La quête de la théâtralité : les livrets d’Arrigo Boito d’après Shakespeare

Par Irina Possamai
Publication en ligne le 29 novembre 2014

Résumé

In our study of Arrigo Boito's Shakespeare-inspired libretti, we have shown that the processes of condensation and duality, meaning the creation of polarities, are devices used by the librettist - along with versification – as a way to make room for the music. In Boito's adaptations, condensation involves a dismantling and compression of the original Shakespearean work, considered to be « perfect ». Boito then rewrites the libretto, inserting poetic material, so as to crystallize emotion into lyrical and dramatic sections.
In operas with libretti by Boito, music effects the synthesis of a dialectical process, thus rendering the complexity of the Shakespearian universe. This third way, discovered a posteriori, is the result of a quest for theatricality by the three artists involved – Franco Faccio, Arigo Boito and Giuseppe Verdi. Shakespeare's dramatic work was the perfect starting point for such a project.

Dans l’étude des livrets d’Arrigo Boito d’après Shakespeare, nous avons montré que les phénomènes de condensation et de dualisme, c’est-à-dire de création des polarités, sont des techniques, à l’instar de sa versification, utilisées par le librettiste afin de permettre le déploiement de la musique. Dans les travaux d’adaptation de Boito, condensation signifie déconstruction, réduction à l’essentiel du modèle shakespearien de départ considéré comme « parfait ». Par la suite il re-compose le livret en introduisant des ajouts poétiques afin de cristalliser les émotions en sections lyriques et dramatiques.
Par conséquent, dans les opéras dont Boito écrit le livret, la musique opère la synthèse d’un procédé, en quelque sorte, dialectique en retrouvant ainsi la complexité de l’univers shakespearien. Cette troisième voie, trouvée a posteriori, est le résultat d’une quête de théâtralité qui anime les artistes qui nous occupent : Franco Faccio, Arrigo Boito et Giuseppe Verdi et l’œuvre dramatique de Shakespeare devient la source idéale pour ce projet.

Texte intégral

1Dans un article un article du Giornale della società del Quartetto (Journal de la société du Quartet) de 18651, Arrigo Boito énonce sa première hypothèse concernant l’adaptation du théâtre de William Shakespeare pour l’opéra. Parallèlement, il écrit le livret d’opéra Amleto, mis en musique par son fidèle ami et compagnon d’aventures juvéniles à Paris, le compositeur Franco Faccio et représenté le 30 mai 1865 à Gênes, au Théâtre Carlo Felice. Toujours à la même époque, Boito, à la fois poète, compositeur et critique musical, écrit le récit dramatique Re Orso (Roi Ours), truffé de citations et de références à l’œuvre de Shakespeare, notamment à The Merry Wives of Windsor (Les joyeuses commères de Windsor)et à The Merchant of Venise (Le marchand de Venise)2.

2Dans le cadre de la redécouverte romantique de son œuvre, l’auteur dramatique britannique est destiné à entrer, de plein droit, dans le répertoire de l’opéra italien. Cependant, Boito ne sait pas encore pourquoi. Une bonne intuition avant l'heure, peut-être :

Il melodramma è la grande attualità della musica, Shakespeare è la grande attualità del melodramma. [...] (Se oggi il melodramma s’attenta a toccar Shakespeare, è indizio sicuro che il melodramma è degno di Shakespeare) Le mélodrame est la grande actualité de la musique, Shakespeare est la grande actualité du mélodrame. [...] (Si aujourd’hui le mélodrame ose s’attaquer à Shakespeare, c’est le signe que le mélodrame est digne de Shakespeare)3.

3Dans notre étude non exhaustive des livrets d’Arrigo Boito d’après Shakespeare, nous allons montrer que l'adaptation procède par effets de condensation et de polarisation. On verra que ces effets ne sont que des techniques, à l’instar de sa versification, utilisés par le librettiste afin de permettre le déploiement de la musique. La musique lyrique, en effet, prend son origine dans des contrastes. Dans les travaux d’adaptation de Boito, condensation signifie déconstruction, réduction à l’essentiel du modèle de départ, et introduction d’ajouts poétiques afin de cristalliser les émotions en sections lyriques et dramatiques.

4 Par conséquent, dans les opéras dont Boito écrit le livret, la musique opère la synthèse d’un procédé, en quelque sorte, dialectique. Cette troisième voie, trouvée a posteriori, est le résultat d’une quête de théâtralité qui anime les artistes qui nous occupent : Franco Faccio, Arrigo Boito et Giuseppe Verdi. L’œuvre de Shakespeare devient la source idéale pour ce projet car son théâtre est universel et peut donc rapprocher le travail de nos auteurs. Au seizième et au dix-septième siècle les dramaturges affirment en fait que le monde est théâtre ou, inversement, que le théâtre est le monde. De façon anti-aristotélicienne, l’homme « de tous les jours » - comme dit Umberto Saba - aussi bien que le prince ou le Roi, avec tous leurs défauts et caractéristiques, deviennent les protagonistes des drames, tant chez Shakespeare que chez Boito-Verdi.

I. Shakespeare : un modèle parfait à déconstruire pour ensuite le recomposer

5Shakespeare, Faccio, Boito et Verdi : un auteur anglais et trois italiens, ces derniers liés par le fil indissoluble d’une profonde et durable amitié humaine et intellectuelle sous l’égide de la maison d’édition musicale Ricordi.

6Shakespeare tire continuellement son inspiration des nouvelles italiennes de Giovanni Boccaccio, de Luigi Groto, de Mattia Bandello et surtout de la nouvelle Il Moro di Venezia, tirée du recueil Hecatommiti (1565) de Giraldi Cinzio. Puis, de nouveau en Italie, à la fin du XIXe siècle, Shakespeare inspire la musique de Franco Faccio, compositeur scapigliato, ami intime d’Arrigo Boito, poète raffiné, élégant. On se souvient de leur séjour ensemble à Paris. Il inspire surtout la musique de Giuseppe Verdi, humble compositeur, d’une simplicité rurale qui allait marquer l’histoire de l’Italie pré-unitaire et même l’histoire de l’opéra mondial.

7Sur quoi repose la signification de la rencontre de ces personnalités diverses et éclectiques ? Les livrets d’après Shakespeare sont étudiés dans le contexte historique de la fin du XIXe siècle où l’opéra est adressé à une collectivité déterminée, réunie périodiquement dans un espace délimité. Le mélodrame italien accompagne d’abord une volonté politique de réunification puis de construction d’un état unitaire de la part de nos auteurs. Si la forme de l’opéra semble dualiste pour des raisons techniques, nous allons l’éclairer par la suite, la musique reconduit les polarités, la multiplicité des formes de la versification, en premier lieu à l’unité de l’opéra, puis aussi, de façon indissoluble, à la raison historique qui la détermine.  Mais comment s'approprier l'œuvre shakespearienne sans en trahir l'essence, et surtout le génie ?

8À propos d’Othello (1887), Boito écrit à Verdi, dans une lettre de 1880 :

Tutti sanno che l’Otello è un capolavoro grandissimo e nella sua grandezza perfetto. Questa perfezione deriva (Lei lo sa meglio di me) dalla portentosa armonia dell’insieme e dei particolari, dal profondo svisceramento dei caratteri, da quella logica rigorosissima e fatale che svolge tutti gli avvenimenti della tragedia, dal modo col quale sono osservate ed esposte tutte le passioni che vi agitano e sovra tutte la passione dominante. Tutte queste virtù concorrono a far d’Otello un capolavoro d’arte. Rittoccare (sic), anche in un punto solo, un’opera di tanta bellezza e sapienza non si può senza diminuirne la perfezione. Ora noi ne avremo diminuita la perfezione dal punto di vista psicologico come dal punto di vista dei fatti ed anche dal punto di vista dei caratteri, la tragedia non è più né così logica, né così intera, né cosi’ armonica, né così fatale come la volle Shakespeare. [...] Abbiamo voluto rittoccare (sic) la Perfezione e l’abbiamo distrutta. Questo è il ragionamento del critico ed è giusto. Ma un melodramma non è un dramma, la nostra arte vive d’elementi ignoti alla tragedia parlata. L’ambiente distrutto si può crearlo da capo, otto battute bastano a far rivivere un sentimento, un ritmo può ricomporre un carattere ; la musica è la più possente delle arti, ha una logica sua propria, più rapida, più libera della logica del pensiero parlato e più eloquente assai4.

9Shakespeare se révèle être un géant pour Boito, il est même un modèle encombrant à cause de sa perfection. Il le souligne, à plusieurs reprises, dans sa correspondance, très dense, avec Giuseppe Verdi. Cependant, paradoxalement l’œuvre de Shakespeare étant « parfaite », elle est la seule en mesure de coïncider parfaitement avec les ambitions inconscientes (mais reconnues par Boito) du maître Verdi. Tout en reconnaissant la grande valeur de Shakespeare, les « héritiers » méditerranéens ne veulent pas faire moins que leur prédécesseur. La compétition est ouverte et le sublime se prépare. Au terme de la lutte héroïque, titanesque, comme une gigantomachie, les fils (Boito-Verdi) vont égaler le Père (Shakespeare) en lui accordant sa place sur la scène de l’opéra. Mais cette sublimité ne va pas sans angoisse car il ne suffit pas de tuer le Père : il convient encore de prendre sa place et de s'engendrer ainsi comme père de son propre père5.

10En 1881, Boito a compris que Verdi, parvenu au sommet de sa carrière musicale, et ayant toujours valorisé la théâtralité dans ses opéras, doit se confronter, de nouveau, au génie théâtral shakespearien. En 1847, Verdi avait composé la musique pour Macbeth, un opéra sombre, sanguinaire et inéluctable, voué à l’échec lors de sa création et auquel seul le vingtième siècle va reconnaître sa pleine valeur expérimentale. La cause en est peut-être un manque d’affranchissement du modèle de départ, tant de la part du librettiste que du compositeur.

11Le romantisme a redécouvert Shakespeare. Rappelons-le, à cette époque en Italie il était nécessaire d'« emprunter » de l’étranger pour renouveler le théâtre, tout en gardant, paradoxalement, la suprématie de la culture italienne dans le domaine lyrique. Boito l’avait déjà anticipé en 1865 dans l’article que nous avons cité en introduction.

12Mais Verdi n’a pas réussi à réaliser son désir de composer King Lear (Le roi Lear) par lui même. Il le garde dans son tiroir depuis des années. Les dons littéraires et poétiques de Boito vont permettre à Verdi non seulement d’approcher de nouveau Shakespeare, mais d’aller jusqu’au bout de la confrontation avec lui. L’écriture poétique raffinée et expérimentale de Boito, au service dévoué de la musique de Verdi, peut rejoindre la perfection de l’auteur anglais et satisfaire, enfin, les auteurs de leurs adaptations.

13Boito a le sentiment d’avoir décomposé, « détruit » l’œuvre originale de Shakespeare mais il est question ici de la nécessité intrinsèque du livret d’opéra. « En quelques répliques », le librettiste peut récréer le sentiment et le rythme d’une scène dramatique. La musique va, par la suite, recomposer, reconstituer la multiplicité et la complexité du texte shakespearien.

14En se répondant mutuellement, Othello et Falstaff (1893) sont des exemples éloquents à cet égard. Les personnages d’Othello et de Mr Ford, époux de Mme Alice Ford dans Falstaff, touts les deux voix de baryton, sont « poursuivis » par le thème de la jalousie. Le compositeur, lors de leur première représentation, accorde les deux rôles à son acteur fétiche Victor Maurel. Dans les deux cas, les femmes étant innocentes, la jalousie n’a pas de raison d’être et la musique peut déployer ses précieuses tromperies. Comme Verdi avait l’habitude de le faire, la musique anticipe et éclaire les contenus de l’œuvre.

15À propos de Falstaff, tiré des Joyeuses commères de Windsor etd’Henry IV, Boito montre la même attitude révérencieuse face au modèle. Dans une lettre au Maestro (c’est ainsi que Boito s’adresse constamment à Verdi), Boito qualifie l’œuvre de Shakespeare d’« enorme melarancia » (énorme cédrat) ; par conséquent son travail d’adaptation doit condenser le sujet. En d’autres termes, il s’agit d’une entreprise angoissante.

16Pour lui, il est « difficile, difficile, difficile» de retrouver la clarté absolue, l’attitude communicative et la veine comique de Shakespeare, qu’il a comme objectif de rendre « facile, facile, facile6. »

17Boito réussit à retrouver ces caractéristiques, en souhaitant parallèlement inscrire son œuvre dans la perspective historique qui caractérise le travail de Verdi à la fin du XIXe siècle. Il sait également que, par son élan vital, elle est susceptible d’influencer positivement les contemporains de Milan qui peuvent s’identifier aux personnages de cet opéra, Falstaff.7 Il est en effet nécessaire d’insuffler des éclats de lumière et de joyeuses énergies aux citadins de ce petit milieu « bourgeois », standardisé (et obscurci peut-être) par des clichés et des habitudes bien-pensants. En d’autres termes, il est nécessaire de « soigner » la société par le mouvement artistique, par l’évènement lyrique et par le sublime dont il est porteur.

II. Condensation et dualisme au service de la musique

18Dans une lettre adressée au maître Verdi, Giulio Ricordi, l’éditeur milanais, ami à la fois du librettiste et du compositeur, définit l’œuvre de Boito comme un travail de condensation : « Boito spera d’aver seguito fedelmente e condensati i concetti di Shakespeare : e si lusinga ottenere la di lei approvazione8 » (Boito pense avoir fidèlement suivi et condensé les concepts de Shakespeare : et il compte bien obtenir votre approbation). Ricordi est à l’origine et soutient, dès le début, la collaboration artistique de Boito avec Verdi.

19Le processus d’adaptation-condensation s'articule en quelques principes : regroupement des personnages, concentration de l'action, réduction des répliques, simplification psychologique et création de polarités.

20Ces principes sont à l'œuvre dans l'adaptation de The Merry Wives of Windsor. Dans la pièce originale, Ann Page voudrait épouser Fenton mais elle se heurte à l’opposition de son père qui veut la marier à Slender, comme à celle de sa mère qui veut lui faire épouser le docteur Caius. Dans le livret, en revanche, seul le père de Nannetta (qui correspond, dans le drame, à Ann, la fille de Meg Page) veut la marier à Caius et, unies en un même bloc, les femmes (Alice Ford, Meg Page et Mrs Quickly) s’emploient à aider les jeunes (Nannetta et Fenton) à imposer leur union. Verdi divise les personnages en deux camps : les hommes d’un côté et les jeunes aidés des femmes de l’autre. Par ce changement de perspective, dans le livret de Boito « les femmes deviennent le moteur de l’intrigue, ce sont elles qui mettent en place les farces, qui échafaudent les ruses destinées à contrecarrer les projets de Mr Ford et mettent en scène la fantasmagorie finale, ce sont elles qui, comme le disait Verdi, font bouillir la marmite et qui bernent Falstaff mais aussi Ford et Caius9. » Au prix de quelques infidélités à Shakespeare, on assiste, dans le livret, au triomphe éclatant et vivifiant de l’univers féminin.

21Dans les opéras de Boito-Verdi, la condensation par tableaux sert essentiellement à cristalliser les émotions en sections lyriques et dramatiques afin de laisser un espace vide pour la musique10. Les formes aptes à tisser le temps de la musique avec l’espace du théâtre peuvent être résumées ainsi : premièrement le Duo, le plus souvent constitué d’une voix de femme et d’une voix d’homme, puis les chœurs des femmes et les chœurs d’hommes, des jeunes et des vieux, alternant parfois avec un solo, représentant ainsi le collectif et l’individuel. Boito-Verdi structurent enfin leur opéra en sections dramatiques, plus dialogiques et en sections lyriques, plus poétiques (car elles sont en vers) afin d’alterner savamment action et mélodie, penchant dramatique et penchant poétique. La musique peut alors se déployer et conférer à l'œuvre une tonalité nouvelle.

22Dans le livret de Falstaff, Boito recompose le sujet shakespearien, comique et profane, en choisissant un fond musical chargé d’un héritage sacré. Le mélisme continu de l’opéra est traversé par la tradition de la musique sacrée. Les tons du grégorien, des psaumes chantés, notamment de Palestrina que Verdi apprécie, ainsi que des réminiscences des chœurs luthériens, tissent cette partition drôle et légère. Il est question ici de « ruiner les vérités sacrées11» plutôt que d’avancer à rebours. « Torniamo all’antico e sarà un progresso » (Revenons à l’antique et ce sera un progrès) - souligne Verdi à l’inverse. C’est ce travail de remodelage qui permet enfin de qualifier Falstaff de comédie lyrique12.

23L’exemple d’Othello est également éloquent car il possède à lui seul toutes les caractéristiques de l’opéra italien. Pour le dire autrement, Othello de Shakespeare est a priori un drame dans ce style.

24Iago était le titre qu’à l’origine Boito avait imaginé pour Othello mais ne voulant pas se cacher derrière un titre nouveau, il opte pour celui que Rossini avait utilisé pour son propre opéra, voulant éviter des commentaires du type : « tant qu’à plagier Rossini, autant choisir le même titre ». Boito et Verdi refusent le sentimentalisme mou de leurs prédécesseurs, Rossini notamment, concerné principalement par le propos amoureux, voire subjugué par la passion, en s’efforçant d’être fidèle au modèle shakespearien13.

25Dans le livret de Boito, en revanche, l’intrigue tourne autour du trio, qui forme une sorte de triptyque : Iago, Othello et Desdemone (ténor, baryton et soprano). Le librettiste opère un véritable travail d’épuration du drame grâce auquel le protagoniste principal devient Iago qui provoque l’effondrement du héros, Othello. Boito accorde en effet au traitre beaucoup d’importance, notamment à son Credo méphistophélique. On se souvient que l’élaboration d’Otello suit la création par couches du Mefistofele (1868, 1875), texte et musique du même Boito14. Dans cette optique, Boito supprime l’acte I de Shakespeare.

26La profession de foi de Iago est absolument exagérée, elle vise au spectaculaire. Chez Shakespeare nous ne retrouvons pas cet aveu, cette adhésion totale au mal, qui, dans l’opéra, fait de Iago l’acteur principal du drame. De Shakespeare, Boito conserve l’extraordinaire intelligence et modernité du personnage, sa capacité à planifier la vengeance « froide ». Il sait attendre l’instant propice pour son forfait. Sa vengeance est lente et inexorable. Sa méchanceté est autoréflexive, c’est-à-dire que Iago contemple constamment son travail de sape, jour après jour. Il se délecte d’avoir tissé une toile d’araignée pour Othello.

27Le plaisir de la machination diabolique prévaut sur la fin inévitable, sur l’aboutissement néfaste de la tragédie. On pourrait même dire que, à la fois chez Boito et chez Shakespeare, la pensée de la machination opère avant la pensée tragique. Au demeurant, la tragédie doit, finalement, s’accomplir tout de même et à ce stade les deux auteurs se distinguent. Boito accélère la fin, il condense les répliques d’Emilia (la femme de Iago) car le drame entier a préparé tragiquement sa conclusion, alors que Shakespeare prend son temps et laisse, durant quelques pages, le spectateur dans l’attente du dévoilement de la machination orchestrée par Iago.

28Le spectateur est transporté par le flux de l’histoire et la machination diabolique, parfaitement structurée, lui apparaît paradoxalement spontanée, naïve en quelque sorte. A ce stade, Iago nous rappelle les personnages de Barnaba dans la Gioconda de Boito-Ponchielli (Venise, 1876) ainsi que de Scarpia dans Tosca de Giacosa, Illica et Puccini (Paris, 1887). Lorsqu’il s’apprête à instiguer Tosca, à « instiller » la jalousie dans la diva, Scarpia chante : « Iago aveva un fazzoletto, io un ventaglio » (Iago avait un mouchoir, moi j’ai un éventail)15. Quand le thème de la jalousie revient hanter la scène de l’opéra du XIXe siècle, la référence à Othello devient explicite.

29Le Credo de Iago, en vers sans rimes, s’oppose, sur le plan dramatique, à l’Ave Maria, une véritable prière de Desdemone en vers septénaires. Ce sont des ajouts poétiques (et donc mélodiques), des sections lyriques de Boito qui ne dérivent pas de Shakespeare. Desdemone incarne ainsi la poésie lyrique et la tradition musicale, à l’instar de la musique sacrée présente comme fond sonore dans Falstaff. Ce faisant, Boito met en place un chiasme structurel : Desdemone, Iago et Credo, Ave Maria. Le miroir du théâtre dédouble et renverse la signification de la prière traditionnelle. Il est question ici d’un exemple significatif du dualisme structurant de Boito, en accord avec ses schémas de versification. Boito cherche continuellement à fixer des polarités que la musique vise à recomposer, tout en condensant les scènes présentes dans le modèle de départ. Dans un poème de jeunesse, Dualisme, Boito avait représenté un ange poussé à tomber et un Diable entendant monter, comme si le but de la poésie était pour lui celui de maintenir une tension, de tirer une corde.

30Cependant, en esquissant sa Desdemone, femme-ange de nature stilnoviste, Boito ne tient pas compte de toutes les nuances (parfois contradictoires) dont Shakespeare l’avait dotée, nuances qu’au contraire Pier Paolo Pasolini a bien saisies dans son court-métrage inspiré d’Othello de 1966, Che cosa sono le nuvole ? (Que sont les nuages ?) interprété avec force et violence par Laura Betti. Dans ce film, les spectateurs envahissent la scène en montant sur le plateau, et se battent pour défendre la femme contre la furie de son époux aveuglé par la jalousie.

III. La question de la théâtralité

31Verdi écrit à Boito : « Perdoni l’eresia ; io credo che in teatro, come nei Maestri è lodevole talvolta il talento di non far musica, e di saper s’effacer ; così nei poeti è meglio qualche volta più del bel verso, la parola evidente scenica » (Pardon pour l’hérésie mais je crois que, au théâtre comme chez les compositeurs, on admire le talent de savoir s’effacer ;de mêmechez les poètes, il vaut mieux parfois le mot le plus juste que le plus beau vers)16.Boito répond : « Mi accordo con lei, caro Maestro, pienamente, intorno alla teoria del sacrificare, quando occorra, l’eufonia del verso e della musica alla efficacia dell’accento dramatico (sic) e della verità scenica. » (Je partage tout-à-fait votre avis, cher Maître, concernant la théorie de sacrifier, lorsqu’il le faut, l’euphonie du vers et de la musique en faveur de l’efficacité de l’accent dramatique et de la vérité scénique17 ).

32Shakespeare, Boito et Verdi : le théâtre, les sections dramatiques avant tout. Si c’est à la musique qu’est confiée la tâche de reconstituer les facettes du texte dramatique shakespearien, c’est que Verdi a su saisir les composantes de la théâtralité boitienne.

33On retrouve avant tout une présence significative des chœurs, en accord avec un concept de théâtralité grecque tragique, et de fréquents coups de théâtre ainsi que des effets-surprise musicaux, comme dans l’opéra baroque, afin de solliciter et d’émouvoir les spectateurs. De plus, Verdi considère qu’il faut la suprématie des voix sur l’orchestration dans l’esprit d’un a priori de dramaturgie musicale.

34Il accorde enfin une attention constante au public contemporain car l’opéra de Verdi appartient à la sphère publique pour des raisons politiques, Verdi ayant toujours un propos d’engagement dans la société.

35Ce faisant, Verdi retrouve les nuances psychologiques des personnages de Shakespeare et recrée la multiplicité du réel, l’universalisme dont le théâtre du monde était le porteur et aussi le miroir parfait.

36Verdi lit et relit à plusieurs reprises l’œuvre de Shakespeare en composant sa musique au regard des livrets de Boito, des traductions italiennes de son ami et collaborateur Andrea Maffei (1968) et de l’homme politique Carlo Rusconi (1938), alors que Boito n’avait utilisé que la traduction française (1860) de François-Victor Hugo, hormis quelques brefs passages18. Sa femme Giuseppina Strepponi l’aide énormément car ni Verdi ni Boito ne parlent anglais. C’est pourquoi Falstaff peut conclure brillamment la parabole existentielle et artistique de Verdi sous l’égide du jeu phonique, méta-théâtral et d’une simple et débordante allégresse.

37Le livret d’opéra, par définition, ne peut pas inscrire la totalité du monde ; seul Shakespeare peut affirmer que « All the world is a stage and all men and all women merely players. » (« Le monde entier est un théâtre et tous les hommes, et toutes les femmes ne sont que des acteurs »)19.

38Le drame shakespearien n’est pas le mélodrame italien. Boito doit écrire pour son maître Verdi un texte profondément « troué », pour citer la définition d’Anne Ubersfeld20. Le livret est d’abord le squelette littéraire d’une partition, puis la trace pour une mise en scène potentielle. Un pré-pré-texte. Le travail de Boito demeure ainsi un énorme travail de condensation, parfaitement structuré à partir d’une logique dualiste du traitement du sujet, un travail de […] réduction à l’essentiel du modèle dramatique de départ, tout en utilisant de nombreuses techniques de versification et des jeux phoniques. Le librettiste est un humble artisan qui manie et remanie la matière littéraire, qui corrige, suggère, transforme le texte pour le compositeur, ce dont témoigne à plusieurs reprises la dense correspondance Boito-Verdi21. « Se gli verrà richiesto dal Maestro, Boito scrive che muterà i versi “subito con gioia” e saprà lavorare per lui. »(« Si cela lui est demandé par le Maestro, Boito écrit qu’il changera les phrases “tout de suite avec joie” et qu’il saura travailler pour lui »)22.

39Lorsque Boito travaille avec Verdi, il conçoit forcement un traitement synthétique du sujet (et non analytique, narratif comme le faisait Wagner). S’il interpelle sans cesse Shakespeare, c’est en raison de sa quête perpétuelle de théâtralité : exaltation des élans passionnels et des extrêmes, production de contrastes, de « sauts » dramaturgiques et, enfin, sens de l’humour. Dans le va-et-vient de l’Italie à l’Angleterre et vice-versa de Boito-Verdi, Shakespeare est le terme moyen.

40Pour conclure, Shakespeare représente également une occasion de renouveler le répertoire lyrique italien et de mener à bien, finalement, la quête de théâtralité dans une perspective totalement européenne, pour laquelle, d’ailleurs, les deux artistes Boito et Verdi ont assidument travaillé tout au long de leur vie.

41Après Othello et Falstaff de Boito-Verdi, notre regard sur l’œuvre de Shakespeare n’est plus le même, il a définitivement changé. La preuve en est que, outre le succès durable de ces opéras, Othello et Falstaff sont devenus des sujets importants d’adaptation théâtrale et cinématographique contemporains.

Notes

1 Cf. Piero Nardi, Vita di Arrigo Boito, Milan, A. Mondadori, 1942, p. 179.

2 Cf. Irina Possamai, Arrigo Boito librettiste in fieri dans Re Orso, in Françoise Decroisette (dir.), Le livret d’opéra œuvre littéraire?, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2010, p. 253-272. Dans le sillage de Re Orso, nous avons étudié les livrets d’Arrigo Boito d’après Shakespeare. Cependant, notre curiosité intellectuelle et notre attachement à l’auteur n’ont pas pu tenir compte, de façon exhaustive, de l’énorme bibliographie à ce sujet.

3 Piero Nardi, op. cit., p. 179.

4 Giuseppe Verdi-Arrigo Boito, Carteggio, a cura di Mario Medici e Marcello Conati, vol. 1, Parma, « La Nazionale », 1978, p. 5. « Tout le monde sait qu’Othello est un immense chef d’œuvre, parfait dans sa grandeur. Cette perfection découle (vous le savez mieux que moi) de la prodigieuse harmonie de l’ensemble et des parties, de la profondeur des caractères, de cette logique rigoureuse et fatale qui développe tous les évènements de la tragédie, de la façon dont sont observées et exposées toutes les passions qui nous agitent, et par-dessus toutes la passion dominante. Toutes ces qualités concourent à faire d’Othello un chef d’œuvre. On ne peut, sans en altérer la perfection, retoucher, même si peu que ce soit, une œuvre de tant de beauté et de sagesse. Or, c’est ce que nous avons fait, du point de vue psychologique comme du point de vue des faits et même du point de vue des caractères; la tragédie n’est plus aussi logique, aussi entière, aussi harmonieuse, aussi fatale, que le voulait Shakespeare. Nous avons voulu retoucher la perfection et nous l’avons détruite. C’est ainsi que raisonne la critique et c’est vrai. Mais un mélodrame n’est pas un drame, notre art vit d’éléments étrangers à la tragédie parlée. On peut redonner vie à ce qui est détruit : huit mesures suffisent pour faire revivre un sentiment, un rythme peut recomposer un caractère; la musique est le plus puissant des arts, il a une logique propre, plus rapide, plus libre que la logique du parler et plus éloquente aussi.»

5 Cf. Harold Bloom , L’angoscia dell’influenza. Una teoria della poesia, Milan, Feltrinelli, 1983.

6 « Nei primi giorni ero disperato. Schizzare i tipi con pochi segni; mover l’intrigo, estrarre tutto il sugo di quella enorme melarancia shakespeariana senza che nel piccolo bicchiere guizzino i semi inutili, scrivere colorito e chiaro e corto, delineare la pianta musicale della scena affinché ne risulti una unità organica che sia un pezzo di musica e non lo sia, far vivere l’allegra commedia da cima a fondo, farla vivere d’un’allegria naturale e comunicativa é difficile, difficile, difficile ma bisogna che sembri facile, facile, facile » (Giuseppe Verdi-Arrigo Boito, Carteggio, op. cit., p. 155). « Les premiers jours, j’étais désespéré. Esquisser les types en peu de signes, faire bouger l’intrigue, extraire tout le jus de cet énorme cédrat shakespearien sans que dans le petit verre tombent les pépins inutiles, faire coloré, clair et court, délimiter le plan musical de la scène afin qu’il en résulte une unité organique qui soit un morceau de musique et qui ne le soit pas, faire vivre la joyeuse comédie de fond en comble, la faire vivre d’une allégresse naturelle et communicative est difficile, difficile, difficile mais il faut que cela semble facile, facile, facile ».

7 « I nostri buoni milanesi sono diventati oramai tutti cittadini di Windsor e passano la loro vita all’albergo della Giarrettiera e in casa di Ford e nel Parco. Io non ricordo, e credo che non si sia visto mai, un’opera la quale abbia saputo penetrare come questa nello spirito e nel sangue di una popolazione. Da questa trasfusione di gioia , di forza, di verità, di luce, di salute intellettuale deve derivarne un gran bene all’arte ed al pubblico. Bisogna che questa cura rigeneratrice si estenda anche altrove e specialmente fra quei degeneratissimi romani di Roma. » « Nos bons milanais sont tous désormais devenus citadins de Windsor et passent leur vie à l’auberge de la Giarrettiera, dans la maison de Ford et dans le Parc. Je ne me rappelle pas, et je crois que ça ne s’est jamais vu, une œuvre  qui ait su pénétrer comme celle-là dans l’esprit et dans le sang d’une population. De cette transfusion de joie, de force, de vérité, de lumière, de santé intellectuelle doit dériver un grand bien pour l’art et pour le public. Il faut que cette cure régénératrice s’étende aussi ailleurs, et spécialement parmi ces Romains dégénérés de Rome. » (Giuseppe Verdi-Arrigo Boito, op. cit.,  p. 215).  

8 Cf. Marcello Conati, Verdi e Boito: preistoria di una collaborazione, in Giovanni Morelli (dir),  Arrigo Boito. Atti del convegno internazionale di studi dedicato al centocinquantesimo della nascita), Firenze, Olschki, 1994, p. 350.

9 Gilles De Van, Verdi, un théâtre en musique, Paris, Fayard, 1992, p. 175.

10 Ibid., p. 176-177.

11 Cf. Harold Bloom, Ruiner les vérités sacrées. Poésie et croyance de la bible à aujourd’hui, trad. fr. par Robert Davreu, Belval, Circé, (1988) 1999.

12 De plus, pendant la période qui suit la composition d’Othello et précède la composition de Falstaff, Verdi étudie la musique allemande, en particulier Beethoven et Schumann, ainsi que l’ancienne polyphonie sacrée et, après une décennie de travail, il compose finalement les Quattro pezzi sacri (Quatre chants sacrés), œuvrepubliée en 1898.

13 On peut lire, dans une lettre de Giuseppina Strepponi (actrice, compagne puis épouse du Maestro dans la seconde partie de sa vie, et qui fut très importante tant pour l'homme que pour le compositeur) que, lors d’une soirée qui réunissait Verdi, Faccio et Ricordi, la conversation roulait sur l’Othello de Rossini et sur la façon « nullement poétique et absolument pas shakespearienne » dont le marquis Berio avait tiré un livret du drame homonyme de Shakespeare. (Piero Nardi, op. cit., p. 461).

14 Ibid., p. 489.

15 Le vers n’apparaît pas dans les ébauches de Tosca (Victorien Sardou, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, musique de Giacomo Puccini, Tosca, sous la direction de Gabriella Biagi Ravenni, vol 1 et 2, Florence, Leo S. Olschki, 2005).

16 Giusppe Verdi-Arrigo Boito, Carteggio, op. cit., p. 32.

17 Ibid., p. 32.

18 La traduction de Michele Leoni d’Othello (Firenze, Alauzet, 1814) n’est pas mentionnée dans sa correspondance.

19 William Shakespeare, Comme il vous plaira (As you like it), Paris, Librairie Générale Française, 2003.

20 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, II, III, Paris, Belin, 1996.

21 Giuseppe Verdi-Arrigo Boito, op. cit., 1978, p. 14-15.

22 Ibid., p. 73.

Pour citer ce document

Par Irina Possamai, «La quête de la théâtralité : les livrets d’Arrigo Boito d’après Shakespeare», Shakespeare en devenir [En ligne], N°8 - 2014, Shakespeare en devenir, Appropriations italiennes de Shakespeare, mis à jour le : 29/11/2014, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=759.

Quelques mots à propos de :  Irina Possamai

Irina Possamai est diplômée en arts du spectacle de l’Université de Venise et docteur de l’Université Paris 8. Sa thèse portait sur la théâtralité dans les tragédies de Pier Paolo Pasolini. Elle a publié de nombreux articles sur le théâtre, l’opéra et la poésie contemporaine. Elle a travaillé sur l’écriture lyrique d’Arrigo Boito (Re Orso) et co-organisé avec Nadia Setti un colloque sur les Réécritures de Médée.Associant recherche et création, elle a écrit en édition bilingue pour le composit ...