La transmutation du tragique de King Lear dans A Thousand Acres1 de Jane Smiley : échos et écarts signifiants

Par Catherine Mari
Publication en ligne le 12 janvier 2007

Résumé

A Thousand Acres by Jane Smiley borrows characteristic structural elements from the plot of King Lear. The father’s legacy to his three daughters at the beginning of the novel (a legacy which is a catalyst of the gradual disintegration of the family), then the apocalyptic storm in the middle of the novel (a time of crisis and unveiling which also marks the father’s lapse into senility), and finally the accidental blindness, which strikes his friend and neighbor, all three elements unequivocally refer to the unfolding of the tragedy of King Lear’s. Moreover, the novel is based upon a similar cast of the characters and a double plot whose strands are interwoven. The hypotext, which is immediately identifiable, orientates the reader’s horizon of expectation: its tragic strength suffuses Jane Smiley’s novel. As in a tragedy, the reader is emotionally involved in the dramatic intensity of the text. The extreme concentration of the setting, which furthermore is often described as timeless, enhances the tragic dimension of the novel. The reader is also struck by the unusual coexistence of the literal and the metaphorical, theoretically incongruous with the requirements of realistic writing. As in King Lear, the central motifs (power, violence, greed, jealousy...) are intensified by systematically recurrent imagery which for instance equates watching with asserting power. However, in spite of the unmistakable echoes between narrative elements, the tragic is transmuted in the novel. The Shakespearean hypotext is blatantly distanced when the reader discovers that, the hamartia, which is after all minor in King Lear, is an unnatural fault (perpetrated by the father) in Jane Smiley’s novel where it constitutes a stunning paralipsis. The reader is thus led to readjust radically (and retroactively) the reading grid implied by the hypotext, a grid according to which Lear is a victim whose suffering induces compassion, and which therefore appears at complete odds with A Thousand Acres. The very ease of the reader’s “re-cognition” of the original seems integral to Smiley’s writing strategy as does the surprise entailed by the sudden rupture of his/her expectation by irony. The fluctuation of the distance between Shakespeare’s play and its contemporary avatar results in the blurring of meaning and precludes any univocal interpretation. Besides, the tragic undergoes a profound transmutation in the novel where the fault, even when named, remains wrapped in silence. Instead of King Lear’s sudden and spectacular downfall, the reader is witness to a stealthy and ineluctable disintegration which leads to the total implosion of the family whose memory is only kept alive by the eldest sister’s (Ginny’s) narrative. By entrusting one of the two victims with the narration, the novel proves not quite as dark as the play. By handling the narrative, the protagonist learns to see or at least gradually ‘unlearns’ the Law of the father and, in spite of indelible wounds, can at least survive.

Texte intégral

1Récit de la désintégration progressive d’une famille dans une communauté agricole de l’Iowa dans les années 1980, A Thousand Acres présente d’étonnantes similitudes avec King Lear. Le roman de Jane Smiley transpose en effet des éléments structurels marquants qui renvoient sans équivoque au déroulement tragique de la pièce. S’ouvrant quasiment sur le legs de l’exploitation agricole du père, catalyseur de la dissolution des liens familiaux, ce roman inclut en milieu de récit un orage apocalyptique, moment de crise et de dévoilement qui marque aussi le basculement du père (Larry) dans la sénilité, et intègre également la cécité accidentelle qui frappe son voisin et meilleur ami (Harold). Immédiatement identifiable, l’hypotexte shakespearien oriente immanquablement la lecture ou, selon la terminologie de H. R. Jaus, il influe sur l’horizon d’attente du lecteur que la proximité évidente du texte de la pièce « dispose émotionnellement2 » à pénétrer dans un univers tragique. Il est en outre induit à appliquer la grille de lecture suggérée par l’hypotexte, grille qui fait de Lear une victime, « more sinned against than sinning3 » (III.2.60), dont la souffrance inspire la compassion. Toutefois, si les emprunts manifestes à la pièce de Shakespeare placent le roman sous le signe du tragique, l’interprétation de la pièce est, quant à elle, violemment bousculée lorsque le lecteur découvre que l’hamartia, somme toute bénigne dans King Lear, est une faute contre nature dans le roman de Jane Smiley. A Thousand Acres pose ainsi avec acuité la question de la nature du tragique ou, plus précisément, de l’effet produit par l’hypertrophie de la faute, autrement dit par le bouleversement des équilibres tragiques dans le roman.

2Pour tenter d’apporter une réponse à cette question, nous nous efforcerons dans un premier temps de préciser comment le tragique est mis en œuvre dans le roman, en analysant les apports de King Lear (ou plus généralement de la forme théâtrale) dans la mesure où ils contribuent à cette dimension ; puis, dans un deuxième temps, nous nous attacherons à l’étude des distorsions ironiques qui « rompent » l’attente du lecteur et produisent dans le roman une alchimie nouvelle qu’il nous appartiendra en dernier lieu d’interpréter.

3A Thousand Acres, de facture indéniablement réaliste, ne se contente pas d’une visée uniquement mimétique. Le roman, frayant avec la poésie de l’écriture théâtrale, fait usage du symbolique et ce, dès l’épigraphe qui constate une correspondance entre corps et paysage (« The body repeats the landscape. They are the source of each other and create each other4 »), orientant ainsi le lecteur vers un sens symbolique. De façon similaire, le premier chapitre5 précise la situation spatio-temporelle, mais les informations factuelles qu’il fournit, plutôt laconiques, sont immédiatement colorées par la subjectivité de la narratrice (qui présente la vision qu’elle avait du lieu à l’âge de huit ans).

4Ce lieu, central dans le roman et par ailleurs nettement délimité par les bâtiments de la ferme de son père et ceux de leurs deux voisins immédiats, concentre l’action avec l’économie du genre théâtral et contribue à l’intensité dramatique. Il est en outre décrit comme un lieu sans relief (« unquestionably flat », 3) et par conséquent dénué de spécificité propre, un lieu que rien ou presque ne distingue et qui n’ancre pas l’histoire trop profondément dans un réel singulier. Le lieu est nommé, mais il n’est jamais sujet à des descriptions concrètes et détaillées. Il n’invite donc pas à la visualisation et son imprécision fait écho à celle des lieux dans King Lear où le roi procède à un partage du royaume au flou impressionniste en se référant à une carte (I.1.36) avant tout symbolique. La narratrice souligne en revanche de façon insistante (141-142) le lien affectif très fort qui unit les fermiers au sol duquel ils vivent. Ses considérations, peu préoccupées d’effets de réel, sont avant tout des généralisations sur la fertilité de la terre et la convoitise qu’elle inspire : « Any field or farm was the emblem of some historic passion » (142). Elle éclaire pour le lecteur la signification du lieu, signification centrale comme le suggère le titre qui, s’éloignant du code réaliste, concentre le sens et constitue en fait l’actant principal du roman.

5Les correspondances avec le genre dramatique prennent aussi la forme de commentaires ponctuels mais récurrents que fait la narratrice, Ginny, sur l’action. Ces commentaires, intégrés aux scènes dialoguées ou simples observations qu’elle se fait à elle-même, l’investissent momentanément d’une fonction très proche de la fonction chorique. En effet, ils signalent chez elle une prescience de la catastrophe à venir et, comme dans une tragédie, constituent autant de jalons qui marquent la progression de la désintégration. En début de roman, lorsqu’elle analyse rétrospectivement la soirée qui a déclenché ce processus de désagrégation6, elle constate l’impossibilité de changer le cours des choses : « I’ve thought over every moment of that party time and time again, sifting for pointers, signals, ways of knowing how to do things differently from the way they got done. There were no clues » (13). Ce constat d’absence de signes précurseurs, et donc de toute explication rationnelle, évoque le sentiment de fatalité tragique. Plus loin, un commentaire apparemment anodin, qui fait implicitement référence à une harmonie qui n’est plus, attire néanmoins l’attention sur le fossé infranchissable qui s’est installé entre la narratrice et son père: le lecteur, alerté à demi-mot de la dégradation qui s’est produite entre le temps de la narration et le temps de l’histoire, est ainsi orienté vers une lecture tragique : « Now that I remembered that little girl and that young, running, man, I couldn’t imagine what had happened to them » (113). L’hypothèse tragique est aussi confirmée par des commentaires de forme proleptique lorsque Ginny pressent et annonce la désintégration prochaine. Comme le fou du roi Lear7, elle a conscience que la décision de son père ne va apporter que complications inextricables. Après le coup de téléphone de Caroline qui cherche à savoir si ses deux sœurs aînées Ginny et Rose ont signé les papiers avalisant le legs de la propriété et l’excluant de fait de l’héritage, Ginny dit à Jess avec des accents presque prophétiques – d’ailleurs mieux compris par le lecteur à la lumière de l’hypotexte shakespearien : « Remember this day. This is the day when everything I was worried about came to pass […] Just remember that I knew it all ahead of time » (107). Ses pressentiments, épousant aussi à l’occasion la terminologie de la tragédie, prennent des allures métadramatiques : elle remarque par exemple qu’elle ne s’accoutume pas au sentiment de danger qui plane, de catastrophe imminente (« imminent disaster », 153), ou encore constate, avec un détachement lucide à propos de l’exploitation familiale, que cette dernière est sur le point de tomber en miettes : « It’s going to fall apart, isn’t it? » (368).

6Le sentiment tragique provient également du recours fréquent et prolongé à des images qui se greffent en quelque sorte à la réalité et en intensifient le sens. En effet, loin de « refuser la confusion littéral/métaphorique », refus qui caractérise le mode réaliste selon Philippe Hamon8, le roman s’enrichit d’un réseau d’images qui prolongent le sens au-delà du littéral. L’amplification métaphorique, caractéristique du théâtre shakespearien et en théorie peu compatible avec le roman réaliste dont l’exigence de vraisemblance exclut le spectaculaire9, est pourtant un phénomène récurrent dans le roman de Jane Smiley. A Thousand Acres parvient à superposer, voire à fusionner éléments de la diégèse et sens symbolique, l’ajout d’un sens n’enfreignant jamais les limites du vraisemblable. Cette fusion est précisément facilitée par la présence en filigrane de l’hypotexte shakespearien. Le lecteur est en effet d’autant plus enclin à accepter de « suspendre son incrédulité » quant à la coexistence prolongée des niveaux littéral et métaphorique que cette forme d’écriture, propre au théâtre du dramaturge, lui est familière.

7La présence souterraine de l’eau est un indicateur clair de ce double niveau : à un niveau réaliste, elle est une contrainte majeure pour les fermiers tenus de drainer pour exploiter le sol, qui était à l’origine un vaste marécage, mais elle signale aussi l’existence d’un sens que l’on doit rechercher par-delà les apparences : « [It] taught me a lesson about what is below the level of the visible » (9). De plus, présentée comme élément mouvant par excellence, l’eau est synonyme d’instabilité et de menace : la fin du chapitre trois qui se conclut sur les mots « but the sea is still beneath our feet, and we walk on it » (16) ne laisse aucun doute quant à cette charge négative. Le sens symbolique est du reste tellement ancré que même lorsque le niveau littéral disparaît, l’imagerie de l’eau reste associée au danger. Évoquant la psychologie complexe de son père, la narratrice mentionne les « courants traîtres » (« treacherous undercurrents », 112, 223) qui la caractérisent. Le visage de ce dernier, dont l’autorité paralyse la narratrice et sa sœur, est un « océan noir » dans lequel les enfants redoutent de se noyer (233). La seule façon de survivre à son regard qui méduse au sens propre, c’est de le lui retourner : « You’ve got to stare back », dit Rose à sa sœur (233). Même littéralement, l’eau n’est jamais limpide dans le roman : celle de l’ancienne carrière où se baignaient les deux sœurs et où se suicide Pete, le mari de Rose, après avoir menacé Harold, le père de Jess, avec un fusil (310), est maintenant boueuse et trouble (« brown and murky », 266). La traîtrise de Rose (qui s’approprie Jess, pourtant devenu l’amant de sa sœur) démolit les certitudes de Ginny, et se traduit une fois encore par des images de liquide et de dissolution – « the past dissolved beneath my feet into something writhing and fluid, and at the center of it, the most changed thing of all, was Rose herself », 333).

8Les images du roman sont occasionnellement empruntées au répertoire du dramaturge. Comme dans King Lear10, les conditions atmosphériques sont le reflet de déchaînements intérieurs, de passions extrêmes ; dans A Thousand Acres, elles semblent même les exacerber : après le coup de téléphone de Caroline, Ginny est sidérée par la vague de colère (colère de son père et de ses sœurs) qu’a déclenchée le legs de l’exploitation. La chaleur pesante et l’aridité du vent semblent refléter cette colère, comme le suggère en tout cas l’enchaînement des phrases du récit de Ginny : « The wind and the high June sun were relentless. The two-foot corn plants […] looked bleached from the glare […]. I was dumbfounded at the anger that had sprung up around me in the last ten minutes » (106-107). Le mot « glare », utilisé pour une lumière crue et éblouissante, et dénotant également un regard plein de colère, sert de transition du sens littéral au sens métaphorique. La coexistence des deux niveaux est particulièrement manifeste à la fin du roman lorsque, de retour à la ferme après le procès intenté par Caroline et malgré la victoire apparente des sœurs aînées, le paysage apparaît aux deux sœurs atone, stérile et froid, en un mot éteint (354-355), comme si le déferlement des passions avait tout consumé.

9La dimension métaphorique intensifie ainsi notablement le tragique. Elle se construit non seulement de façon classique à partir d’éléments naturels, déclencheurs d’imaginaire, comme en témoigne l’œuvre de Gaston Bachelard, mais aussi à partir d’activités humaines usuelles, tel le jeu (qui se situe d’ailleurs par définition entre réel et virtuel). Au début du roman, les personnages de la jeune génération (les deux jeunes couples, Rose et son mari Pete, Ginny et Ty, ainsi que Jess) se réunissent tous les soirs pendant quinze jours et jouent avec passion au Monopoly11, qui apparaît comme un épitomé efficace de l’intrigue de King Lear dans la mesure où son but se résume à un partage de territoire suscitant calculs et ruses. La régularité quasi-rituelle des soirées consacrées à ce jeu et l’intérêt qu’il suscite montrent qu’il est pour les participants bien davantage qu’un simple divertissement. Sa signification transparaît clairement lorsque Ginny observe que le Monopoly a un effet grisant parce qu’il offre une pléthore de possibilités : « I wonder if there’s anyone who isn’t perked up by the sight of a Monopoly board, […] all the possibilities » (81). Image des possibles, ce jeu s’ouvre à l’expression des désirs des personnages, désirs jusque-là frustrés et bridés par l’autorité écrasante du père. L’empressement euphorique qu’il provoque reflète de toute évidence l’intention des personnages de mettre au plus vite à profit leur autonomie récemment acquise12 et fait écho, sur un mode mineur, à la hâte impitoyable de Goneril et Regan pressées de jouir du pouvoir de leur père au point de faire disparaître en un instant les derniers insignes de sa grandeur passée. À Lear, qui fait observer à ses filles qu’il leur a tout donné, Regan réplique avec une cruelle insolence qu’il était plus que temps de le faire13, puis, sans l’ombre d’un remords, toutes deux suppriment la suite du roi. Lorsqu’un soir, le jeu s’emballe au point que Ginny a du mal à contrôler la régularité de son déroulement, il apparaît comme une préfiguration de la détérioration inexorable qui définit le roman, ou encore comme une transition éphémère avant que les personnages ne soient happés et détruits par l’interaction de rivalités bien réelles. De façon significative, le jeu de Monopoly prend fin lorsque les deux sœurs apprennent, dans le journal, que leur jeune sœur Caroline s’est mariée (148), un camouflet ressenti comme une déclaration ouverte d’hostilité par Rose et Ginny qui lui ont servi de mère après le décès prématuré de celle-ci, suite à un cancer (149). Cette maladie, qui frappe la mère, puis sa fille cadette Rose, et qui évoque une progression sournoise et inéluctable, s’avère une image appropriée de la désagrégation des relations entre les membres de la famille et en particulier entre le père et ses filles. Pour la narratrice, il ne fait pas de doute que la corruption de la relation filiale a généré cette maladie qu’elle assimile à « the child of [Rose’s] union with Daddy » (349), dans une image brutale aux accents quasi-shakespeariens. Mais nous reviendrons sur ce point.

10Le niveau métaphorique vient aussi amplifier le thème central du roman (qui fait écho au thème central de King Lear), à savoir celui de l’autorité dont le père use et abuse ; autorité qui a marqué la narratrice, comme le suggère la forme même de ses propos lorsqu’elle se remémore la crainte que lui inspirait son père quand elle était enfant, dans un passage révélateur d’une dizaine de lignes en début de roman (19). Dans ce paragraphe, Ginny ne nomme pas le père ; elle esquive la nomination en faisant référence à lui par le biais plus distant et impersonnel du pronom « he/him » répété sans cesse, preuve de la place démesurée qu’il occupe dans son esprit. En outre, son incapacité à le regarder dans les yeux14 identifie sans équivoque regard et pouvoir. Même adultes, les deux sœurs subissent toujours l’emprise du père à qui, comme le note Ginny avec une pointe d’autodérision, il suffit de froncer le sourcil pour qu’elles courent dans tous les sens pour satisfaire ses désirs (111). Dans le roman, le regard n’est jamais rencontre de deux individualités, mais agression, affrontement, lutte de pouvoir : « my father’s look followed [the tractor driven by Ty] like the barrel of a rifle » (70). Le regard de Rose qui n’hésite pas à s’opposer ouvertement à son père est décrit, dans une étonnante synesthésie, comme « hurlant de rage et se ruant vers l’affrontement » (« roaring up to meet his », 71). Le regard est aussi mise à distance : le lecteur comprend que le mari de Ginny n’est plus rien pour elle lorsqu’elle le regarde avec un détachement à la fois littéral et total : « I stared at him from a long distance seeing his flat cheeks and square face […], the plain hopeful visage of a plain man » (154). De façon significative, la perte de la vue signifie la perte du pouvoir : les manipulations de Harold (le père de Jess), qui tient la dragée haute à ses fils et tente de les dresser l’un contre l’autre pour rester le maître du jeu, prennent fin lorsqu’il perd accidentellement la vue (251).

11Même les chiffres, qui participent incontestablement de l’effet de réel (et abondent dans le roman), se chargent progressivement d’une signification symbolique au fur et à mesure de leur répétition. Le chiffre « mille » en particulier apparaît de manière récurrente et exerce une fascination qui va bien au-delà de la quantité qu’il représente objectivement. Présent dans le titre qui le met en exergue, il apparaît à nouveau au premier chapitre sous forme de brève phrase nominale (« A Thousand Acres », 4), puis revient régulièrement au fil du roman15 où il est synonyme de réussite (« the round impressive number of a thousand acres », 48) pour laquelle on se sacrifie16 ou on sacrifie les autres. C’est en tout cas ce que laisse entendre le commentaire a posteriori de Ginny (à propos d’une propriété dont son père aurait fait l’acquisition pour une bouchée de pain) : « I wonder if it had really landed in his lap, or if there were moments of planning, of manipulation and using a man’s incompetence and poverty against him that soured the whole transaction » (145). On peut voir dans la conduite foncièrement individualiste du père un parallèle avec celle de Lear qui, dénué de tout, reconnaît avoir été d’une insensibilité coupable à la condition des miséreux quand il était roi (III.4.28-36).

12Dans le roman de Jane Smiley, la répétition du chiffre mille traduit une conception de la vie axée avant tout sur l’acquisition et la possession. Cette conception qui suppose que l’accomplissement de soi passe essentiellement par le fait de posséder est nécessairement délétère et illusoire. Cette illusion (principalement celle de Larry, mais aussi celle des autres personnages qu’elle a fini par contaminer) fait par ailleurs écho à celle, beaucoup plus pathétique, du roi Lear qui, rejeté par ses filles, finit en désespoir de cause par mesurer leur amour à l’aune du nombre de suivants qu’elles l’autorisent à garder, comme si l’amour pouvait se chiffrer: « I’ll go with thee : / », dit-il à Goneril, « Thy fifty yet doth double five-and- twenty, / And thou art twice her love » (II.4.256-258). Ironiquement, la poursuite d’un objectif quantifiable purement matérialiste devient aussi celle de la jeune génération : quand les enfants héritent, ils se laissent prendre à cet appât de la productivité, symbolisé dans le roman par l’utilisation de chiffres. Ainsi, décidant de se lancer dans l’élevage intensif de porcs, ils visent le nombre quatre mille, non seulement multiple de mille, mais aussi « the sort of number that gained the respect of your neighbours » (180). Le symbolisme du nombre mille est encore renforcé lorsque Ginny, quittant la ferme à la fin, demande mille dollars à son mari, Ty (357). Le choix d’une somme identique à la superficie de la propriété semble une façon d’exorciser le passé qui l’a meurtrie et, en quelque sorte, de solder symboliquement son compte pour repartir… à zéro.

13Finalement, le niveau métaphorique, quoique toujours rattaché fermement au réel, occupe une place remarquable dans le roman où il accentue sensiblement l’intensité dramatique.

14Les échos entre le roman et King Lear sont multiples ; toutefois, le roman ne peut être lu à la lumière de la pièce en raison de distorsions plus ou moins apparentes de l’original, distorsions qui interviennent à différents niveaux. Certes, l’établissement d’une correspondance entre les personnages de la pièce et ceux du roman est tentant, d’autant plus que les similitudes phonétiques entre prénoms (d’une œuvre à l’autre), véritables paronomases dans certains cas, ou dans d’autres, simple identité des initiales, semblent pointer dans cette direction. Larry (Cook), on l’a vu, renvoie à Lear, tandis que Caroline (la benjamine) évoque Cordelia et que Ginny (la narratrice et l’aînée) et Rose (la cadette) apparaissent les homologues de Goneril et de Regan. Toutefois, le clivage apparent de King Lear qui, au moins superficiellement, semble départager les personnages selon qu’ils représentent le bien ou le mal17, ne fonctionne pas dans le roman où les personnages, à la fois complexes et troubles, ne peuvent incarner des rôles aussi clairement définis.

15Le roman reprend des éléments caractéristiques, des idiosyncrasies des personnages de la pièce, mais ne les attribue pas forcément aux personnages d’origine : il procède en quelque sorte à une redistribution de ces éléments qui recompose, voire refonde les personnages en profondeur. L’ami de Larry, Harold, qui apparaît comme le pendant de Gloucester, n’est pas le vieillard jovial et crédule du début de la pièce, qui se range ensuite avec droiture aux côtés de Lear alors qu’il sait pertinemment les dangers d’une telle décision. Bien au contraire, il pratique sans vergogne sur ses fils l’art machiavélique de la manipulation et, par sa fourberie perverse, tient bien davantage d’Edmund. Si en public il simule la sottise, c’est pour mieux endormir la méfiance et agir à sa guise. À cet égard, l’analyse de Jess est éclairante : « All that foolishness is like a smokescreen. People let down their guard. […] he is cannier and smarter than he lets on, and in the slippage between what he looks like and what he is, there’s a lot of freedom » (117). Ironiquement, même Jess finit par se laisser berner, inversant ainsi les rôles par rapport à la pièce. En effet, Harold se joue si bien de son fils que ce dernier est convaincu d’être son préféré, mais, loin de changer son testament en sa faveur, son père l’humilie publiquement et le rejette, avec une froide cruauté digne d’Edmund18. Cette répudiation publique, brutale et inopinée, lors du repas de la paroisse, reproduit en outre la faute de Lear (exclusion de Cordelia) ; autrement dit, elle contribue à l’effet de brouillage et de distorsion de l’original shakespearien. De façon significative, Harold ne gagne pas en lucidité ou en humanité lorsqu’il perd accidentellement la vue. Cet accident tragique ne fait en aucun cas grandir le personnage ; transposé dans le roman de Jane Smiley, il reste une mutilation horrible et illustre simplement le non-sens de la vie.

16Jess, écorché vif comme Edmund, s’avère aux antipodes de ce personnage. En dépit de la symétrie des intrigues qui l’associe à Edmund, son honnêteté foncière le rend beaucoup plus proche de Gloucester (ou de Kent). Étranger à tout calcul, il a une dimension presque christique (Jess/Jesus ?) : non seulement il a beaucoup souffert19, mais il sait écouter et soigner. Ses liaisons successives avec Ginny, puis avec Rose, apparaissent en fait comme des thérapies, des leçons de vie qui viennent panser d’anciennes blessures qui ne sont pas cicatrisées. Il réveille chez elles le sentiment amoureux, comme Edmund éveille le désir de Goneril et Regan, à la différence près qu’Edmund le fait par calcul (les deux sœurs servant ses desseins de pouvoir). C’est un élément révélateur : il pratique une maïeutique efficace sur Ginny qu’il amène, à la manière d’un psychanalyste, à s’interroger sur elle-même et à fouiller le passé en quête de vérités occultées (133). Comme Edmund dans King Lear20, il réapparaît après une absence de plusieurs années et porte sur les choses un regard neuf, car extérieur, mais, à la différence d’Edmund, il cherche à aider ceux qui en ont besoin et non à tirer un profit égoïste de la situation. Comme son prédécesseur, Jess est indéniablement facteur de changement, mais le changement qu’il déclenche est positif ; on est loin des machinations d’Edmund qui précipitent la catastrophe. Comme l’observe Ginny, si Jess parvient à faire évoluer ceux qui l’entourent, c’est parce qu’il le fait avec candeur (qualité que l’on associe dans la pièce à Edgar) : « […] You’ve changed us all now. You’ve come along and just turned us all upside down, and it’s because you only do what you don’t know you’re doing » (173).  

17L’écart entre le personnage de la pièce et son avatar contemporain est aussi manifeste chez Caroline : analogue de Cordelia, elle n’a rien du désintéressement de cette dernière. Persuadée de son bon droit, elle est condescendante et montre une parfaite ingratitude à l’égard de ses sœurs qui l’ont élevée et lui ont donné la possibilité de faire sa vie loin de la ferme. Quant à Pete, le mari de Rose, il n’est qu’un pâle reflet de Cornouailles, dans le sens où le mal qu’il fait21 apparaît avant tout comme l’expression de la frustration profonde du personnage, et n’a rien de commun avec la barbarie du mari de Regan. Personnage faible aux aspirations artistiques contrariées, il retourne finalement sa violence contre lui-même. Son suicide brouille un peu plus les cartes par rapport à son supposé modèle shakespearien, car il l’apparente aussi dans une certaine mesure à Gloucester (266 ; 310). Seul Ty, le mari de Ginny, reste proche de son homologue le duc d’Albany dont il a le caractère égal et conciliant.

18Les ressemblances entre les personnages que nous venons d’analyser et leurs prédécesseurs dans King Lear restent donc dans l’ensemble superficielles, et sont souvent brouillées (dans le sens où elles sont attribuées pour ainsi dire « dans le désordre »). Leur présence dans le texte de Smiley constitue un rappel de l’hypotexte ainsi assimilé à une norme qui apparaît par contraste mise à distance et détournée.

19Toutefois, la distorsion de loin la plus criante concerne les personnages qui occupent un rôle central dans A Thousand Acres, à savoir Larry et ses deux filles aînées. Dans un chapitre essentiel, au cœur du roman22, le lecteur apprend que Ginny et Rose ont été régulièrement violées par leur père alors qu’elles étaient adolescentes. À la lumière de cette information tenue jusque-là secrète, le récit s’écarte brutalement de sa matrice théâtrale et, éclairant d’un jour nouveau les relations entre personnages, impose un réajustement radical de l’interprétation. Celle-ci, désormais en total porte à faux avec celle de King Lear, ne peut donc plus être simplement déplacée de la pièce au roman. Modification fondamentale de la structure tragique de la pièce, cet élément nouveau, qui place ces trois personnages au centre névralgique du roman, inverse les fonctions, faisant de la victime, « more sinned against than sinning », l’auteur d’une faute impardonnable, et donnant réciproquement le statut de victimes aux « furies dénaturées23 ». Paralipse24 surprenante qui omet un élément essentiel du récit, elle est rendue vraisemblable (sur un plan psychologique sinon narratif) par le fait que la narratrice, par un mécanisme d’auto-défense inconscient comparable à une amnésie partielle, a enfoui au plus profond d’elle-même l’insoutenable.

20L’énormité de l’hamartia concentre la responsabilité sur le père qui, ironiquement, n’aura pas à reconnaître sa faute. D’abord protégé par le silence de ses filles, il bascule, au moment où sa transgression est divulguée, dans une sénilité qui lui épargne les affres de l’anagnorèse. C’est Rose qui brise le silence lorsqu’elle se retrouve seule avec Ginny après le départ de Larry sous l’orage. Cette scène de dévoilement, qui fait pénétrer le lecteur dans les zones d’ombre des personnages, comme le suggère littéralement l’obscurité ambiante25, est justifiée par l’émotion intense des deux personnages féminins qui viennent, dans le chapitre précédent, de subir la furie irraisonnée de leur père qui est ensuite parti seul sous l’orage. Ce chapitre (chapitre 23) où éclate l’orage, semble au premier abord faire écho à la célèbre scène de King Lear à la fin de laquelle le roi, à la fois courroucé et profondément peiné, part seul affronter les éléments déchaînés (acte II, scène4). Le script du passage est en effet étonnamment fidèle à l’original, tout au moins en apparence, puisque comme dans la pièce, les deux sœurs, sommées par leur père d’écouter ses reproches, se donnent la réplique et lui tiennent tête à tour de rôle26. L’apparente surenchère verbale dans le passage rappelle la scène 4 de l’acte II dans laquelle les deux sœurs ingrates et dures réduisent l’une après l’autre à peau de chagrin les prérogatives du roi, et ce, en un rien de temps. Toutefois, la similitude entre les deux passages reste une simple similitude de construction : l’hypotexte original est en effet systématiquement déconstruit dans l’extrait de Jane Smiley. Le lecteur ne peut croire à la version de l’ingratitude que donne Larry (« I gave you everything, and I get nothing in return… », 196). En effet, la vérité de ses propos est infirmée à la fois par la disproportion des injures qu’il lance à Ginny27, par l’explosion de colère indignée de Rose, et finalement par la théâtralité même de la malédiction (« I curse you », 198) qui fait écho à celle de Lear28, mais qui apparaît singulièrement déplacée dans le contexte.

21Après le dévoilement de l’inceste, les échos de la pièce apparaissent encore plus nettement comme des distorsions ironiques qui soulignent l’écart d’avec l’original. Ainsi la tentative de Ginny d’empoisonner sa sœur (comme Goneril empoisonne Regan) ne peut véritablement être prise au sérieux (338) : on est loin de King Lear ou d’Hamlet et, de façon significative, cette tentative n’aboutit pas, les deux sœurs finissant même par se réconcilier. De la même façon, les propos incohérents de Larry au tribunal, à propos de la mort de Caroline et de son enterrement, apparaissent d’autant plus ironiques que c’est la seule qui tire son épingle du jeu, indemne : « Caroline’s dead… Have they buried her already? » (347). La question de Larry, totalement inappropriée au regard des circonstances, semble un écho lointain de la pièce, écho dont le sens s’est perdu et doit être réajusté : cet écart entre la réalité des faits et le commentaire qu’en donne son père est d’ailleurs tellement grotesque que Rose, ulcérée, est persuadée que son père simule la folie (« This is an act », 348), ce qu’elle ne peut accepter car elle attend qu’il lui demande pardon. Ironiquement, il n’y a pas de sens caché dans sa sénilité, pas de « raison dans la folie » (« reason in madness », IV.6.173), pour reprendre l’expression d’Edgar. Un peu après, l’intervention exagérément dramatique de Caroline, qui accuse ses sœurs de la faute commise avant elles par Goneril et Regan (« Sent him out in the storm », 350) sonne faux, un peu comme si elle transposait le rôle de ce personnage sans aucun souci du contexte.

22La souffrance, pourtant bien présente dans le roman, n’est donc pas là où le lecteur, se fiant à l’hypotexte shakespearien, aurait pu la croire : elle se dissimule sous la surface du texte et au plus profond des personnages (dans le cas de Ginny, mais aussi pour Rose dont le cancer traduit la détresse). C’est la présence même de ce non-dit, derrière la surface lissese protège la narratrice29, qui fait le décalage, l’écart avec King Lear. Loin de la pièce où les personnages, invectivant ciel et nature, hurlent leur douleur, A Thousand Acres représente une souffrance larvée qui ronge les personnages et n’émerge que tard dans le roman. Seuls quelques indices, que le lecteur décrypte rétrospectivement, signalent la présence du non-dit. Quand Ginny remarque, une fois qu’elle se retrouve seule avec Rose après la scène (dans les deux sens du terme) de leur père au chapitre 23, qu’il faudrait qu’elles « en » parlent – « It was clear that we would have to talk about it » (201) – le pronom « it », curieusement, ne renvoie à rien de précis, et le flottement causé par l’absence de référent est signifiant. L’ironie, que seul le lecteur est à même de percevoir, témoigne également de ce non-dit, comme dans la remarque de Caroline, pour nous lourde de sens : « A little tiff doesn’t just turn into something as big as this unless there’s something else going on » (125). Le non-dit prend aussi la forme révélatrice de lapsus lorsque la narratrice, refusant la réalité de l’inceste (en ce qui la concerne), évoque un rétablissement « romantique » (au sens où il est totalement improbable) de la situation avec l’aide d’un psychologue, et utilise à plusieurs reprises le possessif plurielqui la trahit : « The psychiatrist would of course take our side, Rose’s side, that is […] he would phrase our, Rose’s, accusations perfectly » (223).

23Toutefois, la narratrice surmonte la difficulté à dire, comme en témoigne son récit rétrospectif. Les vertus salvatrices de la mise en récit30 sont du reste notées par Ginny elle-même qui constate que ce processus apprivoise la souffrance: « [the men] didn’t seem to have what we had with each other, a kind of ongoing narrative and commentary about what was happening that grew out of our conversations […] The result for us was that we found ourselves more or less prepared for the blows that fell » (121). En outre, la narration homodiégétique provoque un décentrement de la vision : le grand angle du théâtre fait place à la vision latérale de la narratrice qui peut enfin présenter son point de vue. Question essentielle dans un récit qui se lit aussi comme le récit d’une identité mise à mal par une autorité abusive : « When my father asserted his point of view, mine vanished. Nor even could I remember it » (190). Toutefois, cette identité réprimée dont les contours propres n’ont pu s’affirmer se défait au fur et à mesure du récit de l’autorité écrasante et brutalement imposée du père31, comme le signale l’évolution du regard qu’elle porte sur les autres32.

24À cet égard, son départ à la fin lorsqu’elle part seule travailler « en ville » peut, certes, difficilement être qualifié de renaissance, mais il marque du moins une rupture, une échappée, comme l’implique le début du chapitre 42 qui, déplacé dans un autre lieu, un lieu neutre et non soumis au temps cyclique des saisons33, se lit comme le début d’une autre histoire. Comme une malade convalescente, elle se tient à distance de son ancienne vie, comme d’ailleurs de tout engagement affectif. Mais, même si cette position de repli semble une négation de la vie, le fait que Rose mourante lui confie la charge de ses filles (374) (substituts pour elle des enfants qu’elle n’a pu avoir) est l’équivalent d’un passage de relais, et signifie que la vie continue malgré tout. La rupture d’avec un passé douloureux et mortifère se voit d’ailleurs confirmée par le fait que Caroline et elle-même sont incapables d’identifier avec certitude les membres de la famille qui figurent sur une photographie, alors qu’elles vident de ses objets la maison familiale qui doit être vendue (389). De plus, Ginny choisit cette fois de taire l’inceste et d’épargner à Caroline le poids d’un passé trouble qui ne ferait qu’empoisonner son existence, comme le suggère l’image (soufflée par Hamlet ?) de la fiole versée dans l’oreille34: « I could tell her everything, pour it right into her ear […]. I didn’t » (391).

25Finalement, le substrat shakespearien, fortement présent dans le roman35, ne peut passer inaperçu. L’aisance même de la « re-connaissance36 » semble de fait participer de la stratégie d’écriture de Jane Smiley. En effet, en tissant des liens multiples avec la pièce, le roman crée une attente idéologique précise chez le lecteur qui transpose sans réserve et presque inconsciemment le système de valeurs de King Lear– attente qui est par la suite brutalement « rompue par l’ironie37 ». Autrement dit, le roman joue à la fois de la reconnaissance (qui suppose la proximité de l’original) et de la surprise (qui implique au contraire l’écart). Cette fluctuation de la distance entre texte d’origine et texte contemporain trouble le sens et interdit toute interprétation univoque : les sirènes du tragique séduisent le lecteur happé par le texte, mais le poussent parallèlement à une interprétation différente, voire radicalement opposée de la pièce.

26Le tragique subit en effet une profonde transmutation dans A Thousand Acres où la faute, quoique nommée, reste enveloppée de silence. Désescalade brusque et spectaculaire dans la pièce, il s’apparente dans le roman de Smiley à une désintégration sourde et inéluctable jusqu’à l’implosion totale de la famille. Tragédie du non-dit, du désir frustré ou monstrueusement perverti, elle n’en est pas moins dévastatrice que la tragédie de King Lear. La désolation est complète ou presque à la fin, puisque tout disparaît jusqu’au lieu physique, les « mille acres », symbole d’une réussite illusoire et vouée à l’extinction, et que seul le récit de Ginny sauve de l’oubli. En confiant la narration à l’une des deux victimes, le roman s’avère un tant soit peu moins sombre que la pièce. Roman de « désapprentissage » de la Loi du père, il suggère que la narratrice, en dépit d’une blessure indélébile, a appris à voir : affirmant sa vision, elle peut au moins survivre même si elle porte le poids de cet « éclat luisant d’obsidienne38 » qu’elle préserve, comme du moins le lecteur le suppose39, parce qu’il est partie intégrante de son identité dessinée par l’entremise de son récit.

Bibliographie

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JAUS, Hans, Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

SHAKESPEARE, William, King Lear (1608), Ed. Kenneth Muir, London and New York, Routledge, « The Arden Shakespeare », 1989.

SHAKESPEARE, William, Œuvres complètes (Édition bilingue) : Tragédies II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995.

SMILEY, Jane, A Thousand Acres, New York, Ballantine, 1991.

Notes

1 Jane Smiley, A Thousand Acres, New York, Ballantine, 1991.

2 Notion empruntée à Hans Robert Jaus qui souligne l’impact des œuvres antérieures : « Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information […]. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et son début crée une certaine attente de la ‘suite’, du ‘milieu’ et de la ‘fin’ du récit (Aristote), attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie, selon des règles de jeu consacrées par la poétique explicite ou implicite des genres et des styles » (Pour une esthétique de la littérature, Paris, Gallimard, 1978, p. 50).

3 King Lear, III, 2, 60 (Ed. Kenneth Muir, London and New York, Routledge, « The Arden Shakespeare », 1989).

4 Épigraphe extraite d’un essai de « The Ancient People and the Newly Come » de Meridel Le Sueur (in Growing Up in Minnesota: Ten Writers Remember Their Childhoods, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1976).

5 Premier chapitre du premier livre (p. 3-5) ; le roman contient six livres en tout.

6 Il s’agit de la fête que donne Harold en l’honneur du retour de son fils Jess (après une absence de treize ans), objecteur de conscience qui s’est réfugié au Canada parce qu’il refusait la guerre du Viêt-Nam.

7 Comme il se doit, le fou manifeste, lors de son intervention dans la scène 4 du premier acte, une lucidité remarquable à propos des conséquences du partage du royaume : à Lear qui remarque sans prêter attention au double sens ironique de ses propres paroles que « nothing can be made out of nothing », le fou rétorque avec esprit qu’en se défaisant de son royaume, le roi s’est effectivement placé dans une situation de dénuement dont il ne pourra pas s’extirper (I.4.130-131, 156-159).

8 Entre autres caractéristiques du roman réaliste, Philippe Hamon note son « effort utopique vers la monosémie des termes […]. Cela à plusieurs niveaux et dans le but de réduire l’ambiguïté du texte. D’où le refus […] de la confusion littéral/métaphorique » (« Un discours contraint », dans Littérature et réalité, p. 155).

9 Le roman réaliste qui, on l’a vu, s’efforce de réduire toute apparence de polysémie est « incapable d’accueillir », selon les termes de Léo Bersani, « des passions exceptionnelles ». Développant ce point, le critique ajoute : « À mesure que le désir perturbe plus fondamentalement l’ordre établi, le roman tend à devenir moins réaliste, plus allégorique » (« Le réalisme et la peur du désir » dans Littérature et réalité, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 66).

10 On pourrait également citer A Midsummer Night’s Dream avec en particulier le discours de Titania sur les bouleversements climatiques provoqués par sa dispute avec Obéron (II.1.81-117).

11 Le récit de ces soirées occupe une partie non négligeable des chapitres 12 (p. 81-84) et 19 (p. 148-150).

12 Tout au début du roman, Ginny observe : « The fact was it had taken mere instants for the two of them [Ty and Pete], and Rose, too, to take possession in their own minds, and mere instants for Caroline to detach herself. Disbelief, or even astonishment, on Harold’s back porch had turned with marvellous suddenness into intentions and plans » (p. 31).

13 Lear. I gave you all —

14 Le passage commence ainsi : « My earliest memories of him are of being afraid to look him in the eye, to look at him at all. He was too big and his voice too deep. […] At the same time, his very fearsomeness was reassuring when I thought about things like robbers or monsters, and we lived on what was clearly the best, most capably cultivated farm. The biggest farm farmed by the biggest farmer. That fit, or maybe formed, my own sense of the right order of things … » (19).

15 Voir p. 23, 47, 111, 141…

16 Ty, par exemple, à propos duquel Ginny remarque : « he had married up and been obliged to prove his skills worthy of, not a hundred and sixty acres, but a thousand acres » (111).

17 Avec d’un côté Lear, Cordelia, Gloucester, Kent, Edgar, le bouffon et Albany et, de l’autre, Goneril, Regan, Edmund et Cornouailles.

18 « I got your number, too, you yellow son of a bitch. You got your eye on my place, and you been cozying up to me for a month now, thinking I’m going to hand it over […] Who the hell are you to to tell me a goddam thing, you deserter? This joker ain’t even got the guts to serve his country… » (236-237). La duplicité pernicieuse de Harold se manifeste également p. 169, 211, 218.

19 Il a été profondément marqué par le rejet de ses parents qui l’ont littéralement répudié (73), lorsqu’envoyé au Viêt-Nam à dix-huit ans à peine, il est devenu objecteur de conscience au Canada.

20 Edmund revient après neuf ans d’absence (King Lear, I.1.31-32).

21 Violence conjugale ou encore tentative de vengeance qui rate ironiquement sa cible puisqu’il atteint Harold alors qu’il visait Larry.

22 Chapitre 24 ; le roman en compte 45 épilogue non compris.

23 Unnatural hags’ (King Lear, II.4.276). Traduction française de Gilles Monsarrat (William Shakespeare, Œuvres complètes (Édition bilingue) : Tragédies II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995, p. 473).

24 Gérard Genette définit la paralipse comme « l’omission d’un des éléments constitutifs de la situation » et donne pour exemple la mort de Swann et son effet sur Marcel dans A la recherche du temps perdu (Figures III, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 1972, p. 92-93).

25 Suite à une coupure d’électricité due à l’orage qui a éclaté dans le chapitre précédent.

26 Ginny, excédée par son obstination, lui dit de partir sous l’orage si bon lui semble ; puis Rose, outrée par les insultes d’une rare violence dont il vient d’abreuver sa sœur, les met sur le compte de sa sénilité et lui rappelle qu’elle ne lui a jamais rien demandé quand il lui reproche son ingratitude (196) ; finalement Ginny ajoute qu’il se débrouillera tout seul désormais.

27 Il la traite à plusieurs reprises de traînée et de putain stérile ; ses mots rappellent ceux de Lear qui maudit Goneril et la voue à une stérilité définitive ou, à défaut, lui souhaite d’engendrer un enfant dénaturé qui ne sera pour elle qu’une suite de tourments insupportables (I.4.273-287, 280-281).

28 « My curses on her » (King Lear, II.4.142).

29 Elle affirme : « I believe in the unbroken surface of the unsaid » (101).

30 Les occasionnelles remarques métafictionnelles qui attirent l’attention du lecteur sur la fabrication du récit (et en rappellent le caractère fictif) produisent le même effet de distanciation par rapport à la diégèse : Ginny est par exemple consciente que la série d’incidents qui survient dans leur famille est, pour les voisins, « une histoire » dont ils n’auront de cesse qu’ils n’expliquent les revirements (168).

31 « […] he impresses us by blows with the weight of his ‘I’ and the feathery non-existence of ourselves, our questions, our doubts, our differences of opinion » (331).

32 Elle constate qu’elle ne voit plus les hommes de sa famille tout à fait de la même façon (121) ; ou encore apprécie l’analyse que fait Jess de Harold, une analyse totalement nouvelle pour elle et qui lui ouvre des perspectives (117).

33 « There was nothing time-bound, and little that was seasonal about the highway or the restaurant » (361).

34 « I could tell her everything, pour it right into her ear » (391).

35 Ou il est fidèlement repris (sous forme d’images ou de parallèles entre scènes et personnages), ou bien détourné.

36 Quasi immédiate, exception faite du premier chapitre qui fait fonction de prologue.

37 Pour reprendre l’expression de Hans Robert Jaus (op. cit., p. 50).

38 « This is the gleaming obsidian shard, I safeguard above all the others » (399).

39 Dans une interview, Jane Smiley explique que Ginny conserve cet « éclat » (qu’elle appelle aussi « that thing of darkness ») « because that’s what has showed her that he and she are connected in some human way that is negative » (Kay Bonetti, « An Interview with Jane Smiley », Missouri Review, n°23, 1998, p. 102).

Pour citer ce document

Par Catherine Mari, «La transmutation du tragique de King Lear dans A Thousand Acres1 de Jane Smiley : échos et écarts signifiants», Shakespeare en devenir [En ligne], II. Réécriture romanesque, N°1 — 2007, Shakespeare en devenir, mis à jour le : 13/12/2024, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=74.

Quelques mots à propos de :  Catherine Mari

Catherine Mari est Maître de Conférences à l’Université de Pau. Après avoir soutenu une thèse sur l’œuvre romanesque et critique de David Lodge (« David Lodge ou l’esthétique du compromis », 1994), elle a enseigné la littérature britannique contemporaine – dont, par exemple, des œuvres de John McGahern et de John Fowle. Depuis huit ans, elle assure les cours de licence et de concours sur Shakespeare. Elle donne également des cours d’analyse textuelle en Master 1. En outre, elle a eu l’occasion d ...