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Introduction
Par Isabelle Schwartz-Gastine
Publication en ligne le 30 novembre 2017
Texte intégral
« Traversées / Crossing(s) » interprété par Édouard Lekston.
Crédits : Édouard Lekston.
1Les sept articles inclus dans ce volume, écrits en anglais ou en français, émanent du séminaire XVIe-XVIIe siècles du Congrès de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur qui s’est tenu à l’Université de Caen en 2014 sur le thème « Traversées/Crossings ».
2Les trois premiers articles interrogent des textes du début de la période moderne traversés par l’image ou la métaphore, tandis que les quatre articles suivants déclinent cette thématique à travers la médiation du théâtre et du cinéma.
3Jean-Jacques Chardin se concentre sur trois emblèmes du recueil de Henry Peacham, Minerva Britanna, publié en 1612. Plutôt que de s’en tenir à la définition convenue de la théorie de l’ut pictura poesis, selon laquelle l’image illustrerait le texte poétique afin d’en éclairer les subtilités elliptiques, Jean-Jacques Chardin démontre que l’emblème, à la conjonction de deux codes sémiotiques et agencé selon un protocole tripartite (motto, image, épigramme), propose un sens polysémique grâce à l’interaction entre les deux systèmes. Le dessin se met en travers du texte, pour complexifier le message de l’épigramme. Ainsi un exercice de décodage des sources, via un détour par les textes anciens, bibliques et patristiques, s’avère-t-il nécessaire pour viser au but ultime : l’apprentissage du christianisme à travers une pédagogie de l’oblique et du ludique dérivée d’Aristote. Sur la page-titre du recueil, une main émergeant d’un rideau écrivant à l’envers le premier motto procède de l’art du clair-obscur. C’est sans doute la main de Dieu qui doit guider le souverain chrétien, mais cela peut-être aussi la main du poète (Peacham lui-même) qui, par son art, peut contribuer à l’éducation de son prince, selon une « économie d’obligations » qui induit une inversion de rapports dominé/dominant, dans un processus de « self-fashioning ». Selon un principe de traversée à double sens du texte vers l’image et de l’image vers le texte, les emblèmes se font l’écho de trois vertus cardinales du souverain chrétien : clémence, prudence et tempérance. Lire un emblème suppose de traverser le signe littéraire ou visuel pour accéder au symbole et, selon Jean-Jacques Chardin, suppose une conception théologique du monde et une philosophie du regard qui permet de percer le voile des apparences pour accéder à la réalité. L’emblème s’accorde donc à l’herméneutique chrétienne selon la théologie paulinienne — voir obscurément pour savoir vraiment —, c’est-à-dire, « voir oblique pour lire droit ».
4Guillaume Fourcade reste dans la période jacobéenne en offrant une analyse polysémique de la thématique de la traversée (« crossing ») et de la croix (« cross ») à travers deux poèmes religieux de John Donne, « A Hymn to Christ, at the Author’s Last Going to Germany » et « The Cross ». Pour son ordination John Donne s’était choisi un nouveau sceau — une croix du Christ dont le bois se divise en son socle pour former les deux branches d’une ancre marine —, symbolisant sa nouvelle vie, à la fois ancrage dans la doctrine chrétienne et voyage spirituel. Dans le premier poème, écrit en 1619 avant un long voyage diplomatique en Allemagne pour régler un conflit entre les Catholiques et les Protestants de Bohême, Donne adopte le style du sermon d’adieu (« valedictory ») : adieu à son ancienne vie de pêcheur et aussi adieu à sa vie terrestre s’il est rappelé à Dieu (« departure of the I-land for the eye [I] to see God »). Néanmoins, au fil du poème, son embarcation se transforme en arche sur laquelle il sera sauvé, et la mer, étendue liquide dangereuse (« that flood ») devient le sang de la rédemption christique (« thy blood »). Le second poème, écrit en 1603, répond à la pétition que des Pasteurs puritains avaient adressée à Jacques Ier, dont l’une des demandes était de supprimer le signe de la croix lors du baptême. Donne explore ce symbole éminemment fluctuant, en transit, à la croisée des significations. Donne indique que le monde est saturé de croix — l’homme aux bras ouverts ou en train de nager, le mât et les gréements, les oiseaux en plein vol —, de l’ordre microcosmique tout autant que macrocosmique. Du profane au sacré, par effets de croisements verbaux et poétiques, le monde prend son unité dans le signe de la croix. Cette croix invisible fait prendre conscience du voyage intérieur qui mène de l’ignorance à la révélation ultime et au salut à travers la passion douloureuse du Christ.
5En restant à l’époque moderne, Aurélie Griffin propose un long parcours poétique sur le thème de l’âme naufragée (« shipwrecked soul ») à partir du sonnet 189 de Pétrarque, traduit par Sir Thomas Wyatt en 1577, retravaillée par Philip Sidney dans Astrophil et Stella (1591), par son frère Robert Sidney dans sa séquence poétique inachevée (1587-1614) et, enfin, par la fille de ce dernier, Lady Mary Wroth, dans les années 1611-1621. Le poème de Pétrarque, qui a eu un grand succès auprès des lecteurs qui s’embarquaient pour de longs voyages ou lisaient des expériences lointaines, se lit comme une métaphore filée de l’âme embarquée sur des eaux tumultueuses. Dans sa traduction, Wyatt reprend les oscillations entre le référentiel et le métaphorique, et introduit la notion de naufrage en l’imprimant dans le style et les sonorités de sa langue. Philip et Robert Sidney s’éloignent de l’original en transformant le motif de l’âme naufragée et en introduisant, chacun à leur manière, le thème de la bien-aimée. Les deux poèmes diffèrent dans le ton : à la suite de Pétrarque et de Wyatt, Robert fait percer la mélancolie, pour lui, due au rejet de la bien-aimée, tandis que Philip transforme le bateau, symbole du désespoir pour Pétrarque, en une image pleine de joie et de désir sensuel. Lorsque Mary Wroth compose son poème, le modèle pétrarquéen est bien lointain, néanmoins, selon la tradition pétrarquiste, elle commence par annoncer l’échec de l’art pour mieux en affirmer sa régénérescence. De plus, elle initie une « nouvelle manière », en utilisant un féminin pour qualifier l’embarcation, mettant en relief le genre de la persona par un procédé paronomastique (« she »/« ship »), annonçant la poésie féministe.
6Les deux contributions suivantes prennent pour point d’ancrage des pièces sources du théâtre shakespearien — Hamlet, Richard III —, traversées à l’aune de réécritures scéniques et dramatiques contemporaines. Marceau Deschamps-Ségura analyse les principes dramatiques mis en œuvre dans Hamlet. Il s’intéresse, tout d’abord, au travail de l’acteur qu’il qualifie de double et de contradictoire puisque celui-ci doit canaliser le monde fictionnel et le projeter vers le monde réel, tout en percevant le monde réel et en l’intégrant à la fiction. Un jeu de mises en abyme successives exprimées dans le texte traverse le corps de l’acteur shakespearien — en ayant sans doute mis en danger Richard Burbage lui-même lors de la création du rôle — doit guider l’acteur moderne. Dans les deux spectacles qu’il a choisi d’analyser, Répétition. Hamlet d’Enrique Dias et Hamlet d’après Hamlet de Gwenaël Morin, Marceau Deschamps-Ségura précise que les conseils aux comédiens sont interprétés sous forme de canular, pour dire la difficulté de raconter la fiction : dans Hamlet d’après Hamlet, par anticipation à la colère de Claudius tout en renseignant sur celle, réelle, du metteur en scène, et dans Répétition. Hamlet, lorsque les comédiens interrompent la représentation en prétextant un trou de mémoire. S’appuyant sur le concept de « séance » élaboré par Christian Biet, Marceau Deschamps-Ségura explore la perméabilité organique de l’espace-temps de la représentation, partagé entre acteurs et spectateurs. Dans les deux mises en scène considérées, les espaces ne sont étanches, les acteurs traversant les lieux dévolus traditionnellement aux spectateurs, faisant fi de la frontalité. La proximité ainsi créée engendre une vulnérabilité mutuelle, caractéristique de la représentation élisabéthaine.
7Estelle Rivier-Arnaud considère Les Reines (1991), pièce du dramaturge québécois Normand Chaurette, comme un chemin de traverse qui narre l’Histoire d’Henri VI à Richard III, tout en l’éclairant. Composée de onze tableaux pour six personnages féminins — Chaurette a supprimé la fille de Clarence et a ajouté Isabelle Neuville/Warwick, la sœur d’Anne, la future reine et épouse de Richard III, ainsi qu’Anne Dexter, la sœur muette et manchote de Richard III, réminiscence de Lavinia dans Titus Andronicus. La pièce montre des femmes à la parole cinglante, dont la soif de pouvoir résulte d’un réflexe de survie face à la violence des rois successifs. Dans le tableau d’ouverture, « Le Babil », les personnages ne sont pas identifiés, leurs répliques sont entrecoupées, ancrant la parole tragique dans un environnement délétère qui étourdit et désarçonne le spectateur. Dans toute la pièce, le langage poétique entremêle « le trivial et le somptueux » en une scansion haletante à l’urgence dramatique. La localisation de l’espace devient une abstraction, les chronologies sont subverties pour faire ressortir la cruauté des femmes entre elles. L’unique élément scénographique conservé par Chaurette est la plus haute tour du château royal, alors que tout le reste est englouti sous la neige — formant un lien entre Shakespeare et l’Histoire (le lieu d’exécution) et la symbolique du Tarot qui l’apparente à la Tour de Babel (d’où le titre paronomastique du premier tableau, « le Babil »). Les Reines, pièce qui donne voix aux personnages féminins en retrait, tout comme Gertrude-Le Cri de Howard Barker ou Desdemona de Toni Morrison, est entrée à la Comédie-Française en 1997 et a été jouée en 2011 par la Compagnie Pourquoi Pas ?
8Les deux derniers articles se penchent sur des adaptations filmiques inspirées par des œuvres de Shakespeare, des débuts du cinéma jusque dans notre époque actuelle, le théâtre renaissant étant traversé par le medium actuel de l’image projetée. Raphaëlle Costa de Beauregard démontre que le Film d’Art, pourtant destiné à une élite française cultivée, a inspiré l’écriture filmique des grandes adaptations shakespeariennes produites par la compagnie Vitagraph d’Hollywood, visant un public populaire, en particulier avec le film historique L’Assassinat du duc de Guise (scénario de l’académicien Henri Lavedan, mise en scène de Le Bargy de la Comédie-Française, musique de Camille Saint-Saëns), en date de 1908. Ce film, qui rend compte d’un événement tragique connu des Français, a repris des effets de scène de films shakespeariens antérieurs, en particulier, les tableaux pleins de violence brutale, comme dans La Mort de Jules César, Hamlet (Méliès, 1907) ou Macbeth (les meurtriers se lavant les mains dans un baquet à lessive, la marquise de Noirmoutier faisant irruption en chemise de nuit, folle et échevelée). Un autre procédé utilisé fut le trucage par surimpression, imité de la Tempête burlesque de Peter Stow (Ariel sorti d’un tronc d’arbre se métamorphose en petit singe), ou de A Midsummer Night’s Dream (Vitagraph, 1909) : le décor réel, la forêt, devenait féérique (la course de Puck autour du monde, les fées qui apparaissaient et disparaissaient, Bottom portant soudain une tête d’âne). Et à son tour, le film d’art français a laissé son empreinte. Dans Richard III (film britannique, 1911), composé de douze plans tableaux, la violence extrême de la bataille de Bosworth Field évoque le deuxième tableau dans lequel le Roi et les conjurés répètent les gestes à exécuter. Une autre caractéristique est l’émergence de la starisation des acteurs de théâtre qui interprètent des films historiques — héritiers du genre historique considéré comme supérieur par les académies de peinture —, leur célébrité étant augmentée sans entacher leur statut professionnel. Enfin, le cinéma permit de faire connaître les mises en scène théâtrales spectaculaires dans lesquelles le texte est remplacé par une gestuelle appropriée (Henry VIII de Herbert Beerbhom Tree). Après ce film historique, une pièce de Shakespeare pouvait être susceptible d’obtenir la réputation de film d’art. Ainsi, pas moins de huit films ont été produits sous contrôle d’Edison entre 1908 et 1910, d’abord avec des visées éducatives, puis lorsqu’ils furent filmés en extérieur, débarrassés des marques de théâtralité, par exemple, Romeo and Juliet (Vitagraph 1908) en costumes élisabéthains, tourné à Central Park, ou Twelfth Night (Charles Kent pour Vitagraph, 1910) avec une caméra explorant la dimension psychologique de l’œuvre.
9Dans le dernier article, Stéphanie Mercier explore le court métrage pour quatre personnages de Joe Spray, The Eternal Not (2013), version raccourcie de la comédie dramatique de Lucinda Coxon, écrite pour le National Theatre de Londres lors de la mise en scène de All’s Well That Ends Well en 2009. Helena (Antonia Kinlay), enceinte de leur premier enfant, essaie de reconquérir son mari Bertram (Olivier Gomm) qui s’apprête à commettre un « pseudocide », sur les conseils d’une intermédiaire, Kelly (Mary-Frances Doherty), en disparaissant pour échapper à l’emprise de sa femme, en écho à All’s Well : « I have wedded her, not bedded her, and sworn to make the ‘not’ eternal » (III.2). Tout comme pour la pièce shakespearienne, l’ambivalence de la conclusion désarçonne le spectateur, la quête amoureuse de la femme ayant transgressé le code traditionnel. Helena est un archétype vertueux, par opposition à Bertram qui n’hésite pas à se défaire de l’anneau familial dans Shakespeare, à recourir à un subterfuge secret dans le film. Cependant, Spray retravaille la comédie romantique, néanmoins présente (le mot « eye » répété dix-huit fois dans la première séquence, « love » sept fois), à travers la notion d’« imagination » empruntée à Patricia Highsmith, et ceci, par inversion du code cinématographique. Quoique filmée en plongé, Helena, au lieu de paraître fragilisée, montre sa détermination, alors que Bertram, vu en contre-plongée, laisse transparaître sa faiblesse. Les juxtapositions de plans (le jus de pomme mélangé à l’urine pour fausser le test de grossesse ; la boisson fraîche présentée à Bertram) illustrent leur manque de communicabilité mais servent de rappel métaphorique. Même si le spectateur peut compatir avec Helena, plus amoureuse d’une illusion d’amour que de son mari, leur lien marital est indissoluble, quoique Spray transgresse la comédie shakespearienne en induisant que le mariage ne sera que désenchantement.