Shakespeare, vecteur d’éducation et de théâtre populaires en Languedoc : l’aventure d’André Crocq, de l’Oflag IV D au Printemps des comédiens

Par Florence March
Publication en ligne le 10 février 2022

Résumé

This paper aims to analyse and reconstruct the history of people’s theatre in Languedoc, in the south of France, focusing on Shakespeare’s role and influence. Shakespeare is tightly connected to the history of people’s theatre in France: Firmin Gémier founded the French Shakespeare Society in 1917, as well as the Théâtre National Populaire in 1920, before Jean Vilar launched the Avignon Festival in 1947 with Richard II and a rewriting of Hamlet. It is also with Shakespeare that the national policy of decentralised theatre was implemented in Languedoc. The Elizabethan playwright’s structuring function in the theatrical activity of this part of France after World War II did not limit itself to providing a corpus of plays. Shakespeare served as a model of theatre for all people, a way to contribute to rebuilding social cohesion by promoting inclusive performance venues so as to address the greatest number of people. From André Crocq’s theatre workshops in Pézenas to the foundation of Languedoc’s Cultural Centre and to the launch of Montpellier’s drama festival, the history of people’s theatre in Languedoc must be viewed in a national context, in which it successfully asserted its uniqueness. This paper purposes to delineate the specificity of Shakespeare’s presence in this region of south France by exploring Crocq’s archives, Languedoc’s history of education and theatre for all people, and analysing the local cultural policies over the past sixty years.

C’est par le prisme du modèle shakespearien que cet article propose d'explorer et d’analyser l'histoire du théâtre populaire en Languedoc, afin d'en reconstituer et d'en transmettre la mémoire. Shakespeare est indissociable de l’histoire du théâtre populaire en France : Firmin Gémier fonde la Société Shakespeare en 1917 et le Théâtre National Populaire en 1920, puis Jean Vilar crée le Festival d'Avignon avec Richard II et une réécriture de Hamlet en 1947. Dans une même continuité, c'est avec Shakespeare que la décentralisation théâtrale est mise en œuvre à l'échelle du Languedoc. La présence et le rôle structurant du dramaturge élisabéthain dans l'activité théâtrale de ce territoire après la seconde Guerre mondiale est cependant loin de se limiter à une question de corpus. Shakespeare fournit un véritable modèle de théâtre populaire, vecteur de cohésion sociale et de citoyenneté. À travers lui, il s'agit de transmettre un patrimoine culturel exigeant au plus grand nombre en privilégiant les dispositifs de représentation inclusifs. De 1958 à nos jours, des stages d'art dramatique d'André Crocq à Pézenas à la création du Centre Culturel du Languedoc et au festival du Printemps des comédiens à Montpellier, l'histoire du théâtre populaire en Languedoc s'inscrit dans un contexte national, tout en affirmant sa propre spécificité. C’est cette spécificité de la présence de Shakespeare qu’il s’agit ici d’étudier, en combinant étroitement l'exploitation de fonds d'archives, l'histoire de l'éducation et du théâtre populaires en Languedoc, et l'analyse des politiques culturelles locales des soixante dernières années.

Mots-Clés

Texte intégral

1André Crocq (1916-1980), cadre de jeunesse et d’éducation populaire spécialisé en art dramatique, fut aussi le fondateur et directeur du Centre Culturel du Languedoc. Retracer l’aventure théâtrale d’André Crocq en Languedoc implique de dépouiller des archives encore jamais exploitées scientifiquement : le fonds André Crocq, conservé aux Archives départementales de l’Hérault à Montpellier, où il fut orienté en 2002 par le Pôle de conservation des archives des associations de jeunesse et d’éducation populaire (PAJEP) créé en 1999. Don de Violette Crocq, épouse d’André, il est accessible au public depuis décembre 2015.

2Structuré en quatre parties (inventaire et pièces personnelles ; André Crocq, instructeur national d’art dramatique ; André Crocq, directeur du Centre Culturel du Languedoc ; archives iconographiques relatives à l’ensemble des réalisations), ce fonds représente 8,50 mètres linéaires et s’avère d'une richesse exceptionnelle : documents administratifs ; correspondance variée (avec des stagiaires, des collègues instructeurs nationaux, des responsables politiques…) ; notes et brouillons ; journaux de bord des stages de réalisation théâtrale tenus au jour le jour (il en existe quatre, qui relatent les stages respectivement sur le Songe d’une nuit d’été à Romagne en 1950 et à Pézenas en 1958, La Tempête à Pézenas en 1964 et Macbeth encore à Pézenas en 1967) ; cahiers de mise en scène (par exemple, pour La Mégère apprivoisée mise en scène en 1955 à Riquewhir) ; croquis ; maquettes de costumes réalisées par Violette Crocq (pour la mise en scène de La Mégère apprivoisée en 1955) ; affiches et documents de communication ; photos ; enregistrements audio et audio-visuels ; poupées en mousse de latex maquillées et costumées par Violette Crocq pour trois mises en scène de son époux (par exemple, sept poupées ont été réalisées pour la mise en scène de La Mégère apprivoisée en 1960 à Pézenas1). La diversité des pièces qui composent ce fonds rend compte du caractère protéiforme du cadre de jeunesse et d’éducation populaire, « tour à tour membre d'une association, promoteur d'activités, meneur d'hommes, responsable d'équipe, permanent de son mouvement, instructeur de stage, formateur de session, directeur d'équipement, gestionnaire de locaux, professionnel de son secteur […] en même temps bénévole, militant et professionnel2 ».

3Sur le plan méthodologique, l’exploitation de ce fonds de nature hybride appelle à privilégier une approche pluridisciplinaire et des outils critiques diversifiés, à la croisée des sciences des textes, des études théâtrales et des études shakespeariennes, de l’histoire du théâtre et des sciences de l’éducation, et à combiner recherche théorique et recherche de terrain en lien avec des professionnels du théâtre, des institutions culturelles (tel le festival du Printemps des comédiens à Montpellier), des conservateurs et archivistes, des collectivités territoriales (notamment le Conseil départemental de l'Hérault).

4L’intérêt épistémologique du fonds se situe sur trois plans interdépendants, car l’histoire particulière d’André Crocq permet de retracer en filigrane celle de l’éducation populaire et de l’action culturelle au niveau national, dans la France d’après-guerre, et de la politique de décentralisation mise en œuvre au niveau du département, en l’occurrence de l’Hérault. Cette étude de cas d’un instructeur national d’art dramatique au fil de trois décennies de carrière contribue encore à construire l’histoire de la pratique théâtrale amateur en Hérault de la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970. Elle invite enfin à mieux cerner le rôle de Shakespeare dans l’articulation entre théâtre et éducation populaires, stages de réalisation théâtrale et festivals, démocratisation et démocratie culturelles en France, en particulier dans le sud du pays3. Je m’attacherai ici d’abord à esquisser un portrait d’André Crocq, homme engagé au service de l’éducation populaire, avant d’examiner la place et la fonction de Shakespeare dans son aventure théâtrale, des stages de réalisation théâtrale aux festivals de l’Hérault.

I. Portrait d’André Crocq, homme engagé au service de l’éducation populaire

5Né en 1916, il suit le cursus de l’École normale d’instituteurs de Rennes. En 1940 il est fait prisonnier en Allemagne, à l’Oflag IV D4, où il restera jusqu’à la fin de la guerre en 1945. C’est là qu’il s’initie au théâtre, en s’investissant dans l’animation artistique et culturelle du camp, qu’encourage la Convention relative au traitement des prisonniers de guerre signée à Genève en 19295. Crocq est à bonne école car l’Oflag IV D se distingue par son dynamisme en matière d’activité théâtrale. Dans ce camp, où sont captifs cinq mille officiers français, on trouve « trois troupes de théâtre avec ateliers bien équipés, montant des spectacles parfaits qui auraient pu rivaliser avec les meilleures scènes parisiennes » et, comme dans les troupes de comédiens de la Renaissance anglaise, « les rôles féminins sont tenus par de jeunes hommes »6. « Le bilan était à la fin de la captivité d’un millier de représentations pour quatre-vingts pièces environ » et l’atelier de costumes dirigé par Pierre Legrand « n’employait pas moins de onze personnes et réalisa plus de mille cinq cents costumes »7. C’est à l’Oflag IV D qu’André Crocq fait la connaissance de Jean Rouvet8, participant actif à la création du Festival d’Avignon et futur administrateur du Théâtre National Populaire entre 1951 et 1959, sous la direction de Jean Vilar. Dès la Libération, Crocq et Rouvet animent ensemble, pour le ministère de la Jeunesse et des Sports, les premiers stages d’art dramatique dans des Centres d’éducation populaire. Leur compagnonnage entre 1941 et 1950 joue probablement pour Crocq un rôle séminal dans la construction de sa vision artistique et sociopolitique d’une éducation par le théâtre populaire et citoyen en Languedoc. Rouvet occupe une place majeure dans la politique de décentralisation théâtrale après la guerre, comme le fait Crocq à l’échelle du département de l’Hérault. On voit ici les prémisses de l’organisation d’un réseau national d’hommes de théâtre qui promeuvent l’idée d’un théâtre pour tous et par tous – réseau qui s’implantera solidement dans le sud de la France.

6En 1946, Crocq devient Instructeur national de la jeunesse et de l’éducation populaire, fonction qu’il exercera pendant vingt-cinq ans, jusqu’en 1971. Le corps des « Instructeurs nationaux spécialisés » est mis en place par Jean Guéhenno, à qui le gouvernement provisoire de la France confie, en 1944-45, la tâche d’organiser, au sein du Secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports, une Direction de la Culture populaire et des Mouvements de jeunesse. À la fois artistes et pédagogues9, ces instructeurs sont chargés, chacun à partir de son domaine de compétence, d'initier le plus grand nombre à la pratique de différentes disciplines artistiques et culturelles : théâtre, cinéma, chant, arts plastiques, musique, folklore, radio-télévision, animation culturelle etc. Il s’agissait moins pour eux « d’enseigner » et « d’éduquer », au sens traditionnel de ces termes, que de participer, par des expérimentations (un terme récurrent dans les écrits de Crocq et dans les documents de l’époque relatifs à l’éducation populaire), à la découverte de cadres et de formes nouvelles d’expression individuelle ou collective, qui soient des témoignages et des références permanentes d’un devenir social et culturel10. Alors que la définition de la notion d’Éducation populaire est encore sujette à discussion, elle s’articule néanmoins autour d’une constante : l’affirmation de l’art et de la culture comme éléments essentiels de la reconstruction de la société au sortir de la guerre, la conviction qu’il n’y a pas de société possible sans art ni culture. Sans revenir sur le détail des évolutions administratives depuis la guerre, il convient néanmoins de noter que l’éducation populaire se voit rattachée à l’administration centrale de la Jeunesse et des Sports, en marge des affaires culturelles et de l’éducation nationale.

7Comptant quatre instructeurs d’art dramatique en 194611, l’équipe s’élargit bientôt pour conduire à travers toute la France des stages de réalisation théâtrale, manifestations très importantes de l’Éducation Populaire jusqu’à leur suspension en 1971 par le Secrétariat à la Jeunesse et aux Sports pour raisons économiques. Ces stages12 durent un mois l’été et consistent pour les participants à monter un spectacle entièrement : scène et décors, costumes, accessoires, éclairages, affiches, représentations publiques en plein air. S’ajoutent à cela des veillées thématiques auxquelles sont invités les habitants des communes, choisies pour leur patrimoine exceptionnel, qui accueillent le stage ; des sorties touristiques, pour que le stage fasse un tout culturel le plus cohérent et complet possible ; des expositions sur les réalisations des années précédentes pour mieux faire comprendre au public la nature de ces stages. On voit, dans cet effort pour articuler patrimoine matériel et immatériel, pour accorder le mouvement au monument et l’éphémère au permanent, les prémisses d’un théâtre in situ dans lequel Shakespeare joue un rôle structurant en France, particulièrement dans le sud, à Avignon, Nîmes ou Carcassonne, par exemple13.

8De fait, les stages nationaux d’art dramatique sont souvent à l’origine de festivals, dont ils constituent le programme : c’est le cas à Cordes, Riquewihr, Bazas et Pézenas, où Crocq anime des stages respectivement en 1953, 1955, 1956, et de 1958 à 1971. Les stages de Pézenas comptent chaque fois une centaine de participants et s’achèvent sur des représentations publiques de plein air qui rassemblent des milliers de spectateurs. Ils donneront lieu aux festivals des Nuits théâtrales de Pézenas, puis des Nuits théâtrales de l’Hérault, eux-mêmes précurseurs du Printemps des comédiens fondé en 1987 à Montpellier. Un lien étroit se tisse ainsi entre éducation et théâtre populaires, théâtre par tous et pour tous.

9L’organisation et la gestion des stages et des festivals de Pézenas relèvent du Centre Culturel du Languedoc à Montpellier, dont la création et la direction sont confiées à Crocq en 1961, suite au succès remarqué de son premier stage sur Le Songe d’une nuit d’été à Pézenas en 1958. Crocq gagne le soutien d’hommes politiques influents : Charles Alliès, conseiller général de l’Hérault et directeur du collège technique de Pézenas qui accueille chaque année les participants aux stages, et Jean Bène, sénateur-maire de Pézenas et président du Conseil général de l’Hérault14. Le Centre, association loi 1901, a pour mission de promouvoir l’animation culturelle et artistique du département. À cet effet, il est mis à la disposition des communes et des associations, sous l’égide et avec l’aide des Directions Régionale et Départementale de la Jeunesse et des Sports, et en collaboration avec les grandes fédérations départementales d’Éducation populaire. Le lien entre les deux échelles, celle de la commune et celle du département, se fait notamment par la forme festival : les stages de Pézenas se clôturent chaque année par le festival Les Nuits théâtrales de Pézenas, qui en vient rapidement à se prolonger par une tournée dans des communes du département, Les Nuits théâtrales de l’Hérault. À partir de 1967, Crocq est accueilli par le festival La Mirondela dels arts, créé à Pézenas en juillet la même année15. Son théâtre y dialogue avec des expositions de peintures et de sculptures, et des concerts d’orgues. Le Centre Culturel permet à Crocq de développer, parallèlement à son action culturelle saisonnière dans un endroit fixe, une action permanente sur l’ensemble du département. La troupe qu’il constitue localement, « La Comédie de Montpellier », arpente l’Hérault pour proposer des représentations à Lodève, Béziers, Saint-Pons-de-Thomières et dans d’autres communes des environs. Ainsi, le Centre Culturel du Languedoc se définit comme un véritable laboratoire de la décentralisation de l’action culturelle à l’échelle du département.

10Après la mort de Crocq en 1980, l’association reste très active jusqu’en 1991, date à laquelle elle est intégrée au sein de l’Office départemental d’Action Culturelle (ODAC). Attaché à promouvoir la culture, dont il défend la fonction sociale, sur le territoire, et en particulier le théâtre, domaine artistique dont la municipalité de Montpellier, qui a mis l’accent sur la photographie, la danse et l’opéra, n’a pas fait une priorité, le Conseil général de l’Hérault crée en 1987 le Printemps des comédiens. Il reste aujourd’hui le principal financeur de ce festival qui se déroule chaque année au mois de juin dans le parc du domaine d’O à Montpellier. Si les premières éditions incluaient une tournée dans une vingtaine de communes de l’Hérault, celles-ci furent rapidement supprimées pour des raisons budgétaires.

II. Place et fonction de Shakespeare dans l’aventure théâtrale d’André Crocq : des stages de réalisation théâtrale aux festivals de l’Hérault

11Shakespeare est indissociable de l’histoire du théâtre populaire en France. Firmin Gémier fonde la Société Shakespeare en 1917 et le Théâtre National Populaire en 1920, explicitant leur corrélation en ces termes :

Si l'on veut que le théâtre retrouve sa grandeur, sa dignité, il faut qu'il s'adresse de nouveau à la nation. Shakespeare et Molière sont toujours les deux premiers parmi les poètes dramatiques parce que, sortis du peuple, ils écrivent pour lui. Acteurs tous deux ils restèrent en communion directe avec lui16.

12Shakespeare se trouve donc au carrefour des enjeux artistiques et sociaux d'un théâtre national populaire qui voit son avènement au XXe siècle et promeut la décentralisation ainsi que la rénovation théâtrale tant sur le plan du corpus, où le retour à des textes exigeants tente de prendre le pas sur le théâtre bourgeois qui domine à Paris, que des lieux de spectacle. Le corpus shakespearien est ainsi associé à des lieux de représentation non conventionnels, des dispositifs inclusifs, une certaine conception de la relation scène-salle fondée sur la participation du spectateur, son engagement par l’imagination, l’intellect et les émotions, et la capacité de la communauté théâtrale à construire une réflexion collective à partir du spectacle, à « faire société » à partir de cette expérience partagée. Pour « le démocrate du théâtre17 » qu’est Gémier :

Le théâtre doit être populaire, cette vérité n'a jamais été plus éclatante qu'en ce moment, où toutes les classes de la société française se sont mêlées dans les tranchées, comme elles l'étaient autrefois sur la place pour assister aux spectacles primitifs18.

13Cette conviction plaide pour la décentralisation du théâtre de la capitale vers la province, ainsi que pour le remplacement des théâtres à l’italienne, dont l’architecture divise le public en fonction des classes sociales et sépare nettement scène et salle, par de nouveaux lieux de représentation qui réunissent et décloisonnent : c’est, en 1911-1912, la brève aventure du Théâtre national ambulant. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Vilar poursuivra le processus de décentralisation et de rénovation du théâtre en fondant le Festival d’Avignon en 1947 avec deux pièces shakespeariennes19, avant de reprendre la direction du TNP en 1951. Il fait de la Cité des Papes un « lieu commun du théâtre20 », où il détourne, le temps du festival, la destination de lieux patrimoniaux à ciel ouvert. Au moment où une autre architecture, égalitaire, correspondant à la volonté de promouvoir un théâtre populaire, serait la bienvenue, mais où la situation économique du pays ne permet guère la construction de nouveaux bâtiments dédiés aux arts du spectacle, les festivals de plein air proposent une solution alternative adaptée. À l’instar du théâtre public élisabéthain dont ils s’inspirent, ils rétablissent le lien entre microcosme social et macrocosme, entre l’homme et la nature. Les Nuits théâtrales de Pézenas dans le parc Sans Souci, les Nuits théâtrales de l’Hérault qui investissent les grand-places des villages du département, et plus tard le Printemps des comédiens au domaine d’O de Montpellier, en sont autant d’exemples marquants.

14Intimement liée à Shakespeare, l'histoire du théâtre et de l’éducation populaires en Languedoc s'inscrit donc dans un contexte national tout en affirmant sa propre spécificité. La trajectoire de Crocq l’illustre, de l’Oflag IV D aux stages d’art dramatique dans des Centres d’éducation populaire un peu partout en France, avant de se fixer à Pézenas et Montpellier. Dans les camps de prisonniers de guerre français de 1940 à 1945, « Ben Jonson et son Volpone, Shakespeare et Beaumarchais sont à l’honneur, et plus encore Molière dont toutes les pièces ou presque sont jouées […]21 ». Ce répertoire, qui s’avère commun aux oflags, stalags et kommandos, et ne diffère pas franchement de celui de la capitale pendant cette période22, met en exergue Molière et Shakespeare, deux figures du théâtre populaire qui constituent des fils rouges de la programmation des stages de réalisation théâtrale animés par Crocq et des festivals qui en découlent. Crocq monte ainsi Le Songe d’une nuit d’été à Romagne, dans la Vienne, en 1950 ; Les Joyeuses commères de Windsor à Phalempin, dans le Nord, en 1951 ; Hamlet à Annecy, en Haute-Savoie, en 1954 ; La Mégère apprivoisée à Riquewihr, dans le Haut-Rhin, en 1955. Son arrivée à Pézenas est marquée par la reprise du Songe en 1958, puis par celle de La Mégère en 1960, suivie d’un stage sur La Tempête en 1964 et Macbeth en 1967.

15De stages en festivals, le projet de Crocq au service d’une éducation par le théâtre populaire est socio-politique, éthique et esthétique. Fondateur pour son action culturelle en Languedoc, son travail sur Le Songe d’une nuit d’été en cristallise toutes les dimensions23. Pour Crocq, prisonnier de l’Oflag IV D où « [l]’enfer, dans cette prison, n’était pas les autres (on y trouvait des trésors de solidarité24) », la pratique du théâtre, et plus encore du répertoire shakespearien, se veut vecteur de cohésion sociale, d’une part au sein de l’équipe des stagiaires, d’autre part entre les stagiaires et la communauté rurale piscénoise. Le dernier acte du Songe rassemble précisément toutes les couches sociales d’Athènes, des artisans aux citoyens aisés, en passant par l’aristocratie, autour d’une représentation théâtrale. Les scènes de théâtre dans les bois d’Athènes renvoient obliquement au processus de décentralisation théâtrale qui se joue à l’échelle du département de l’Hérault, de la ville vers les campagnes où il n’y a ni infrastructure ni capacités financières. De stage en festival, il s’agit d’apprendre et de transmettre, dans la logique de l’expérience théâtrale de Crocq à l’Oflag IV D : « Communiquer dans le but d’enseigner aussi bien que d’apprendre est la nouvelle règle de cette société25 ». Le théâtre de Shakespeare, théâtre de questionnement s’il en est, entretient cette curiosité intellectuelle parce qu’il invite au débat, débordant le seul cadre de la représentation. Les journaux de bord des stages de 1950 et 1958 sur Le Songe rendent compte de veillées qui prolongent sur un autre mode la pratique théâtrale de la journée. Monter Shakespeare en Languedoc relève d’un projet exigeant qui permet de « faire communauté », à l’image de ce que dramatise Le Songe. En 1950 le programme du 3e Festival d’Art Dramatique précise déjà :

Privé d'air nouveau […] le théâtre français semblait perdre son souffle, son utilité, sa réelle efficacité. Le public se déprenait de lui. Depuis quelques années, un large mouvement de rénovation veut rendre au théâtre toute sa grandeur. Les différents festivals qui, à la même époque, se déroulent dans le midi de la France en sont les éclatantes manifestations.
C'est à ce même effort que participent les Centres d'Initiation Dramatique Français. Décentralisé, joué en plein air, redevenu objet de recherches, le théâtre, grâce à eux, se réveille d'un long engourdissement et s'enrichit d'un sang jeune et nouveau. Il a retrouvé son véritable public et sa mission. Comme à toutes les grandes époques de son histoire, comme au temps d'Aristophane, comme à celui de Shakespeare, le spectacle dramatique est redevenu pour beaucoup ce qu'il doit être : une cérémonie où public et acteurs communient dans une même émotion, une même joie et pour une même « délivrance »26.

16Peut-être peut-on voir dans cette « délivrance » un effet du potentiel réparateur du théâtre de Shakespeare, joué par tous et pour tous, dans les camps de prisonniers. Pour être exigeant, Le Songe n’en est pas moins festif. Le parc Sans Souci de Pézenas est un jardin de retrouvailles où se donne une véritable fête théâtrale :

La trouvaille de M. Crocq fut d’édifier une immense rampe en fer à cheval sous les branches de ces arbres et autour du bosquet et un large podium sur le devant. Près de 300 mètres-carrés de scène […] Les fées et les lutins sortaient littéralement des bosquets et des arbres et toute la pièce plongeait dans cette verdure que la fine brume d’une nuit assez fraîche et de parfait éclairage noyaient de mystère et de poésie27.

17Ainsi, l’éducation par le théâtre populaire selon André Crocq ce n’est pas seulement faire accéder le peuple aux grandes œuvres mais le conduire à créer à partir des réalités socio-économiques et culturelles locales. Le stage autour du Songe active les valeurs humanistes du théâtre de Shakespeare, théâtre qui fait confiance à l’homme. Après la Shoa, après la mort de l’homme, face à l’émergence du théâtre de l’absurde qui dit l’impossibilité de dire, se développe un théâtre de la reconstruction, populaire et citoyen, dont la pierre d’angle est le théâtre humaniste de la Renaissance hérité de Shakespeare.

18Crocq invite Vilar à la représentation du Songe d'une nuit d'été qui fonde le festival des Nuits théâtrales de Pézenas en 195828, et que Vilar met lui-même en scène au Festival d’Avignon l’année suivante, en 1959. Après la disparition de Crocq, le Conseil départemental de l'Hérault, alors présidé par Gérard Saumade, poursuit l’aventure de la décentralisation théâtrale à l’échelle du département en fondant en 1987 le festival du Printemps des comédiens dans le parc du domaine d’O. Le Songe y est la pièce la plus représentée. Au-delà du corpus shakespearien, fil rouge de la programmation, les lieux de représentation circulaires et inclusifs que sont le Théâtre d'O, l’amphithéâtre d'O, le Grand Bassin, ou encore le Théâtre des Micocouliers ne laissent pas d'évoquer le « O de bois » élisabéthain29. De l’Oflag IV D au Printemps des comédiens, l’aventure théâtrale de Crocq pose Shakespeare en agent de la démocratisation et de la démocratie culturelles.

Bibliographie

ADLER, Laure et André Veinstein (dir.), Avignon. 40 ans de festival, Paris, Hachette / Festival d’Avignon, 1987.

Fonds André Crocq, 122J 1-232, Archives départementales de l’Héraut.

FONTAN, Pierre, « La Relève d’un médecin à l’Oflag IV D », document dactylographié de 15 pages.

GÉMIER, Firmin, Firmin Gémier, le démocrate du théâtre. Anthologie des textes de Firmin Gémier, éd. Nathalie Coutelet, Montpellier, L'Entretemps, coll. « Champ théâtral », 2008.

GILLET, Patricia, « Le théâtre dans les camps de prisonniers de guerre français, 1940-1945 », in Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui : Époque moderne et contemporaine, Actes du 115e congrès national des sociétés savantes, Avignon, Éditions du CTHS, 1991, p. 265-274.

MARCH, Florence, « Translating Shakespeare into Postwar French Culture: The Origins of the Avignon Festival (1947) », Shakespeare Studies, n°46 (2018), p. 59-69.

MARCH, Florence, Shakespeare au Festival d’Avignon. Configurations textuelles et scéniques, 2004-2011, Montpellier, L'Entretemps, 2012.

SHAKESPEARE, William, Le Songe d’une nuit d’été, in Les Comédies / William Shakespeare, nouvelle traduction française avec remarques et notes par Pierre Messiaen, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, p. 499-576.

SHAKESPEARE, William, The Life of Henry the Fifth / La Vie d'Henry V, trad. Jean-Michel Déprats, dans Shakespeare. Histoires II, (Œuvres complètes, IV), dir. Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Gallimard, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 725-973.

TÉTARD, Françoise, Denise Barriolade, Valérie Brousselle, Jean-Paul Egret (dir.), Cadres de jeunesse et d’éducation populaire (1918-1971), actes du colloque des 20-22 novembre 2003 organisé par le PAJEP en coopération avec l’ADAJEP, Paris, La Documentation française, 2010.

Notes

1 Des mesures de conservation ont dû être prises pour ces poupées dont la mousse de latex menaçait de se déliter.

2 Françoise Tétard, « Introduction générale », Françoise Tétard, Denise Barriolade, Valérie Brousselle, Jean-Paul Egret (dir.), Cadres de jeunesse et d’éducation populaire (1918-1971), actes du colloque des 20-22 novembre 2003 organisé par le PAJEP en coopération avec l’ADAJEP, Paris, La Documentation française, 2010, p. 13.

3 Voir également la présentation du fonds André Crocq par Julien Duvaux, attaché de conservation du patrimoine aux Archives départementales de l’Hérault : « Instructeurs/conseillers d’éducation populaire : une action de démocratisation culturelle méconnue », 14 mai 2019, atelier proposé par les Archives nationales, site de Pierrefitte-sur-Seine, en partenariat avec la Bibliothèque nationale de France, le Fonds de coopération de la jeunesse et de l’éducation populaire (Fonjep) ainsi que les universités Paris 8, Paris-Nanterre et de Tours, dans le cadre du projet « Éducation populaire : engagement, médiation, transmission (XIXe-XXIe siècles) » soutenu par la Comue UPL. URL (14’57).

4 Les oflags étaient des camps de prisonniers destinés aux officiers, alors que les stalags étaient réservés aux prisonniers dits ordinaires : soldats et sous-officiers.

5 La Convention de Genève vient compléter les Règlements de La Haye de 1899 et 1907 qui codifièrent pour la première fois les dispositions concernant le traitement des prisonniers de guerre. L’article 17 stipule : « Les belligérants encourageront le plus possible les distractions intellectuelles et sportives organisées par les prisonniers de guerre ». Pour accéder au texte complet de la Convention de Genève : URL.

6 Rapport de Pierre Fontan, médecin envoyé à l’Oflag IV D par les autorités de Vichy pour une mission humanitaire de vingt mois à partir d’août 1943, « La Relève d’un médecin à l’Oflag IV D », p. 4 et 7. Je remercie Emmanuelle de Champs de m’avoir indiqué l’existence de ce document.

7 Patricia Gillet, « Le théâtre dans les camps de prisonniers de guerre français, 1940-1945 », Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui : Époque moderne et contemporaine, Actes du 115e congrès national des sociétés savantes, Avignon, Éditions du CTHS, 1991, respectivement p. 270 et 269.

8 Jean Rouvet reste captif à l’Oflag IV D de 1941 à 1944.

9 « La vocation et la compétence de l’animateur culturel impliquent la double qualification de pédagogue et de créateur ; et c’est la totalité de cette détermination qui constitue l’objet et la fonction de sa présence devant les gens qu’il rassemble ». André Crocq, série de phrases sur l’art dramatique, 122J/43 : Notes manuscrites et écrits d’André Crocq 1957-1970, Fonds André Crocq 122J 1-232.

10 Document de présentation des Instructeurs nationaux de l’Éducation populaire (1967), p. 2 (document dactylographié de sept pages). Crocq 122J/43 : Notes manuscrites et écrits d’André Crocq 1957-1970.

11 Henri Cordreaux, André Crocq, Hubert Gignoux et Jean Rouvet.

12 Tandis que les stages d’initiation (1er degré) visent à donner une culture générale en art dramatique (technique dramatique, diction, chant, interprétation de scènes, expression corporelle, improvisation, histoire du théâtre) pendant les vacances scolaires de Noël, de Pâques ou de Pentecôte, les stages de réalisation théâtrale (2nd degré) durent deux fois plus longtemps et se déroulent pendant la trêve estivale.

13 Voir par exemple, outre le Festival d’Avignon fondé par Jean Vilar en 1947, les nombreux festivals créés par Jean Deschamps en Occitanie dès la fin des années 1950. Florence March et Jean Vivier, « Festivalizing Shakespeare in Languedoc: The Emergence of Cultural Heritage Tourism in Southern France, 1950s-1970s », dans Robert Ormsby et Valerie Clayman Pye (dir.), Shakespeare and Tourism, Londres et New York, Routledge, à paraître en 2022.

14 Le Centre Culturel du Languedoc émane d’une modification statutaire de l’association « L’Animateur de Théâtre » fondée en 1959 et dirigée par Crocq, dont l’objet consiste à regrouper des animateurs de théâtre à l’échelle du département afin qu’ils puissent confronter leurs expériences, s’apporter une aide réciproque sur le plan technique et matériel, et procéder à l’organisation d’activités communes. À partir de 1966 le CCL est situé rue Lakanal, dans un local du quartier des Beaux-Arts désormais occupé par le Théâtre Tabard.

15 Le festival La Mirondela dels Arts a une vocation artistique, culturelle et touristique. Créé par l’association loi 1901 des Amis de Pézenas, elle-même fondée en 1921, il vise à faire revivre le patrimoine architectural et culturel du quartier historique de la ville tout en développant l’économie piscénoise. Parallèlement à la programmation artistique, des échoppes d’artisans investissent temporairement les rues.

16 Firmin Gémier, « Le Théâtre de demain et la société Shakespeare » [1917], dans Nathalie Coutelet (éd.), Firmin Gémier, le démocrate du théâtre. Anthologie des textes de Firmin Gémier, Montpellier, L'Entretemps, coll. « Champ théâtral », 2008, p. 66-67.

17 Nathalie Coutelet (éd.), Firmin Gémier, le démocrate du théâtre, op. cit.

18 Firmin Gémier, « Le Théâtre de demain et la société Shakespeare » [1917], dans Nathalie Coutelet (éd.), op. cit., p. 67.

19 Richard II et La Terrasse de midi, réécriture d’Hamlet par Maurice Clavel. Voir Florence March, « Translating Shakespeare into Postwar French Culture: The Origins of the Avignon Festival (1947) », Shakespeare Studies, n°46 (2018), p. 59-69, et Shakespeare au Festival d’Avignon. Configurations textuelles et scéniques, 2004-2011, Montpellier, L'Entretemps, 2012.

20 Bernard Dort, préface « Nos Avignon », dans Laure Adler et André Veinstein (dir.), Avignon. 40 ans de festival, Paris, Hachette / Festival d’Avignon, 1987, p. 9.

21 Patricia Gillet, « Le théâtre dans les camps de prisonniers de guerre français, 1940-1945 », Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui : Époque moderne et contemporaine, Actes du 115e congrès national des sociétés savantes, Avignon, Éditions du CTHS, 1991, p. 267. Sachant que le répertoire de théâtre dans les camps de prisonniers est très semblable à celui qui se joue à Paris à cette période, le succès de Volpone mis en exergue par Patricia Gillet n’est peut-être pas étranger à la sortie en salle, le 10 mai 1941, du film de Maurice Tourneur adapté de la pièce de Ben Jonson, avec, entre autres comédiens, Louis Jouvet et Charles Dullin. Je remercie Luc Borot pour cette suggestion.

22 Patricia Gillet, « Le théâtre dans les camps de prisonniers de guerre français, 1940-1945 », Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui : Époque moderne et contemporaine, Actes du 115e congrès national des sociétés savantes, Avignon, Éditions du CTHS, 1991, p. 267-68. Le stalag IX C monte Hamlet, par exemple (p. 268).

23 Crocq utilise la traduction de Pierre Messiaen : Le Songe d’une nuit d’été, in Les Comédies / William Shakespeare, nouvelle traduction française avec remarques et notes par Pierre Messiaen, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, p. 499-576.

24 Rapport de Pierre Fontan, « La Relève d’un médecin à l’Oflag IV D », p. 13.

25 Ibid., p. 4.

26 Fonds André Crocq, 122J/54.

27 Article de presse rédigé par Joseph Coindre collé dans le journal de bord de Romagne, cahier manuscrit, à la date du mercredi 30 août 1950, Fonds André Crocq 122J/54.

28 Fonds André Crocq 122J/101 : Archives administratives 1958, dossier « Invitations au spectacle : liste des invités ». Il n’y a aucune certitude que Vilar se soit rendu à l’une des trois représentations données les 12, 13 et 14 septembre 1958.

29 Pour « this wooden O ». William Shakespeare, The Life of Henry the Fifth / La Vie d'Henry V, trad. Jean-Michel Déprats, in William Shakespeare, Shakespeare. Histoires II, (Œuvres complètes, IV), dir. Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Gallimard, Paris, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 730-731, vers 13.

Pour citer ce document

Par Florence March, «Shakespeare, vecteur d’éducation et de théâtre populaires en Languedoc : l’aventure d’André Crocq, de l’Oflag IV D au Printemps des comédiens», Shakespeare en devenir [En ligne], III. Shaping the Present, Imagining the Future: Stage Renaissance(s), N°16 — 2022, Shakespeare en devenir, mis à jour le : 10/02/2022, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=2654.

Quelques mots à propos de :  Florence March

Florence March est Professeur en théâtre britannique des XVIe et XVIIe siècles à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et directrice de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR 5186 CNRS / Université Paul-Valéry). Elle est co-directrice de la revue internationale Cahiers Élisabéthains et co-rédactrice en chef de la revue électronique Arrêt sur scène / Scene Focus. Elle est membre de la Maison Antoine Vitez, centre international de la traduction théâ ...

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