Yvonne, princesse de Bourgogne : Shakespeare masqué ?

Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 13 mai 2013

Texte intégral

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Photo : Dominique Vallès

Le Prince Philippe (Daniel Collados) et Yvonne (Fanny Santer). Le programme et les photos de scène ne détaillent pas l’attribution des rôles. Se reporter à la distribution complète en note de bas de page1.

1Dans ses Souvenirs de Pologne,Witold Gombrowicz (1904-1969) notait :

J’écrivis Yvonne avec peine et à contrecœur. J’avais décidé d’exploiter au théâtre la technique que j’avais mise au point dans mes nouvelles, et qui consistait à dévider un thème abstrait et parfois absurde un peu comme un thème musical. L’absurde naissait sous ma plume puis se développait, virulent, et le résultat ne ressemblait guère aux pièces qu’on écrivait à l’époque. Je m’acharnais à lutter avec la forme… Que d’heures affreuses je passai, immobile au-dessus de ma feuille de papier, la plume en suspens, mon imagination cherchant désespérément des solutions tandis que l’édifice que j’élevais se fissurait et menaçait de s’écrouler2 !

2Yvonne, princesse de Bourgogne est indéniablement une pièce surprenante de par les thèmes qu’elle développe, de par sa structure et les différents registres de langue qu’elle exploite, sans omettre le modèle élisabéthain dans lequel Gombrowicz puise explicitement certaines modalités stylistiques : « Mon théâtre parodie Shakespeare », souligne-t-il dans Testament3. Certaines scènes emblématiques ou certaines caractéristiques psychologiques semblent, en effet, émaner de Hamlet et, à certains égards,de Titus Andronicus. Alors que le Prince Philippe se divertit grossièrement avec ses amis de la Cour Royale, il rencontre Yvonne, jeune fille muette, apathique et sans charme. Face à tant d’imperfections, il se prend au jeu de la séduire et même de l’épouser, au grand dam des souverains, ses parents. S’ensuivent humiliations publiques, effronteries de la Cour, situations grotesques dont la seule issue est la mise à mort de ce personnage encombrant, inapte à la vie sociale décadente et hautaine de la Cour. Si les parallèles avec le théâtre de Shakespeare ne sont pas évidents à la première lecture, ce sont finalement les tensions entre comédie, tragédie et burlesque qui tissent un réseau de ressemblances. D’un point de vue structurel, une succession de situations risibles entraînent un dénouement tragique, annoncé ironiquement plus tôt :

Le roi : Pourquoi ris-tu comme un idiot ?
Le Chambellan : C’est cette idée !… (il rit.) Leurs Majestés donnent ce soir un banquet solennel à l’occasion des fiançailles… Eh bien, si l’on servait un poisson plein d’arêtes, bourré d’arêtes… Des perches par exemple, c’est la saison des perches, si l’on servait des perches à la crème ?4

3Et le fait est, Yvonne mourra étouffée par des perches à la fin du même acte.

4En outre, les thèmes tels que la définition de l’individu et de son rôle social, sa différence, son ancrage dans une société codée, ou bien son exclusion de cette même société, sont communs aux deux dramaturgies. Le Prince Philippe est englué dans un piège. Il raisonne beaucoup comme le Prince Hamlet. S’il décide d’aimer Yvonne contre toute attente et en dépit du bon sens, c’est au terme d’une série de déductions. Au final, il échafaude divers plans de mise à mort avec son couteau, Cyrille épiera derrière une porte comme Polonius derrière un rideau et Yvonne sera Claudius. Mais le prince n’ira jamais jusqu’au bout de son projet.

Le Prince : Il y a quelqu’un qui regarde ici.
Cyrille : c’est moi qui regarde.
Le Prince : Non, quelqu’un qui voit, qui voit tout.
Cyrille : C’est moi qui vois.
Le Prince : Oui, Tu me regardes, je te regarde. Va-t’en ! Je préfère tout seul. Je le ferai seul. Une opération affreuse, mais ça n’est qu’une opération. Je préfère être affreux un instant qu’affreux toute ma vie. Tiens-toi derrière la porte, je le ferai seul…
Cyrille sort.5

5Les tergiversations se poursuivent quelques lignes encore et l’on peut distinguer faiblement certains échos de la fameuse tirade de Hamlet, essaimés au fil des dialogues où s’expriment ensuite le roi et des courtisans :

Le roi : Vas-y donc idiot ! Tue-la !
[…]
Le Prince regardant par la porte : Elle dort.
[…] Elle doit rêver. Quels rêves ?6

Hamlet : […] Mourir, dormir,
Dormir, rêver peut-être, ah, c’est là l’écueil.
Car dans ce sommeil de la mort les rêves
qui peuvent surgir […] arrêtent notre élan.7

6Écrite en 1933 alors que Gombrowicz veillait son père malade, ce fut la première pièce de l’auteur polonais à être jouée sur scène, en 1957 à Varsovie, au Teatr Dramatyczny, dans une mise en scène de Halina Mikolajska8.  Mais elle fut retirée de l’affiche en 1958. En France, elle fut mise en scène pour la première fois par Jorge Lavelli au Théâtre de Bourgogne en août 1965 et, en septembre, au Théâtre de France (Odéon) à Paris. Depuis, elle est régulièrement représentée et demeure l’œuvre de théâtre écrite par Gombrowicz la plus jouée dans la monde.

7La version que propose Anne Barbot au sein de la compagnie Narcisse est très stylisée et onirique.9 La compagnie, fondée en 1997, a crée des œuvres aussi variées que Du vent dans les mots et Ailleurs ?  (Z. Apikian), Liberté à Brême (R.W. Fassbinder), un extrait du Joueur (d’après F. Dostoïevski), Le jeu sans fin de Z. Apikian (d’après A. de Musset). Si l’association est ensuite « en sommeil » pendant cinq années, c’est pour mieux s’enrichir de nouvelles techniques de jeu, de voyages, de talents. Formée à l’école Dullin, Anne Barbot rejoint l’école du Studio d’Asnières en 2001 dont elle intègre la compagnie. Plus de dix ans plus tard, elle fonde sa propre compagnie, Ahuri théâtre, et part au Japon où elle apprend la danse traditionnelle Nô et le tate do (sabre). Elle intervient également à l’université de Tokyo sur « le corps en jeu et la notion de temps ». Il n’est donc pas surprenant de noter combien les séjours au Japon et le travail sur le corps ont extrêmement inspiré sa mise en scène d’Yvonne. De même, le masque conçu au carrefour de plusieurs esthétiques (Commedia dell’arte, Nô, Topengou masque en « bahasa indonesia », masques contemporains européens, dits larvaires, nobles ou neutres) est un élément de déchiffrage essentiel pour comprendre l’élan que veut donner Anne Barbot à cette œuvre autant insolite que déroutante.

« [C]hez moi la Forme est toujours la Parodie de la Forme. Je m'en sers mais je m'en extrais », WitoldGombrowicz10

8Le spectacle débute dans la salle (ce qui, au départ, ne semble pas si novateur. Et cependant…). Une femme masquée improvise au micro, s’adressant aux spectateurs en train de prendre place dans le brouhaha. Elle distribue des tracts qui font état du programme de la fête nationale qui va bientôt avoir lieu à la Cour. Sur ces tracts est écrit : « Nous célébrons aujourd’hui encore l’acte fondateur du royaume de Bourgogne : la victoire éclatante et libératrice d’Ignace 1er sur notre éternel ennemi le royaume de France. » En même temps, elle donne des drapeaux que les spectateurs devront agiter à l’entrée du souverain et précise les modalités de bienséance que devra suivre le peuple : faire une révérence (inclinaison de la tête pour les hommes, fléchissement des genoux pour les femmes) ; agiter les drapeaux en guise de gratitude ; ôter son chapeau après 18h30 ; ne pas toucher les membres de la famille royale à leur passage ; les nommer « sa Majesté » ; ne pas utiliser de téléphone cellulaire ni d’appareil photographique, considérés comme un crime de lèse-majesté et punis par la peine de mort ! Très vite, on se prend au jeu et, quand les souverains arrivent enfin en grande pompe sur la scène plein feu, tout le monde se lève, applaudit et se plie volontiers aux règles édictées sur le tract.

9Cette proximité entre public et acteurs ne servira, en fait, qu’à marquer d’autant mieux la différence (autre mot clé des thématiques soulevées par la pièce) entre un univers et un autre, car c’est dans la sphère publique, au premier rang des spectateurs, qu’Yvonne sera choisie par le Prince. Au départ, on croit donc que les comédiens s’adressent effectivement à une personne prise au hasard dans le public : « Mais souris, souris donc, mon enfant ! », dit une aristocrate. Toute la famille royale concentre alors son attention sur la jeune-fille qui ne répond pas, ne suit pas les règles du tract. Un tel silence est une provocation. Il inquièteet l’effervescence autour de la spectatrice du premier rang n’a bientôt plus rien de normal. Elle est invitée à monter sur scène et sa tenue vestimentaire, un ensemble blanc que toute jeune femme de notre temps se verrait porter, ainsi que son allure (courbée, le geste maladroit, le sourire gêné), sont en totale disharmonie avec les tenues classiques et guindées de la Cour. Peut-être pourrait-on y voir ici une allusion à une autre héroïne shakespearienne, Cordelia, si différente de ses sœurs, les autres femmes, que compte la pièce ? Gombrowicz ne cite cependant pas précisément ses sources, invitant le spectateur à tisser un réseau de références avec ses propres fantômes.

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Photo : Dominique Vallès

Le Prince Philippe (Daniel Collados) et Yvonne (Fanny Santer)

10Le Prince Philippe et ses deux acolytes, Cyprien et Cyrille, sont intrigués et moqueurs. L’acharnement commence :

Cyprien  : Quel abominable laideron ! Elle m’énerve ! Elle me donne sur les nerfs ! […]
Cyrille : […] Montre-la du doigt, agite la main, opine du bonnet, fais tout ce qui te chante. Face à cette repoussante limace, n’importe quel geste est une moquerie.
[…]
Philippe : [s’adressant à Yvonne]Vous savez, quand on vous voit, il vous vient des envies… des envies de se servir de vous : vous tenir en laisse par exemple et vous botter le train, ou vous faire travailler à la chaîne, ou vous piquer avec une aiguille, ou vous singer. Vous tapez sur les nerfs, vous mettez en boule, vous êtes une vivante provocation ! Oui, il existe des êtres qui semblent fait pour irriter, exciter, rendre fou ! […] Chacun possède quelque par un double, une réplique, un être prédestiné à le rendre fou. Vous êtes le mien ! Vous serez à moi ! […] C’est bon, je l’épouse ! Elle me met tellement hors de moi que je vais l’épouser11 !

11Se met alors en place le « vrai » jeu et, très insidieusement, la salle disparaît, plongée comme de coutume dans l’ombre.

12L’intrigue se résume ensuite assez vite car elle repose sur peu d’évènements, quasi aucun rebondissement et en cela, Gombrowicz parodie à l’extrême le modèle tragique élisabéthain où l’accumulation d’erreurs de jugement et les projets avortés conduisent à la fin irréversible du héros. Hamletdemeure la référence ici encore, lui qui hésite à venger le père, à aimer Ophélie et se méprend sur la nature de Rosencrantz et Guildenstern (les doubles de Cyrille et Cyprien).  La Cour s’agace de voir Yvonne investir son espace de façon si incongrue. Sa présence fait ressurgir les démons de chacun : le roi Ignace, par exemple, se rappelle le viol meurtrier qu’il a commis avec la complicité du chambellan sur semblable demoiselle faible : « […] Tu sais, cette petite que… que nous… Ici même sur ce canapé… Est-ce qu’elle n’était pas couturière ? […] Ensuite elle est morte. Noyée, non ? »12. Les dames de la Cour vêtues de leurs plus beaux atours, dévoilent, dans un fracas de rires ridicules, leur esprit mesquin et hypocrite, révélant à qui veut bien l’entendre les faux seins, les fausses dents, les épaules compensées ou les orteils orthopédiques des unes et des autres. Un moment très jouissif car on assiste enfin à l’inversion des rôles où le méprisant est méprisé à son tour. Les manipulateurs de la farce grotesque en deviennent les pantins ridicules. La distinction entre les sexes s’estompe ; le costume est un écran derrière lequel les vraies personnalités se dissimulent comme dans les comédies de Shakespeare où le travestissement qui affranchit les femmes d’une relative soumission peut aussi se révéler un obstacle à la vérité. On songera ici à La Nuit des Rois.

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Photo : Dominique Vallès

Le prince Philippe (Daniel Collados) entouré de courtisanes.

Mascarades

13Mais l’originalité de la mise en scène réside dans l’emploi des masques, emploi expliqué avec précision dans le livret pédagogique tenu par Anne Barbot. Dans sa note de mise en scène, elle indique :

Le corps de l’acteur aura une place essentielle dans mon travail : le masque en « T » sera un prolongement du visage de l’acteur et non la représentation d’un archétype comme en Commedia dell’arte13.

14Le jeu devra donc partir de l’acteur et non d’une « idée du personnage », mais il faudra « pousser le jeu vers l’extrême, poursuit-elle, pour atteindre la dimension du masque14 ». Plus loin, elle rappelle les codes de jeu du masque au théâtre et les étapes qui l’ont menée à choisir une esthétique au croisement de plusieurs arts – le théâtre, le mime et la danse – qui entraîne un mélange de symboles et différentes façons d’exploiter le masque. Celui de la Commedia dell’arte, très typé (masques de Pantalon, Matamore, Arlequin, Polichinelle, etc.) avec « retour public » (qui entend que l’acteur se retourne à chacune de ses réactions), résistait au propos de la pièce. Anne Barbot a recherché un masque proche du visage humain, comme un prolongement des expressions des comédiens qui le portent afin de s’écarter de la tradition et de s’ancrer dans notre réalité. C’est cependant un mélange des deux époques – passée et présente – qui s’est opéré.

15La création des masques part du visage des comédiens et de quelques modèles pris dans l’histoire. Par exemple, dans les coulisses de l’élaboration de ces masques, pour celui de la Reine, aux côté du visage de la comédienne, on voit des portraits de Batista Sforza et de Federico Di Montefeltro par Piero della Francesca (1472).

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À gauche, la reine (Marie-Céline Tuvache) (photo © Dominique Vallès) ; à droite, Portraits de Batista Sforza et de Federico Di Montefeltro par Piero della Francesca (1465, Musée du Louvre)

16Si sa pratique de la danse traditionnelle Nô a également nourri la façon d’animer le corps actant, Anne Barbot affirme avoir davantage cherché la manière dont les corps d’aujourd’hui expriment nos envies, nos peurs, nos défauts. Elle a donc choisi de recourir à plusieurs types de masques (signés Yngvid Aspell) : premièrement, le masque en « T » (front et nez) apporte une légère transformation du visage. Il faut savoir que plus le visage du comédien est masqué, plus le corps doit être expressif afin de transmettre les émotions du personnage. Le jeu est, à l’inverse, plus naturaliste quand le visage est à moitié masqué. Deuxièmement, le demi masque incluant ou pas les bajoues et, enfin, le masque plein, qui couvre tout le visage.

Photo © Dominique Vallès.

On notera les masques d’hommes aux quatre angles. Au centre, ceux de femmes.

17Anne Barbot a volontairement rompu avec certains codes de jeu qui sont de mise lorsque l’on exploite les masques, en particulier dans la Commedia dell’arte. Les émotions traversent le corps lorsque les personnages évoluent dans l’espace scénique, quand, par exemple, ils se contorsionnent sur les fauteuils ou déploient leur vanité dans des révérences exagérées. Lorsqu’ils se frôlent, ils vont jusqu’à se démasquer concrètement si leur vraie nature est révélée. C’est le cas, notamment, lorsque le Prince annonce à Yvonne qu’il l’a trompée avec Isabelle (Acte III). Yvonne, déçue, blessée certainement bien que toujours muette, s’avance vers son fiancé, se jette à son cou, essaie de le ramener physiquement à elle en s’agrippant à lui, puis elle lui ôte son masque violemment.

Dans Yvonne, Princesse de Bourgogne, écrit Anne Barbot, j’aimerais justement tenter un sacrilège. Faire fi du rituel de jeu qui veut que jamais un comédien ne touche le visage de son partenaire s’il est masqué.15

18En ayant le masque arraché, le comédien perd une partie de lui-même, la part qu’il s’était construite dans la société. Par conséquent, la forme esthétique s’associe au fond.

Qui est le vrai monstre ?

19Par le décalage entre les gens de la Cour et Yvonne, fille quelconque du peuple, la pièce de Gombrowicz, à l’instar des œuvres de Shakespeare, invite à s’interroger sur la place de l’homme dans la société et l’écart séparant le public du privé. Par son mutisme et sa différence, Yvonne révèle à la Cour ses défaillances. Faut-il dresser ici un parallèle avec un autre personnage effroyablement silencieux, celui de Lavinia dans Titus Andonicus ?Mutilée de façon à ne pouvoir communiquer d’une quelconque façon, sa présence muette attise toutes les haines et déclenche le festin cruel où les fils de Tamora seront à leurs tours démembrés. Yvonne, elle aussi, désarticule les membres surfaits de la Cour d’Ignace, cloisonnés dans leur carapace dorée. Anne Barbot écrit :

[Yvonne] regarde les êtres tels qu’ils sont et non tels qu’ils croient être. Anne Babort : « Yvonne devient le cancer de la société. […] La force de son mutisme va ébranler le fondement de l’identité de chacun dans cette cour. […] Gombrowicz pousse la perte d’identité et la dislocation du groupe a l’extrême. Ces processus de bouleversement du groupe par un corps étranger m’intéressent et me questionnent : pouvonsnous faire table rase d’une société, de notre culture, de notre éducation… ?16  »

20Lorsque les masques tombent, toutes les failles de la noblesse se révèlent, leurs valeurs sont anéanties comme, par exemple, au début de l’acte IV quand à la requête du chancelier : « Sire, [quel vêtement] notre envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire doit-il porter pour son voyage en France ? L’habit ou l’uniforme ? », le roi répond : « À poil. Qu’il aille à poil. » S’il se reprend ensuite, sa maladresse verbale révélée publiquement trahit la nature grossière de ce roi parvenu, incapable et las du pouvoir, se dissimulant, qui plus est, derrière un vernis grotesque. Au cœur du propos s’opposent le normal et l’anormal, l’authentique et le désuet, l’étrange et le monstrueux. Comment se bâtir une existence sociale à rebours de sa personnalité profonde ? Voilà une question qui ne manque pas d’être autobiographique. Gombrowicz, qui se disait « caméléon » dans la société où finalement tout le monde vise la ressemblance pour être accepté, écrivait :

Le hic fatal : si je suis toujours artificiel, toujours défini par les autres hommes et par la culture, comme par mes propres nécessités formelles, où donc chercher mon moi. Qui suis-je vraiment ? Et jusqu’à quel point suis-je, tout court ?17

21Yvonne, cet autre, celle qui échappe à la norme, est manipulée concrètement sur la scène, ballottée comme une poupée d’un corps à l’autre, incapable de se mouvoir sans se contorsionner. On lui apprend à faire la révérence, à marcher avec des talons, à se tenir droite sur sa chaise, mais elle garde sa gaucherie comme une offense. La seule solution au demeurant est de l’éliminer. Un banquet final est alors dressé. On la gave de perches jusqu’à l’étouffement. Le dénouement est l’exposition d’un meurtre collectif épouvantable et toute la Cour, qui peut enfin mener sa vie « normale », s’en satisfait.

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Photo : Dominique Vallès

Le banquet final

22Dans une scénographie simple (un dégradé de bleu avec un lointain que traversent furtivement les personnages),  Anne Barbot est parvenu à conter l’effroyable destin d’un « repoussoir », avec originalité et rythme. La Cour, dont les costumes noir et blanc sont associés à un maquillage très prononcé et à des sourcils épais perpétuellement froncés, a des allures cadavériques et, lors du banquet final, on se demande si, par la mise à mort d’Yvonne-le-monstre, ce n’est pas sa propre mise à mort qui se lit en creux. En effet, après ce meurtre collectif, traité de façon symbolique, rien ne sera plus comme avant. Toutes les autres femmes ont subi des affronts irréversibles et les hommes ont révélé leur noirceur indélébile. Cela n’est pas sans évoquer le banquet sacrificiel de Titus Andronicus qui fonctionne comme un révélateur, qui rassemble les ennemis pour mieux les séparer ensuite. Nous le disions en ouverture : à la lecture, cette pièce ne parodie pas Shakespeare de manière flagrante et ce n’est pas a priori l’approche principale qu’a choisie le metteur en scène dont l’univers est plutôt japonisant. D’ailleurs, Yvonne éclaire bien d’autres sous-textes. Certains y ont vu des similitudes avec Marie Stuart, Mère Courage, Quai Ouest ou, dans un autre registre, Elephant Man18. La mise en scène proposée par Anne Barbot (la première de sa carrière pour le moment), couplée à la belle interprétation des comédiens dans leur ensemble, est foisonnante d’images et de références, et si nous avons tâché ici de décrypter avant tout le fonctionnement des masques omniprésents, c’était dans l’espoir que Shakespeare se dissimulait effectivement derrière l’un d’eux.

Notes

1  Distribution : Mise en scène : Anne Barbot ; collaboration artistique : Alexandre Delawarde ; interprètes : Aurélie Babled, Cédric Colas, Daniel Collados, Benoît Dallongeville, Alexandre Delawarde, Audrey Lamarque, David Lejard-Ruffet, Fanny Santer, Benoît Seguin, Marie-Céline Tuvache ; masques : Yngvild Aspeli ; chorégraphie : Jean-Marc Hoolbecq ; scénographie : Charlotte Maurel ; musique : Vincent Artaud ; lumières/régie : Fabrice Bihet ; régie son : Flavien Querre ; costumes : Bruno Marchini de l’Atelier de Costumes du Studio-Théâtre d’Asnières et Louise Cariou ; chargé de production : Régis Ferron.

2  Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne, Christian Bourgeois Editeur, 1984, p. 145. Consulter également le site officiel de l’auteur : http://www.gombrowicz.net/Yvonne-princesse-de-Bourgogne.html

3  Dominique de Roux, Testament, Entretiens avec Gombrowicz, éditions Pierre Belfont, 1968, p. 198.

4  Witold Gombrowicz, Yvonne, princesse de Bourgogne, Paris, Gallimard, coll. « folio Théâtre », 2001, acte IV, p. 90.

5  Ibid., acte IV, p. 102.

6  Ibid., p. 103.

7  William Shakespeare, Hamlet, Traduction de Jean-Michel Déprats, Paris : Gallimard, Folio Théâtre, 2002, p. 169.

8  Terminée en 1935, la pièce fut publiée dans la revue Skamander en 1938.

9  Consulter le site de la compagnie : http://www.compagnie-narcisse.com/index.php/la-compagnie/nos-creations/13-yvonne-princesse-de-bourgogne

10 WitoldGombrowicz, op. cit., p. 198.

11  Op. cit., p. 31 et 33-34.

12  Le roi, in Gombrowicz, op. cit., p. 69-70.

13  Anne Barbot, livret pédagogique sur Yvonne, princesse de Bourgogne, 2013, p. 5.

14  Ibid., p. 5.

15  Anne Barbot, Livret pédagogique sur Yvonne, princesse de Bourgogne, 2013, p. 10.

16  Anne Barbot, op. cit., note d’intention, p. 4.

17  Witold Gombrowicz, in Dominique de Roux, op. cit., p. 105.

18  Lire notamment le dossier critique de la compagnie Rex sur http://www.rexcompagnie.com/Les-pieces/Yvonne-Princesse-de-Bourgogne-de-W.-Gombrowicz/Page-2.html

Pour citer ce document

Par Estelle Rivier-Arnaud, «Yvonne, princesse de Bourgogne : Shakespeare masqué ?», Shakespeare en devenir [En ligne], L'Oeil du Spectateur, N°5 - Saison 2012-2013, Autour de Shakespeare – Espace libre, mis à jour le : 17/02/2022, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=638.

Quelques mots à propos de :  Estelle Rivier-Arnaud

Estelle Rivier est agrégée d’anglais et maître de conférences à l’Université du Maine, Le Mans. Elle a publié sa thèse, L’espace scénographique dans les mises en scène contemporaines des pièces de Shakespeare, aux éditions Peter Lang en 2006 et, depuis, elle s’attache principalement à décoder la scénographie des pièces élisabéthaines en Europe. Ses analyses ont été publiées dans Les Cahiers élisabéthains, mais aussi dans des revues telles que La Revue d’Histoire du Théâtre, Sources ou Théâtres e ...