De Shakespeare à Barker : Hamlet voulant un Elseneur de verre

Par Juliette Mézergues
Publication en ligne le 25 novembre 2013

Résumé

Hamlet, in Shakespeare’s play, fights against concealment and for the revelation of some truth, that of the murder of his father by his uncle Claudius. When Howard Barker rewrote the play as Gertrude The Cry, he decided that such a revelation was superfluous. Hamlet knows that his father was murdered from the start and he knows who the culprits are: Gertrude, his mother, and Claudius, her lover. The transparency desired by Hamlet does not have the same function in the Shakespeare’s and Barker’s texts. In the Elizabethan play, it may be a means to reach the revelation, whereas in Barker’s text, it may be a means of controlling behaviour and becoming a barrier to revelation. The question of intimacy and the display of intimacy arise, reminiscent of Barker’s conference entitled « The glass confessional: the theatre in hyper-democratic society »(Arguments for a Theatre). This essay seeks to understand how and why the two Hamlets are so different. Barker uses rhetorical figures such asaposiopesis and plethora. But does this bring more transparency? In Barker’s play, isn’t Hamlet’s desire to rebuild Elsinore out of glass synonymous with hisdesire to drive the kingdom to totalitarianism?

Hamlet, chez Shakespeare, lutte contre la dissimulation et pour la mise à jour d’une vérité : révéler l’assassinat de son père par son oncle Claudius. Lorsque Howard Barker réécrit la pièce à travers Gertrude (Le Cri), il décide que la révélation est superflue. Hamlet sait que son père a été assassiné dès le début et connaît les coupables : Gertrude, sa mère, et Claudius, l’amant de cette dernière. La transparence voulue par Hamlet n’a pas la même fonction dans les deux textes. Dans la pièce élisabéthaine, elle serait le moyen d’atteindre la révélation ; dans le texte barkérien, elle serait le moyen de contrôler les comportements et deviendrait un rempart à la révélation. La question de l’intimité et du spectacle de l’intimité se pose, tout comme le soulève Barker dans une conférence nommée « Le confessionnal de verre : le théâtre dans une société hyper-démocratique »(Arguments pour un théâtre). Cet article s’attache à comprendre en quoi et pourquoi les deux Hamlet sont différents. Barker jongle entre aposiopèse et pléthore. Mais cela amène-t-il plus de transparence ? Le désir d’Hamlet, chez Barker, de construire Elseneur en verre n’est-il pas le désir de faire basculer le royaume vers le totalitarisme ?

Texte intégral

1La tragédie d’Hamlet de William Shakespeare met en scène un prince qui souhaite venger la mort de son père. Au-delà de la fable, c’est un héros écartelé entre Moyen-Âge et Renaissance, pourrait-on dire. Hamlet lutte contre la dissimulation et pour la mise à jour d’une vérité qu’il redoute pourtant, car, s’il veut révéler l’acte de son oncle Claudius, ce dernier incarne la pensée de la Renaissance, tandis que le roi Hamlet représente le Moyen-Âge finissant. D’un point de vue idéologique, Hamlet est donc plus proche de son oncle. Mais celui-ci est un usurpateur et un meurtrier. Dans cette quête de vérité, Hamlet ne peut épargner sa mère, Gertrude. Il est obligé de reconnaître son implication, bien que son rôle dans le meurtre de son père reste incertain. Est-elle complice ? Est-elle victime ? Dans tous les cas, elle est, pour son fils, une mère adultère, et il la découvre sous son visage de femme et d’amante. Ces arguments sont mis en avant, entre autres, par Heiner Müller, en 1977, dans Hamlet-machine et, plus récemment, par Howard Barker pour réécrire librement La tragédie d’Hamlet à travers Gertrude The Cry. Howard Barker, poète, peintre, dramaturge, metteur en scène et théoricien écrit ce qu’il nomme le théâtre de la Catastrophe1, tragédie des temps modernes, amputée de sa catharsis : « […] il est question ici de tragédie sans catharsis, d’une tragédie qui implique le public dans les actes de cruauté qu’il est amené à observer2 ».

2Lorsque la pièce shakespearienne commence, un roi succède à un autre, ce qui implique des modifications de gestion du royaume. Les troupes de Norvège pourraient menacer le Danemark. La possibilité d’une guerre est envisagée. En outre, le roi défunt a été assassiné. C’est donc une situation instable. On est entre deux mondes : le glissement du Moyen-Âge vers la Renaissance. Pour Howard Barker, c’est dans un contexte extraordinaire, chaotique, que peut s’exprimer la Catastrophe. « La guerre brise le carcan des valeurs morales. Dans les situations de guerre, les gens ont des relations plus primitives3 ». Elseneur semble donc être un lieu tout à fait adapté à son écriture.

La tragédie n’est pas humaniste et ne veut pas le bien de l’homme. Mais parce qu’elle ne veut pas son bien, elle le renforce. C’est là son mystère et précisément son pouvoir de déstabilisation de l’âme4.

3Lors d’une conférence donnée le 13 mars 1995 à l’Université de Birmingham et intitulée « Le confessionnal de verre : le théâtre dans une société hyper-démocratique5 », Howard Barker raconte la surprise du visiteur devant le confessionnal de l’église catholique Saint-Sulpice à Paris. Le confessionnal est une cage de verre. Il en est de même dans la cathédrale Notre Dame de Paris. En voulant se moderniser et rompre, d’une certaine façon, avec l’obscurantisme et peut-être sortir une nouvelle fois du Moyen-Âge, l’église bafoue l’anonymat de la confession et l’obscurité propice à la révélation. La notion de secret est mise à mal et l'intimité, niée. Confesseur et confessé sont conscients du regard possible d’autrui. Ce regard modifie leur comportement, qu’il pousse à falsifier la parole, à l’exagérer ou au contraire à l’amoindrir. La confession ne peut être la même que dans le confessionnal obscur traditionnel, car la cage de verre génère une dimension de spectacle. Les deux protagonistes se font face et le corps raconte autant que la parole. Ils ne sont plus dans une position qui favorise l’intimité. Ils jouent l’intimité. Si le confessionnal se fait de verre, la confession est modifiée. L’espace privé se rétrécit. La révélation, comme la transparence, est une des obsessions de notre époque. Howard Barker pratique et revendique un théâtre du secret et cela lui est parfois reproché. S’il fuit la transparence, l’opacité devient une façon d’entrer en résistance et de « semer le trouble6 », comme le dirait le personnage de Und dans la pièce éponyme. On pourrait opposer la spectacularité factice de la révélation, l’obligation écornant la sincérité, à la vérité humaine du secret. Paradoxalement, les acteurs, sachant qu’ils s’exposent et parce qu’ils le font, laissent apparaître leur intimité. L’acteur ne ment pas, il se révèle par le jeu. Le masque est un très bon moyen de laisser apparaître sa nature profonde. Mais l’acteur est formé et entraîné, ce qui n’est pas le cas du pénitent. La confession est un rite qui s’apprend en même temps qu’on le pratique. À force de le répéter, des habitudes, des façons de faire se dégagent.

4Qu’elle soit la face révélatrice de l’opacité ou une question cruciale de la fable, chez Barker, ancien étudiant en Histoire, qui connaît bien Shakespeare et la culture élisabéthaine, la notion de transparence est souvent présente. Des miroirs viennent régulièrement questionner les notions d’image et de vérité, de point de vue. On pense, naturellement, à la glace sans tain qui permet de voir sans être vu. Son Hamlet, qui veut la transparence, affirme l’impuissance des mots et se résigne : « I’m saying less7 ». Cette transparence servirait-elle à combattre le secret par la révélation ou à éliminer pulsions et secrets en ne leur laissant plus d’espace pour exister ? Le prince souhaite se défaire du mensonge, mais aussi de l’emprise de Gertrude. Pour lui, transparence pourrait aller de pair avec bienséance. Si la bienséance est la règle, la transparence serait une façon de surveiller, de permettre à la règle de s’appliquer. Il ne serait pas question de tout exprimer, mais plutôt d’effacer, d’anéantir ce qui devrait rester caché, puisque la possibilité de dissimuler ne serait plus. Se pose donc la question de la vérité : la transparence est-elle un moyen de la mettre à jour ou, au contraire, une façon de la contraindre, car elle aurait besoin d’une certaine opacité pour exister, ce qui renvoie à la problématique du « confessionnal de verre » décrite par Barker.

5L’Hamlet de Shakespeare et celui de Barker sont différents par bien des points, la trame même de la fable étant modifiée. Cependant, chacun est confronté au dilemme de dire ou non, de dire-vrai ou non. On peut se demander si l’action de dire est liée, pour chacun, aux conséquences du dire-vrai, en référence à la notion de parrêsia comme la définit Michel Foucault8. La parole peut-elle vraiment apporter plus de transparence ?

I. Shakespeare, Barker : même personnage, trajectoires différentes

6Chez Shakespeare, Hamlet cherche à dévoiler la culpabilité de son oncle. Poussé par le spectre de son défunt père, il ne veut pas laisser le crime impuni, même si cela doit lui coûter l’amour et la vie. Il est chargé d’une mission par le fantôme. En homme de la Renaissance, en homme éclairé, il a besoin de vérifier les dires du spectre avant d’agir. Hamlet doute. C’est un homme de raison. Il n’a pas l’âme d’un justicier. Mais, peu à peu, la soif de vérité le pousse à agir autant qu’elle l’aveugle. Pour permettre à l’âme de son père de trouver la paix, il est responsable de cinq décès qui se produisent tout au long de la pièce – il tue accidentellement Polonius, plus tard Laërte, fait exécuter Rosencrantz et Guildenstern, pousse Ophélie au suicide, exécute Claudius. La quête de la vérité se teinte de vengeance9. Hamlet lutte dans un monde où la dissimulation est un art de vivre. Aidé par des comédiens, il tend un piège à son oncle pour que ce dernier se trahisse et révèle ses actes. En ce sens, Hamlet complote. Il simule la folie, dissimulant à son tour son état véritable. Sa quête de vérité le pousse au mensonge. Nécessité fait loi. Le théâtre devient un miroir de la vie comme de la fable, permettant la mise en abîme du récit. On peut aussi considérer qu’Hamlet ne ment pas puisqu’il joue un rôle, à la manière d’un comédien. Il joue une chose imaginaire, fausse, pour découvrir le vrai. Mais n’est-ce pas une façon de se révéler ? Barker affirme :

Tout dire exige précisément, la maîtrise de la parole. Le désordre – l’horreur de l’esthétique politique du réalisme – arrive dans l’espace de la scène par la bouche de l’acteur. Sa discipline transforme en art l’indiscipline. […] Shakespeare considère la magie du verbe comme allant de soi, la poésie et la métaphore comme allant de soi, comme les outils légitimes à la disposition de l’auteur dramatique pour faire surgir les sensations ahurissantes et fluctuantes d’un personnage en crise. Tout dire fait inévitablement peser sur l’acteur comme le spectateur des fardeaux qui sont simultanément des extases10.

7Rappelons que chez Heiner Müller, la question de la mise à jour du meurtre ne se pose plus. Son Hamlet ne peut plus agir. Il l’a fait par le passé et a échoué. C’est un intellectuel de l’Est qui sait qu’une bombe n’améliorera pas la situation du pays et n’amènera pas plus de justice. Désabusé, il ne sait pas ce qu’il faudrait faire pour que les choses changeassent. Il subit. Sa violence se retourne contre lui-même. Il ne lui reste plus que le Tout Dire… Mais à qui ? Et Müller d’affirmer : « En 1977 […] les pièces sont écrites pour les théâtres non pour le public11 ». Chez Müller, il ne semble donc pas être question de parrêsia, comme la définit Foucault, puisque « il y a parrêsia lorsque le dire-vrai se dit dans des conditions telles que le fait de dire la vérité, et le fait de l’avoir dite, va ou peut ou doit entraîner des conséquences coûteuses pour ceux qui ont dit la vérité12 ».

8On peut penser qu’Howard Barker connaît la pièce du dramaturge allemand. Lorsqu’il choisit de réécrire Shakespeare, il relègue Hamlet à un second plan. Dans Gertrude The Cry, le Prince n’est plus le personnage central. D’ailleurs, son assassinat a lieu à la scène 19 et la pièce se termine sans lui. C’est l’histoire de Gertrude qui est racontée – d’où le titre. Barker supprime des personnages au profit de nouveaux venus. Fortinbras devient Albert, Duc de Mecklenbourg. Il se rapproche par certains aspects de Laërte, notamment parce qu’il va et vient dans le royaume. C’est un prétendu ami d’Hamlet, mais pas à la manière d’un Horatio. Ophélie se transforme en Ragusa. Elle n’est plus l’amoureuse éconduite, mais une fille simple, écrasée par le destin qu’on a choisi pour elle, condamnée à vivre avec des gens qu’elle ne comprend pas, dans un mariage sans amour. Barker crée Isola, la mère de Claudius et Hamlet père, auprès de qui Hamlet souhaiterait trouver du réconfort. Le prince barkérien ne peut s’appuyer sur ses aïeuls, même lorsqu’ils sont encore à ses côtés. Chez Shakespeare, Hamlet se raccroche à la mémoire de son père, un bon roi, un bon père. Chez Barker, il ne trouve de réconfort ni dans le passé ni dans le présent. Barker invente également Cascan, serviteur fidèle de Gertrude, pour qui elle semble avoir plus d’affection que pour son propre fils, et Jane, le bébé né de l’union de Claudius et Gertrude.

9D’emblée, Hamlet découvre que Claudius et Gertrude ont tué son père. Il ne les dénonce pas, prend la couronne et hait sa mère un peu plus. Il n’a pas de complot à déjouer, les comédiens ne sont donc plus nécessaires et la mise en abîme par le théâtre est éliminée. Hamlet est encore plus seul que chez Shakespeare. Pourtant, une trace subsiste de l’amour du prince pour le théâtre : à la scène 19, après avoir tué Cascan, Hamlet revêt ses vêtements. À la fin de la scène 16, Cascan, qui porte l’enfant de Gertrude et de Claudius dans ses bras, poursuit Hamlet. À la scène 17, on apprend qu’il a tenté de le supprimer. Hamlet a eu facilement le dessus. Après avoir tué Cascan, il le dépouille de ses vêtements. Il prend sa place, il joue son rôle. Tente-t-il une ultime fois d’atteindre sa mère en usurpant la fonction de son fidèle serviteur ? Il lui prend plus que la vie, il lui ravit son rôle. Et c’est dans cet habit qu’il meurt à son tour. Chez Barker, Hamlet ne tue pas par accident (comme c’est le cas pour le meurtre de Polonius). Il se défend, certes, mais il sait à ce moment-là qu’il prend une vie. Il devient lui aussi un meurtrier.

10Au lieu de sacrifier son amour, comme chez Shakespeare, Hamlet ne connaît pas l’amour et est marié de force à Ragusa qui aime Albert. Il la méprise presque autant qu’il méprise la reine. Raillé par sa grand-mère, moqué par son soi-disant camarade le Duc de Mecklenbourg, c’est un enfant capricieux, perdu, qui cherche un peu d’amour. Il accepte le trône parce qu’il n’a pas le choix, mais il n’arrive pas à en faire bon usage, malgré son désir de nouveauté. En opposition à sa mère, il devient puritain. C’est à cause du sexe, au nom du plaisir, que son père est mort. Hamlet refuse donc la chair. En opposition à la liberté exprimée par sa mère, le jeune roi est effrayé par le désir et la sexualité. La sensualité le rend malade. Il est incapable de ressentir ou d’exprimer de l’amour. Le désir éprouvé par sa mère est une violence qui lui est faite. On pense, naturellement, au rapport incestueux qu’on peut lire chez Shakespeare. Les provocations de Gertrude ne laissent certainement pas Hamlet insensible, il ne peut les supporter. Gertrude le torture. Pour lui, le désir est synonyme de secret et d’obscurité. Alors, il veut de la transparence :

ALBERT : Is it not true he had commissionned architects to rebuild
Elsinore in glass ?
Why glass ?
RAGUSA : It is transparent
ALBERT : Quite so
It is defined by transparency
RAGUSA (Looking at CLAUDIUS) : All acts of love he wanted under public scrutiny
Lying
Darkness
Secrecy
Hamlet abhorred13

11Il souffre, comme le héros shakespearien, du mensonge et du manque de mots pour dire son malaise. Mais, ici, il n’est pas question de dévoiler la vérité sur le meurtre. Tout comme on peut se demander chez Shakespeare pourquoi Hamlet ne devient pas roi, on peut se demander chez Barker pourquoi Hamlet ne dénonce pas sa mère et son oncle. Cependant, il décide de lutter contre la dissimulation.

II. En dire moins ou en dire plus

12Chez Barker, le verbe oscille entre aposiopèse et pléthore14. Ces procédés posent la question de la transparence du langage. Avec quelle figure le langage serait-il plus clair, plus évident ?  Avec l’aposiopèse qui suspend le sens, induisant une rupture immédiate du discours, ou avec la pléthore, qui surcharge le sens, au risque de le noyer par une surabondance de détails ? Lorsque le personnage barkérien manie ces figures, il est précisément question pour lui de dire ou ne pas dire, de dire mieux ou de dire autrement. Barker n’utiliserait-il pas ces procédés, justement, pour opacifier le langage ? Lui-même écrit :

Rien de ce que les vivants disent de la mort ne peut se rapporter à la mort telle que les mourants en feront l’expérience. Rien de ce que les morts savent de la mort ne peut être communiqué aux vivants. Au-dessus de cet abîme effarant la tragédie jette un faible pont d’imagination15.

13Les vivants disent et les morts savent. Ainsi, le langage est impuissant devant quelque chose qui ne peut se communiquer. La tragédie, et plus particulièrement la tragédie catastrophiste, chercherait à faire vivre l’imagination, comme si c’était la seule chose valable, la seule chose à notre portée. Les outils du langage servent donc à se rapprocher, par l’imagination, de ce qu’on ne connaîtra que le moment venu, la mort, dont il faut faire l’expérience.

14L’aposiopèse pourrait se lire comme un rempart à la révélation, laissant le sens ouvert et la spéculation possible. L’imaginaire est donc sollicité et le fantasme, comme le non-dit, a sa place. Le personnage suspend sa pensée parce que quelque chose le distrait, parce que les mots lui manquent ou parce qu’il ne veut pas les dire. Rappelons qu’Hamlet a décidé :

I’m saying less
(Pause)
Suffering more and
Saying less16

15Ainsi affirme-t-il lors de la naissance de sa sœur :

[…] the thing was rinsed in torrents of
I SHAN’T GO ON
Flooded in the filth of
I SHAN’T 17

16Il ne peut pas ou se refuse à nommer encore une fois le ventre de sa mère, ce « fetid dungeon18 ». Le dégoût et l’horreur que produit sur lui l’accouchement de sa mère lui ôtent les mots de la bouche. Il ne les dit pas, mais il les ressent. L’absence de mot aiguise sa souffrance. Le fait de ne pas nommer la chose la laisse dans l’obscurité. On peut aussi imaginer qu’il ne trouve pas de mot assez juste, assez fort pour rendre compte de son ressenti. La précision du langage, la recherche du mot juste, est une thématique récurrente chez Barker19. Les personnages explorent la complexité du langage.

17Chez Shakespeare, Hamlet reconnaît, après sa première rencontre avec les comédiens, ébloui par l’éloquence de l’acteur :

[…] Yet I,
A dull and muddy-melted rascal, peak
Like John-a-dreams, unpregnant of my cause,
And can say nothing. No, not for a king
Upon whose property and most dear life
A damn’d defeat was made. Am I a coward20 ?

18Dire – dénoncer ! – c’est agir. La parole est ici liée à l’action. Hamlet ne dit rien, permettant au coupable du meurtre de rester caché, car il doute. C’est ce doute qui l’empêche d’agir. Pour se défaire de cela, il a échafaudé un plan. Son silence et son inaction sont passagers. Chez Barker, le Prince ne doute pas, il sait. Il est paralysé par l’horreur. La transparence de la situation – Gertrude et Claudius admettent avoir tué le roi – et l’inutilité de la révélation – le dire à la Cour – contraignent sa parole. C’est l’obscurité de la situation qui pousse Hamlet, chez Shakespeare, à renverser la situation. Chez Barker, il ne peut pas revenir à plus d’obscurité, ce que de toute façon il exècre. Il ne peut donc ni dire, ni agir, et doit subir la souffrance qui en découle.

19Chez Shakespeare, Gertrude boit le poison par erreur. Elle n’est pas au courant des projets de Claudius et ne souhaite pas la mort d’Hamlet. Elle est présentée comme une mère aimante qui se soucie de l’état de son fils. Chez Barker, c’est sa mère qui somme Hamlet de boire le poison. Il s’interroge :

One would think
Oh
Silly but
(He shakes his head.)
So many things I do not understand but others understand them evidently
WHAT IS IN THE GLASS THAT I SHOULD21

20La parole reste une nouvelle fois infinie. Hamlet pressent qu’il signe là son arrêt de mort, ce qui rappelle le héros shakespearien – Hamlet a un mauvais pressentiment avant le duel avec Laërte, et Horatio lui conseille de renoncer. Pourtant il ne va pas au bout de sa pensée. Il ne dit pas l’inconcevable : sa mère veut sa mort. Sa mère et son oncle sont sur le point de l’assassiner sans explication – « GERTRUDE : I DON’T KNOW WHY JUST DRINK THE22 ». Il suggère que, peut-être, il a eu cette idée, mais qu’il ne peut pas verbaliser ce qu’il ne comprend pas. Il laisse en suspens cette possibilité sans aller jusqu’à affirmer qu’il a deviné ce que sa mère et son oncle sont en train de faire. Au lieu de cela, il se saisit du verre – il agit, donc, enfin –, le boit, chancelle en regardant sa mère et, dans un dernier effort, le repose, preuve d’une volonté féroce. Il semble avoir choisi son destin. Il meurt dans une absence du dire. Dans sa grande solitude, il ne charge personne de raconter son histoire. Il n’a pas de fidèle Horatio pour lui survivre. Son histoire meurt avec lui. Personne ne sera puni. À la différence du héros shakespearien qui a besoin de croire le fantôme pour agir, le héros barkérien a besoin de comprendre, mais il n’y parvient pas ou, du moins, il ne peut le formuler.

21Qu’en est-il de la pléthore ? Lorsque le langage semble plus fourni, lorsque l’illusion que tout est dit opère, y a-t-il plus de transparence ? Hamlet est prolixe à différents moments de la pièce. Son discours s’emballe, notamment à son entrée, scène 3, où son incapacité à pleurer son père l’amène à parler de la vulgarité des femmes. On retrouve ici une thématique shakespearienne. La perte de confiance en la mère rend toutes les femmes duplices. La femme ne pourrait donc pas être transparente et appartiendrait à l’obscur. En se fardant, en s’habillant, la femme deviendrait opaque et dissimulatrice. Hamlet semble, à diverses reprises, parler à tort et à travers. Il ne dit pas l’essentiel ou, plutôt, l’essentiel se perd dans un flot de paroles. De même, lorsqu’il apparaît vêtu des vêtements de Cascan, il digresse sur la hauteur des talons des chaussures de sa mère23. Un leitmotiv revient dans son discours, jusqu’à sa mort : « The world is full of things I do not understand but others understand them evidently24 ». Cette phrase se perd dans des considérations plus ou moins triviales, mais semble pourtant être une clé pour lire ce personnage.

22Dans « Le Confessionnal de verre : le théâtre dans une société hyper-démocratique », Barker évoque l’extase que procure à un enfant la détention d’un secret et les comportements qui en découlent. Le personnage, et a fortiori l’acteur, est un être de pouvoir et de mystère. L’acteur a ce pouvoir sur le spectateur : il connaît le déroulement et la fin du spectacle. Il est celui qui sait et qui distille, à son gré, son savoir. Le texte ne comporte pas de hasard et est organisé en fonction de l’effet qu’il va produire, en conscience de ce qu’est le processus de représentation.

Leur palette émotionnelle exigeait une discipline spéciale de la part des acteurs, puisque les pièces de Barker ne refusent jamais l’éloquence, ne recourent ni à la répression, ni à l’implicite, ni à la suggestion, mais décrivent, démontrent, séduisent25.

23Lorsque Barker écrit pour le théâtre, il le fait en sachant ce que peut faire un acteur et quel est le rapport de pouvoir qui se joue entre le plateau et la salle. Il façonne donc une partition tragique et théâtrale qui transformera son interprète. Il stimule le corps et l’esprit du comédien à force de contraintes, qui sont en fait des appuis primordiaux. Il précise :

Si l’acteur ne considère pas comme une épreuve de représenter le personnage, l’expérience de la tragédie n’a pas lieu, car la tragédie est pléthore –elle est l’insupportable, littéralement, ce qui ne peut être supporté, ce qui ne peut être porté et se répand, qui tombe par terre pour être ramassé à nouveau26

24La posture de l’acteur du théâtre de la Catastrophe est de ne pas être reconnaissable. Il ne cherche pas à être identifiable. Il ne cherche pas la transparence. Et c’est en se libérant de ce type de préoccupation qu’il peut atteindre son but. L’effort que demande la langue barkérienne empêche les acteurs de tricher et de se servir des ficelles du métier. Paradoxalement, ils ne peuvent que se dévoiler. Leurs forces et leurs faiblesses apparaissent sans qu’ils puissent les dissimuler. Ils sont révélés par ce langage à mesure que les personnages deviennent opaques.

III. Elseneur comme un confessionnal de verre

25On dit d’un matériau qu’il est transparent quand on voit à travers. La transparence, en opposition à l’invisible ou à ce qui est caché, dissimulé, engendre une idée de limpidité, de clarté. Le lien avec la vérité, ou une illusion de vérité, se fait assez vite. Il y a donc, dans le désir de transparence, une volonté de mettre les choses à jour et de les faire connaître. La pièce barkérienne ne comporte pas de révélation au sens propre, mais la transparence le dispute à l’opacité pour raconter des possibles et laisser entrevoir l’inimaginable. Le texte peut paraître opaque ; on ne peut pas en appréhender le sens facilement. Parfois, il se dérobe et nous échappe ; parfois, une fulgurance, qui ressemble à une révélation, nous fait passer de l’obscurité à la lumière. « Dans mon œuvre, parce que je ne cherche pas à me contrôler pour être fidèle à ma propre idéologie, je n’impose pas au public de l’accepter. Les différentes conceptions s’affrontent », affirme Howard Barker à son traducteur et ami Mike Sens au cours d’un entretien27. En ne s’imposant pas de tendre vers une idéologie, Barker produit un théâtre d’une grande liberté, jonglant avec les mots et avec les concepts, sans retenue. Le théâtre de la Catastrophe n’est pas simple. S’il refuse une certaine forme de clarté, ce n’est pas par pause ou par coquetterie, mais pour laisser libre cours à l’imagination et à la poésie. L’obscurité est plus propice au rêve et au désir. Il faut accepter de ne pas comprendre, de se laisser surprendre et porter par les émotions contradictoires que provoque ce langage souvent anxiogène. Barker s’adresse au sensible. Il le fait par le Verbe.

26La confession se fait par la parole. L’acte de dire est à la fois effrayant et libérateur, et on comprend que Barker s’amuse à faire un parallèle entre le confessionnal et le théâtre. Dans les rites de l’église catholique, la confession est un acte de pénitence : il faut reconnaître ses péchés devant un prêtre. Elle est considérée comme un sacrement et le prêtre a le pouvoir d’absoudre ou non le fidèle. Le prêtre est tenu au secret et ne doit donc jamais révéler ce qui s’est dit lors de la confession. Elle est suivie, si besoin est, de la pénitence. Mais, depuis le deuxième concile œcuménique du Vatican, dit Vatican II, en 1965, la confession ou sacrement de pénitence a été renommée : elle est devenue le « sacrement de réconciliation ». Rappelons que Barker a déclaré : « la réconciliation est l’obsession de notre époque, un narcotique qui détruit l’âme28 ». Le retour à Dieu serait désormais prédominant et la pénitence perdrait de son importance, pour faciliter la réconciliation. Cette nouvelle vision aide à comprendre la possibilité d’un confessionnal fait de verre. L’église catholique a souvent cherché, comme le théâtre, à vivre avec son temps. Ici, elle abandonne un de ses principes ancestraux pour se moderniser. On pense, naturellement, à l’image du « prêtre lascif » comme le dit Barker29, écoutant son fidèle, et c’est en partie pour lutter contre cela que le confessionnal se fait de verre. On sait bien que les confessionnaux sont de moins en moins utilisés et que curé et fidèle s’installent facilement sur un banc d’église et ont une conversation beaucoup moins formelle que la confession traditionnelle. Mais, dans ce cas-là, personne n’y prête attention. Le processus de confession est, peut-être, érodé et le face-à-face change forcément sa nature. Cependant, cela reste un moment privé. Dès lors que prêtre et fidèle sont placés dans une cage de verre, ils attirent l’attention du passant et attisent sa curiosité. Ce verre agit comme un écran. La confession n’est plus déritualisée, elle embrasse un nouveau rituel qui implique une tierce personne : un autre fidèle – ou un touriste – donc un spectateur. On peut se demander si cette confession sera un jour sonorisée, car, pour le moment, on voit sans entendre. L’imaginaire se met en marche et on peut spéculer sur ce qui se dit sous nos yeux. La confidentialité est respectée, mais le spectacle donné par la transparence du verre remet tout de même en cause la nature intime de l’acte. Et les participants sont parfaitement conscients de la possibilité du regard d’autrui, qu’ils chercheront, malgré eux et à leur manière, à satisfaire. Le fait de se savoir observé, ou de croire qu’on l’est, modifie notre comportement. Il y a le regard du prêtre, bien sûr, mais intervient le possible regard d’un tiers, étranger à la confession. Cette possibilité de regard, même inconsciemment est prise en compte par la personne, qui de fait entre en représentation. Elle quitte la sphère intime pour rejoindre la sphère publique.

27Si la confession devient un spectacle, l’intime est jeté sur la place publique. Par définition, l’intime ne peut le supporter. Il peut donc être remplacé par une illusion de l’intime, formatée pour la place publique. Sous prétexte de transparence, la vérité disparaîtrait. Si tout doit être évident au premier coup d’œil, on perd la possibilité d’une quelconque complexité. Le théâtre de la Catastrophe, au contraire, revendique cette complexité, cette opacité. Il va donc à contre-courant d’une société, qui sous prétexte de transparence, fait de la facilité la norme.

28Hamlet est porteur d’un secret. Mais ce secret n’est pas excitant comme chez l’enfant. Il est anxiogène. Il le met plus en danger qu’il ne lui confère du pouvoir. Chez Shakespeare, le prince connaît, grâce au spectre, la vérité sur la mort de son père. Il veut qu’elle éclate au grand jour. S’il est seul à avoir entendu les paroles du spectre, la présence de ce dernier est attestée par Bernardo, Marcellus et Horatio. Son secret est donc partagé avec des alliés. Chez Barker, Hamlet connaît la vérité également, mais la dévoiler au royaume semble superflu. Cette vérité, il la partage avec les criminels. Hamlet est donc porteur d’un terrible secret qu’il ne pourra pas exprimer. Il lutte avec l’impuissance des mots : « I’m saying less and the reason I am saying less is that speech falters speech flinches when horror lifts a fist to it30 ». La dissimulation le ronge. C’est « Clan-destine » qui le tue, affirme Ragusa31. Il ne supporte pas ce qui est caché. Finalement, lorsqu’il revêt les vêtements de Cascan après l’avoir tué, n’essaie-t-il pas simplement de trouver « un peu / D’AMOUR VÉRITABLE32 » ? Il cherche également à atteindre la spiritualité de Cascan qu’il admire. Car Hamlet est à la recherche de la perfection.

29Il se présente comme « infantile » et cherche du réconfort auprès de sa grand-mère Isola (Scène 533). Il a pourtant affirmé, au décès de son père, que cet événement allait le changer : « Last day of infancy this34 ». Il fait référence à ses nouvelles fonctions. En mourant, le roi le propulse chef d’État. Mais, visiblement, le jeune Hamlet ne peut pas quitter l’enfance aussi vite qu’il le souhaiterait. Chez Shakespeare, le prince simule la folie. Ici, il dit son état. S’il en dit « moins », ce n’est pas pour préserver le secret, c’est parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il n’est pas pétrifié par le doute, il l’est par la nature de l’acte commis par sa mère, il l’est face à la nature même de sa mère, face à sa complexité, face à son opacité. Il n’appelle pas la Justice de ses vœux. Il ne cherche pas à sauver l’âme de son défunt père. La transparence qu’il recherche semble être, au contraire, un rempart à la révélation. Albert, Ragusa et Isola racontent, après sa mort, qu’il voulait rebâtir Elseneur en verre, qu’il a fait retirer les rideaux et les verrous, qu’il souhaitait que tous les actes d’amour aient lieu « under public scrutiny35 », introduisant ici une notion de spectacle qui renvoie au « Confessionnal de verre ». On pense également au meurtre de Polonius qui avait pu se dissimuler derrière une tapisserie, expliquant la méprise d’Hamlet chez Shakespeare qui le prend pour son oncle. Par la transparence, Hamlet dans Gertrude The Cry élimine la possibilité d’une telle méprise. Le meurtre aurait lieu au grand jour ou il n’aurait pas lieu. Son projet de règne est une lutte contre la dissimulation, le secret, mais aussi pour la bienséance36. Cependant, il affirme à la mort de son père :

You
Chocked
Him
With
A
View37

30suggérant que c’est la vision de la copulation de Gertrude et de Claudius qui a tué le roi. L’adultère n’a donc pas été dissimulé au principal intéressé, causant sa mort. La transparence ne peut être salvatrice à ses yeux que si elle est alliée à des règles strictes. Hamlet ne reconnaît aucune vertu au secret, à l’obscur. Il nie le droit au privé. On peut donc se demander si la transparence n’est pas désirée pour exercer un contrôle et éviter que ce qui lui est insupportable soit dévoilé. Ce qu’il veut mettre à jour en enlevant les rideaux et en remplaçant la pierre par le verre, il veut le façonner à force de règles de bonne conduite. Howard Barker affirme : « Plus la transparence d’une étique culturelle se fera aveuglante, plus son projet autoritaire de divertissement-surveillance se fera subtil, plus il sera difficile de refuser une telle invitation38 ». Il y a, dans le projet d’Hamlet, une négation de la nature humaine et de ses pulsions. On note, d’ailleurs, qu’il reproche à plusieurs reprises son comportement à Gertrude. Elle ne se cache pas et elle lui est insupportable. Il ne lui demande pas de ne pas avoir un certain type de comportement devant lui ; il lui demande simplement de les éliminer sous prétexte de décence. Par la transparence, c’est un état totalitaire qu’il souhaite mettre en place en dictant une conduite stricte à la Cour. La transparence ne serait donc pas un gage de progrès en matière de liberté à Elseneur, puisqu’elle permettrait de contrôler que les bonnes manières sont de rigueur. Cet Hamlet cherche à éviter ce qui est inconcevable à ses yeux. Il subit le désir d’autrui, sans pouvoir exprimer le sien. Son infantilité peut être l’expression d’une enfance rêvée. À l’inverse, Gertrude et Claudius cherchent, dans leur quête sensuelle qui s’exprime par le cri de Gertrude, à retrouver une part de leur enfance (Scène 439). Hamlet, en se condamnant à une vie sans amour et sans chair, refuse le passage à l’âge adulte. Le couple, lui, est nostalgique et cherche à reproduire un cri terrible en souvenir de cette époque. Hamlet ne peut sortir de cette période puisqu’il ne l’a pas pleinement vécue. L’insatisfaction le conditionne. Ici, le rapport filial est amputé car il n’y a pas d’amour, à la différence de la pièce shakespearienne. Chez Barker, Hamlet recherche l’amour maternel, ou du moins, cela lui manque. Mais sa mère n’est que sexe. Donc, il la hait. Il ne lui reproche même pas l’assassinat de son père. Tout ce qu’il lui reproche, c’est sa liberté et son sex-appeal. Gertrude est une amante. Elle aimait son mari, elle aime Claudius. Elle n’a pas la fibre maternelle, ce que Barker décrit très clairement dans la scène d’accouchement – Gertrude, qui vient de mettre au monde son bébé le délaisse au profit de son amant, lui demandant : « Drink me Claudius / Let my daughter queue40 ». Son fils devient un obstacle. Elle choisit de l’éliminer.

Pour conclure

31La notion de transparence agirait presque de façon contraire dans la pièce de Shakespeare et dans celle de Barker. Dans l’une, la mise à jour d’une vérité doit rétablir la justice, un souci moral donc. Dans l’autre, il n’est pas question de morale ni de justice. S’il y avait parrêsia, chez Barker, cela se passerait entre Hamlet et lui-même : s’il exprimait ce qu’il ne peut pas dire, les conséquences viendraient de sa propre personne et non d’un tiers. S’il se tait, ce n’est pas pour se protéger d’autrui, mais pour se protéger de lui-même. Alors que chez Shakespeare, la révélation est bien une question de justice (la couronne est aux mains d’un traître et d’un meurtrier), il est donc nécessaire de dire-vrai, et peu importent les conséquences. Chez Shakespeare, le Bien et la morale sont pris en compte et défendus par le personnage, phénomène qui n’a pas lieu d’être dans le théâtre de la Catastrophe. La transparence deviendrait alors un obstacle à l’expression des pulsions et de la nature profonde des personnages, et c’est bien ce que voudrait pouvoir contrôler l’Hamlet de Barker. Le théâtre dans le théâtre n’existe pas chez Barker, mais la possibilité de spectacle est évoquée avec le désir d’un Elseneur en verre. Cette transparence n’apporterait pas plus de vérité, mais plus de spectacularité. Si rien n’est caché, si chacun se sait observé, cela modifie le comportement. La surveillance est permanente. La censure peut même venir du sujet puisqu’il se sait regardé. Il agira donc en fonction du possible regard d’autrui. Rappelons ici ce qu’écrivait Heiner Müller dans son Hamlet-machine :

Je regarde à travers la porte à deux battants en verre blindé la foule qui afflue et je sens ma sueur froide. J’agite, étranglé par l’envie de vomir mon poing contre moi-même qui suis derrière le verre blindé. Je me vois, agité de crainte et de mépris, dans la foule qui afflue, l’écume à la bouche, agiter mon poing contre moi-même41.

32L’utilisation que fait le dramaturge allemand du verre est intéressante car, en plus de la transparence, il introduit l’idée de protection, de défense, mais aussi de lâcheté. Son Interprète d’Hamlet a le don d’ubiquité. Il se réfugie derrière la porte. Il n’ose pas la franchir et affronter la foule. Le verre n’est pas un miroir. Il ne perçoit pas son reflet. Sa double position lui permet de se voir tel qu’il est, de façon plus juste, donc, que dans un miroir. Il se regarde, mais il ne peut pas s’atteindre car le verre est blindé. La transparence est alors un révélateur de sa condition, tout comme son ubiquité souligne son écartèlement. Il est à la fois le dictateur qui s’abrite derrière le verre blindé et le manifestant qui aimerait faire éclater la vitre et éliminer le dictateur. Le verre ne lui permet ni de sortir, ni d’entrer. Chacun de ses moi est spectateur de l’autre, phénomène que n’expérimente pas Hamlet dans les versions shakespearienne et barkérienne. Le dégout de soi est présent dans les trois textes et lié à la difficulté d’agir. Le verre rêvé, chez Barker, devient l’illustration du puritanisme du personnage. La possibilité de voir à travers serait le pouvoir de découvrir ce qui est caché et de l’éliminer, à terme. Cet Hamlet apparaît comme rétrograde quand celui de Shakespeare avait soif de modernité. Gertrude et Claudius ne lui permettent pas de mener à bien ses projets. La pièce ne s’arrête pas brutalement, comme chez Shakespeare, avec sa mort : Gertrude n’a pas fini d’explorer le désir.

33Le désir pourrait être synonyme d’opacité puisqu’il est difficile à appréhender, changeant, complexe. Le personnage du théâtre de la Catastrophe se révèle par l’expression de ce désir, ce que fait Gertrude. Pour Barker, le langage en est le siège et le vecteur. Pour Hamlet, ce n’est pas la chair qui est insupportable. Il n’en sait rien, il ne l’a pas expérimentée ou trop peu. C’est l’idée de la chair qui le révulse. Au lieu de la cacher derrière des rideaux, il aimerait l’empêcher d’exister, puisqu’il ne peut pas non plus supporter la dissimulation.

34Comme chez Shakespeare, la pièce de Barker s’achève après de nombreuses morts. Après Cascan et Hamlet, Isola est étranglée par Claudius. Jane est noyée par Ragusa. Claudius succombe au dernier cri de Gertrude. Albert emmène la reine vers son royaume, intimant l’ordre : « BURN THESE / BURN AND SCATTER THESE42 ». Un nouveau roi ne s’empare pas du royaume, laissé sans héritier. Gertrude quitte Elseneur, change de vie. Il n’y a aucun désir de faire survivre la mémoire des événements. Comme dans chaque pièce de Barker, seul le Chaos s’exprime. Il n’y a ni résolution ni réconciliation, mais, dans cet état de catastrophe, on assiste à un délitement.

35Laissons le mot de la fin à Howard Barker :

L’obscurité de mon théâtre résulte précisément du sacrifice de cette revendication à être reconnu et d’un acte de pure irresponsabilité, et je justifie mon théâtre non pas par la contribution qu’il apporte à une culture humaniste – célébration de la bonté essentielle de l’homme-animal – mais précisément parce qu’il suspend la morale43.

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Notes

1  Voir notamment l’ouvrage collectif dirigé par Élisabeth Angel-Perez : Howard Barker et le théâtre de la Catastrophe, Montreuil-sous-Bois, Éditions théâtrales, 2006.

2  Howard Barker, « La notion d’équivoque dans le théâtre de la Catastrophe », Traduit de l’anglais par Isabelle Famchon, in Arguments pour un théâtre, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2006, p. 178.

3  Howard Barker, « Mon théâtre parle de secret », Entretien entre Howard Barker et Mike Sens, Traduit de l’anglais et retranscrit par Julie Birmant, in Alternatives théâtrales,n°57, mai 1998, p. 26.

4  Howard Barker, « La maison de la contamination : le théâtre à l’âge de l’hygiène sociale », Traduit de l’anglais par Élisabeth Angel-Perez, in Arguments pour un théâtre, op. cit., 2006, p. 283.

5  Howard Barker, « Le confessionnal de verre : le théâtre dans une société hyper-démocratique », Traduit de l’anglais par Ivan Bertoux, in Arguments pour un théâtre, op. cit., p. 242-252.

6  Howard Barker, Und (1999), Traduit de l’anglais par Mike Sens, manuscrit du traducteur, p. 4.

7  Howard Barker, Gertrude The Cry, in Plays Two, London, Oberon Books, 2006, Scene 7, p. 117 .

8  Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au collège de France. 1982-1983, Paris, Gallimard Le Seuil, 2008.

9  Voir l’ouvrage d’Ismail Kadaré, Hamlet, le prince impossible, Traduit de l’albanais par Artan Kotro, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2007.

10  Howard Barker, « Tout dire : la polémique du langage dans la démocratie en faillite », Traduit de l’anglais par Isabelle Famchon, in Arguments pour un théâtre,  op. cit., p. 302.

11  Heiner Müller, « Adieu à la pièce didactique », in Hamlet-machine  Horace – Mauser – Héraclès 5 et autres pièces, Traduit de l’allemand par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 67.

12  Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 56.

13  Howard Barker, Gertrude The Cry, in Plays Two, op. cit., Scene 20, p. 164-165.

14  Aposiopèse : « Interruption brusque d’une construction, traduisant une émotion, une hésitation, une menace »; Pléthore : « abondance, excès ». Définitions du Nouveau Petit Robert de la langue française 2007 (Paris, Le Robert, 2007). Voir également pour l’aposiopèse Henri Suhamy, Les figures de style, Paris, P.U.F, coll. « Que Sais-Je? », 1981, p. 106, et pour la pléthore, Howard Barker, « De la pléthore », Traduit de l’anglais par Sarah Hirshmüller et Sinead Rushe, in Arguments pour un théâtre, op. cit., p. 205-207.

15  Howard Barker, La Mort, l’unique et l’art du théâtre, Traduit de l’anglais par Élisabeth Angel-Perez et Vannasay Khamphommala, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2008, p. 10.

16  Howard Barker, Gertrude The Cry, in Plays Two, op. cit., Scene 7, p. 117.

17  Ibid., Scene 16, p. 144.

18  Id.

19  On pense à Katrin dans The Europeans, in Collected Plays Volume 3, London, Calder Publications, 1996, acte 1, Scene 2, p. 67-68.

20  William Shakespeare, The Tragical History of Hamlet, Prince of Denmark, in Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002,acte II, scène 2, vers 494-499p. 798.

21  Howard Barker, Gertrude The Cry, in op. cit., Scene 19, p. 158.

22  Ibid., Scene 19, p. 158.

23  Voir ibid., Scene 19, p. 155-164.

24  Ibid.,Scene 19, p. 155.

25  Howard Barker, « Vers une théorie de la création théâtrale », Traduit de l’anglais par Mike Sens, in Arguments pour un théâtre, op. cit., p. 196.

26  Howard Barker, « Ignorance et instinct dans le théâtre de la Catastrophe », Traduit de l’anglais par Isabelle Famchon, in Arguments pour un théâtre, op. cit., p. 213.

27  Howard Barker, « Mon théâtre parle de secret », Entretien entre Howard Barker et Mike Sens, art. cit., p. 24.

28  Ibid., p. 25.

29  Howard Barker, « Le confessionnal de verre : le théâtre dans une société hyper-démocratique. », Traduit de l’anglais par Ivan Bertoux, in Arguments pour un théâtre, op. cit., p. 247.

30  Howard Barker, Gertrude The Cry, in op. cit., Scene 13, p. 132.

31  Ibid., Scene 20, p. 165.

32  Howard Barker, N’exagérez pas (Désirs et insultes) Une déclaration politique sous forme d’hystérie, Traduit de l’anglais par Mike Sens, in Alternatives Théâtrales, n° 57, mai 1998, p.42-43.

33  Howard Barker, Gertrude The Cry, in op. cit., Scene 5, p. 99.

34  Ibid., Scene 3, p. 90.

35  Ibid., Scene 20, p. 165.

36  Voir ibid., Scene 3, p. 89.

37  Ibid., Scene 3, p. 91.

38  Howard Barker, « Le confessionnal de verre : le théâtre dans une société hyperdémocratique. », Traduit de l’anglais par Ivan Bertoux in Arguments pour un théâtre, op. cit., p. 252.

39  Howard Barker, Gertrude The Cry, in op. cit.,p. 92-97.

40  Ibid., Scene 16, p. 148.

41  Heiner Müller, Hamlet-machine, in Hamlet-machine – Horace – Mauser – Héraclès 5 et autres pièces, op. cit., p. 77.

42  Howard Barker, Gertrude The Cry, in Plays Two (London, Oberon Books, 2006), Scene 21, p. 175.

43  Howard Barker, « La culture de l’accessibilité et le théâtre de l’obscurité », Traduit de l’anglais par Élisabeth Angel-Perez, in Arguments pour un théâtre, op. cit., p. 128-129.

Pour citer ce document

Par Juliette Mézergues, «De Shakespeare à Barker : Hamlet voulant un Elseneur de verre», Shakespeare en devenir [En ligne], Shakespeare en devenir, N°7 — 2013, mis à jour le : 25/11/2013, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=675.

Quelques mots à propos de :  Juliette Mézergues

Juliette Mézergues est l’auteur d'un doctorat intitulé "Pour une esthétique du chaos : le Théâtre de la catastrophe de Howard Barker"(Université Bordeaux 3, 2008). Sa recherche porte principalement sur la langue et son impact sur le corps de l’acteur (« L’acteur entre les mots. Prise de risque et virtuosité de l’acteur. Entre les mots, la place de l’intime », 2011 ; « Irrévérence au service de l’expérience ou attentat théâtral à travers N’exagérez pas… de Howard Barker », 2011 ; « Doit-on protég ...