’aspect universel, profondément ‘domestique’ ou humain de l’œuvre source.
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VENET, Gisèle, « Notice », de Roméo et Juliette, in Shakespeare. Tragédies (Œuvres complètes, I) traduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1301-1352.
Notes
1 Gisèle Venet, « Notice », in Shakespeare. Tragédies (Œuvres complètes, I), traduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Éditions Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1327. Voir en particulier la note 1 qui précise que Rougemont cite en ouverture de son ouvrage L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, 1939, « ce début du ‘roman’ de Tristan dans l’adaptation de Joseph Bédier ». Les citations proposées dans cet article sont tirées de cette édition.
2 Id.
3 Id.
4 Ces deux co-productions italo-anglaises font 138 minutes pour la première et 124 minutes pour la seconde.
5 L’acteur, décédé le 15 avril 1967, n’a jamais pu voir le film.
6 Kenneth S. Rothwell, A History of Shakespeare on Screen : A Century of Film and Television, 2nd Edition, Cambridge, CUP, ,2007, p. 119.
7 Id.
8 Jack J. Jorgens, Shakespeare on Film, Maryland & London, University Press of America, 1991, cité et analysé par Maurice Hindle, in Studying Shakespeare on Film, Houndmills, Basingstoke, Hampshire, Palgrave, 2007, p. 74.
9 André Bazin, Qu’est-ce-que le cinéma ? Paris, Les Éditions du Cerf, [1975] 2000, p. 269. L’auteur analyse les films réalistes et néo-réalistes (Rossellini, Vittorio de Sica).
10 Ibid., p. 270.
11 Ibid., p. 295.
12 Ibid., p. 268.
13 Marc Vernet, Esthétique du film, Jacques Aumont et al. (eds.), Paris, Nathan, 1983, p. 100. Voir l’ensemble du chapitre, p. 95-109.
14 Le système, selon les auteurs, s’appuie sur des règles implicites plutôt qu’explicitement énoncées, Id.
15 Marc Vernet, op. cit., p. 100.
16 Francis Vanoye, Récit écrit et récit filmique - Cinéma I, Paris, Nathan, 1979, p. 160.
17 Voir Marc Vernet, op. cit., p. 107-108.
18 Olivier prête d’ailleurs sa voix pour interpréter le rôle du père Montaigu, ainsi qu’occasionnellement pour des personnages dans la foule. Il interviendra également en voix-off pour reprendre les paroles finales du Prince : « A gloomy peace… ».
19 Christian Metz, Le Signifiant imaginaire : Psychanalyse et cinéma, Paris, Christian Bourgois Éditeur, [1977] 1993, p. 56.
20 Gilles Deleuze, L’Image - mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
21 Marjorie Garber, Shakespeare After All, New York, Anchor Books, 2005, p. 190.
22 Ibid., p. 189.
23 Ace G. Pilkington, « Zeffirelli’s Shakespeare », in Anthony Davies and Stanley Welles (eds.), Shakespeare and the Moving Image : The Plays on Film and Television, Cambridge, CUP, 1994, p. 164. (Voir p. 163-179). Ce film « jeune » fut d’ailleurs un énorme succès et fit plus de 50 millions de dollars de recettes. Cela dit, le tournage en lieux réels n’est pas nouveau. Welles, dans son magistral Othello (1952) l’avait déjà fait, ce qui lui valut d’ailleurs bien des déboires avec Hollywood. Chez Welles cependant, il n’est de pittoresque que mêlé à l’implicite et au symbolique. La cité de Venise prend une forte charge d’abstraction cosmique, les eaux troubles du canal où se reflète Iago masqué, les sombres arcades sous lesquelles Desdémone court vers le mariage secret, suggèrent l’urgence, le mystère ou l’illicite. Un système dialectique efficace relie lieux et personnages, l’objectif et le subjectif, créant un réseau de significations marquées de fortes charges symboliques.
24 Certaines scènes sont directement copiées de tableaux, ainsi, lors du bal, le plan des cinq enfants chantant est emprunté à un tableau de la galerie Della Robbia de Florence. Au sujet des références picturales, voir Roger Manvell, in Shakespeare and the Film, New York / Washington, Praeger Publishers, 1971, p. 100. L’auteur se réfère aux travaux de Meredich Lillich, in Films in Review (June-July 1956) à ce sujet.
25 Le personnage de Rosaline (Dagmar Josipovitch) est ici dûment montré, d’abord dans une courte scène interpolée alors qu’elle se rend au bal, épiée par Roméo, puis lors du bal : c’est Rosaline elle-même qui, reconnaissant Roméo avant même Tybalt et Capulet, lui conseille « de mettre un masque et de sortir ». L’interpolation semble anodine, mais elle sert à marquer la rupture structurelle, le passage de l’ère Rosaline, de la langueur mélancolique et du mode courtois (ou de l’insincérité artificielle ?), à l’ère Juliette, l’ère baroque de la passion vraie et du chaos.
26 Daniel Arasse, La Renaissance maniériste, Paris, Gallimard, 1997, p. 12. Sur la question du maniérisme, voir également Patricia Falguières, Le maniérisme : une avant-garde au XVIè siècle, Paris, Gallimard, 2004.
27 Id.
28 « Par l’imitation, le maniériste exprime son identité au modèle ; par la différence, il exprime son altérité qui est l’expression de son identité propre ». Claude-Gilbert Dubois, Le Maniérisme, Paris, Nathan, 1979, p. 28. Peter Greenaway reprendra cette logique de manière plus complexe et conceptuelle dans Prospero’s Books (1991).
29 On y trouve déjà l’essentiel de la trame et des personnages principaux ou secondaires, ainsi Marcuccio ou Thebaldo, le Frère Lorenzo ou le comte di Lodrone (pour le personnage de Paris). L’histoire a ensuite connu de nombreux avatars ; elle fut ensuite retranscrite et amplifiée par Bandello (1554), puis traduite en français par Pierre Boiastuau (1559) et transposée en poème par Arthur Brooke, The Tragicall History of Romeo and Juliet (1562), source directe de Shakespeare. Pour l’analyse des sources, voir Gisèle Venet, « Notice », op. cit., p. 1346-1348.
30 Denis de Rougemont, op. cit., cité par Gisèle Venet, op. cit., p. 127.
31 Michael Edwards, Shakespeare et la comédie de l’émerveillement, Paris, Desclée du Brouwer, 2003, p. 10. Les termes anglais sont mis en italiques dans la citation d’origine.
32 La musique est orchestrée par Roman Vlad pour la première version et Nino Rota pour la seconde.
33 Michel Chion, La Musique de film, Paris, Fayard, 1995, p. 228 et p. 206-207.
34 Le script, signale Russell Jackson in Shakespeare Films in the Making : Vision, Production and Reception, Cambridge, CUP., 2007, p. 173, est ici explicite : « When he first sees her, he gazes at her as one gazes at a Madonna ».
35 « […] [R]eligious humility » id.
36 Voir Kenneth S. Rothwell, op. cit., p. 120-121.
37 Marjorie Garber, op. cit., p. 200.
38 Deborah Cartmell, Interpreting Shakespeare on Film, Houndmills, Basingstoke, Hampshire and London, Macmillan Press, 2000, p. 44. Voir en particulier le chapitre 3, « Shakespeare, Film and Sexuality… », p. 43-47. Plusieurs critiques ont souligné que Zeffirelli va même jusqu’à suggérer l’existence d’une relation adultère entre Lady Capulet (Natasha Parry) et le bouillonnant Tybalt (Michael York). Le cinéaste suggère chez Capulet (Paul Hardwick) la frustration d’un mariage raté par le biais d’un savant chassé-croisé visuel de regards et de champs contrechamps, alors que celui-ci prononce les paroles nostalgiques : « … and too soon marred » en apercevant sa femme qui passe fugitivement devant la fenêtre, en face, de l’autre côté du bâtiment, dans un espace au-delà donc — autre image frappante d’aliénation ou de séparation physique — puis, plus loin, en montrant les regards appuyés échangés entre Lady Capulet et le cher cousin, ou encore avec la représentation explicite du chagrin excessif de Lady Capulet à la mort de ce dernier.
39 Voir également les indications spatiales préalablement précisées dans les dialogues : « He ran this way and leapt this orchard wall » (II.1.5), ou alors que les joyeux Montaigu, à la recherche du mélancolique, affirment : « Come, he has hid himself among these trees » (II.1.30). Voir Gisèle Venet, « Notice », op. cit., p. 1345.
40 Gisèle Venet, op. cit., p. 1329.
41 Les costumes sont réalisés par Leonor Fini et empruntés au modèle pictural de Fiorenzo di Lorenzo.
42 Anthony Davies, Filming Shakespeare’s Plays : The Adaptations of Laurence Olivier, Orson Welles, Peter Brook, Akira Kurosawa, Cambridge, CUP, 1988 p. 16.
43 Id.
44 Aldo Miranda dans la seconde version. Le détail de la peste est supprimé dans cette version ; la scène de l’apothicaire dans les deux versions. Pour la séquence finale, Castellani choisit le décalage narratif et représente Roméo se suicidant par le poignard et non par le poison.
45 « epic realism », Russell Jackson, op. cit., p. 164.
46 George Lukács, « La métaphysique de la tragédie », L’Âme et les formes, traduction G. Haarscher, Paris, Gallimard, 1974, p. 249. Sur la question de l’ipséité, voir p. 246-248.
47 Sonia Massai (ed.), « Subjection and Redemption in Pasolini’s Othello », World-Wide Shakespeares. Local Appropriations in Films and Performances, London and New York, Routledge, 2005, p. 98.
48 Ibid., p. 100, signale la pièce écrite par Pasolini, intitulée Calderon, inspirée par La Vida es un sueno, et complétée en 1973. L’auteur analyse la double référence à Vélasquez et à Foucault dans la séquence d’ouverture.
49 Ibid., p. 100-101.
50 Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le Petit livre des couleurs, Paris, Éditions du Panama, 2005, p. 54. Il vient de paraître en 2013 un ouvrage spécifiquement dédié à la couleur verte. Lors de sa présentation à l’émission de Jean Lebrun « 2000 ans d’histoire » sur France Inter le jeudi 28 novembre, l’auteur a rappelé que cette couleur censée porter malchance au théâtre était interdite car le maquillage en vert de gris utilisé à l’origine avait pu provoquer des intoxications d’acteurs.
51 Laurence Schifano (ed.), « Shakespeare travesti, Wagner investi par la marionnette », in La Vie filmique des marionnettes, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2008, p. 228 (voir chapitre p. 227-237). Extrait consulté sur le site htpp// :books.openedition.org/pupo/828 ?/lang =esle, le 21 novembre 2013.
52 Richard Marienstras, Le Proche et le lointain : sur Shakespeare, le drame élisabéthain et l’idéologie anglaise aux XVIe et XVIIè siècles, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 208.
53 André Bazin, op. cit., p. 144, utilise cette expression pour commenter la séquence d’ouverture méta-théâtrale de Henry V de Laurence Olivier (1944). Le procédé utilisé ici est de nature similaire.
54 « Comment ? Moi, je veux tuer Desdémone ? Mais pourquoi ? Eh bien, peut-être parce que, à Desdémone, il lui plaît d’être tuée… ». Plus loin : « Eh bien dis donc, Iago, je te croyais si bon, si généreux, un morceau de pain, mais, en fait, qu’est-ce que t’es méchant ! Mais pourquoi ? Mais pourquoi devons-nous être si différent de ce que nous croyons ? ».
55 Voir le blog du 13 octobre 2007, htpp ://cinemante : « […] vision qui génère la conviction erronée de pouvoir contrôler les objets et les signifiants. »
56 Youssef Ishaghpour, Orson Welles cinéaste : une caméra visible (III). Les films de la période nomade, Paris, Éditions de la Différence, 2001, p. 207.
57 Richard Marienstras, op. cit., p. 187.
58 Blog, htpp ://cinemante, ibid. : « En dehors du cadre, non plus marionnette, mais essence du monde ».
59 « Ah, beauté merveilleuse du créateur… ». Plus loin : « La vérité, il ne faut pas la nommer, car, à peine est-elle nommée, elle n’existe plus. »
60 Voir note 47 ci-dessus. Ishaghpour, op. cit., p. 223-224.
61 Ibid., p. 111-112. L’auteur analyse Arnold Hauser.
62 Ibid., p. 304.
63 Id.