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Les Reines de Chaurette, chemin de traverse pour réécrire Richard III
Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 15 novembre 2016
Résumé
« Les Reines by Chaurette, a shortcut to rewrite Richard III ». « Crossings »: could such a word express the passage from a text to another or, more precisely, the impregnation of a text by another? It would be as though Shakespeare were literally crossing the manuscripts produced after him. Such a phenomenon is not new however if we consider contemporary criticism (Genette, Barthes or Kristeva’s) that sees the reflection, the imitation or the foreshadowing of a new text in every existing composition. Thus, Normand Chaurette’s Les Reines, a play published in 1991, was scarred at the heart by two monuments of the Elizabethan canon: Henry VI and Richard III. This diagonal cutting into the contemporary play is both a landmark and an obstacle. Will it be possible to read the new play inhabited by only six female characters without keeping in mind the old ones? Or will we have to comprehend the tale (or History) narrated from a different point of view thanks to a rigorous work of comparison and cross-checks? The latter perspective might be less risky because Les Reines is also a play worth being considered per se due to its singular style, dramatis personae and structure. We should be in the capacity to read Shakespeare’s tragedy with a fresh eye and say, like Chaurette, that although we may not be able to « kill » the poet, we can at least shade his influence off. In this double reading of Richard III and Les Reines, I would like to show how the contemporary writing cuts across our way, even pierces our selves, contravening the codes of the Shakespearean canon, albeit without harming it. What does Chaurette’s rewriting imply? What does Shakespeare’s shadow mean through it? We shall see that the shortcut taken by Chaurette to narrate History is also the means whereby he sheds light on it.
« Traversées » : ce mot pourrait-il marquer le passage d’un texte à un autre, ou mieux encore, l’imprégnation d’un texte par un autre ? Comme si le souvenir de Shakespeare traversait en effet les écrits qui lui succèdent. Ce phénomène ne serait pas nouveau si l’on en juge par la critique contemporaine (Genette, Barthes ou Kristeva) qui voit en tout texte le reflet, la reprise ou l’annonce d’un suivant. Ainsi, Les Reines de Normand Chaurette, œuvre publiée en 1991, est marquée en son cœur par la cicatrice de deux monuments du répertoire élisabéthain : Henry VI et Richard III. Cette diagonale qui taille la pièce contemporaine est autant un repère qu’une entrave. Parviendra-t-on à lire la nouvelle pièce – habitée par six personnages féminins uniquement – sans avoir les anciennes en mémoire ? Ou bien, par un travail rigoureux de comparaison et de recoupements, devra-t-on appréhender la fable (ou l’Histoire) narrée d’un point de vue différent ? Cette seconde entreprise pourrait néanmoins se révéler périlleuse car Les Reines vaut aussi par son écriture propre, ses dramatis personae etsa structure, et il faudrait parvenir à y lire le drame autrefois conté par Shakespeare avec un œil neuf pour dire, à l’instar de Chaurette, que si l’on ne peut « tuer » le poète, on peut au moins en estomper l’influence.
Dans cette double lecture, Richard III et Les Reines, je souhaiterais montrer combien l’écriture contemporaine nous traverse, ou nous transperce, transgressant les codes du canon shakespearien sans toutefois les desservir. Qu’apporte cette réécriture ? Qu’apporte aussi l’ombre de Shakespeare à travers elle ? Quels en sont les effets produits sur la scène de théâtre ? Nous verrons que ce chemin de traverse emprunté par Chaurette pour narrer l’Histoire est aussi le moyen de l’éclairer.
Table des matières
Texte intégral
1D’origine québécoise, Normand Chaurette est un dramaturge qui, outre des compositions originales (pièces de théâtre, nouvelles et romans), est traducteur (Marie Stuart de Schiller, par exemple), scénariste (Roméo et Juliette réalisé par Yves Desgagné en 2006) et essayiste. De par le titre de son dernier essai, Comment tuer Shakespeare?1, on est amené à penser que Chaurette cherche à se débarrasser du fantôme du dramaturge élisabéthain qui semble hanter tout acte d’écriture contemporaine, en particulier dès lors qu’il s’agit de l’œuvre d’un auteur britannique. De nos jours, il est vrai que bien souvent on ne peut s’empêcher d’associer une œuvre nouvelle, quelle qu’elle soit, avec son pendant classique ou son équivalent artistique. En réalité, dans son essai (unique à ce jour), Chaurette s’adonne de nouveau à la réécriture d’extraits des œuvres de Shakespeare, parmi lesquels Macbeth, Roméo et Juliette, Le Conte d’hiver, Les Sonnets et Richard III,qu’il intitule « traductions » des compositions originales du même titre.
2Or, le terme de « traduction » est à lier directement à celui de « réécriture » dont les implications sont polymorphes. En effet, dans sa définition, la « réécriture » est comparée à la reprise, la répétition, le pastiche, le résumé, la glose (explicative et critique), la parodie, la transformation et même, de façon dépréciative, à la redite ou au plagiat2.
3Dans Les Reines, pièce de théâtre de 1991,plutôt qu’une réécriture, Chaurette propose une relecture de Richard III par le prisme de la figure féminine. En d’autres termes, il ne met en scène que les femmes contenues dans l’œuvre de Shakespeare afin d’affirmer leur soif de pouvoir qui ne naît pas tant de leur propre ambition que d’un réflexe de survie face aux rois successifs, Édouard, George puis Richard. Si la pièce, déclinée en onze tableaux aux noms énigmatiques (par exemple « La Chine »), ne laisse percevoir que l’ombre furtive de sa source d’inspiration, elle ne s’entend pourtant que par rapport à elle, tant dans certaines particularités stylistiques que dans les rapports qu’elle établit entre les personnages.
4Pourquoi Chaurette a-t-il donc réécrit (ou relu) Richard III ? La question est singulière pour de multiples raisons. D’une part, bien des auteurs recourent à cette opération, parfois malgré eux. Il suffit d’évoquer Heiner Müller, Tom Stoppard, Carmelo Bene, Jean Anouilh, Eugène Durif, Howard Barker, entre autres, pour voir se profiler l’ombre de Macbeth, de Hamlet, ou de Roméo. Shakespeare emprunta lui-même la trame narrative d’histoires connues à son époque, même s’il en réinventa la progression, les noms, prit la liberté de créer de nouveaux personnages, et donna libre cours aux élans poétiques de sa plume. D’autre part, l’acte d’écriture est difficilement dissociable de celui de réécriture, car la source d’inspiration provient inévitablement d’un déjà entendu, d’un déjà lu, d’un déjà vu. Notre mémoire est aussi l’écritoire sur lequel nous esquissons une histoire, l’imaginons avant de la traduire sur la page blanche. Bien sûr, dans le cas de Chaurette, il faudrait aussi comprendre ses propres motivations quant au choix de Richard III,davantage que de Henry V ou de Othello par exemple.
5Outre cette interrogation demeure l’intérêt que présente une réécriture. Comment, dans le cadre précis de cette étude, Les Reines nous invitent-elles à repenser Richard III ? De quelle façon se manifeste la traversée de l’œuvre de Shakespeareau cœur de celle de Chaurette ? Pourquoi importe-t-il de lire cette réécriture à l’aune de son modèle et, inversement, du modèle à l’aune de sa réécriture ? Ici tout semble être question de « renaissance », car la littérature au sens large se « déplie3 », se déploie et se nourrit autant d’un héritage que d’une progéniture.
Les Reines (Sophie Cartier Dodds, Soizic Fonjallaz, Ebe Herszfeld, Franka Hoareau, Aude Ollier, Caroline Valentin). Dir. Aude Ollier (Cie Porquoi Pas?)
© Benoit Fortrye
I. Des femmes de Richard III aux Reines
6Dans la généalogie des rois d’Angleterre, l’histoire de Richard III est brève. Il règne de 1483 à 1485, après avoir fait assassiner les héritiers légitimes de la couronne, ses neveux Édouard et Richard, fils d’Édouard IV qui a lui-même déposé Henry VI. Les querelles de pouvoir et les revendications de légitimité sont complexes dans ce moment de l’Histoire d’Angleterre et, à l’instar de Thomas Jolly dans sa fresque henricienne4, un schéma récapitulatif est nécessaire pour suivre parallèlement les pièces de Shakespeare et de Chaurette :
Henri VI (Lancastre) – ép. Marguerite d’Anjou |
7* * *
Richard d’York ép. Cécile Neville, Duchesse d’York (13 enfants) dont |
||||
Édouard IV |
Richard III |
George Plantagenêt |
Anne Dexter |
Edmond |
ép. Elisabeth Woodville |
ép. Isabelle Neville |
ép. Isabelle Neville |
8* * *
9D’emblée, dans Richard III, Shakespeare présente les difformités morales et physiques du Prince Richard dont le dessein sanguinaire est nourri par sa jalousie et son ambition démesurée :
And therefore, since I cannot prove a lover,
To entertain these fair well-spoken days,
I am determined to prove a villain And hate the idle pleasures of these days.
[…]
As I am subtle, false and treacherous,
This day should Clarence closely be mewed up. (I.1. 28-31)6
10Par la multiplication de complots, la trame dramatique alimente le portrait détestable du prince moribond autour duquel gravitent bien vite des figures féminines : Anne (veuve d’Édouard, Prince de Galles, et future épouse de Richard) apparaît dès la scène 2 de l’acte I, portant le deuil d’Henry VI et manifestant sa haine envers Richard. À la scène suivante, c’est la reine Élisabeth, mariée à Édouard IV, qui se lamente de la maladie de son époux. La vieille reine Marguerite (Margaret), veuve de Henry VI, restitue les faits historiques à son entrée en scène (acte I, scène 3) : l’assassinat de Henry VI et la mort précipitée de feu Édouard son fils.
Margaret
Out, devil ! I remember them too well : Thou slewest my husband Henry in the Tower,
And Edward, my poor son, at Tewksbury7.
(I.3.117-119)
11Ces informations servent de toile de fond aux rapports de force entre personnages, témoignant des usurpations de pouvoir et des attentes légitimes que certain(e)s nourrissent à cet égard. Nous assistons alors non seulement aux oppositions entre individus de sexe opposé, mais aussi entre personnages féminins car, dès cette troisième scène, la voix des femmes est elle-même discordante. Le ressentiment domine :
QUEEN Elizabeth
[…]
Small joy have I in being England’s queen.
QUEEN Margaret (aside)
And lessen’d be that small, God, I beseech thee !
Thy honour, state and seat is due to me. (I.3.109-111)
12Ce qui oppose ensuite ces femmes, c’est leur revendication au malheur, quand, à l’acte II, après l’annonce de la mort d’Édouard IV, la Duchesse d’York, sa mère, considère son chagrin plus terrible encore que celui d’Élisabeth, l’épouse. Le mal qui les ronge est soumis à la surenchère. Cette caractéristique sera ostensiblement soulignée dans Les Reines. À partir de cette même scène de l’acte II où la fille de Clarence (frère de Richard) apparaît, tous les personnages féminins se sont exprimés une fois au moins. Ce qui porte au nombre de cinq les femmes dans Richard III. Elles seront six dans Les Reines où Chaurette introduit Isabelle Neville/Warwick, sœur d’Anne Warwick (future reine), et Anne Dexter, sœur muette et manchote de Richard8, qui n’est pas sans rappeler un autre portrait de femme mutilée, celui de Lavinia dans Titus Andronicus – « The phantom twin of Lavinia, her very body constitutes a ghostly projection, the invisible extension of the hands that were never born, the hands that remain inside the mother’s womb », note Shawn Huffman à cet égard9. En revanche, Chaurette ôte la jeune enfant de Clarence. Le glissement d’un rapport homme/femmes dans Richard III à un rapport entre femmes uniquement dans Les Reines vise à renforcer la précarité du statut des femmes dans l’Angleterre du quinzième siècle autant que la perfidie de leur nature.
II. Bouleverser les codes dramatiques Renaissants : une nouvelle écriture tragique
13En ne conservant que les personnages féminins de Richard III, avec l’ajout de deux nouveaux, Chaurette focalise son attention sur les querelles entre les prétendantes à la couronne et celles qui l’ont perdue. En termes scéno-géographiques, on dira que l’auteur s’insinue dans les coulisses de la pièce-source (comme l’a fait avant lui de façon plus flagrante Tom Stoppard avec Rosencrantz and Guildenstern are Dead10) pour en extraire les ingrédients qui alimentent la tragédie. Il renverse le tableau scénique pour mieux révéler le vice généralisé qui rongeait le trône anglais dans les années 1480, vice dont les femmes n’étaient pas exemptes. L’atmosphère de complot, l’appât du pouvoir, la maladie rampante, le meurtre latent, la parole haineuse et les unions intéressées menaçaient, telle la lèpre, de toucher ou de corrompre chacun(e).
14Afin de bien la souligner, Chaurette inscrit cette corruption sournoise dans son écriture en bouleversant les codes dramatiques Renaissants. La pièce qui ne comporte pas d’actes ni ne signale les lieux précis de l’action met l’accent sur la parole cinglante des six femmes. S’ouvrant sur « le babil des reines » où les voix ne sont pas identifiées, la pièce instaure aussitôt le climat de mal-être qui règnera en son sein, paradoxalement fondant les six identités dans un même moule et une seule voix, tandis que chacune se revendiquera unique par son sang et son sort ensuite.
BABIL DES REINES (extrait)
– Vous sortiez?
– Je descendais.
– On entre par en bas.
– Je viens d’en haut.
– Je pars, adieu.
– Vous aussi?
– Où allez-vous?
– Montons.
– M’élever de la terre.
– Montons.
– Adieu donc.
– Où descendez-vous?
– Restez plutôt.
– J’emporte ce qu’il faut.
– Adieu.
– Adieu.
– Prenez garde.
– On ne voit rien dans Londres.
– Ignorez-moi.
– Ce qui étonne à présent…
– Majesté !
– Silence.
Etc.11
15La première scène se déroule pendant une tempête climatique reflétée de façon mimétique par celle de l’écriture : les tirets remplacent le nom des personnages ; la parole est entrecoupée et il faut au lecteur/auditeur un travail de re-composition pour la comprendre. Dans ce premier exemple (ci-dessus), on perçoit les mouvements ascensionnels de certains personnages quand d’autres prennent un chemin inverse. Les corps se croisent, les voix se chevauchent. On devine des chuchotements interrompus par des injonctions tonitruantes. La scène étourdit. Pour une entrée en matière, elle provoque le spectateur/lecteur, le laissant désarçonné face à cette parole éclatée.
16Lois Sherlow souligne toutefois combien il est délicat de définir un sens qui soit commun au lecteur et au spectateur. Fortes de leur symbolisme, Les Reines échappent à une interprétation conventionnelle :
More than most plays, Les Reines seems to offer divergent experiences to its reader and its spectator. In the reading, what is striking is the intricate weaving of intertexts with alchemical and Tarot symbolism. The emotional quality of the text is hard to grasp on the page. On the stage, on the other hand, as the reviews generally indicate, the predominant impression is of emotionally destabilized subversion of elevated diction, ceremony and ritual12.
17Si l’étude de Lois Sherlow s’intéresse principalement aux symboles que renferme la pièce et, en particulier, à ses références aux signes du Tarot, elle met l’accent sur la dichotomie entre page et scène où s’écrivent l’histoire selon des modes et des codes parfois opposés, souvent dissociables.
18Dans un second exemple (ci-dessous), je modifie volontairement la typographie afin d’opérer les raccords possibles entre les segments tronqués et de déceler les conversations même si elles demeurent anonymes :
– D’une main elle donne.
– Elle s’exclame:– Vous disiez ?
– De l’autre elle le nie.
– « O ma petite Angleterre13! »
19En d’autres endroits, la parole se répète – « Je pars. Adieu. / Adieu donc. / Adieu. » (x3) – ou se fait l’écho d’une autre – « George ? Édouard./ Édouard…/ George…/ George ? ». Les deux scènes premières de Richard III et des Reines sont donc radicalement dissemblables (une voix unique d’homme reconnaissable d’un côté, six voix de femmes anonymes de l’autre) et cependant elles semblent servir une même fin : l’ancrage de la parole tragique dans un environnement délétère.
20L’écriture de Chaurette est rythmée et poétique. Paul Lefebvre, dans sa préface à l’édition, écrit : « [D]e Shakespeare, [les reines] ont tout de même conservé […] une langue qui entremêle le trivial et le somptueuxet la terrible harmonie cosmique qui fait que les gestes humains résonnent jusqu’aux confins de l’univers14. » La forme choisie par Chaurette n’est certes pas une versification en pentamètres iambiques, mais l’agencement des répliques dans la page laisse entendre la musicalité régulière de certains vers ainsi que leur imagerie.
21Tableau 2.
(Anne et Isabelle, sœurs de Warwick, )
Anne WARWICK
3 octosyllabes : Croyez-moi Anne Dexter
Cette tempête est la pire
Que nous ayons jamais vue15
[…]
22Tableau 3.
(Effigie d’Édouard, )
LA REINE Marguerite
[…] Édouard notre souverain
Notre seigneur et notre tout
Notre roi Édouard est mort
[…]
Peu avant sept heures le roi
A perdu l’une de ses deux mains
Laquelle s’est détachée
De son bras le plus faible
pour rouler jusqu’au pied du lit ;
Quinze ou vingt minutes plus tard
L’œil gauche se répandait en éclats de glace
[…]
Mais voici [que ses lèvres] s’ouvrent à nouveau
Comme on entend sonner huit heures.
[…]
Toutes les veines et vaisseaux,
Expirent à leur tour
Et aux alentours de neuf heures
Se transforment en barrages […].
Dix heures, il souffre.
Onze heures, il souffre. [etc.]
(puis « sur la demie/ De onze heures »; « Midi moins cinq »; « Quatre minutes s’écoulent/ Et sur le coup de Midi »/ « Midi sonne Majesté »: le roi est mort16.)
23Dans ce second exemple, le langage métaphorique s’apparente à celui de la « liturgie des heures » quoique ces dernières soient alors funestes. Signe d’une écriture contemporaine, la phrase est livrée à l’état brut, sans ponctuation, comme désagencée. Mais ce désordre syntaxique intrinsèque n’apparaît pas comme tel sur la page puisque, au contraire, le retour systématique à làa ligne entraîne une scansion régulière du vers et met en valeur ses nuances. Parfois, le vers monosyllabique (voir Tableau 8 ci-dessous), sans aucune fioriture, est lourd de sens. La répétition, ancrée dans le processus de réécriture, se dote d’une efficacité dramatique puisqu’elle inscrit le dire, c’est-à-dire l’envers de l’action, comme la vraie blessure, source de la tragédie des personnages en scène.
24Tableau 8.
Anne DEXTER
Ne les nourris
Que
Que de
Que de tendresse
Ne les nourris
Que de… tendresse
Oui17 !
25Les bouleversements orchestrés par Chaurette n’épargnent ni la chronologie (contrairement à l’Histoire, la Duchesse d’York meurt avant la Reine Marguerite18) ni les contingences géographiques. Dans le tableau intitulé « La Chine19 », Marguerite se prépare à emporter loin du royaume les enfants d’Élisabeth menacés par la cruauté de Richard. Deux tableaux plus loin, elle rapporte le récit de son périple dont l’abstraction flagrante ne vaut que par l’allusion au Globe élisabéthain qu’elle prononce :
Chaque peuplade m’indiquait la route de Chine
Mais tout n’était que mensonge
Parce que, sûre que l’Asie était dans mon dos
C’était vers Londres – je le vois bien
Que je reculais
Londres Londres […]
C’est le Globe pourtant
Qui s’efface de nous-mêmes […]20.
26Autre caractéristique de la parole tragique, le vers écartelé qui fait littéralement éclater le sens, entraînant dans son sillage une triple dislocation : celle du monde où les reines se disputent le pouvoir, celle de la voix dramatique (ou voix du personnage), celle du Richard III de Shakespeare.
LA REINE Marguerite
S’il se peut
Si vous pouviez, pouviez
Possible de
Mon obscure dignité
Je, par compassion
Rétablir21.
III. Triple dislocation: Les Reines ou Richard III transpercé
27Même s’il nous faut garder en mémoire la pièce de Shakespeare pour appréhender les raisons qui justifient les rivalités entre les reines, celle-ci semble bien lointaine dès lors que l’on entend le texte de Chaurette. L’enchaînement des événements dans Richard III est tout autre et les confrontations entre les personnages féminins ne sont qu’essaimées au fil de l’action sanguinaire perpétrée par Richard, tandis qu’elles « trônent » au premier plan dans Les Reines. A priori, de par leur spécificité stylistique, les deux pièces s’apprécient indépendamment. Et, cependant, on ne peut ignorer l’ombre de la plume de Shakespeare sur la page de Chaurette.
28Par les quelques scènes où se rencontrent les femmes, Shakespeare expose leur haine réciproque. À l’acte IV, scène 4, par exemple, Marguerite et Élisabeth ainsi que la Duchesse d’York revendiquent leur droit à la souffrance, ayant toutes perdu un fils ou un mari. Le tableau intitulé « The Moon » chez Chaurette fait écho à cette scène, bien qu’il ne survienne qu’en début de pièce (4e tableau), qu’il oppose Marguerite à Élisabeth uniquement (en présence d’Anne Warwick), et qu’il inverse les répliques :
Queen Margaret I call’d thee then vain flourish of my fortune; I call’d thee then poor shadow, painted queen; The presentation of but what I was; […] Richard III (IV.4. 82-84) |
La Reine Élisabeth […] Vous êtes là Comme si vous alliez fondre sous mes yeux Et j’ai de toi Marguerite Une image de reine en peinture. Les Reines22 |
29Temporalité, localité (la scène chez Chaurette est une abstraction tandis que, chez Shakespeare, elle est située devant le palais), identités originelles sont bel et bien métamorphosées dans l’œuvre contemporaine dont le principe est de saupoudrer des éléments de l’œuvre-source comme de simples marqueurs esthétiques d’une réalité historique et d’un patrimoine littéraire. En quelque sorte, Shakespeare a posé le cadre de l’action (ou plutôt de l’inaction) que Chaurette subvertit, taillant dans la diagonale de la chronologie originale, pour faire rejaillir la cruauté des femmes entre elles.
30L’œuvre-source ne fait donc, en effet, que « traverser » l’œuvre nouvelle à l’image de l’élément scénographique unique conservé par Chaurette : la plus haute tour du Château royal. En effet, à cause de la tempête de neige du premier tableau, Londres est enseveli. La Tour est le seul point culminant du décor censé apparaître sur scène (même si des entrepôts sont mentionnés par ailleurs). Chez Shakespeare, la Tour est le lieu d’execution de Clarence, de Hastings et des deux jeunes princes. Chaurette adopte la Tour comme « lien entre l’histoire et Shakespeare », dit Lois Sherlow23 qui précise quelle en est sa symbolique puissante : « The Tower Struck by Lightning is the seventeenth major arcanum of the Tarot […]. The Tarot Tower is traditionally related to the Tawer of Babel […] (cf. ‘the Babble of the Queens’[…]24. »
31Aussi, dans l’univers alchimique conçu par chaurette, les femmes s’affolent tandis que les rois agonisent. Qui est alors souverain ? Chaurette conclut sa pièce sur un badinage de femmes-enfants qui jouent à être reines en s’échangeant la couronne. Ce dernier tableau, pourtant intitulé « La Mort de la duchesse », expose la futilité des rapports humains dans une Angleterre où la survie dépend du pouvoir. Les Reines, œuvre sur les femmes et avec des femmes, parle pourtant du pouvoir des hommes et du monde masculin sans lequel elles n’existent pas25.
LA MORT DE LA DUCHESSE (dernier tableau)
[…]
La duchesse pose la couronne sur la tête et règne pendant dix secondes. Puis elle remet la couronne sur la tête d’Anne Warwick. [Anne vient d’épouser Richard III)
LA DUCHESSE D’York (moribonde)
Merci
Anne WARWICK
Si vous le voulez
Je peux vous la prêter encore
Quelques instants.
LA DUCHESSE D’york
Ce serait te l’usurper trop longtemps
J’ai régné dix secondes
Et j’ai vu ce que je voulais voir
Je me suis élevée
Sur le sort pitoyable du monde
Et j’ai eu le sentiment bref
De pouvoir le corriger
Dressée au point de trouver
Mon siècle minuscule26
32Ces vers conclusifs dénoncent, non sans ironie, l’État corrompu et précaire d’Angleterre, à l’instar de cette couronne posée sur la tête de la Duchesse qui se meurt. Elle n’est qu’un sombre diadème, oxymore affirmant que régner est éphémère, détenir le pouvoir un contre-privilège.
Conclusion
Les Reines (Christine Fersen/La Duchesse d’York – Martine Chevalier/La Reine Élisabeth). Dir. Joël Jouanneau. Comédie-Française, 1997.
© Comédie-Française/Ina.fr
33Les Reines ont valu à Chaurette d’être reconnu en France dans les années quatre-vingt dix. C’est le premier texte québécois à être entré au répertoire de la Comédie-Française en 1997, avec notamment Christine Fersen dans le rôle de la Duchesse d’York, Martine Chevallier dans celui de la reine Élisabeth, et Catherine Hiegel dans celui de la reine Marguerite (cf. photos ci-dessus). Plus récemment, Aude Ollier (Compagnie « Pourquoi Pas ? ») en a proposé une mise en scène à Paris (Théâtre de Ménilmontant/Théâtre Douze), ne cachant pas l’héritage shakespearien que porte la pièce de Chaurette. Elle écrit :
Prendre le point de vue de ces grandes Reines Shakespeariennes, ne plus les rendre spectatrices mais actrices de cette histoire grandiose et monstrueuse est le point le plus remarquable [des Reines]. C’est aussi un formidable cadeau d’auteur pour les comédiennes qui l’interprètent27.
34En choisissant Richard III (et non Othello par exemple), Chaurette, à l’instar de Howard Barker dans Gertrude–Le Cri ou de Toni Morrison dans Desdémone, donne la parole aux personnages soit silencieux, soit en retrait dans la pièce source. C’est une façon de donner vie au sous-texte ou à l’encre effacée sous le manuscrit original comme pour réaffirmer que l’acte d’écriture est inséparable du passé, qu’il est inévitablement la « réécriture » d’un autre.
35Dans le monde des Reines, la langue rythmée par une versification contraignante (si l’on conçoit que le retour à la ligne induit une diction hachée) donne le sentiment que le temps presse. Tout va très vite : « On passe de grands moments d’éclats et de folie absolue, ajoute Aude Ollier, à des instants de désespoir intense créant souvent des situations très comiques nées de l’absurdité de l’état des choses28. » Chaurette ne met pas en scène des personnages réalistes, pas plus que la langue de Shakespeare ne le laissait croire. Néanmoins, chacun de ces auteurs fait entendre des personnages qui existent, d’un côté par l’histoire qu’ils incarnent sur la scène, de l’autre par l’Histoire dont ils nous disent le caractère dérisoire.
36Si Les Reines nous détournent momentanément de Richard III puisqu’elles focalisent notre attention sur des femmes, alors que Shakespeare avait mit en exergue l’infamie de Richard, c’est cependant pour mieux nous y reconduire. Comment existaient ces femmes dans la pièce source ? Quelle était leur parole et que sont-elles devenues ? Ainsi, les deux textes se font échos, dialoguent ensemble et se complètent, selon leurs propres codes néanmoins. En cela, le terme de réécriture est peut-être inadéquat. Chaurette réinvestit le passé mais le formule différemment. La typologie, la progression de l’intrigue, les dramatis personae, le vocabulaire de sa pièce n’ont rien de commun avec la construction dramatique élaborée par Shakespeare qui « traverse » ni plus ni moins l’œuvre nouvelle.
37Le théâtre contemporain explore constamment le répertoire Renaissant comme pour commenter, sans les comparer, deux époques (hier et aujourd’hui) et montrer la permanence de leurs vices. Cela a contribué à nourrir le Théâtre de la Catastrophe de Howard Barker ou celui de la « Violence » d’Edward Bond chez lequel, plus encore que chez Chaurette, le théâtre – dont Shakespeare et Brecht constituent la source intarissable – est le lieu de la compréhension de l’humain. Bond mêle un parlé populaire et un langage lyrique pour revivifier la langue et saisir directement la conscience du spectateur. Le théâtre de Chaurette est moins politique. Pourtant, il invite aussi à repenser le théâtre de Shakespeare sans le dépouiller ni l’orner d’atours superflus, mais en écrivant « à travers » lui, laissant entendre un palimpseste de voix et de symboles. Ne l’affirme-t-il pas dans cette autre réécriture de Richard III où, jouant son propre rôle de « ré-écrivain », il note :
Rien de plus concret que la matière brute qui m’est donnée. Un texte de référence, le Arden, cette édition de base, cette restitution ardente qui donne à voir le texte original de Shakespeare comme si on tenait les rouleaux entre ses mains29.
Bibliographie
Chaurette, Normand, Comment tuer Shakespeare?, Montréal, Les presses de l’Université de Montréal, 2011.
Chaurette, Normand, Les Reines, Méméac, Actes Sud-Papiers, 1991.
Engélibert, Jean-Paul et Tran-Gervat, Yen-Maï (dir.), La Littérature dépliée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
Huffman, Shawn, « Manipulation: Phantom Limbs and Spectral Agency in Shakespeare’s Titus Andronicus and Normand Chaurette’s Les Reines », Modern Drama, Spring 47 (1), p. 66-87.
Ollier, Aude, Les Reines/Dans l’anarchie des ombrages, Dossier pédagogique/ Compagnie Pourquoi Pas?, 2011.
Riendeau, Pascal, « L’écriture comme exploration : Propos, envolées et digressions. Entretien avec Normand Chaurette », Voix et images, Littérature québecoise, 2000, Spring 25 (3[75]), p. 436-48.
Sarrasin, Nicolas, « Babel de Normand Chaurette », Voix et images, Littérature québecoise, 2000, Spring 25 (3[75]), p. 510-24.
Shakespeare, William, Richard III, ed. E.A.J. Honigmann, London, The New Penguin Shakespeare, 1968.
Sherlow, Lois, « Normand Chaurette’s Les Reines: Shakespeare and the Modern in the Alchemical Oven », in Diana Brydon ed.), Shakespeare in Canada: A World Elsewhere?, Toronto, University of Toronto, 2002, p. 353-70.
Liens:
http://www.babelio.com/auteur/Normand-Chaurette/24200/videos
Notes
1 Normand Chaurette, Comment tuer Shakespeare?, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011.
2 On se réfèrera notamment à l’ouvrage de Paul Engélibert et Yen-Maï Tran-Gervat, La Littérature dépliée – Reprise, répétition, réécriture, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008. Voir en particulier, p. 14-18.
3 J’emprunte volontairement ici l’intitulé métaphorique joliment trouvé de l’ouvrage collectif co-édité par Jean-Paul Engélibert et Yen-Maï Tran-Gervat, op. cit.
4 Dans sa mise en scène de Henry VI (TNB et en tournée, 2011-2014), Thomas Jolly scénographie la généalogie des rois d’Angleterre sur un grand drap blanc hissé à l’avant-scène, afin de guider le public dans sa compréhension de la pièce. C’est ainsi qu’apparaît clairement la légitime revendication du pouvoir par Richard III, descendant d’Édouard III Plantagenêt qui régna de 1327 à 1377 et dont le fils Richard II fut déposé par Henry IV Lancastre, ancêtre de Henry VI.
5 Dates de règne.
6 Les extraits en version originale sont issus de William Shakespeare, Richard III, ed. E.A.J. Honigmann, London, The New Penguin Shakespeare, 1968.
7 Pour l’ensemble de cet articles, les soulignements (gras) qui apparaisent dans les citations sont les miens.
8 Ces six femmes sont surlignées en gras dans le tableau généalogique ci-dessus.
9 Shawn Huffman, « Manipulation : Phantom Limbs and Spectral Agency in Shakespeare’s Titus Andronicus and Normand Chaurette’s Les Reines », Modern Drama, Spring 47 (1), p. 75.
10 Dans cette pièce, il est avéré que les scènes censées se dérouler hors-scène dans Hamlet sont montrées au grand jour dans Rosencrantz and Guildenstern are Dead.
11 Normand Chaurette, Les Reines, Méméac, Actes Sud-Papiers, 1991, p. 13.
12 LoisSherlow, « Normand Chaurette’s Les Reines: Shakespeare and the Modern in the Alchemical Oven », in Diana Brydon (ed.), Shakespeare in Canada: A World Elsewhere?, Toronto, University of Toronto, 2002, p. 367.
13 Normand Chaurette, Les Reines, op. cit., p. 13.
14 Paul Lefebvre, « Dans l’anarchie des ombrages », in Normand Chaurette, op. cit., p. 5.
15 Normand Chaurette, Les Reines, op. cit., p. 15.
16 Ibid., p. 25-26.
17 Ibid., p. 57.
18 Ibid., p. 91.
19 Ibid. , p. 49.
20 Ibid., p. 81.
21 Ibid., p. 92.
22 Ibid., p. 31.
23 Lois Sherlow, « Chaurette adopts the Tower as the link between history and Shakespeare […] », in op. cit., p. 366. Ma traduction.
24 Id. « Le Babil des reines » est le premier tableau de la pièce.
25 Chaque personnage de la pièce représente l’étape de la vie d’une femme (exemple : Anne Warwick dit avoir 12 ans ; Élisabeth vient d’accoucher ; La duchesse d’York a « cent » ans (p. 91). C’est uniquement par le titre de reine que la femme existe, c’est-à-dire par rapport à son époux. Cf. émission « La commedia della mattina », France Inter : http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=166977, 11 septembre 2011.
26 Normand Chaurette, Les Reines, op. cit., p. 92.
27 Aude Ollier, Les Reines/Dans l’anarchie des ombrages, Dossier pédagogique/ Compagnie Pourquoi Pas?, 2011, p. 5.
28 Id. Voir montage vidéo sur la mise en scène d’Aude Ollier sur :
29 Normand Chaurette, « I. Les Amants/Traduction de Richard III », Comment tuer Shakespeare?, op. cit., p. 59.