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Le trope du corps extérieur et intérieur : drame politique et drame personnel dans Coriolan de Shakespeare
Par Sonia Carré
Publication en ligne le 26 novembre 2013
Résumé
Cet article s’interroge sur les images corporelles qui traversent abondamment Coriolan de Shakespeare. Le corps semble y être à la fois l'outil et l'objet de la réflexion du dramaturge. En effet, la pièce s'ouvre sur une fable qui rappelle la notion de corps politique, poncif de la réflexion du Moyen-Âge. Ménénius attribue alors à chaque membre du corps humain une partie du corps social. L'harmonie utopique de ce joli conte est ensuite maltraitée tout au long de la pièce. Il s’agit donc de chercher à comprendre le sens de ces réductions métonymiques ainsi que les mouvements d'assemblement et de démembrement du corps physique et politique. Ce corps semble être séparé entre le corps exposé (les membres extérieurs) et le corps caché (le ventre ou le cœur), avec la bouche comme lieu d'ingestion et d'expulsion. La séparation entre les rhéteurs et les machines de la Cité ainsi que la polyphonie de ce démembrement nous invite à constater une critique du système d'harmonie et de constance. Cependant, le drame ne réside pas dans la destruction d'un système politique mais dans son influence sur l'individu. Le drame politique rejoint alors le drame personnel.
Table des matières
Texte intégral
1Coriolan est la dernière pièce romaine de Shakespeare, représentée pour la première fois au théâtre du Globe en 1608. Il s'agit, sans doute, de sa pièce la plus politique et polyphonique. Sa complexité et sa noirceur sont le reflet d'une période historique et politique troublée. En 1603, la mort de la reine Élisabeth Ière sonne le glas de l'époque Tudor. La dynastie Stuart s'installe sur le trône d'Angleterre avec l'accession au pouvoir, la même année, de Jacques Ier. Depuis le Moyen-Âge, le pouvoir politique est partagé entre le pouvoir royal et le Parlement. Le roi ou la reine doit gouverner de concert avec la Chambre des Lords, qui regroupe les grands seigneurs, laïcs et ecclésiastiques, et la Chambre des Communes, composée des députés élus des comtés et des villes. Jacques Ier renforce le pouvoir absolu de la royauté et entre rapidement en conflit avec le Parlement. Shakespeare n'écrit pas seulement dans une époque de changements politiques importants, mais aussi de bouleversements intellectuels et scientifiques. Il débute au théâtre dans les années quatre-vingt dix et écrit dans ce tournant culturel qu'est la jonction du XVIe au XVIIe siècle. Il se réapproprie de nombreux concepts du moyen-âge qu'il travaille à l'aune du relativisme ambiant.
2Laboratoire d'essai politique, Coriolan questionne la répartition du pouvoir en ce début de XVIIe siècle anglais, en prenant pour point de comparaison une période agitée de la République romaine. Pour évoquer toute la complexité de l'exercice du pouvoir politique, Shakespeare travaille sur le topos du corps physique présent dans la littérature et l'imaginaire collectif depuis le Moyen-Âge. L'importance des membres du corps physique et leur dimension allégorique est un tropisme des pièces shakespeariennes, mais semble occuper une place centrale dans Coriolan. La fable de Ménénius sur la géographie du corps physique comme allégorie du corps politique installe une grille de lecture du texte qui peut être interprétée de manière polyphonique. Ménénius fait correspondre un membre à chaque groupe social (patriciens et plébéiens). Cette réduction métonymique des êtres par ce démembrement du corps physique peut de nouveau être divisée entre le corps extérieur, qui se compose du visage, du pied, de la jambe, du bras, de la main, de l'épaule par exemple, et le corps intérieur dans lequel repose le ventre et le cœur. La bouche et la langue sont, quant à elles, considérées comme les principaux lieux de transition entre l'intérieur du corps, qui renferme la nature véritable d'un individu, et le corps extérieur qui en serait la vitrine. Ce jeu sur l'intérieur et l'extérieur permet à Shakespeare de questionner la dichotomie du body private et du body politic, à savoir les deux corps du roi, le personnage privé et le personnage publique, tropisme toujours chère à la littérature élisabéthaine.
3Dans cette pièce réflexive où les dichotomies finissent par s'accorder, nous pouvons nous demander comment Shakespeare met en scène le démembrement du corps physique comme reflet d'une situation politique complexe. Quel sens accorder à ces allégories métonymiques ? Nous allons, tout d'abord, nous demander comment Shakespeare met en scène, en retravaillant les tropes du corps présents dans l'imaginaire du Moyen-Âge, la dichotomie du pouvoir militaire et du pouvoir politique dans le Coriolan. En quoi la dialectique de l'action sur la parole et de la parole sur l'action dans l'exercice du pouvoir repose essentiellement sur une utopie de la constance ? Enfin, puisqu'il est difficile d'attribuer un sens politique unique à la pièce, nous verrons de quelle manière ce tropisme du corps intérieur et du corps extérieur reflète celui du paradoxe intrinsèque à une société fondée sur l'image et l'alliance du corps publique et du corps privé.
I. Le démembrement du corps physique et ses significations allégoriques, ou l’opposition binaire corps intérieur/corps extérieur et les lieux de transition
4La littérature du Moyen-Âge regorge d'images corporelles pour expliquer des notions abstraites. Au XVIe siècle, et encore au début du XVIIe siècle, ces images sont toujours actives. L'impact de la fable de Ménénius sur la géographie du corps politique à l'ouverture de la pièce est d'autant plus fort que l'on utilise, à l'époque, le corps physique comme un outil de réflexion politique. Dans son article « Coriolanus, or ‘‘The arraignment of an unruly tongue’’ »1, Nathalie Vienne-Guerrin souligne que cette fable du corps politique se retrouve dans deux autres textes contemporains de Shakespeare : A Mervailous Combat of Contrarieties de William Averell, en 1588, qui expose une fable en partie similaire à celle de Ménénius2, et, en 1607, la pièce Lingua de Thomas Tomkins.
La déclinaison de la fable de Ménénius
5À la première scène du premier acte, alors que les citoyens expriment leur colère envers les patriciens qui ne redistribuent pas correctement le blé, que leurs bouches et leurs ventres crient famine, s'avance un homme de haut rang, bienheureux, qui pour les calmer se met à lui raconter une petite fable. Celle-ci explique, par la réduction métonymique des groupes sociaux à un membre du corps physique, que le ventre, nous entendons le Sénat, n'est pas un organe paresseux repus de blé mais qui, au contraire, a pour fonction de redistribuer les biens de la Cité équitablement à toutes les parties du corps. Ce petit conte permet, d'une part, de présenter les différentes réductions métonymiques qui vont être reprises tout au long de la pièce, d'autre part, d'introduire le topos de l'intérieur du corps et de son extérieur par l'image du ventre et de l'ingestion.
6Cette fable est reprise immédiatement par le premier citoyen, impatient, qui introduit une autre lecture du corps en insérant les motifs du bras actif, attribut essentiel du bon militaire, « the arm our soldier » (I.1.98) et de la langue musique, répétitrice des mots du cœur conseiller, « the tongue our trumpeter » (I.1.99)3. Nous pouvons remarquer que Coriolan est le bras soldat de la Cité. Sa mère, Volumnia, est la première à faire mention de cette réduction métonymique de Coriolan en un simple bras :
[…] His bloody brow
With his mailed hand then wiping, forth he goes,
Like to a harvest-man that's tasked to mow
Or all or lose his hire. (I.3.28-31)
7Elle évoque à nouveau, un peu plus loin, son « puissant bras » : « Death, that dark spirit, in's nervy arm doth lie » (II.1.126).
8Le peuple peut être également réduit à la fonction de main lorsqu'il se rebelle et, au contraire, de pied lorsque, idéalement, il soutient la Cité. C'est ainsi qu'à la première scène du troisième acte, alors que les citoyens poussés à la révolte par les tribuns expriment leur colère envers Coriolan, le premier citoyen s'exprime :
He shall well know
The noble tribunes are the people's mouths,
And we their hands. (III.1.271-273)
9L'homme politique, quant à lui, est réduit à la simple fonction de langue. Ménénius se définit notamment par cet organe réversible. Tout comme Coriolan et Aufidius font de leur force physique un argument, Ménénius remporte la bataille par ses syllabes contre les tribuns Sicinius et Brutus. Il décrit longuement cet organe qui lui permet de répliquer :
Menenius. - What I think, I utter, and spend my malice in my breath. Meeting two such wealsmen as you are – I cannot call you Lycurguses – if the drink you give me touch my palate adversely, I make a crooked face at it. I cannot say your worships have delivered the matter well, when I find the ass in compound with the major part of syllables. (II.1.42-47)
10Nous retrouvons dans ce morcellement des différentes composantes de la bouche deux autres thèmes. Le premier est l'image du souffle, « breath », qui sort de la bouche. Ce dernier est rarement agréable et peut être expulsé aussi bien par des patriciens que par le peuple. Il représente le plus souvent la parole agressive, empoisonnée, calomniatrice, celle qui s'apparente à un souffle putride :
Coriolan. - You common cry of curs, whose breath I hate. (III.3.124)
11Ces mots de Coriolan font écho à ceux de Brutus qui parle des habitants de Rome comme des haleines putrides, « stinking breaths » (II.1.202). Ce terme de « breath » est constamment utilisé pour évoquer la parole dans la pièce. La parole est elle-même réduite à un simple acte physique d'expulsion, ce qui nous amène à réfléchir au second lieu du corps interne : le ventre.
12Le ventre de Ménénius, qu'il présente dans sa fable, est un « belly ». Ce terme renvoie directement à la fonction digestive du ventre. Ce peut être aussi les entrailles, le plus profond de l'être. Nous pouvons remarquer que de nombreux liens entre les organes du corps sont faits. La bouche est le lieu de l'expulsion du souffle, mais c'est aussi par là que l'on ingère. On peut boire les paroles des autres, comme ces citoyens taxés par Coriolan de lécher le poison que leur donnent les tribuns ; on peut être agressé par le souffle des autres et être obligé de goûter à la calomnie, tout comme Ménénius qui voit son palais subir les paroles empoisonnées des tribuns, mots désagréables qui sont eux-mêmes expulsés par la bouche ; c'est enfin par là que l'on ingère la nourriture qui témoigne d'un état de malnutrition ou, au contraire, de rassasiement.
13Ainsi, les personnages de Coriolan subissent tour à tour des réductions métonymiques. Nous pouvons constater qu'en plus des différentes dialectiques qui se jouent dans ce démembrement du corps physique, un jeu sur l'extérieur et l'intérieur du corps se met en place à travers les nombreuses images d'ingestion et d'expulsion, avec pour lieu de passage principal : la bouche.
Les machines de Rome
14Martius, nous l'avons souligné, est le bras soldat de la Cité, une simple armure dont la mission est simple : défendre. Alors que Ménénius et Volumnia parlent du retour victorieux de Martius de la ville Coriole, ils s'intéressent essentiellement au nombre de ses blessures. Ils ne voient en lui qu'un théâtre de cicatrices qui témoignent de sa capacité à donner la mort pour Rome. Coriolan est considéré comme une véritable machine de guerre. Nous retrouvons de nouveau le tropisme du démembrement. L'armure de Coriolan est non seulement une mosaïque de blessures, mais c'est aussi un bras gauche capable de protéger des attaques, un cou, une cuisse ou encore une épaule capable de supporter ces blessures. Nous pouvons remarquer que ces membres du corps physique ne sont pas énoncés dans la fable de Ménénius. Coriolan est réifié en une carapace. Il est, en effet, toujours plus aisé d'envoyer un être humain à la guerre une fois qu'il n'est plus qu'envisagé que comme corps morcelé et assemblage d'éléments passifs (le cœur pensant, la bouche trompette et les entrailles n'ont ici aucun lieu d'apparaître). Produit de la tradition de la virilité romaine, Coriolan ne craint pas la mort. Il expose son corps à l'ennemi et s'engouffre dans Coriole sans autre protection que son armure naturelle. Ménénius dit de lui :
Menenius. - When he walks, he moves like an engine, and the ground shrinks before his treading. (V.4.15-16)
15Le peuple est aussi considéré comme une machine. Il est intéressant de remarquer que, dans le texte, les mêmes qualificatifs sont employés pour Coriolan et les citoyens. Si Ménénius voit en Coriolan une redoutable machine de guerre, que le peuple ne voit en lui un fascinant amas de blessures, Coriolan considère le peuple comme la simple machine de Rome :
Coriolanus. - Dismiss my soldiers, or capitulate
Again with Rome's mechanics. (V.3.83-84)
16Le peuple se dit lui-même n'être que les mains des tribuns qui seraient sa parole. De plus, les changements de position du peuple tout au long de la pièce soulignent son incapacité à réfléchir. Les deux plus grandes extrémités du corps de la Cité, le pied et la tête, le peuple et Coriolan, sont par ce trope de la réification du corps en machine extrêmement proches. Ils sont tous deux qualifiés par des figures de la protection. Le pied citoyen soutient la Cité et la carapace de Coriolan la protège. Mais tous deux peuvent aussi se rebeller contre elle. Le peuple est une main qui peut détruire la tête et l'armure est un fer qui peut se retourner contre la Cité qui l'emploie. Ainsi, le premier réflexe de Cominius, lorsqu'il assiste au discours haineux proféré par Coriolan devant le peuple, est de lui lier les mains :
Cominius. - […] Like one that means his proper harm, in manacles,
Then reason safely with you. (I.10.56-57)
17Le peuple et Coriolan sont deux supports importants de la Cité même s'ils se dénigrent l'un et l'autre.
Les rhéteurs de Rome
18Entre les extrémités sociales, représentées sous la forme des extrémités corporelles, que sont le peuple et Coriolan, candidat au poste de consul, nous retrouvons toute une série de personnages qui agissent comme des intermédiaires. Ce sont Cominius, Ménénius, les tribuns Brutus et Sicinius, les sénateurs et Volumnia, la mère de Coriolan. Ils se définissent, essentiellement, pas leur bouche et par leurs pouvoirs rhétoriques et art de la communication.
19À Rome, Brutus et Sicinius jouent le rôle que joueront, dans le camp volsque, les conspirateurs qui gravitent autour d'Aufidius à la fin de la pièce. Ils ne se définissent que par leur mauvaise langue capable de répandre la calomnie et de manipuler les foules. Ils peuvent se réduire à cette simple fonction dramatique. Ménénius, comme nous l'avons déjà souligné, décrit en détails sa propre bouche. Il est sans doute celui qui a le discours le plus ambigu dans la pièce. Il semblerait que la fonction dramatique de ce personnage soit de maintenir la paix, de rétablir à tout prix le calme dans la Cité, par un discours modéré envers le peuple comme envers Coriolan. Ainsi pouvons-nous douter de sa sincérité envers les citoyens lorsqu'il ose présenter une fable sur la bonne répartition des vivres alors qu'il est lui-même un homme bon vivant et profiteur des biens confisqués au peuple4 ; nous pouvons également douter de sa franchise lorsqu'il évoque sa relation avec Coriolan dans un registre sentimental. Cette recherche de la paix à tout prix explique, sans doute, que le seul moment de la pièce où Ménénius se met véritablement en colère, n'hésitant pas à avoir recours à sa mauvaise langue, est lors de son altercation avec les tribuns conspirateurs qui ont une fonction dramatique diamétralement opposée à la sienne.
20Cominius est l'un des principaux commentateurs de l'action de Coriolan. Il est celui qui émet la plus longue tirade sur ses exploits, si bien qu'il pense manquer de souffle (et peut-être de mots adéquats) : « I shall lack voice » (II.2.74) – il n’est pas sûr que sa rhétorique, bien qu’hyperbolique, soit à la hauteur des hauts faits de Coriolan. Volumnia, elle, n'a de cesse de vanter les exploits de son fils, mais c'est aussi elle qui a le plus d'impact sur lui avec ses mots – on pense à la scène où elle le convainc de ne plus marcher sur Rome.
21Nous pouvons donc dire que le corps physique se retrouve démembré dans Coriolan et que d'une allégorie, celle de l'harmonie de la Cité, nous retrouvons de nombreuses réductions métonymiques, aux sens multiples et qui ne peuvent se comprendre que dans un rapport dialogique entres elles. Ce double sens que l'on peut prêter à chaque acte de symbolisation dans la pièce questionne la fable de Ménénius sur l'harmonie. Elle constitue le point critique de la pièce.
II. Critique d’un système utopique d’harmonie et de constance
22La fable de Ménénius sur l'harmonie du corps politique de la Cité semble contenir en elle-même, par ce démembrement initial, des éléments d'inconstance qui mettent à mal l'allégorie. Chaque image du corps possède son endroit et son envers, et les nombreux jeux d'oppositions et rapprochements binaires que souligne Shakespeare mettent en évidence la profonde relativité des notions. Le corps est, au Moyen-Âge et à la Renaissance, considéré comme un livre, ainsi qu’en témoigne, par exemple, les études sur les différentes formes de tortures et de punitions dans Surveiller et Punir de Michel Foucault5. Puisque le corps est extrêmement lisible, il ne peut que devenir le lieu de la manipulation et du mensonge.
La rhétorique des mots
23Rome est une Cité fondée sur l'art de la rhétorique. La bouche est le lieu principal dans lequel cet art à l'origine oratoire peut s'épanouir. Cependant, ce conduit par lequel s'expriment, dans le sens étymologique de « faire sortir », les mots du cœur est obstrué par la langue. Nathalie Vienne-Guerrin, attire notre attention sur le fait que la société élisabéthaine distingue la bonne (« good ») de la mauvaise (« bad ») langue6. Dans Coriolan, chacun semble posséder sa propre définition de ce qu'est la bonne et la mauvaise langue. En effet, Cominius, Ménénius et Volumnia exhortent Coriolan à corriger son langage. Coriolan, quant à lui, pense que sa langue est la plus saine en ce qu'il exprime les mots de son cœur, même si ces derniers semblent être un véritable poison pour le peuple.
24Cette bipolarité entre la bonne et la mauvaise langue souligne la relativité même de cette notion. D'un côté, les rhéteurs pensent que cacher la vérité permet de maintenir l'harmonie dans la Cité mais, d'un autre côté, certains rhéteur mal intentionnés peuvent, et c'est le cas des tribuns, user de cet art oratoire pour provoquer la révolte. Coriolan, quant à lui, par sa langue constante qui ne sait mentir, sème lui aussi le trouble dans une Cité bâtie sur le pacte social de la rhétorique.
25Nathalie Vienne-Guerrin explique le fonctionnement de la langue dans Coriolan à l'aide des distinctions effectuées par Michel Foucault, premier théoricien de la parrêsia comme forme de discours7. Le terme de parrêsia (du grec pav-, tout et rhema, ce qui est dit) se rapporterait au « franc parler ». Michel Foucault, dans Fearless Speech, a théorisé cette notion comme une forme de discours dans lequel le locuteur exprime sa propre relation avec la vérité et reconnaît le franc parler comme une obligation pour améliorer ou aider d'autres personnes (dont lui-même)8. Coriolan, par son refus de mentir, est le représentant dans cette pièce de la parrêsia. Il refuse de se prêter au jeu de la rhétorique romaine et Ménénius précise, avec justesse, que son cœur est sa bouche : « his heart's his mouth » (III.1.257). Il est aussi celui qui ne peut s'empêcher de dire ce qu'il pense. À plusieurs reprises, il invective le peuple et, à son tour, lui envoie de multiples souffles empoisonnés. Il basculerait dès lors, pour reprendre l'analyse de Nathalie Vienne-Guerrin, dans la mauvaise parrêsia, celle qui se présente comme le penchant blâmable de l'athuroglossos ou athurostomia (en grec, athuro- pour la porte et glossos pour la langue, stomia pour la bouche). Le franc parler se transforme alors en logorrhée. La rhétorique réside en ce jeu de fermeture et d'ouverture, jusqu’à l’excès, de la porte et, à plusieurs reprises dans le texte, la bouche est considérée comme une barrière. Coriolan est celui qui ne peut pas fermer sa bouche et au lieu de représenter une parrêsia tournée vers le dévoilement de la vérité bénéfique, il est du côté de la « mauvaise » parrêsia, l'athuroglossos,comme en témoignent ses nombreux accès de colère. Coriolan ne sait pas quand il doit fermer le portail qu'est sa bouche à sa colère. Il ne fait, au contraire, que provoquer le bruit de la foule dans son idéal de silence représenté par sa femme Virgilia.
26Ainsi la langue réversible ne peut-elle participer à l'harmonie de la Cité et, pourtant, cette dernière repose sur un consensus de l'art oratoire. Coriolan est une langue qui empoisonne la Cité et, à plusieurs reprises, il est perçu comme un membre malade du corps romain. Mais puisque ce corps se repose essentiellement sur la langue pour construire son gouvernement, comment peut-il espérer conserver éternellement un équilibre et une unité ?
La rhétorique du corps : lieu du mensonge ou de la vérité ?
27Le corps extérieur serait, pour sa part, le lieu de l'unité et de la constance, d'où le choix de Coriolan de se consacrer exclusivement à la fonction militaire. Hormis le fait que ce choix soit davantage celui de sa mère, nous allons voir que le langage du corps est lui-même soumis à une rhétorique. La langue n'est pas le seul lieu de la réversibilité des images. Le corps est lisible et, comme un texte, il peut jouer avec ses propres mots. La dimension du corps comme instrument de la rhétorique romaine et travail sur l'image est la plus sensible, avec la question de l'exposition publique des blessures de Coriolan. Même s’il détruit la paix en refusant de les montrer, Coriolan met en évidence que cette exposition du corps réifié en image de rhétorique, c'est-à-dire en argument d'autorité de son sacrifice pour la Cité, ne fait plus sens. Sa nomination comme consul ne repose que sur cette exposition des cicatrices et non sur les mérites réels. Le corps physique peut être le lieu du mensonge, comme le fait remarquer Ménénius aux tribuns :
Menenius. - And though I must be content to bear with those that say you are reverend grave men, yet they lie deadly that tell you have good faces. (II.1.47-49)
28Et Rome n'est pas à l'abri de conspirateurs capables de détourner l'attention des citoyens, par leur langue calomniatrice, des cicatrices objectives de Coriolan. Le corps est ce qui, en apparence, ne peut mentir. Il serait l'image de l'irréversibilité. Ainsi le ventre bedonnant de Ménénius, qui tranche objectivement avec la silhouette famélique des citoyens, trahit-il la caducité de sa fable. Mais par sa réification et son démembrement, le corps devient un instrument de la rhétorique romaine et perd ce sens objectif.
29L'honnêteté ne se lit par sur le visage, pour reprendre l'expression de Ménénius. L'arrivée de Coriolan à Antium, et son altercation avec les serviteurs d'Aufidius, est révélatrice de ce possible jeu de masque corporel. Au corps extérieur appartient la rhétorique du vêtement, et, se présentant « in mean apparel, disguised and muffled » (IV.4.D) aux portes d'Antium, la noblesse de Coriolan n'est pas instinctivement perçue par les serviteurs. Une fois la duperie révélée, ces derniers prétendent avoir reconnu en ce pauvre hère les contours d'une figure de très haut rang :
1 Servingman. - He had so, looking, as it were – would I were hanged but I thought there was more in him than I could think. (IV.5.150-151)
30Ainsi Coriolan, par son assimilation maximale des valeurs de la virilité romaine, met-il en évidence son impossible association avec une Cité fondée sur, d'une part, une rhétorique des mots (versatilité de la langue) et, d'autre part, du corps (sa réification en image, en beau tableau, pour poursuivre les rêveries éveillées de Volumnia qui souhaiterait figer son fils combattant Aufidius comme dans une toile de maître9. Le corps extérieur, qui semble, au début de la pièce, être perçu comme une simple machine dénuée d'âme et de capacité réflexive, n'est pas présenté comme le contraire d'une rhétorique qui représenterait la maitrise parfaite de la langue, mais devient lui-même, par sa réification, une image de rhétorique. Ainsi entretient-il avec cette dernière des liens beaucoup plus étroits.
« The Great Chain of Being » ?
31Coriolan est une pièce éminemment complexe en ce que les images du corps qui sont présentées dans une opposition binaire n'entretiennent pas, en réalité, qu'un rapport antinomique entre elles mais synonymique. Le démembrements du corps et son explosion sémantique dans le texte favorisent l'effet de confusion. La main, par exemple, est ce qui frappe mais également ce qui caresse. Elle est le point de division de la Cité lorsque, par exemple, le peuple brandit son point en signe de protestation, mais elle est aussi le symbole de l'union et du rassemblement. En effet, à la fin de la pièce, ce qui fait revenir Coriolan chez les Romains est cette prise par la main de sa mère qui lui rappelle le lien affectif qui l'unit à sa famille au sens restreint du terme, sa mère, sa femme et son fils, comme au sens large, à savoir la Cité romaine. Elle rappelle le lien sentimental – avant de partir de Rome, Coriolan avait serré la main son ami Ménénius : « Give me thy hand. Come » (IV.1.59).
32Le corps extérieur, visible, serait également, dans un premier temps, incapable de mentir. Un corps affaibli et un ventre creux ne peuvent qu'accuser une malnutrition, alors qu'un corps au ventre gonflé par l'excès de nourriture est la preuve d'une surnutrition et, donc, dans le cas présent, d'une répartition fallacieuse des biens. Le visage, quant à lui, peut révéler la tristesse, et c'est ainsi que Volumnia, Virgilia et le Jeune Martius montrent leur chagrin à Coriolan et le supplient de revenir vers Rome :
Virgilia. - The sorrow that delivers us thus changed
Makes you think so. (V.3.39-40)
33Cependant Ménénius précise, beaucoup plus tôt dans la pièce, que le visage peut, lui, mentir et que l'honnêteté ne s'y lit pas forcément. La bouche, qui est le lieu principal de la transition du corps intérieur et du corps extérieur, est elle aussi marquée du sceau de la réversibilité. Nous pouvons distinguer, en effet, un antagonisme entre la bonne et la mauvaise langue, mais ce dernier se transforme rapidement en une dialectique complexe qui semble parvenir à une aporie du raisonnement. Les nombreux textes critiques concernant le sens politique dans Coriolan témoignent de cette difficulté à faire émerger de la pièce une thèse unique. Et pour cause, Shakespeare ne fait pas de pièce à thèse. On parle souvent des « politiques » de Coriolan10.De ces sens politiques multiples jaillit, cependant, un constat qui est celui de la « disharmonie ». La violence de Coriolan est sensible, d'une part, dans ce démembrement scénique qui se poursuit dans un éclatement du lexique du corps tout au long de la pièce, et, d'autre part, à travers une remise en cause de toute éthique sociale. La constance de tout concept est mise à mal.
34La Cité se trouve démembrée en tout point. Elle ne fait plus corps. Rome se trouve scindée en deux parties avec, d'un côté, les luttes extérieures contre Coriole et, d'un autre côté, les luttes intestines. De l'unicité politique se fait peu à peu entendre dans Rome de multiples voix. Ainsi n'y a-t-il pas une voix citoyenne mais de multiples avis, aspect qui est sensible dès la première scène. Coriolan lui-même a conscience de cette diversité artificiellement unie sous le joug de la loi rhétorique :
Coriolanus. - Come, leave your tears. A brief farewell. The beat
With many heads butts me away. (IV.1.1-2)
35Les patriciens, en revanche, tiennent plus ou moins le même discours, rassemblés sous ce désir utopique de conserver l'unicité romaine, et s'écrient d'une voix homogène pour protéger Coriolan, menacé par le peuple :
All [the patricians]. - We'll surety him. (III.1.180)
36Le drame qui est en train de se jouer sous nos yeux à Rome semble mettre en garde le spectateur contre une vision idéaliste de l'harmonie sociale. Nous retrouvons, ainsi, une critique (le déplacement spatio-temporel et culturel de Londres à Rome n'est-il pas une manière de contourner la censure ?) de The Great Chain of Being, un concept du Moyen-Âge dérivé des théories platoniciennes et aristotéliciennes de la Scala naturae, qui propose une structuration parfaite de la hiérarchie sociale. La société élisabéthaine est régie par cette notion qu’elle justifie par le cautionnement divin. Ainsi, aucune remise en cause de l'ordre social n'est possible sous peine de pécher. Dans Coriolan, la légitimité de chaque catégorie sociale est remise en cause puisque la hiérarchie est fondée sur la rhétorique, concept qui repose sur la dissimulation et la manipulation de la vérité par la langue et donc, en un sens, sur l'erreur. Ensuite, le personnage de Coriolan souligne que cette même rhétorique perd d'autant plus de légitimité dès lors qu'elle manipule le peuple en lui laissant croire qu'il possède, intrinsèquement, un pouvoir. N'est-ce pas là une façon de faire entendre que la Chambre des Communes, représentation relative du peuple au Parlement anglais, n'a, en définitive, qu'un pouvoir représentatif face aux instances de la royauté, de la noblesse et du clergé ? Coriolan est celui qui s'accorde à cette Scala naturae en ce qu'il a intégré l'idée selon laquelle, par sa naissance, il était un être d'une nature supérieure et que, par ce simple fait, le peuple n'avait pas besoin des ornements de sa rhétorique.
37Coriolan est donc la voix qui ne fait pas que semer la disharmonie dans la Cité, mais qui fait prendre conscience de ses dissonances internes. La tragédie de Rome devient, dès lors, une critique de la grande chaine du vivant, « The Great Chain of Being », qui veut que l'ordre et la hiérarchie sociale trouvent leur cautionnement dans la volonté divine, concept qui régit la société élisabéthaine. Shakespeare, en introduisant dans son laboratoire d'essai un personnage qui prône la transparence de sa nature sur le monde extérieur et qui met son cœur dans sa bouche, nous expose dans Coriolan la tragédie d'un monde soumis aux retournements que les coups de théâtre de la pièce renforcent. Coriolan fait le constat amer de cette inconstance des valeurs au quatrième acte :
Coriolanus. - O world, thy slippery turns ! (IV.4.14)
III. Du politique à l’identitaire, de la communauté à l’individu
38Les tragédies shakespeariennes superposent souvent le drame collectif au drame privé. C'est le cas notamment de Hamlet ou encore du Roi Lear. Le drame de la Cité reflète, dans Coriolan,un autre drame : celui de l'individu. La folie langagière qui s'empare de Coriolan, à mesure qu'il se retrouve confronté à la contradiction entre ses idéaux et la réalité d'un monde en mouvement, n'est pas sans rappeler les errances du roi Lear. Shakespeare s'empare de l'image des deux corps du roi, le body politic, qui représente le personnage public, et le body private, le personnage privé. Nous allons voir comment Coriolan se construit autour de cette dialectique et pose le paradoxe de l'association des deux corps du roi.
Le reflet du body private sur le body politic
39Zvi Jagendorf, dans son article « Coriolanus : Body Politic and Private Parts » analyse l'agencement de la sphère publique et de la sphère privée dans la pensée politique occidentale, à travers l'opposition entre l'homme à l'état de nature et l'homme dans la culture :
At the foundation of Western political thought, for instance, is the trope of the dialectical relationship between man in the state of nature (that is man finding himself and caring for the propagation of his species) and man in the domain of culture (that is, man in the embrace of community, of polis, of an organism that, ideally, is himself write large, but that also dominates him, subjecting him to a necessity beyond the easily graspable one of his own needs and instincts)11.
40La nature de Coriolan est dans pratiquement toutes les bouches de la pièce. La nature est le lieu de l'absence de mensonge et Coriolan est justement celui qui ne peut parvenir par la rhétorique à la dissimuler. Le second citoyen, dès la première scène, pose la question de l'être et du paraître :
2 Citizen. - What he cannot help in his nature you account a vice in him. You must in no way say he is covetous. (I.1.30)
41C'est de la bouche calomniatrice même de Sicinius que sort l'idée d'une nature lieu de la vérité de l'être, voire de son animalité :
Sicinius. - Nature teaches beasts to know their friends. (II.1.5)
42Coriolan est le personnage qui souhaite supprimer la dialectique entre son corps extérieur, vitrine du pouvoir, et son corps intérieur, lieu du plus profond de l'être. Il se refuse à exposer son corps en publique puisque ce serait, pour lui, mettre son cœur à nu. Il ne fait aucune dissociation entre sa nature et sa fonction dans la société. Cette position est, paradoxalement, celle d'une tradition de la virilité romaine qui lui a été transmise par sa mère. Le soldat doit, tout en usant des ressources de sa nature qui lui inspirent la vengeance, par exemple, comme moteur du combat, cacher ses faiblesses et ne pas dévoiler l’intimité de son être. Un autre paradoxe se fait alors jour. Coriolan se refuse, tout au long de la pièce, à verser des larmes mais, face aux supplications de sa mère, il ne peut empêcher ses yeux d’« exsuder », pour reprendre le terme exact du texte original qui ne mentionne pas les pleurs symboliques (« tears ») mais, les larmes corporelles avec le verbe « to sweat » :
Coriolanus. - […]
And, sir, it is no little thing to make
Mine eyes to sweat compassion. (V.4.196-197)
43Et cet aveu de faiblesse est, par la suite, raillé par Aufidius, cet autre lui-même qui n'a pas failli, et qui considère ces larmes comme le symbole (notons l'emploi du mot « tears »), cette fois-ci, d'une défaillance : « Thou boy of tears » (V. 6.104). Ces larmes qui montent aux yeux de Coriolan sont la preuve d'une fêlure ; les écluses commencent à céder au flot de ses pleurs qu'il ne pourra contenir plus longtemps.
44La tragédie de Coriolan repose dans cette transpiration, cette expectoration et ce dégorgement de l'animalité de l'homme, de sa nature, sur son être culturel qu'est sa vitrine corporelle. Le concept de body politic est, quant à lui, relayé par le lexique du jeu de l'acteur et du déguisement. Coriolan est celui qui ne peut pas faire semblant. Ainsi se refuse-t-il à parler au peuple pour cette raison :
Coriolanus. - It is a part
That I shall blush in acting, and might well
Be taken from the people. (II.2.138-140)
45La nature de l'homme, ce qui forge son animalité (animal et animus, la créature vivante, ce qui l'anime et son âme) est aussi rappelé dans Coriolan à travers des comportements instinctifs. Coriolan, dans sa réification en « bras soldat » de la Cité, a rompu le lien avec la mère. Il le retrouve à la fin de la pièce lorsqu'il la prend par la main. Le ventre est cette fois-ci envisagé comme les entrailles, la matrice :
Volumnia. - March to assault thy country than to tread –
Trust to 't, thou shalt not – on thy mother's womb
That brought thee to this world. (V.3.124-125)
46Ainsi, la culture serait ce qui empêche l'âme de l'homme de transparaître et la claquemure dans une sorte de corps vitrine.
L’influence du body politic sur la nature : Rome créatrice de monstres
47À cet animus de l'homme, son fond intérieur, s'oppose sa réification monstrueuse qu’opère la Cité. Le processus de transformation de l’enfant Coriolan en monstre par la Cité est présenté en mouvement dans la pièce. C'est dans la personnalité du jeune Martius que l'on retrouve, tout d'abord, les traits de celle de Coriolan. Volumnia s'extasie sur le fait que le jeune Martius joue avec un papillon qu'il capture, relâche et capture de nouveau. À la scène quatre du dernier acte, Ménénius convoque à nouveau le jeu enfantin de la chasse au papillon mais l'inclut dans un véritable topos de la transformation du corps physique qui se développe tout au long de la pièce autour de la figure de Coriolan :
Menenius. - There is a differency between a grub and a butterfly, yet your butterfly was a grub. This Martius is grown from man to dragon. He has wings, he's more than a creeping thing. (V.4.15-16)
48Le caractère du personnage de Coriolan est à envisager dans un complexe jeu d'altérité. La lutte entre le jeune Martius et le papillon semble préfigurer le combat entre son père et Aufidius. Ainsi, Aufidius serait le papillon, et lorsque Ménénius assimile Martius à une larve devenue une créature ailée il réactive le jeu de double entre ces deux personnages. Enfin, ce qui nous intéresse le plus, dans ce passage, c'est la comparaison effectuée entre une image de l'évolution naturelle de l'être humain et une évolution surnaturelle. Coriolan est, à la fin de la pièce, juste avant de redevenir un enfant par le rappel du lien maternel, une sorte de dragon sans pitié. Il n'est plus un homme mais semble s'être constitué une véritable carapace monstrueuse pour se protéger des attaques du dehors. Son âme est ainsi protégée des assauts de l'extérieur et des nombreux souffles empoisonnés, mais la vitrine externe qu'il lui a fabriquée n'a plus rien d'humain. Cette transfiguration serait, en un sens, à envisager comme le paroxysme du travail de la culture, de l'éducation, des principes sur l'homme. La culture de la rhétorique qui, par un savant jeu de vérité et de mensonge entre le devoir et le sentiment, a annihilée en lui tout sentiment patriotique. Il est prêt à marcher sur le ventre de sa mère.
49Sa métamorphose corporelle par le processus de réduction métonymique en un simple nombre de cicatrices (sa mère fétichise son corps, qui possède désormais vingt-sept blessures) et en machine de guerre est tout à fait sensible dans le film de Ralph Fiennes, Coriolanus12. On peut y voir, en effet, une Volumnia pansant méthodiquement les blessures de son fils ou encore le visage de Coriolan défiguré par la colère lorsqu'il s'adresse au peuple.
50Comme chaque image à son envers, le dragon est aussi le symbole du rejet. En effet, Coriolan se compare lui-même à un dragon solitaire, se dit n'être plus que cette machine de guerre crainte par la Cité, un membre malade que l'on expulse :
Coriolanus. - […] My mother, you wot well,
My hazards still have been your solace, and –
Believe't not lightly – though I go alone,
Like to a lonely dragon that his fen
Makes feared and talked of more than seen, your son
Will or exceed the common or be caught
With cautelous baits and practice. (IV.1.28-33)
51L'image du dragon reflète le fait que Coriolan rejette non seulement le corps politique mais est rejeté par lui. Comme le dragon, il vole au-dessus du commun, ce qui rappelle qu'il ne participe pas au consensus social qui demande l'oubli de sa propre nature. Mais, tout comme le dragon, il est une créature monstrueuse, en dehors du commun, le fruit de cette société qui l'empêche d'être lui-même et qui s'est constitué tout un imaginaire à son propos. Nous pouvons, en effet, noter que Coriolan ne dit pas qu'il est un dragon, à la différence de Ménénius qui porte sur lui un regard extérieur, mais comme un dragon. Il ne fait qu’évoquer l'aspect solitaire de cet animal mythologique, c’est le regard d'autrui qui le fait monstre. Coriolan rappelle, dans le dernier vers de l'extrait que nous venons de citer, qu'il n'est cependant pas infaillible et qu’il sera dévoré par la Cité pour ne s'être pas soumis au consensus et n’avoir pas su être autre que lui-même. En effet, Ménénius, membre resté interne à la Cité, fait de Coriolan un dragon, c'est-à-dire une menace extérieure qu'il faut combattre. Coriolan, quant à lui, dit s'apparenter à un dragon et souligne par là-même qu'il n'est qu'un membre de la Cité rejeté et non pas un monstre qui lui est étranger. Ainsi, il est davantage ce vieux dragon des légendes anciennes qui sommeille au fond de sa caverne, parfois pendant des siècles, et menace à tout instant de frapper la ville et de réinstaurer son chaos originel. Le dragon, suivant une vision chrétienne, est associé au mal et aux vices, au démon. Il rappelle un chaos originel que l'Homme n'a de cesse de combattre. La réflexion shakespearienne se complexifie dès lors que le monstre n'est autre que le produit même de la Cité13. Coriolan n'a, en définitive, aucune perspective de rédemption. Puisqu'il n'a pas su dévorer les autres, il sera dévoré par eux.
L’humain à l’épreuve du cannibalisme
52Coriolan serait donc une pièce de l'anthropophagie. Engloutir l'autre est une manière tribale d'accéder au pouvoir. Le terme même de cannibalisme est présent dans le texte sur les lèvres du deuxième serviteur d'Aufidius qui dit à propos de son maître :
2 Servingman. - And he had been cannibaly given, he might have boiled and eaten him. (IV.5.177-178)
53De nouveau, le point paroxysmique des dangers de la culture sur la nature renvoie l'homme à une animalité monstrueuse. Puisque l'âme réside dans le corps, qu'elle serait physiquement localisable dans le corps physique, l'anthropophagie est un grand, sinon le plus grand, tabou des sociétés occidentales. Manger l'autre revient à prendre son âme.
54Shakespeare ose rapprocher, dans Coriolan, la pratique du pouvoir à l'anthropophagie. Ce tabou est souligné au troisième acte par Ménénius :
Menenius. - Now the good gods forbid
That our renowned Rome, whose gratitude
Towards her deserved children is enrolled
In Jove's own book, like an unnatural dam
Should now eat up her own ! (III.1.292-295)
55Tout comme le corps est chosifié, la ville est personnifiée en une mère dénaturée capable de manger ses propres enfants.
56Cependant, Ménénius a convoqué dans sa fable l'idée d'un sénat-ventre qui engloutit et répartit, soi-disant, parfaitement les biens de la Cité. Si la nourriture est pour la bouche, comme le précise Coriolan, cette dernière est directement associée au ventre, aux rhéteurs. Le premier citoyen offre une grille de lecture de cet aspect du conte de Ménénius très différente et nous la livre avant même que ce dernier ne se mette à parler :
1 Citizen. - If the wars eat us not up, they will ; and there's all the love they bear us. (I.1.58-59)
57Le Sénat agirait ainsi comme cette mère dénaturée qui prive ses enfants de nourriture et, par extension, les engloutit.
58Coriolan est une tragédie de la dépossession. Coriolan lutte pour conserver son intégrité face à autrui qui, par son regard, engloutit le corps physique, le chosifie, celui qui par les manipulations de la langue se permet de « parler pour » et impose le silence14, celui qui dévore.
59La relativité des concepts de nature et de culture, le paradoxe du body politic et du body private, les principes de la rhétorique qui reposent sur le consensus du mensonge, nous sont expliqués à travers les images mêmes qui ont forgé l'idée d'une société harmonieusement agencée selon ces notions. Shakespeare use même des ressources de l'image de rhétorique, comme la réduction métonymique par le démembrement du corps, et du lieu par excellence de l'illusion qu'est le théâtre. Il nous présente avec Coriolan un monde régi par l'instabilité. La roue tourne et c'est dans ces changements permanents du destin que les natures se révèlent. Shakespeare entend concilier le corps intérieur et le corps extérieur en brisant le mensonge et révéler son paradoxe intrinsèque. La réflexion que mène Shakespeare sur le corps exposé et le corps caché questionne la complexe imbrication de la sphère privée et de la sphère publique.
Bibliographie
HILLMAN, Richard (dir.), Coriolan de William Shakespeare. Langages, Interprétations, Politique(s), Actes du Colloque international organisé à l'Université François-Rabelais (Tours, 3-4 novembre), Tours, PU François Rabelais, 2007.
JAGENDORF, Zvi, « Coriolanus : Body Politic and Private Parts », Shakespeare Quaterly, n° 4 vol. 41, 1990, p. 455-469.
GIL HARRIS, Jonathan, « Pathologizing the body politic », in Foreign Bodies and the Body Politic : Discourses of Social Pathology in Early Modern England, Cambridge,CUP, 2006.
LEMONNIER-TEXIER, Delphine, « The politics of the body in Coriolanus », in Delphine Lemonnier-Texier & Guillaume Winter (dir.), Lectures de Coriolan de William Shakespeare,Rennes, PUR, coll. « Didact anglais », 2006, p. 87-100.
SHAKESPEARE, William, Coriolan/Coriolanus, in Oeuvres complètes. Tragédies II,Édition bilingue,Trad. Louis Lecocq, Paris, Robert Lafont, coll. « Bouquins », 1995.
Filmographie
FIENNES, Ralph, Coriolanus, Grande-Bretagne, 2011, 123 min.
Notes
1 Nathalie Vienne-Guerrin, « Coriolanus, or ‘‘The arraignment of an unruly tongue’’ », inRichard Hillman (dir.), Coriolan de William Shakespeare. Langages, interprétations, politique(s), Actes du Colloque international organisé par l'Université François-Rabelais (Tours, 3-4 novembre 2006), Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2007, p. 133-153.
2 Voir Jonathan Gil Harris, « Pathologizing the body politic », in Discourses of social pathology in early modern England, Cambridge,Presses universitaires de Cambridge, 1998. Disponible sur : http://books.google.fr.
3 William, Shakespeare, Coriolan/Coriolanus, in Oeuvres complètes. Tragédies II,Édition bilingue,Trad. Louis Lecocq, Paris, Robert Lafont, coll. « Bouquins », 1995. Toutes les citations proviendront de cette édition.
4 Voir Delphine Lemonnier-Texier, « The Politics of the Body in Coriolanus », in Delphine Lemmonier-Texier et Guillaume Winter (dir.), Lectures de Coriolan de William Shakespeare, Rennes, PUR, coll. « Didact anglais », 2006, p. 87-100.
5 Voir Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975.
6 Nathalie Vienne-Guerrin, art. cit., p. 134.
7 Ibid., p. 142-145.
8 Voir Michel Foucault, Fearless Speech, Edited by Joseph Pearson, Los Angeles, Semiotext(e), 2001.
9 “Methinks I hear hither your husband's drum,
10 Delphine Lemonnier-Texier, art. cit., p. 87-100.
11 Zvi Agendorf, « Coriolanus: Body Politic and Private Parts », Shakespeare Quaterly, n° 4 vol. 41, 1990, p. 455-469, ici p.455.
12 Ralph Fiennes, Coriolanus, Grande-Bretagne, 2011, 123 min.
13 Michel Cazenave (dir.), Encyclopédie des symboles, Paris, La Pochotèque, coll. « Encyclopédies d'aujourd'hui », p. 201-203.
14 À propos de la confiscation de la voix populaire, cf. Pascale Drouet, « ‘Are you all resolved to give your voices?’ » : la voix populaire dans The Tragedy of Coriolanus », inRichard Hillman (dir.), op. cit., p. 113-131.