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Entretien avec David Bobée du 15 mai 2013
Mené par Annabelle Beaudry sur l'adaptation d'Hamlet créée aux Subsistances de Lyon en 2010
Par Annabelle Beaudry
Publication en ligne le 06 juin 2013
Texte intégral
1Annabelle BEAUDRY. – Après avoir adapté des textes contemporains, notamment ceux de Ronan Chénaux, comment êtes-vous arrivé aux textes de répertoire ?
2David BOBEE. - Il y a évident plusieurs raisons, plusieurs entrées. C'est le croisement de plusieurs nécessités qui fait qu'une chose devient indispensable à faire. J'ai commencé le théâtre après avoir étudié le cinéma, en étant passionné d'arts plastiques, et avec une assez grande méconnaissance de ce qu'était le théâtre. En tout cas, je n'avais pas les connaissances que l'on transmet dans les écoles de théâtre en France avec des entrées par le texte, par la dramaturgie, par la réflexion, par l'intelligence. Je suis plutôt arrivé au théâtre par une envie, une nécessité presque politique de la puissance de ce médium en termes de ce que ça provoque chez le spectateur, notamment le déplacement. Le déplacement d'une communauté qui se regroupe le temps d'un spectacle et qui, ensemble, voit un spectacle tout en se distrayant, tout en faisant un effort d'analyse politique de ce qui est en train de se passer, de se vivre, de se voir. C'est une expérience de la culture. Ce n'est pas seulement une consommation de la culture : il y a vraiment quelque chose qui engage le corps du spectateur et qui, par le support d'une œuvre d'art qui n'est qu'un prétexte à cette réunion et à ce moment d'apprentissage collectif, permet la rencontre entre un groupe d'acteurs et un groupe de spectateurs. Un dialogue se crée alors sur ce qui est en train de se faire, c'est comme une enquête : Qu'est-ce que je vois ? Qu'est-ce que je ressens ? Comment je l'analyse ? Qu'est-ce que ça me fait ? Il a quelque chose qui relève de l'analyse critique qui est comme un muscle, et plus ce muscle travaille, plus il devient fort, et plus il nous sert dans notre vie quotidienne. Il a quelque chose de cette révélation là quand j'ai découvert le théâtre qui m'a fait dire que le cinéma était moins indispensable pour moi que le théâtre. J'ai donc commencé à travailler avec des acteurs qui, étant sur le plateau, connaissaient mieux le travail théâtral que moi. Je les ai donc regardés, écoutés, et j'ai essayé d'apprendre le théâtre par eux entièrement, et non pas par eux parce qu'ils savaient penser et parce qu'ils savaient lire, mais par eux parce qu'ils savaient être. Cela suppose toute l'entièreté de leur corps. Venant du cinéma, j'ai compris ce qu'était un acteur, j’ai compris tout ce que je pouvais projeter d'humanité, de sens, de politique dans un corps d'acteur seul sur un espace vide : dès lors, un espace vide devient un cadre de peinture, un cadre de cinéma que je peux composer et écrire. Ce corps, s'il se déplace, crée du mouvement et du sens. J'ai une analyse de l'image sémiologique de ce qu'implique une entrée de champ, une sortie de champ, un déplacement, un mouvement de caméra, un effet de montage, cela a du sens et se sont mes matériaux et mon vocabulaire au théâtre. J'essaie de retrouver cette nécessité politique dans mes œuvres. Je n'avais pas envie de faire du théâtre pour faire du théâtre, donc ce n’est pas par le biais du texte que j’arrive au théâtre. Ce n'est pas parce qu'un texte me plaît que je vais le mettre en scène. J'ai, par le texte, des choses à apprendre sur le théâtre, sur moi-même, sur ma condition d'être humain, sur ma condition de jeune adulte qui s'inscrit dans une génération, dans une société, dans un monde qui doit inventer ses outils de compréhension du monde, qui doit inventer ses outils d'action sur le monde et qui doit, par le biais du théâtre, essayer de les partager.
3Ma pulsion première a été de me servir du texte comme un matériau de cette recherche-là. J'ai donc fait appel à des auteurs contemporains qui écrivaient pour moi, pour cette recherche-là, à partir des discussions qui l'on pouvait avoir. Il y avait, notamment mais pas seulement, Ronan Chénaux qui écrivait à partir de nos recherches, des improvisations, des propositions, des discussions. C'était comme un aller-retour permanent : ce qui s'appelle une écriture de plateau. J'ai fonctionné de la sorte pendant dix ans et, pendant ces dix ans, j'ai accumulé des recherches d'outils esthétiques et politiques. Et au fur et à mesure des spectacles, je repoussais les outils en faisant un pas vers la vidéo, puis un autre vers la danse. Quand j'ai commencé à m'intéresser au mouvement, j'ai commencé par l'écrire et de là est venu la chorégraphie, c'est de l'écriture de l'espace. En m'intéressant à la danse, j'ai découvert le monde du cirque qui est un endroit dans lequel je me suis projeté et que j'ai fais mien. Le cirque est quelque chose de très chorégraphique et il peut rentrer très facilement dans une dramaturgie, dans une écriture du sens. Le cirque participe à une écriture du sens. On peut prendre l'exemple d'un acteur seul en scène : si cet acteur a la capacité d'être un écran sur lequel on projette ce que l'on veut de l'humanité, si cet acteur a la capacité de se renverser, de se mettre à l'envers, la métaphore est alors implacable et redoutable, c'est un renversement physique qui induit une humanité à l'envers, c'est aussi un renversement politique. Le cirque, par exemple, est un outil pour écrire du sens qui est clair et pour parler à nos contemporains. La danse possède un autre langage, d'autres codes qui ne cherchent pas forcément à dire des choses. Moi, je cherche du sens et le cirque m'amène du sens. Lorsque l'on s'accroche à une barre, on s'y accroche, ça a du sens, ça a du sens de tenir en équilibre, ça a du sens de tenir sur un fils, ça a du sens de se renverser, ça a du sens de repousser les lois de la gravité. J'ai toujours repoussé mes outils par des formules de laboratoires de recherche. J'ai beaucoup pratiqué les laboratoires, notamment à Caen, ce que j'ai appelé le Laboratoire d'Imaginaire Social. Toujours dans une interaction publique, dans le but de chercher du sens et d'inviter les spectateurs non pas à trouver ce que j'ai découvert mais plutôt à les inviter à en trouver avec moi.
4Au bout de ces dix années, j'ai monté Nos enfants nous font peur quand ont les croise dans la rue (2009). Ce spectacle été comme l’« aboutissement » d'une recherche esthétique et politique. Ce spectacle était déjà complet avec de la danse, du cirque, du théâtre, un décor très plastique et une scénographie très affirmée. Mon univers était là, j'avais mes outils. Après cela, je n'ai pas eu envie de reproduire ad vitam aeternam ce genre de spectacle, et j'avais accumulé assez d'outils pour dialoguer avec un texte comme celui de Shakespeare. J'essaie de ne pas fonctionner sur un mode de pensée ou l'auteur est Dieu et où je ne suis qu'un humble serviteur. Pour moi, l'auteur, c'est un de mes « amis », un matériau avec lequel je fais un spectacle. C'est comme cela que j'ai découvert la dimension humaine de Shakespeare, et je pense que c'est vraiment lui faire honneur parce que l'on sent la personne qu'il y a derrière les textes. On sent aussi son appétit pour les connaissances, son amour du public, son envie de distraire et d'éduquer les masses en leur donnant à réfléchir. Alors quitte à s'emparer d'un texte du répertoire, autant s'emparer d'Hamlet qui, de plus, est complètement « rock'n'roll ». J'avais envie de voir comment Hamlet pouvait dialoguer avec les outils du XVIe siècle. Il s'agissait, néanmoins, de respecter le texte de Shakespeare, sa structure, son envie en utilisant mes intuitions et mes outils pour le restituer au mieux.
5Annabelle BEAUDRY. – Vous parlez de théâtre politique, qu'est-ce qu'il y a de politique au théâtre ? Qu'est-ce qui pourrait faire que le théâtre soit un foyer de rébellion aujourd'hui ?
6David BOBEE. – Je ne sais pas si le théâtre est là pour être un foyer de rébellion ou pour révéler des choses aux spectateurs. Je crois que tout est politique : notre façon de vivre, de penser, de manger, de s'habiller, notre rapport à la hiérarchie et à l'intelligence. Tout cela crie le politique, et mon travail de metteur en scène est de distinguer des phénomènes du monde qui m'entoure et d'aller prélever des choses qui ont du sens pour moi et de les mettre sur un plateau qui est un espace d'exposition. En les mettant sur scène, ont les donne à voir autrement, c'est le principe de l'urinoir de Duchamps. On prend un élément du réel, on l'expose, on lui donne un cadre, un socle et on invite le spectateur à le regarder non pas frontalement, mais avec un regard en biais, c'est-à-dire celui du spectateur critique. L'idée n'est pas de tenir des discours sur le monde aux spectateurs, mais de les inviter à regarder ces objets-là et de laisser à chacun la responsabilité de l'analyse et la responsabilité de ce qu'il va faire de cette analyse. Cette analyse est très politique, nous sommes avec elle dans un acte politique très démocratique. Je parlais tout à l'heure du sens critique qui est développé au théâtre : une fois celui-ci ramené dans la réalité, nous acquérons une posture qui nous permet de nous mettre à distance du réel et de l'analyser. Est-ce de la réalité ? Est-ce que je peux agir sur elle ou pas ? Est-ce que je l'accepte ou pas ? Est-ce que j'ai des moyens de lutte ? Ce n’est pas un hasard si le théâtre et la démocratie s'inventent au même endroit et au même moment.
7Raconter des histoires aux gens, c'est politique mais c'est un mensonge. Distraire les gens en pensant que le simple fait de leur raconter des histoires va les amuser et qu'ils seront contents d'avoir payé leur place, c'est se moquer des gens. Le cinéma aujourd'hui fait ça, même le cinéma français. Il y a un scénario, on fait croire que les acteurs qui jouent sont des personnages et on tombe dans une identification, dans une illusion de la reproduction de la réalité qui est un mensonge total. Ce n'est pas tout le cinéma qui est concerné, mais 90 % fonctionne de la sorte. La télévision fonctionne aussi comme ça. Elle donne à voir du réel fictionalisé ; la télé-réalité en est sûrement l'exemple le plus flagrant. En quelque sorte, la télévision propose un rétrécissement de l'espace critique. La pièce de théâtre, elle, n'est finalement qu'un prétexte à la rencontre : un acteur communique avec un spectateur. L'auteur et le metteur en scène dialoguent avec un public sur une histoire par les acteurs.
8Annabelle BEAUDRY. – Dans vos interviews vous parlez énormément de théâtre populaire :qu'est-ce que ce genre de théâtre signifie pour vous ? Votre théâtre l'est-il ? On voit beaucoup de scolaires venir assister à vos pièces, est-ce que cela est une preuve de l'aspect populaire de vos mises en scènes ?
9David BOBEE. – « Populaire » veut dire s'adresser à tout le monde, s'adresser à chacun et donner à chacun de la matière pour qu'il puisse travailler et penser. Cela suppose donc de travailler à différentes strates. Il faut à la fois honorer les spectateurs qui viennent, qui ont une culture théâtrale derrière eux et qui ont besoin de repères, et ceux qui en ont moins, voire pas du tout. Malgré le respect que j'ai pour les spectateurs qui ont besoin de repères, j'ai besoin de distiller des codes de l'art contemporain dans mes mises en scènes. Ces codes sont des codes qui leur appartiennent aussi puisqu'ils vivent aujourd'hui. Nous les partageons puisque que l'on vit dans le même monde. Au théâtre il s'agit donc de ne pas faire de distinctions.
10Quand je monte Hamlet ou Roméo et Juliette, je sais que les scolaires vont venir en masse et, évidement, je m'amuse à donner des portes d'entrées vers Shakespeare avec des codes qu'ils peuvent reconnaître. Les codes que j'utilise sont aussi les miens, ce sont les codes de la télévision, du cinéma, de la série TV, de la vidéo, et ce mélange des codes me permet de toucher un public très large. Faire du théâtre populaire, c'est de ne pas séparer les gens.
11Choisir un circassien pour jouer Hamlet est alors une évidence. Mettre Hamlet sur un mât chinois nous paraît évident lorsque l'on sait que le cirque est l'art le plus populaire. Nous sommes dans un monde fait de mixités, de mouvements qui tendent à faire tomber les frontières : Hamlet est pensé de la sorte. D'ailleurs, le monde dans lequel je vis et que j'essaie d'embrasser est pluridisciplinaire et multiple. Se rendre compte de cette multiplicité, c'est se rendre compte que 99 % du théâtre en France se fait par des blancs pour des blancs. Cette idée est monstrueuse puisque l'on se coupe complètement de la réalité de la société. De toutes mes forces, avec une grande volonté et beaucoup d'amour, j'essaie de faire des spectacles avec toute la force que peuvent m'apporter les cultures et les pratiques étrangères. C'est pour cela que dans tous mes spectacles on retrouvera des Togolais, des Berbères, des Français d'origine, des Colombiens, des Belges etc. C'est ma façon d'être à l'écoute du monde dans lequel je vis.
12Le théâtre populaire serait sûrement une question de respect. C'est aussi savoir qu'il n'y a plus de domination intellectuelle d'un artiste qui saurait et qui distribuait son savoir comme il pouvait y en avoir à la fin du XXe siècle.
13Annabelle BEAUDRY. – De quelle école/tradition théâtrale vous revendiquez-vous ? Votre travail me fait penser à celui de Peter Brook par son utilisation de la diversité sur scène, êtes-vous d'accord avec cela ?
14David BOBEE. – Je vous répondrai que je me revendique de toutes les écoles théâtrales, y compris de celles que je n'aime pas. J'essaie de ne pas hiérarchiser, de ne pas me réclamer d'une personne, d'une esthétique ou d'une histoire. Je me nourris de tout ce que je vis. Ma référence serait la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Peter Brook ? Oui, bien sûr, mais son utilisation de la diversité n'est pas du tout la même que la mienne : elle est beaucoup plus traditionnelle et exotique. On ne parle pas de la même chose. Je parle du monde d'aujourd'hui dans mon travail, il n'y a donc aucun exotisme là-dedans.
15Annabelle BEAUDRY. – On a beaucoup parlé de vos références cinématographiques, mais dans votre Hamlet il y a une référence majeure à la série TV américaine, Six Feet Under. La télévision vous inspire donc autant que le cinéma ?
16David BOBEE. – Ce n'est pas tellement la série qui m'a inspiré, mais le fantasme que j'en ai. J'utilise les codes de la série comme ceux du cinéma, sans hiérarchiser, c'est-à-dire que je ne classe pas la série comme art populaire et le cinéma comme art noble. Je ne sais pas ce que veux dire « culture noble » et « culture populaire ». D'ailleurs, Shakespeare était très populaire, il mélangeait lui-même des alexandrins avec des blagues situées en-dessous de la ceinture. Et, d'ailleurs, les séries américaines, comme Six Feet Under, sont quasiment toutes basées sur des ressorts scénaristiques développés par Shakespeare. Quasiment toutes les séries sont des compréhensions et des digestions par l'histoire de l'art de Shakespeare. Par exemple, Sons of Anarchy relève de cette compréhension de Shakespeare.
17Annabelle BEAUDRY. – J'ai cru voir une référence au Roi Lion dans votre Hamlet. Lorsque que le spectre apparaît à la scène 5 de l'acte I, les ondulations de la vidéo nous laissaient voir une crinière. Le Roi Lion est aussi une quête de vengeance du père. Est-ce réellement une référence ?
18David BOBEE. – Cela ne m'étonnerait pas que Walt Disney utilise aussi des ressorts shakespeariens. Le Roi Lion n'est pas une référence qui vient de moi. En revanche, les studios Disney, eux, se sont directement inspirés d'Hamlet. D'ailleurs, j'utilise d'autres références venant du cinéma : Dark Vador et Batman. Les amener sur scène met le spectateur devant une confrontation : celle de la culture noble face à la culture populaire. Ça peut choquer les gens mais, en même temps, ça va dans la démarche d'Hamlet qui utilise des situations pour mettre un miroir devant les gens. La vraie violence d'Hamlet réside dans sa capacité de retourner des miroirs sur les gens. J'avais envie qu'Hamlet aille jusqu'à faire une provocation ultime, celle de se déguiser et de mettre un miroir devant les spectateurs. Les spectateurs doivent alors se demander quelle sorte de spectateur ils sont : des bourgeois pétris dans des codes qui ne comprennent pas l'intrusion de la culture populaire ou, au contraire, des spectateurs qui comprennent et acceptent le mouvement d'une culture à une autre ? Dès lors, je peux commencer à porter un regard de biais, un regard critique sur ce que je vois. Par exemple, avec Batman nous sommes dans l'histoire du justicier masqué qui a perdu ses parents et qui est en quête de vengeance et qui, par le biais du masque et du théâtre, va chercher à trouver la vérité. C'est aussi ce que fait Hamlet. Il y a une résonance entre ces deux personnages de fiction.
19Annabelle BEAUDRY. – Amener Batman ou encore Dark Vador sur scène donne un réel écho à l'aspect provocateur qu'avait Shakespeare…
20David BOBEE. – Il ne faut pas oublier que Batman, Dark Vador ou Hamlet sont des personnages de fiction et que leurs supports sont les mêmes : du papier et de l'encre. Il n'y a pas de différences entre eux, si ce n'est que Batman est plus proche de nous. Il y a de la provocation là ou on veut en voir.
21Annabelle BEAUDRY. – Comment travaillez-vous avec Pascal Collin ? Lui commandez-vous des traductions ?
22David BOBEE. – Quand je commande une traduction à Pascal Collin, c'est toujours dans le but d'une mise en scène. Il traduit pour le plateau ; il est lui-même un homme de plateau (acteur et metteur en scène). Il a donc cette sensibilité qui lui permet de retrouver la physicalité du texte. Quand il traduit pour moi, il connait mes perspectives dramaturgiques, ma scénographie, mon esthétique et la distribution. Ses choix de traduction vont donc être, avant tout, des choix dramaturgiques. Pour Hamlet, il savait que voulais que la pièce se déroule dans une morgue et que je voulais aussi un rapport au corps très fort, à la fois politique, renversant et pourrissant. Il savait aussi que je voulais un rapport à la mort très froid, très brutal, et non pas romantique. Notre rapport à la mort aujourd'hui vient des images que l'on voit aux informations télévisées, ou alors il vient d'un rapport plus clinique avec des corps exposés dans une morgue. Se sont ces rapports à la mort et au corps que je voulais dans mon Hamlet. Dès lors, Pascal Collin est allé chercher son lexique du côté du corps.
23Notre travail est un va-et-vient : il produit l’entièreté du texte et j'en fais une adaptation. La discussion est très importante, on discute de chaque mot et de chaque mouvement scénique. Ce travail se rapproche d'une écriture de plateau.
24Annabelle BEAUDRY. – D'ailleurs, pourquoi avez-vous choisi d'amputer le texte d'un tiers ? Pourquoi un déplacement du texte à la danse ?
25David BOBEE. – Le moment où je décide de déplacer le texte de Shakespeare est le moment le plus délicat. En déplaçant le texte, j'ai l'impression de servir la dramaturgie shakespearienne. Je la sers en lui offrant des codes d'écoute d'aujourd'hui. Ce travail est au service de Shakespeare : il s'agit que l'on comprenne mieux ses intentions. Par contre, sur le voyage en mer, je me suis vraiment autorisé des libertés parce que je pense que cette scène est difficile à comprendre. J'ai donc pris tous les passages qui racontent cet épisode et je les ai mis côte à côte pour former un récit épique que je donne à Rosencratz. Lorsque le texte est donné sur scène, Guildenstern et Hamlet dansent sur l'eau et nous donnent à voir le voyage. C'est le plus grand pas de côté que j'ai fais, mais toujours au service de la dramaturgie et dans le respect du texte.
26Annabelle BEAUDRY. – Dans votre dramaturgie, les mots prennent le relais du corps et, inversement, le corps prend le relais des mots lorsque ceux-ci ne sont pas nécessaires. Votre esthétique est très corporelle…
27David BOBEE. – Il n'y a pas de séparation entre l'esprit et le corps. C'est pour cela que le terme de pluridisciplinarité ne convient pas à mon travail. Il faudrait plutôt parler de transdisciplinarité. Du coup, les mots deviennent une prolongation du corps, et le corps devient une prolongation des mots, de la pensée. Les choses sont constamment mélangées. Par exemple, Pierre Cartonnet, qui jouait Hamlet, n'est pas un acteur dans les codes de jeu tels qu'ils sont enseignés aux jeunes acteurs en France. C'est quelqu'un qui n'a pas peur d'utiliser son être et l’entièreté de son corps pour s'emparer des textes. Il vient du monde du cirque et quoi de mieux qu'un circassien pour redonner une forte physicalité au personnage d'Hamlet ?