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« Be acquainted with my two zanies here » : l’influence du théâtre professionnel italien sur le théâtre élisabéthain
Par Christophe Camard
Publication en ligne le 24 novembre 2014
Résumé
This paper aims to explore the presence and influence of contemporary Italian professional theatre, also called commedia dell’arte, in Shakespeare and Jonson’s plays. It first presents and examines the various elements borrowed from the pattern of Italian popular comedy, insisting on particular stereotypes and situations. It also proposes a study of the possible sources available in Elizabethan England. Finally, it tries to demonstrate that the use of commedia patterns was not just due to a desire to copy successful comic situations, but also to use them as part of the representation of Italy.
Cet article a pour but d’explorer la présence et l’influence du théâtre professionnel italien contemporain, à savoir la commedia dell’arte, sur le théâtre de Shakespeare et de Jonson. Il présente et examine tout d’abord les divers éléments empruntés aux canevas ou aux trames de la comédie populaire italienne en s’intéressant aux stéréotypes et aux situations en particulier. Il propose également une étude des sources possibles et accessibles dans l’Angleterre élisabéthaine. Enfin, il tente de démontrer que les trames de la commedia ne répondent pas seulement au désir qu’ont les dramaturges de s’appuyer sur des situations et des personnages comiques ayant fait la preuve de leur efficacité, mais qu’elles font aussi partie de la représentation de l’Italie.
Table des matières
Texte intégral
1Le célèbre film Shakespeare in Love de John Madden (1998) présente au grand public une vision romancée et malheureusement totalement fausse de l’écriture shakespearienne. On y voit un Shakespeare amoureux transis, épris d’une belle aristocrate que l’on a promise à un autre. Notre dramaturge, alors inspiré par cet amour qui le sort d’une longue période improductive, écrit et met en scène Roméo et Juliette, tragédie de l’amour impossible,comme pour se libérer de la douleur qu’il ressent. L’histoire est belle et séduisante, mais elle oublie que le théâtre anglais de la Renaissance ne se caractérisait pas par l’inventivité et que la plupart des dramaturges se contentaient d’adapter à la scène d’autres œuvres, dites sources. Ainsi, John Madden oublie que Roméo et Juliette est la simple adaptation de la nouvelle de Bandello.
2 Parmi ces sources diverses figurent en bonne place les auteurs italiens de nouvelles (Bandello, Cinzio, Boccace), mais aussi quelques dramaturges, auteurs du genre de la commedia erudita, tels que Machiavel ou l’Arioste. L’influence de la comédie italienne érudite est très importante sur les premières comédies anglaises, en particulier de Shakespeare, mais elle ne fait pas à proprement parler partie de la représentation de l’Italie. En effet, si on retrouve ici ou là aisément la trame des Suppositi de l’Arioste ou de la Mandragore de Machiavel, les lieux ou les noms de personnages ont été modifiés.
3 C’est plutôt dans un autre genre théâtral italien que les dramaturges ont puisé un élément de couleur locale et de représentation essentiel, à savoir la commedia dell’arte. La première différence que cette dernière a avec sa grande sœur savante, c’est qu’elle est jouée par des troupes professionnelles, tout comme le théâtre élisabéthain, d’où le terme « arte » qui renvoie justement à leur professionnalisme. Elle en est la variante à la fois populaire et professionnelle qui apparaît au milieu du XVIe siècle durant les périodes de carnaval. En s’inspirant de la commedia erudita, elle vise à en réadapter les thèmes pour un public qui n’est pas lettré. L’improvisation autour de simples canevas est alors une nécessité, puisqu’il convient de s’adapter au public, mais elle est aussi tout un art qui redonne ses lettres de noblesse au métier d’acteur. S’il est aisé d’identifier ici ou là l’influence de telle ou telle pièce de la commedia erudita en Angleterre, c’est évidemment bien plus difficile en ce qui concerne la commedia dell’arte, genre qui ne repose pas sur des textes mais qui fournit au dramaturge anglais les stéréotypes dont il a besoin pour représenter la société italienne. Or, les figures les plus classiques de la commedia dell’arte sont loin d’être inconnues du public élisabéthain. En effet, les acteurs du théâtre populaire italien se déplacent et voyagent dans toute l’Europe à partir des années 1570, souvent en dehors des périodes de carnaval, moment où ils n’ont pas le droit de jouer dans les villes italiennes. Ils ont laissé en France de multiples traces de leurs passages et l’on sait qu’ils y étaient fort appréciés.
4 On a longtemps pensé qu’ils n’avaient pas traversé la Manche et que leur art était inconnu en Angleterre. Plusieurs chercheurs, comme Kathleen Lea1, ont démontré que cette idée était fausse et qu’ils y avaient été au contraire assez présents durant les années 1570 et 1580, soit un peu avant que l’Italie n’apparaisse sur la scène anglaise et que le théâtre professionnel ne prenne son essor en Angleterre. Selon Lea, les troupes d’acteurs professionnels italiens étaient très appréciées en Angleterre : elle énumère en effet plus d’une dizaine de traces de leur passage à Londres entre 1573 et 1578. À quatre occasions, c’est à la cour, devant la reine, qu’ils furent invités à jouer2. D’après Edmund Chambers, Drusiano Martinelli, l’un des plus célèbres acteurs italiens, joua à la cour avec sa troupe en 1578. On trouve la trace du paiement que reçut sa troupe dans les registres budgétaires de cette même année3. Ce ne sont là que quelques-uns des éléments qui tendent à prouver que le théâtre populaire italien, et donc ses stéréotypes, étaient connus du public anglais qui voyait passer dans les villes ces troupes exotiques représentant chaque soir des scènes différentes, à la manière de la troupe d’acteurs dans Hamlet :
The best actors in the world, either for tragedy, comedy, history, pastoral, pastoral-comical, historical-pastoral, tragical-historical, tragical-comical-historical-pastoral, scene individable, or poem unlimited: Seneca cannot be too heavy, nor Plautus too light. For the law of writ and the liberty, these are the only men (II.2.402-407)4.
5Andrew Grewar5 insiste sur l’impact qu’ont eu ces troupes en Angleterre et estime qu’elles ont influencé les premières pièces anglaises professionnelles, comme par exemple The Dead Man’s Fortune ou la deuxième partie des Seven Deadly Sins, pièces représentées au tout début des années 1590 par la troupe de l’Amiral et dont ne nous sont parvenus que les scénarios, peut-être, d’après Grewar, parce qu’elles étaient improvisées et que les textes n’ont jamais existé. Parmi les acteurs, on trouve Richard Burbage, ainsi que la plupart de ceux qui joueront avec Shakespeare un peu plus tard. Les scénarios sont très proches de ceux de la commedia dell’arte : The Dead Man’s Fortune mentionne, par exemple, le personnage de Pantalon. Le fait que la même troupe passe en quelques mois de pièces peut-être au moins en partie improvisées et inspirées de la comédie populaire italienne aux premières comédies italiennes de Shakespeare est particulièrement éclairant et nous montre que le théâtre populaire italien est un élément essentiel de représentation de l’Italie en Angleterre.
6 Chez Shakespeare, on en retrouve les principales figures et les principaux scénarios, et pas seulement dans les comédies. C’est dans la comédie populaire italienne que le dramaturge puise souvent une atmosphère carnavalesque et une libération d’énergies populaires subversives, pour reprendre la phraséologie de Bakhtine. La commedia dell’arte est en effet un genre carnavalesque, qui met en scène un renversement social dans lequel le puissant est ridiculisé par le faible qui apparaît plus rusé. L’Église voyait d’ailleurs d’un très mauvais œil ces spectacles considérés comme licencieux et dangereux pour l’ordre social. C’est pourquoi ils n’étaient permis que d’octobre à Mardi gras, c’est à dire durant le Carnaval et essentiellement en Vénétie. Mais, au-delà de la reprise des stéréotypes comme élément de couleur locale que nous verrons dans un premier temps, il faut aussi s’interroger sur le lien que certaines pièces entretiennent avec quelques canevas célèbres de la commedia dell’arte que la critique n’a pas assez voulu considérer comme des sources sérieuses.
I. La commedia dell’arte ou la libération des énergies subversives : un élément de couleur locale ?
7 Au premier rang des thèmes subversifs de la commedia dell’arte, on trouve le conflit des générations qui correspond à une certaine réalité de la société italienne, en particulier vénitienne. En effet, la République fait souvent figure de gérontocratie où le pouvoir politique et financier est entre les mains d’une poignée de vieillards. Il n’était pas rare de voir des jeunes gens manifester leur hostilité à l’égard du système et des anciens en se regroupant la nuit, provoquant chahut, désordre ou vandalisme. Leurs jeux pouvaient parfois dégénérer jusqu’à l’enlèvement de jeunes filles ou des violences sexuelles pendant le carnaval. Pour lutter contre les agissements nocturnes de certains jeunes patriciens accompagnés de leurs valets, la Sérénissime avait créé le corps des « offizieri di notte ». Les « special officers of night » (I.1.180)6 que Brabantio évoque dans Othello sont la simple traduction de l’expression italienne de la part d’un Shakespeare qui avait dû entendre parler de cette police que mentionne aussi William Thomas dans son History of Italy7.
8 La commedia dell’arte aime à mettre en scène ce conflit des générations et à ridiculiser en particulier la figure de « Pantalone », vieil homme riche et irascible trompé par ses enfants et ses valets avec qui il se montre intraitable.Or, cette figure, héritière du senex iratus romain, est omniprésente dans les pièces italiennes de Shakespeare. La première d’entre elles, La Mégère Apprivoisée, contient même le mot « Pantaloon » à deux reprises8. Baptista Minola, le père de la belle, refuse que Bianca soit au contact des jeunes gens épris d’elle, et l’enferme toute la journée dans sa chambre. La pièce s’ouvre sur une scène classique de la commedia dell’arte, celle du vieillard veuf que l’on vient importuner pour lui prendre son bien le plus cher, à savoir ses filles, et qui referme sa porte au nez de ces importuns. Quant à Gremio, autre vieillard, sa position de prétendant de la même Bianca n’est pas en contradiction avec sa désignation comme Pantalon. En effet, il était courant de mettre en scène un Pantalon amoureux, entrant en conflit avec de jeunes prétendants, et tentant de l’emporter grâce à sa fortune. C’est exactement ce que fait Gremio lorsqu’il énumère ses possessions avec fierté, insistant sur la variété et la richesse des objets qu’il a chez lui, exactement à la manière d’un Pantalon qui improviserait à partir d’un canevas :
First, as you know, my house within the city
Is richly furnished with plate and gold,
Basins and ewers to lave her dainty hands.
My hangings all of Tyrian tapestry.
In ivory coffers I have stuff'd my crowns,
In cypress chests my arras counterpoints,
Costly apparel, tents, and canopies,
Fine linen, Turkey cushions boss'd with pearl,
Valance of Venice gold in needlework,
Pewter and brass and all things that belong
To house or housekeeping … ( II.1.339-349)9.
9Mais le jeune Tranio réussit à le ridiculiser grâce à la duperie et en faisant monter les enchères, soulignant ainsi le caractère immoral du mariage de Bianca avec ce vieil homme qui veut l’acheter10. Le dialogue entre le vieillard riche et fier et le valet rusé se faisant passer pour son maître est alors typique de la commedia dell’arte :
TRANIO :
I am my father's heir and only son.
If I may have your daughter to my wife,
I'll leave her houses three or four as good,
Within rich Pisa walls, as any one
Old Signior Gremio has in Padua,
Besides two thousand ducats by the year
Of fruitful land, all which shall be her jointure.
What, have I pinch'd you, Signior Gremio ?
GREMIO :
Two thousand ducats by the year of land!
Aside My land amounts not to so much in all. –
That she shall have, besides an argosy
That now is lying in Marseilles' road.
What, have I choked you with an argosy ?
TRANIO :
Gremio, ’tis known my father hath no less
Than three great argosies; besides two galliases
And twelve tight galleys. These I will assure her,
And twice as much, whate'er thou offer'st next ( II.1.357-373).
10La figure de Pantalon se trouve ici ridiculisée et Gremio, comme dans tous les scénarios de la commedia dell’arte, se fait duper par un jeune homme qui l’emporte sur lui à la fin de la pièce. On retrouve là le renversement carnavalesque typique de la comédie italienne avec le faible qui l’emporte sur le puissant.La figure de Pantalon se retrouve avec force dans Othello qui s’ouvre sur une scène typique de la commedia dell’arte, bien qu’il s’agisse d’une tragédie. Le réveil de Pantalon en pleine nuit, qui vient crier à sa fenêtre est un classique du genre. Les plaisanteries grivoises de Iago viennent ajouter à cette atmosphère de comédie populaire et carnavalesque, ainsi que sa réponse du tac au tac « You are a Senator ! », lorsque Brabantio lui lance : « Thou art a villain ! » (I.1.116). Tout le premier acte de la pièce repose sur l’incompréhension entre le vieux barbon et la jeune Desdémone innocente qu’il tenait pratiquement enfermée dans son palais. Sa colère prolongée, son insistance sur son pouvoir et ses richesses11, mais aussi ses allusions aux pouvoirs magiques d’Othello12 ou aux philtres vendus par des saltimbanques13, font de lui le plus parfait des Pantalon de Shakespeare, ridiculisé par Iago, Vénitien d’extraction modeste. La scène, directement inspirée de la commedia dell’arte, fait pénétrer le spectateur dans un univers vénitien qu’il reconnaît grâce aux pièces qu’il a pu voir jouer par des acteurs professionnels italiens. On retrouve cette atmosphère de comédie populaire italienne dans Le Marchand de Venise, autre pièce qui se déroule dans la Sérénissime. La comédie s’ouvre sur une discussion entre des jeunes gens gagnés par l’ennui et l’oisiveté, comme le montrent les deux premiers vers de la pièce :
In sooth I know not why I am so sad,
It wearies me, you say it wearies you ( I.1.1-2)14,
11La différence avec Othello, c’est qu’ils ne vont pas en découdre avec un sénateur, mais avec le Juif Shylock qui, pour l’occasion, revêt une grande partie des attributs du barbon vénitien. Comme Pantalon, Shylock est veuf et garde précieusement ses ducats, ainsi que fille, derrière les murs de sa maison. L’enlèvement de Jessica par Lorenzo, avec l’aide du valet Gobbo, autre personnage typique de la commedia, ainsi que le vol de ses ducats, sont des thèmes typiques de la comédie italienne. Il n’y a pas opposition entre la judéité de Shylock et sa figure de Pantalon, car tous deux aiment l’argent et le gardent caché. La figure de Pantalon influence celle de Shylock et contribue à le rendre antipathique et exotique aux yeux du spectateur, plus peut-être que sa judéité. Tout comme Pantalon, il est l’objet de moqueries de la part des jeunes non seulement parce qu’il est juif, mais aussi parce qu’il est vieux. On retrouve dans cette remarque de Salerio tout l’esprit des « companie della calza » et du charivari :
Why all the boys in Venice follow him,
Crying his stones, his daughter, and his ducats. (II.8.23-24)
12La scène au cours de laquelle Shylock se lamente d’avoir perdu ses précieux ducats se retrouve dans la plupart des canevas de la commedia dell’arte, eux-mêmes fondés sur une célèbre scène de l’Aulularia de Plaute. Il y a, en arrière plan de cette scène, la jubilation populaire et carnavalesque du renversement : Pantalon, qui était riche et puissant, est maintenant pauvre et souffrant. Plus Pantalon exprime sa souffrance, son désarroi et même sa folie, plus la scène est réussie et les spectateurs rient. On retrouve exactement ce même schéma dans cette scène où Solanio imite l’usurier juif :
My daughter ! O my ducats ! O my daughter !
Fled with a Christian ! O my Christian ducats !
Justice, the law, my ducats, and my daughter ! (II.8.14-16)
13Le cas de Shylock montre à quel point Shakespeare utilise les conventions de la commedia dell’arte mais s’affranchit des identités fixes que lui offre la comédie populaire italienne. La figure de Pantalon telle que l’incarnaient Gremio ou Baptista Minola dans sa première comédie italienne était fixe. Mais le dramaturge a appris à l’utiliser comme élément de couleur locale sans qu’elle soit pour lui un obstacle.
14 Au conflit des générations, la commedia dell’arte ajoute aussi plus largement celui des classes. Figure carnavalesque par excellence, la figure du « zanni » est celle qui domine la commedia dell’arte, car elle est en quelque sorte le reflet du spectateur lui-même, souvent issu du petit peuple. Valet rusé qui arrive toujours à ses fins, le « zanni » symbolise le renversement social, la victoire du faible sur le fort, grâce à son esprit agile et, il faut le dire, le plus souvent grâce à sa duperie. C’est un personnage subversif par excellence puisqu’il réussit toujours à dominer et à ridiculiser ses maîtres. Il est une sorte de figure de revanche sociale pour le spectateur qui trouve là une forme de défoulement social, à l’image du carnaval qui canalise les énergies subversives populaires et assure le maintien de l’ordre social. Il y a quatre types de « zanni » : le valet fourbe souvent appelé Brighella, le valet rusé qui correspond généralement à Arlecchino (Arlequin), le valet bossu et balourd appelé Pulcinella (Polichinelle) et enfin Piero (Pierrot), le valet naïf et amoureux. À ces quatre figures s’ajoute celle de Colombine, variante féminine d’Arlequin. Ce sont eux les véritables héros de la comédie populaire italienne car c’est à eux que s’identifie la majeure partie du public.
15 Ces figures sont incontestablement omniprésentes dans la représentation de l’Italie du théâtre élisabéthain et participent de la subversion sociale mise en scène dans ces pièces. Le travestissement et l’échange des masques entre le maître et le valet, image du renversement social absolu, sont des thèmes récurrents dans les canevas de la commedia dell’arte. Il n’est donc pas surprenant qu’on les retrouve dans La Mégère Apprivoisée. On y voit en effet Lucentio échanger son rôle avec son valet Tranio, afin de se faire passer pour un professeur et d’approcher la belle Bianca que Baptista Minola tient enfermée dans sa maison :
Thou shalt be master, Tranio, in my stead,
Keep house, and port, and servants, as I should ; (I.1.202-203)
16On retrouve dans le comportement de Tranio toute la jubilation du valet devenu maître et qui joue à être puissant, thème classique de la comédie italienne. La scène déjà évoquée où ce dernier s’amuse à ridiculiser Gremio, le Pantalon qui étale ses richesses, participe de cette jubilation du renversement social. À bien des égards, le valet d’extraction modeste apparaît plus agile que le maître et plus capable d’arriver à ses fins. La commedia dell’arte est en ce sens un théâtre presque engagé qui, bien avant l’heure, souligne le bon sens populaire et l’inexpérience des puissants qui, la plupart du temps, sont inférieurs à leurs valets, lesquels peuvent les remplacer au pied levé si besoin. Dans La Nuit des Rois, le personnage de Maria, véritable figure de Colombine, affirme savoir aussi bien écrire que sa maîtresse Olivia et propose à Sir Toby d’utiliser son art pour tromper Malvolio :
I will drop in his way some obscure epistles of love, wherein by the colour of his beard, the shape of his leg, the manner of his gait, the expressure of his eye, forehead, and complexion, he shall find himself most feelingly personated. I can write very like my lady your niece ; on a forgotten matter we can hardly make distinction of our hands (II.3.155-162)15.
17Sure d’elle, Maria expose son projet de duperie avec une assurance digne de la Colombine, insistant sur son « wit », variante anglaise de l’« arte » :
Sweet Sir Toby, be patient for tonight: since the youth of the count's was today with thy lady, she is much out of quiet. For Monsieur Malvolio, let me alone with him. If I do not gull him into a nayword, and make him a common recreation, do not think I have wit enough to lie straight in my bed : I know I can do it.( II.3.132-138)
18Dans Othello, On retrouve la même assurance chez Iago, qui correspond incontestablement à la figure de Brighella, le valet fourbe et intrigant qui n’accepte pas sa position de valet, et tente par tous les moyens de se venger du maître. Il a, comme Brighella, une position de meneur de jeu dès la première scène où il se présente comme un valet qui se sert lui-même avant de servir son maître :
I follow him to serve my turn upon him.
We cannot all be masters, nor all masters
Cannot be truly followed. (I.1.41-54)
19Ce passage essentiel, que l’on ne trouve pas chez Cinzio, correspond exactement à ce que l’on trouve au début de la plupart des canevas de la commedia dell’arte. Contrairement à l’enseigne de Cinzio, Iago n’est pas animé par la jalousie amoureuse, mais par une jalousie d’ordre social. Il veut, comme Brighella, jouer des tours à ceux que le destin a fait naître plus forts et plus riches que lui. Il s’adresse ici à Roderigo qui correspond à la figure d’Arlequin, autre valet que Brighella utilise régulièrement et trompe. On trouve chez Iago le même langage obscène que chez Brighella, le même plaisir à trouver des défauts chez ceux qui sont innocents et purs, et enfin la même capacité à raconter des histoires invraisemblables à des gens qui les croient. Iago prend le même plaisir que Brighella à ridiculiser et à jouer des tours au Capitaine Spavento qu’est Othello : tout comme cette célèbre figure, Othello est un mercenaire qui raconte ses hauts faits16, tombe facilement amoureux et se prétend prince de contrées lointaines. Enfin, il est un autre aspect de Iago qui fait penser au valet rusé, c’est, l’importance qu’il donne à l’action, à son savoir-faire et à son expérience. Face à Cassio l’intellectuel, il se présente comme un homme d’action et un homme de la rue, comme le fera plus tard le Scapin de Molière. Iago critique Cassio pour ses bonnes manières de Florentin distingué, son « mere prattle without practice » (I.1.25),ou encore Desdémone pour ses manières de « super-subtle Venetian » (I.3-356-57).
20 Cette moquerie du petit peuple à l’égard des plus fortunés est incarnée par le personnage de Launcelot Gobbo dans Le Marchand de Venise : son rôle, proche de celui de Polichinelle dont il a la silhouette bossue, consiste également à se moquer des gens dont le rang social est supérieur au sien. Il ridiculise non seulement son maître Shylock, mais aussi Lorenzo ou Bassanio, ou encore son propre père lorsqu’il fait semblant de ne pas le reconnaître17. Il est lui aussi un personnage qui privilégie l’action, notamment lorsqu’il se vante à la scène 2 de l’Acte II d’avoir réchappé par trois fois à la noyade et d’avoir risqué sa vie18.On voit bien que, dans les deux pièces vénitiennes de Shakespeare, les antagonismes sociaux sont très forts et sont même, comme dans la commedia dell’arte, au centre de l’intrigue. La différence est que le dramaturge anglais ne s’interdit pas de les pousser jusqu’au bout, quitte à sortir des codes habituels de la comédie et à leur donner un aspect tragique.
21 Le personnage de Gobbo a une autre caractéristique du valet de la commedia dell’arte. En effet, il est l’auteur de ce qu’on appelle des lazzi, ces plaisanteries qui servent d’interlude et sont insérées au milieu des pièces. Le lazzo est généralement le fruit d’une improvisation totale et sa qualité repose sur le savoir-faire du comédien qui fait rire l’auditoire grâce à ses mimiques, ses gesticulations et autres galipettes, ou encore ses propos insensés. Il a un caractère clownesque et s’adresse à la partie du public la moins lettrée, celle qui rit de bon cœur face à un comique facile, parfois vulgaire, que l’acteur met en scène en fonction de son public. Les lazzi étaient d’autant plus connus en Angleterre qu’ils étaient plus fréquemment utilisés par les troupes professionnelles lorsqu’elles jouaient à l’étranger, devant un public qui ne comprenait pas leur langue, mais riait devant ce comique facile et universel, comme l’indique Claude Bourqui qui parle du « langage universel de la bouffonnerie19 ». Dans plusieurs scènes, Gobbo tient des propos absurdes ou parle tout seul à son « daimon » qu’il appelle « fiend », comme dans ce passage riche en pantomime :
Certainly my conscience will serve me to run from this Jew my master : The fiend is at mine elbow and tempts me, saying to me ‘Gobbo, Launcelot Gobbo, good Launcelot,’ or ‘good Gobbo,’ or ‘good Launcelot Gobbo, use your legs, take the start, run away’. My conscience says ‘No; take heed honest Launcelot, take heed, honest Gobbo’, or, as aforesaid, ‘honest Launcelot Gobbo, do not run, scorn running with thy heels.’ Well, the most courageous fiend bids me pack: ‘Fia!’ says the fiend, ‘away!’ says the fiend, ‘for the heavens, rouse up a brave mind’ says the fiend, ‘and run.’( II.2.1-12)
22Le fait de s’adresser à des personnages imaginaires ou non présents sur scène est un lazzo assez courant que l’on trouve en particulier dans les canevas de Flaminio della Scala. De même, lorsque Gobbo imite Shylock, alors que ce dernier s’adresse à sa fille en criant, on retrouve un lazzo classique du valet qui se moque du maître :
SHYLOCK :
What, Jessica! – thou shalt not gormandize
As thou hast done with me : – What, Jessica ! –
And sleep, and snore, and rend apparel out.
Why, Jessica, I say !
LAUNCELOT :
Why, Jessica !
SHYLOCK :
Who bids thee call ? I do not bid thee call.
LAUNCELOT :
Your worship was wont to tell me, I could do nothing without bidding. (II.5.3-9)
23 C’est sans doute à Venise que Shakespeare tente d’être le plus fidèle aux lazzi italiens, avec le personnage de Gobbo, représentation de la figure populaire vénitienne, dont le père vient de la campagne de Vénétie, peut-être de Bergame, comme la plupart des valets de la commedia20. En effet, les intermezzi que l’on trouve dans les autres pièces italiennes de Shakespeare, s’ils sont certainement inspirés par les lazzi, sont beaucoup plus proches d’un comique anglais. Après tout, le principe des lazzi consiste justement à s’adapter à son public pour le faire rire. Ainsi, les plaisanteries grossières de Stephano et Trinculo dans La Tempête sont en quelque sorte des lazzi hybrides, qui restent influencés par la commedia dell’arte sur le fond, mais dont la forme est très anglaise, tant par le vocabulaire que par les thèmes des plaisanteries liées à la boisson ou à l’appétit. Ils correspondent en tous points aux canevas de lazzi italiens classiques21, mais leur traitement est très anglais. Par exemple, les deux valets semblent être plus attirés par la boisson que par le sexe, ce qui les rapproche plus de l’Angleterre que de Naples, ville de naissance de valets particulièrement intéressés par le sexe faible, comme Burratino ou Pedrolino. On peut proposer la même lecture des intermèdes de Speed et Launce dans Les Deux Gentilshommes de Vérone, ou de Grumio dans La Mégère Apprivoisée. Au sujet de Launce, Oliver Campbell parle d’une nationalisation de la stupidité, de telle sorte que le personnage « seems a typical English country lout whose Italian origin is never obvious22 ». Son chien et le comique lié à cet animal sonnent très anglais23, même si Campbell fait remarquer qu’il n’était pas rare d’amener un animal sur scène pour les intermezzi italiens, en particulier un chien, comme le précisent les canevas de della Scala et Leone de’ Sommi. Mais le comique de ces deux personnages qui font allusion à la marée – peut-être celle de la Tamise à Londres – repose plus sur des jeux de mots que sur des mimiques ou des acrobaties. À travers le lazzo, Shakespeare s’approprie directement un élément essentiel de la comédie populaire italienne et l’adapte à son public.
II. La commedia dell’arte comme source de certaines pièces.
24 Au-delà des stéréotypes et des lazzi réadaptés pour le public anglais, on s’aperçoit que certaines pièces de Shakespeare sont très proches de certains canevas, au point que ces derniers peuvent tout à fait être considérés comme des sources à part entière, même s’il ne s’agit pas à proprement parler de textes dramatiques écrits. On a par exemple longtemps pensé que La Mégère Apprivoisée était le résultat de l’influence de plusieurs sources, dont I Suppositi de l’Arioste pour l’intrigue secondaire de Lucentio et Bianca. Cette commedia erudita est cependant très proche de certains canevas de la commedia dell’arte qui ont peut-être inspiré l’Arioste, ou bien que ce dernier a inspirés. La réunion des deux intrigues, celle de la mégère et celle de l’amant déguisé, ne semble pas être une invention de Shakespeare, puisqu’on la trouve dans un canevas de Flaminio della Scala intitulé « Il pellegrino fido amante24 », canevas dont l’action se déroule à Gênes et dans lequel on trouve aussi l’amant qui se fait passer pour un professeur de latin. Ce recueil de canevas fut publié à Venise en 1611, mais Scala (1547-1624), accompagné de sa troupe des Gelosi, se produisit durant une trentaine d’années auparavant, et notamment en France. Il n’est pas impossible que Shakespeare ait eu vent, d’une manière ou d’une autre, de l’intrigue de certaines des pièces jouées par cette compagnie.
25 C’est un autre canevas de Flaminio della Scala qui est parfois considéré comme source des Deux Gentilshommes de Vérone, « Flavio tradito », qui porte sur le conflit entre amour et amitié, thème classique de la commedia dell’arte qui est aussi celui de la comédie de Shakespeare. On y retrouve le travestissement de Julia, les valets à la fois rusés et balourds, la fin au cours de laquelle triomphe l’amitié, mais surtout le troisième homme, Thurio chez Shakespeare et le Capitaine Spavento chez Scala. Or, ce troisième amant, que le traître utilise contre son ami, n’existe dans aucune des autres sources possibles. Si Shakespeare l’a emprunté quelque part, c’est très certainement dans une des pièces jouées par une compagnie italienne qu’il aurait vues ou qu’on lui aurait racontées. C’est pourquoi la comédie de Shakespeare semble presque entièrement fondée, comme le montre Oliver Campbell, sur les conventions du théâtre populaire italien, dont en particulier le travestissement. C’est ce même travestissement qui est omniprésent dans toutes ses comédies italiennes et qui est, en Italie, une convention grâce à laquelle des femmes peuvent paraître sur scène, dans des conditions que, sans déguisement, on jugerait aisément immorales :
The male disguise of the girl was the authorized solution of a universal problem of stage realism. The scene of all the action in Italian comedy, both learned and professional, was a public place. But Italian customs of the Cinquecento forbade the appearance of a respectable citizen’s daughter on the street with the men. If the girl, therefore, was to have any sort of extended speech with the men in these comedies, she had either to talk to them from a window or a balcony, or to assume some sort of male disguise. Consequently, all Renaissance comedy is filled with these two situations25.
26C’est pourquoi il est très fréquent que l’héroïne de la comédie soit déguisée en page chez Flaminio della Scala, comme le fait Julia chez Shakespeare. Cette convention du théâtre italien apparaît dans la plupart des pièces italiennes de Shakespeare, qu’il s’agisse du travestissement dans La Mégère Apprivoisée, Les Deux Gentilshommes de Vérone, Tout est bien qui finit bien ou encore La Nuit des rois, ou bien des scènes où une jeune fille apparaît à son balcon, comme dans Roméo et Juliette ou Beaucoup de bruit pour rien.
27 La troisième pièce italienne dont une des sources est à l’évidence un canevas de la commedia dell’arte est la dernière pièce italienne de Shakespeare, à savoir La Tempête, comme si le dramaturge avait voulu revenir à ses premières sources d’inspirations et aux codes de représentation de l’Italie de ses débuts dans cette pièce. Il est vrai que La Tempête a un certain nombre de traits communs avec les premières comédies italiennes, comme on l’a déjà noté, avec notamment les valets Trinculo et Stephano, mais aussi l’amour entre Ferdinand et Miranda contrarié par la figure du père qui s’interpose entre eux. L’élément tout à fait nouveau ici est la magie, tout comme le cadre, celui d’une île inconnue, aux antipodes du cadre urbain classique de la comédie italienne. L’influence de la poésie et du théâtre d’inspiration pastorale italiens semblent en effet plus importants, comme l’ont noté certains critiques qui voient dans La Tempête une pièce non seulement influencée par les récits de découvertes du Nouveau Monde, mais aussi par l’Arcadie de Sannazzaro ou l’Aminta du Tasse. Toutefois, il ne faut pas oublier que la comédie pastorale italienne, comme la commedia erudita, a très vite trouvé son expression populaire dans la commedia dell’arte. De nombreux canevas se déroulent en effet en Arcadie et mêlent les thèmes classiques de la comédie pastorale à ceux de la comédie populaire. Or, c’est là exactement ce que fait Shakespeare dans sa dernière pièce italienne qui, au premier abord, est très différente de la commedia dell’arte la plus classique, mais en réalité correspond en tous points à celle qui est influencée par la comédie pastorale. C’est là le point de vue que défend Sharon Smith26 qui va jusqu’à tenter de démontrer que les sources communément admises de la pièce, à savoir la lettre de William Strachey et le rapport sur la colonie de Virginie, ne sont pas très convaincantes et surtout ne doivent pas en exclure d’autres :
Nevertheless, it is evident that the only proof of Shakespeare’s having read Strachey’s letter is manifest in a few isolated words or phrases in the play, and of these there is nothing he could not have obtained from other records of contemporary voyages. As for verbal parallels, there is no one passage in the play that is phrased in the exact manner of Strachey’s letter27.
28Aux sources habituellement admises, Sharon Smith préfère celle découverte par Ferdinando Neri en 1903, à savoir les Maschere in Arcadia28, recueil de canevas de Basilio Locatelli écrits sous forme manuscrite en 1622.Il s’agit de canevas qu’a retrouvés Neri, correspondant à des pièces jouées entre 1600 et 1610 en Italie et à l’étranger. Leur influence sur Shakespeare est controversée car nous n’avons aucune preuve que le dramaturge ait vu ces pièces ou lu ces canevas. Pourtant, leur lecture révèle des similitudes éloquentes avec la tragi-comédie de Shakespeare. Tous les canevas s’ouvrent sur le naufrage des héros en Arcadie. Le premier d’entre eux que mentionne Sharon Smith, « La pazzia di Filandro», met en scène des personnages qui voyagent entre Tunis et Naples, et le dernier, « Arcadia incantata » s’ouvre sur une terrible tempête dans laquelle est pris le navire des héros, alors que le magicien qui a déclenché la tempête les observe, en déclarant qu’ils seront désormais ses prisonniers sur son île. La figure du magicien qui utilise les esprits et cherche à manipuler et à se venger des protagonistes est présente dans tous les canevas, ainsi que le personnage du docteur, alias Gonzalo, émerveillé par cette contrée en même temps que les autres personnages se lamentent d’avoir tout perdu. On retrouve également, dans chaque canevas, les deux jeunes amants qui se rencontrent ou se retrouvent, mais que le père, soit Pantalon, soit le magicien, empêche de s’aimer dans un premier temps. Quant aux valets appelés Zanni ou Burattino, ils correspondent aux figures de Trinculo et Stephano, et surtout de Caliban qui a la laideur, mais aussi le caractère rusé et comploteur, de Burattino. « Li Tre Satiri » met en scène un complot à trois (Pantalon, Burattino et un Zanni) pour s’emparer des livres de magie du maître de l’île. Mais ce dernier réussit à déjouer le complot et à rester maître des lieux, tout comme Prospero avec Caliban accompagné des deux valets napolitains. La scène du banquet qui apparaît aux protagonistes affamés, puis disparaît, sous l’action des esprits, se retrouve dans un autre canevas, intitulé « Il Capriccio ». Enfin, à la fin de « Il Pantaloncino », le magicien renonce à son art et décide de quitter l’île pour rejoindre la civilisation. Ce ne sont là que quelques exemples de ces similitudes qui font de ces canevas une source plus que probable de la pièce. Or, cette source nous ramène pleinement en Italie, si l’on fait exception de l’emprunt fait aux « Cannibales » de Montaigne, qui est indiscutable.
29 Les canevas d’Arcadie font de La Tempête une pièce où le dramaturge met en scène l’Italie, encore une fois, grâce à l’influence du théâtre professionnel italien qui est non seulement source d’inspiration, mais aussi source de représentation avec ses « zanni » et ses lazzi. La pièce de Shakespeare est dans la continuité de ses premières comédies italiennes, mais elle ajoute des éléments nouveaux eux aussi tirés du théâtre italien, à savoir la magie et l’Arcadie. Ce sont là deux thèmes que le public identifie comme tout à fait italiens non seulement parce qu’ils sont tirés de pièces italiennes, mais aussi et surtout parce qu’ils proviennent en partie de deux courants de la littérature italienne connus en Angleterre, à savoir la nouvelle sensationnelle et la poésie pastorale.
30 Pour conclure, on ne peut à proprement parler d’intertextualité pour la commedia dell’arte, puisque le dramaturge ne reprend pas des éléments textuels, contrairement à ce qu’il fait avec Montaigne par exemple, mais des images dynamiques, des éléments de représentation que l’on peut considérer comme des topoï dramatiques. Les scénarios du théâtre professionnel italien sont, pour Shakespeare, un élément de liberté fantastique dans lequel il puise des idées sans avoir à rester fidèle à un texte ou à des mots précis. Il faut simplement, dans le but de faire couleur locale et de s’appuyer sur des thèmes comiques connus, que le public retrouve certains comportements ou éléments d’intrigue qu’il a vus dans des pièces représentées en Angleterre par des acteurs professionnels italiens. Quant au dramaturge, il peut adapter ces canevas à son public et y introduire un comique, voire des personnages, d’inspiration plus anglaise. Surtout, dans la comédie populaire italienne, Shakespeare puise des énergies de dérision, de subversion et de renversement que l’on retrouve dans toutes ses pièces qui ont la péninsule pour cadre. La commedia dell’arte est avant tout un théâtre du rire et de la dérision, mais aussi un théâtre qui ne prétend être que du théâtre, et non la mimésis de la réalité. Grâce à son influence, l’Italie du théâtre élisabéthain apparaît comme une Italie du jeu sur les identités, du travestissement permanent, et donc du théâtre dans le théâtre. Elle n’en est que plus italienne, car elle contient, avec les Iago, les Tranio et les Lucentio ce que Dominique Fernandez appelle ce « rire amer, désespéré, qui a souvent été souvent la philosophie des plus grands écrivains italiens »29. À travers cette omniprésence de la commedia dell’arte dans son Italie, Shakespeare fait sien ce rire métathéâtral d’essence italienne.
Notes
1 Voir Kathleen M. Lea, Italian Popular Comedy, A Study in the Commedia dell'Arte, 1560-1620, with Special Reference to the English Stage, Oxford, Clarendon Press, 1934.
2 Ibid., p. 431, 453.
3 E.K.Chambers, The Elizabethan Stage, vol. 2, Oxford, Clarendon Press, 1923, p. 261-265.
4 William Shakespeare, Hamlet, II.2.402-407, inComplete Works,Edited by Richard Proudfoot, Ann Thompson & David Scott Jenkins, Revised Edition, London, Thomson Learning, coll. « The Arden Shakespeare », 1998.
5 Andrew Grewar, « The Old Man’s Spectacles and Other Traces of the Commedia dell’arte in Early Shakespearean Comedy », Shakespeare in Southern Africa 11 (1998), p. 23-38.
6 William Shakespeare, Othello, Edited by E.A.J. Honigmann, Londres, Thomson Publishing Company, coll. « The Arden Shakespeare », 1997.
7 William Thomas, The History of Italy, Londres, Thomas Berthelet, 1549.
8 Tout d’abord dans les indications scéniques de l’Acte I scène 1 où Gremio est affublé de ce qualificatif, puis à l’Acte III scène 1, lorsque Lucentio révèle sa véritable identité à Bianca et lui explique la raison de son déguisement : « that we might beguile the old pantaloon » (III.1.36).
9 William Shakespeare, The Taming of the Shrew, Edited by Brian Morris, London, Methuen, coll. « The Arden Shakespeare », 1962.
10 Ibid., II.1.383 : « That’s but a cavil. He is old, I young ».
11 William Shakespeare, Othello, op. cit., I.1.178-79 : « Pray you lead on. At every house I’ll call, / I may command at most : get weapons, ho ! ».
12 Ibid., I.2.63 : « Damned as thou art, thou hast enchanted her » .
13 Ibid., I.3.61-62 : « She is abused, stolen from me and corrupted / By spells and medicines bought of mountebanks » .
14 William Shakespeare, The Merchant of Venice, Edited by John Russell Brown,London, Methuen, coll. « The Arden Shakespeare », 1981.
15 William Shakespeare, Twelfth Night, Edited by J.M. Lothian & T.W. Craik,London, Methuen, coll. « The Arden Shakespeare », 1975.
16 Voir William Shakespeare, Othello, op. cit., I.3.129-170 : « the battles, sieges, fortunes / That I have passed… ».
17 Voir William Shakespeare, The Merchant of Venice, op. cit., II.2.31-70.
18 Voir ibid., II.2.155-160.
19 Claude Bourqui, La Commedia dell’arte, Introduction au théâtre professionnel italien entre le XVIe et le XVIIIe siècles, Paris, Sedes, 1999, p.19.
20 Ce dernier vient apporter un plat de pigeons à l’employeur de son fils. Mario Praz fait remarquer qu’il s’agit réellement d’une coutume vénitienne. Voir Mario Praz, « Shakespeare’s Italy », Shakespeare Survey 7 (1954), p. 95-106. Ici, p. 103.
21 Voir sur ce point la thèse de Unico Jack Violi intitulée « Shakespeare and the Lazzo », Columbia University, 1955, p.101. L’auteur dénombre la trace de pas moins de neuf canevas de lazzi, de celui des deux amis qui se retrouvent à celui du faux serment sur la Bible.
22 O.J. Campbell, « The Two Gentlemen of Verona and Italian Comedy », Studies in Shakespeare, Milton and Donne by Members of the English Department of the University of Michigan, New York, Macmillan, 1925, p. 49-63. Ici, p. 61.
23 William Shakespeare, The Two Gentlemen of Verona, Edited by Clifford Leech, London, Methuen, coll. « The Arden Shakespeare »,1969. II.3.
24 Voir Flaminio della Scala, Scenarios of the Commedia dell’Arte, éd. Henry F. Salerno, New York, New York University Press, 1967. Le titre du canevas en question est traduit par « The faithful pilgrim lover ».
25 O. J. Campbell, art. cit., p. 56.
26 Sharon L. Smith, « The Commedia dell’Arte and Problems related to Source in The Tempest », Emporia State Research Studies 13 (1964), p. 11-23.
27 Ibid., p.14.
28 Voir Ferdinando Neri, Scenari delle Maschere in Arcadia (Città di Castello Casa : S. Lapi, 1913). Les cinq scénarios auxquels s’intéresse Sharon Smith sont intitulés « La Pazzia di Filandro » (La folie de Philandre), « Gran Mago » (Le grand magicien), « La nave » (le navire), « Li tre satiri » (Les trois satyres), et « Arcadia incantata » (Arcadie enchantée).
29 Dominique Fernandez, « Parfum de femme, le livre », Le Nouvel Observateur, 7 avril 2005.