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Du modèle hagiographique à la biographie : filiations génériques dans The Life of John Donne d’Izaak Walton
Par Violaine Lambert
Publication en ligne le 17 décembre 2012
Résumé
In The Life of John Donne, Izaak Walton, the first English professional biographer, casts his subject in a subjective light. Several links of filiation, whether literary or spiritual, occur throughout the narrative. The text, published in 1640 as a preface to Donne’s sermons, grants very little importance to the fact that the biographical subject is a poet. The narrative is based on a traditional conversion pattern, and Donne is presented as a repenting saint following Augustine’s model. This authorial choice begs the question of the affiliation of the narrative to a particular genre of life-writing. It raises questions as to the hagiographical dimension of a narrative which also contributes to laying the foundation of a new kind of biography. Indeed, even if the text is still deeply influenced by the necessary exemplarity of hagiographical narratives, Walton presents himself as a historian and insists on the authenticity of his sources. Yet he does not falter when it comes to manipulating them, in order to better manipulate his reader. Because it is so deeply marked by Donne’s writings, Walton’s writing itself puts him in a relationship of filiation with his subject. Through the narrative of a spectacular death staged by the poet himself, Walton stands as a witness to Donne’s memory as the latter would have liked to transmit it.
Izaak Walton, premier auteur anglais que l’on peut qualifier de biographe professionnel, offre de son sujet une version partiale dans The Life of John Donne et établit de multiples rapports de filiations, littéraires ou spirituelles. Publié en 1640 en guise de préface aux sermons de Donne, le texte n’accorde que peu d’importance au fait que son sujet soit un poète. Le récit suit un schéma de conversion classique, et Donne est présenté comme un saint repentant, sur le modèle de saint Augustin. Ce choix de l’auteur pose la question de l’affiliation du récit à un genre particulier de récit de vie. Il suscite des interrogations quant à la dimension hagiographique d’un récit qui, par ailleurs, contribue à poser les jalons d’un nouveau genre de biographie. En effet, même s'il reste fortement marqué par le caractère d’exemplarité de l’hagiographie, Walton se fait historien et insiste sur l’authenticité de ses sources. Il n’hésite cependant pas à les manipuler, pour mieux manipuler son lecteur. L’écriture même de Walton place le biographe dans un rapport de filiation avec son sujet, tant il est imprégné de ses écrits. Walton se pose en témoin de la mémoire de Donne telle que celui-ci aurait souhaité la transmettre, notamment à travers le récit d’une mort spectaculaire, mise en scène par le poète lui-même.
Texte intégral
1Izaak Walton est l’auteur de la première biographie de John Donne, qui paraît en préface d’un recueil de sermons du poète-prédicateur en 1640, neuf ans après sa mort1. S’il s’agit de la première biographie de Donne, c’est aussi la première biographie composée par Walton, qui devient ainsi un auteur de manière accidentelle. En effet, c’est Sir Henry Wotton, un ami proche de Donne, qui a au départ l’intention d’écrire la vie du poète. Il demande pour cela à Walton de faire quelques recherches pour étoffer son récit, mais son élan étant interrompu par une mort précoce, c’est Walton qui reprend le projet à son compte. Après le succès de la première édition, The Life of John Donne par Walton connaît trois rééditions de son vivant : en 1658, 1670, puis 16752. Dès la deuxième édition, The Life n’est plus publiée sous la forme d’une biographie liminaire mais en tant que biographie indépendante, et dans les deux versions les plus tardives, elle fait partie d’un recueil de vies écrites par Walton. À chaque nouvelle édition, les remaniements apportés au texte par l’auteur sont considérables.
2Le récit de vie consacré à Donne est l’une des premières biographies modernes, même si le mot n’existe pas encore – on parle de Life3. Malgré cela, dans la préface de la troisième édition, Walton avoue sa préférence pour l’autobiographie : « And now I wish that […] these men had also writ their own lives : and since ’tis not the fashion of the times, that their friends would do it for them, before delayes make it too difficult4 ». Walton est donc biographe par devoir. Ce passage recèle également une indication sur les sources privilégiées par Walton : avant qu’ils ne soient effacés par le temps, il utilise ses propres souvenirs ou les témoignages des proches. La mention d’un récit autobiographique évoque en creux les Confessions de St Augustin, personnage dont la présence envahit le récit de Walton. En effet, Walton établit une filiation entre St Augustin et Donne, dont les vies présentent un schéma parallèle. Néanmoins, ce n’est pas tant l’aspect autobiographique de la vie de St Augustin qui est utilisé par le biographe, que le récit de la vie du saint pour ce qu’il est : une hagiographie. On ne trouve pas de citation directe des Confessions dans le texte de Walton ; c’est bel et bien la figure du saint qui l’intéresse, plus que le texte lui-même. D’ailleurs, la vie de St Augustin est aussi connue grâce au récit de Possidius, un de ses disciples, et les deux sont parfois publiées ensemble au XVIIe siècle5. Walton utilise St Augustin pour mettre en évidence les vertus de Donne. Le parallèle entre les deux hommes évoque aussi, de manière moins directe, les Vies Parallèles de Plutarque, dont l’influence sur les récits de vie produits au XVIIe puis au XVIIIe siècle s’exerce à travers la traduction de North, puis à travers celle de Dryden6. Ces échos d’autres récits dans The Life posent la question de l’héritage et interrogent sur la façon dont Walton contribue à poser les jalons du genre biographique en s’appropriant des récits plus anciens, notamment de type hagiographique. Walton construit consciemment un récit exemplaire, qui s’appuie sur la figure de St Augustin et le motif de la conversion.
3Le caractère exemplaire de la vie de Donne a été mis en évidence par David Novarr, dont l’étude détaillée de la composition des vies de Walton montre que celui-ci retravaille l’image de Donne à chaque nouvelle édition, afin de la rendre de plus en plus conforme à celle d’un saint7. D’une édition à l’autre, Walton ajoute des passages, remplace des termes, étoffe son texte de manière à le rendre à la fois plus crédible, avec l’ajout de dates précises ou du nom de ses sources par exemple8, et plus exemplaire : il développe notamment la phase de préparation à la mort. Le parallèle entre la vie de Donne et celle de St Augustin a, quant à lui, été étudié plus particulièrement par Mark Vessey. Celui-ci soutient que la comparaison des deux hommes, faite par Walton dans The Life, n’est pas fortuite : selon lui, Donne se serait consciemment inspiré d’Augustin pour faire certains de ses choix, notamment celui de son ordination9. Jessica Martin est du même avis lorsqu’elle tente de montrer que Walton ne serait, en fait, que le médiateur d’une autobiographie posthume dictée par Donne lui-même, qui aurait vécu sa vie en pensant à sa postérité10.
4Au sens le plus strict, l’hagiographie désigne le récit de la vie d’un saint ou, par extension, d’un martyr. Dans l’Angleterre réformée, si le culte des saints est explicitement condamné par l’Eglise anglicane depuis le règne d’Edouard VI et les 42 articles de la foi (et il l’est surtout à cause du culte voué aux reliques, que l’on juge hérétique), il n’est pas pour autant abandonné11. Pour preuve, le Acts and Monuments de John Foxe, qui paraît en 1563, connaît un succès non démenti tout au long du XVIIe siècle12. Le livre de Foxe, plus connu sous le nom de Book of Martyrs, est à la fois une histoire ecclésiastique et un martyrologe protestant, qui établit une continuité entre les premiers chrétiens persécutés et les martyrs de la Réforme. Livre de chevet des Puritains, il ne fait toutefois pas partie des sources revendiquées par Walton, conformiste convaincu. Par ailleurs, la définition d’un saint change avec la réforme : si pour les catholiques il faut avoir fait l’objet d’une campagne de canonisation, puis avoir été reconnu saint par le Vatican, il n’en va pas de même pour les protestants, pour qui le terme est plus vague13. Un saint protestant n’est pas un intercesseur divin, mais une personne qui fait preuve d’une piété exceptionnelle et qui est un exemple pour la communauté, et c’est ce caractère exemplaire qui constitue le principal critère d’un récit hagiographique.
5Le projet biographique de Walton est effectivement empreint d’une notion d’exemplarité. En effet, le biographe n’est pas seulement guidé par un devoir de mémoire envers Donne, mais davantage par une préoccupation pour l’exemple que sa vie peut fournir au lecteur. Il certifie la véracité de cet exemple en affirmant livrer une vision sans concessions :
but be this to the disadvantage of the person represented, certaine I am, it is much to the advantage of the beholder, who shall see the author’s picture in a naturall dresse, which ought to beget faith in what is spoken, for he that wants skill to deceive, may safely be trusted14.
6Si l’on peut accepter les excuses d’un auteur débutant en 1640, le fait qu’il les conserve dans le récit des éditions suivantes permet de mettre en doute cette profession de sincérité. Il explique encore le rôle d’exemplarité qu’il attribue à la biographie dans sa préface de l’édition de 1670 : « ’tis an honour due to the dead, and a debt due to those that shall live, and succeed us15 ». Le récit de vie fait donc figure de passeur entre les générations.
7Les professions de sincérité et d’innocence de Walton ne suffisent toutefois pas à cacher sa partialité envers son sujet. Dès la première version de The Life, sa simple présence en préface d’un recueil de sermons indique que Walton s’intéresse à Donne comme homme d’église plutôt que comme poète : il écrit avant tout pour le lecteur des sermons. L’intérêt qu’il porte à Donne est le fruit d’une amitié d’une dizaine d’années, années pendant lesquelles Walton fréquente celui qui est alors le doyen de la cathédrale St Paul de Londres, mais aussi le vicaire de la paroisse du biographe, St Dunstan in the West. Le fait que Walton n’ait pas connu Donne dans sa jeunesse et qu’il s’appuie principalement sur sa propre expérience pour raconter sa vie se traduit par un déséquilibre du récit, dont plus de la moitié est consacré aux dix dernières années de la vie de Donne16. D’ailleurs, il ne prétend pas donner une vision objective de son sujet mais plutôt la « meilleure image » ou le « meilleur récit » possible17.
8Outre la notion d’exemplarité, la récurrence de certains motifs thématiques permet de placer The Life of Donne dans la lignée des récits hagiographiques. En 1631, l’année où Donne meurt, paraît une traduction des Confessions de Saint Augustin par William Watts. Il s’agit de la première traduction des Confessions par un protestant anglais, et seulement de la deuxième traduction anglaise, mais ces traductions en langue vernaculaire témoignent de l’intérêt grandissant pour les récits patristiques. Watts dénonce le traducteur précédent, trop partiel et surtout trop catholique. Sa traduction apparaît comme une tentative de se réapproprier St Augustin comme une figure chrétienne, pas uniquement propre à l’Église catholique.
9Si St Augustin est une référence importante pour les catholiques comme pour les protestants18, Walton l’utilise pour tenter de faire de Donne un saint anglican. Pourtant, ce n’est pas le fait que Donne ait embrassé la foi protestante au détriment de la foi catholique qui est comparé à la conversion de St Augustin, mais son ordination. Cet événement est central dans la vie de Donne et, pour le raconter, Walton choisit d’occulter les trois années que Donne passe à réfléchir avant d’accepter d’entrer dans les ordres. Au lieu de continuer le récit, il donne à entendre les pensées du poète. La chronologie est interrompue et les hésitations de Donne ne sont pas prononcées directement par lui mais s’entendent à travers la voix des grandes figures de l’Église. Walton multiplie les références bibliques :
[…] doubtlesse (considering his own demerits) [he] did with meek Moses humbly aske God Who am I ? And if he had consulted with flesh and bloud, he had not put his hand to that holy plough. But, God who is able to prevaile, wrestled with him, as the Angell did with Jacob, and marked him for his owne. […] And then, as he had formerly asked God humbly with Moses, Who am I ? So now (being inspired with an apprehension of Gods mercies) he did ask King Davids thankfull question, Lord who am I that thou art so mindfull of me ? […] Thy motions I will embrace, take the cup of salvation, call upon thy name, and preach thy Gospel19.
10En associant ainsi Donne à une communauté de saints, et par un glissement progressif vers le discours indirect libre où Donne s’adresse à Dieu comme Moïse ou David, Walton attribue à l’ordination de Donne une véritable dimension mystique, tandis que son abandon du catholicisme, plus tôt dans le récit, est davantage traité comme une décision raisonnable (on lit, d’ailleurs, dans une des lettres publiées avec The Life : « that religion is certainly best which is reasonablest20 »). Le jeune Donne, âgé alors de 19 ans, s’était lancé dans une étude intensive des deux religions afin de déterminer laquelle il devait choisir, faisant de sa conversion un choix conscient et personnel. Lors de son ordination, en revanche, le rôle de la Providence est indubitable et lave Donne de tout soupçon d’ambition personnelle. L’acceptation de son sort établit une filiation spirituelle avec St Augustin :
Now the English Church had gained a second St Augustine, for I think none was so like him before his conversion, none so like St Ambrose after it. And if his youth had the infirmities of the one Father, his age had the excellencies of the other, the learning and holiness of both21.
11Walton applique donc le schéma de conversion de St Augustin à l’entrée de Donne dans le clergé, faisant de lui un saint de l’Église anglicane et, au passage, un nouveau père de l’Église. Son ordination est comme une seconde conversion. L’abandon de sa vie profane est souligné par la répétition des termes « now » et « new » dans le paragraphe suivant, qui marquent une rupture et la naissance d’un nouvel homme. Pourtant, si l’on examine le texte plus attentivement, on se rend compte que contrairement à St Augustin, qui se présente comme un véritable pécheur avant sa conversion, Walton attribue déjà à Donne des qualités extraordinaires pendant sa vie profane.
12En effet, avant même ce passage d’une vie à l’autre, le texte de Walton est déjà parsemé de références à St Augustin. Dans l’édition de 1675 apparaît un épisode marquant : alors que Donne se trouve à Paris, contre l’avis de sa femme enceinte qui lui a demandé de rester auprès d’elle, il a une vision d’elle portant dans ses bras un enfant mort. Un messager est envoyé à Londres pour prendre des nouvelles et confirme en revenant que la femme de Donne a accouché d’un enfant mort-né, au moment exact où Donne a eu sa vision. Le narrateur fait alors une intrusion dans le récit pour défendre la véracité des faits relatés ; il commence par une concession pour ensuite ne laisser d’autre choix au lecteur que celui de le croire, en martelant le verbe « believe » :
This is a relation that will beget some wonder ; for, most of our world are at present possest with an opinion that visions and miracles are ceas’d. […] and I am well pleas’d, that every reader do injoy his own opinion : but if the unbelieving, will not allow the believing reader of this story, a liberty to believe that it may be true, then I wish him to consider, many wise men have believed, that, the ghost of Julius Caesar did appear to Brutus, and that both St Austin and Monica, his mother, had visions in order to his conversion22.
13À nouveau, un parallèle est tracé entre Donne et St Augustin, même si la vision de Donne est très différente de celle de Ste Monique, qui voit en rêve son fils se tenir à ses côtés, c'est-à-dire, symboliquement, dans l’église chrétienne. Walton multiplie ensuite les références antiques et bibliques pour assurer le lecteur de la possibilité qu’un fait surnaturel ait pu survenir – en cela, il s’éloigne de l’hagiographie car il anticipe l’incrédulité du lecteur et la croit si forte qu’il se justifie pendant trois pages. Après chaque argument, il répète qu’il ne veut pas insister ni forcer le lecteur à le croire : « yet the incredible reader may find in the Sacred story (I Sam. 28), that Samuel did appear to Saul even after his death (whether really or not ? I undertake not to determine)23 ». Mais il insiste tout de même : « Upon which words I will make no comment, but, leave them to be considered by the incredulous reader ; to whom, I will also commend this following consideration… ».L’ajout de cette anecdote de la vision de Donne dans la quatrième édition montre que Walton assume complètement la nature hagiographique de son récit. Il est exactement l’inverse d’un simple « rapporteur », ce qu’il reconnaît à demi-mots : « I that intended to be but a Relator, may be thought to be an ingag’d person for the proving what was related to me24 ».Ainsi, l’épisode de la vision atténue la rupture entre la vie profane et la vie sainte de Donne, car il montre que Donne faisait déjà preuve d’un état spirituel exceptionnel avant sa prise de fonctions dans l’Église et que la Providence était à ses côtés.
14La filiation entre St Augustin et Donne apparaît à nouveau dans l’un des rares passages que Walton consacre à la poésie de Donne. Après avoir cité un poème et commenté le fait qu’il a été mis en musique pour devenir un hymne dans la liturgie anglicane, Walton cherche une justification de la musique religieuse auprès des premiers chrétiens et décrit la tristesse ressentie par St Augustin à la perte d’hymnes religieux après la mise à sac de sanctuaires chrétiens. Cette anecdote sert de transition vers l’une des rares remarques directement politiques de Walton, remarquable ici de laconisme : « But now oh Lord25 ». Cette remarque apparaît assez logiquement dans la deuxième édition, publiée pendant l’interrègne, puisqu’elle déplore l’attitude puritaine face à la musique religieuse. En 1670, après la Restauration et le rétablissement de l’Église anglicane, Walton ne supprime pas cette remarque mais précise le contexte en ajoutant la date (1656) dans la marge26. En 1675, Walton se veut encore plus clair : « But now, oh Lord, how is that place become desolate27 ». Il maintient la date en accolade, car la Restauration ayant rétabli l’Église anglicane et ses rites, sa remarque est devenue caduque. Le maintien de cette remarque dans la troisième et la quatrième édition semble davantage montrer une certaine lassitude de la part d’un Walton vieillissant qu’un quelconque rapport avec Donne. Si cette critique directe est unique dans la biographie, c’est parce que l’implication concrète de Donne dans les débats religieux est secondaire. Walton veut, avant tout, montrer le caractère de sainteté de Donne, qui relève d’une spiritualité intime plus que politique. Comme le souligne Novarr, on ne trouve aucune trace dans The Life d’un résumé d’une querelle théologique ou d’une profession de foi28. Walton fait appel aux sentiments du lecteur plus qu’à sa raison, par exemple lorsqu’il décrit Donne au pupitre : « A preacher in earnest, weeping sometimes for his auditory, sometimes with them ; alwaies preaching to himself like an angel from a cloud, but in none ; carrying some, as St Paul was, to heaven in holy raptures […]29». Les comparaisons successives, un peu grandiloquentes, indiquent que l’éloquence de Donne est telle qu’il ne peut s’agir d’un humain ordinaire. L’image fonctionne sur le mode de la verticalité, signifiant ainsi que l'inspiration du prédicateur est d’ordre divin.
15C’est au moment de sa mort que Donne atteint le paroxysme de sa sainteté. La description de sa mort est un modèle d’exemplarité. Les influences de Walton ne sont pas à chercher du côté des récits des morts violentes des martyrs, car après le règne de Mary, les martyrs protestants sont extrêmement rares (sauf parmi les Puritains)30 et Donne, contrairement au souhait qu’il avait formulé de « mourir au pupitre31 », meurt dans son lit. À l’inverse d’une mort publique, dont le caractère exemplaire est immédiat et évident, la mort en privé de Donne nécessite d’être mise en récit afin d’obtenir le statut de mort exemplaire. Le récit de Walton montre un parfait exemple de l’ars moriendi. Les traités sur l’art de bien mourir (dont celui d’Érasme par exemple, dont la traduction anglaise, Preparation to Deathe, paraît en 1538) insistent sur le fait qu’une mort sainte ne peut être que la conclusion d’une vie sainte et vient légitimer les actions du défunt32. Par ailleurs, la scène du lit de mort prend une importance particulière dans les récits de vie protestants, car après l’abandon du sacrement de l’extrême onction, la garantie du salut du sujet se trouve dans l’interprétation de ses derniers gestes et de ses dernières paroles, et non plus dans l’absolution prononcée par le prêtre33. Une bonne mort est donc capitale. Celle de Donne est particulièrement bien préparée. Sentant sa fin approcher, Donne fait graver des pierres commémoratives qu’il distribue à ses amis. Il s’agit d’héliotropes, pierres qui symbolisent le passage du visible à l’invisible, et dont l’un des autres noms, en anglais, est « martyr’s gem34 ». Mais le passage le plus marquant est celui où Donne pose pour son portrait enveloppé dans son linceul ; il place le portrait terminé à côté de son lit pour lui servir de memento mori. Afin de ne pas laisser croire que la réalisation de son portrait pourrait être un signe de vanité de la part de Donne, Walton assure le lecteur que le désir de ne pas être oublié fait partie de la nature humaine et il ajoute : « and we want not sacred examples to justifie the desire of having our memory to outlive our lives35 » ; pourtant, pour une fois, il ne cite pas d’exemple précis. Mais dans la quatrième édition, Walton saisit l’opportunité de revenir une dernière fois sur la transformation spirituelle de Donne : il compare en effet ce portrait funéraire à un portrait du jeune Donne sous lequel apparaît une inscription en espagnol, empruntée à la Diana de Montemayor : « Antes muerto que mudado », qu’il traduit par « How much shall I be chang’d, Before I am chang’d36 ». Selon Walton, la vue de ces deux tableaux côte à côte aurait l’effet d’une vanité et provoquerait chez le spectateur une réflexion sur la mort et la brièveté de la vie : « Lord ! How much may I also, that am now in health, be chang’d, before I am chang’d ? Before this vile, this changeable body shall put off mortality37 ? ». Mais Walton recentre l’interprétation des tableaux sur son sujet, et s’éloigne de la transformation physique afin d’accentuer la transformation spirituelle :
But this is not writ so much for my Readers Memento, as to tell him, that Dr Donne would often in his private discourses, and often publickly in his Sermons, mention the many changes both of his body and mind : especially of his mind from a vertiginous giddiness ; and would as often say, his great and most blessed change was from a temporal, to a spiritual employment : in which he was so happy, that he accounted the former part of his life to be lost38.
16Walton fait preuve ici d’une mauvaise foi toute particulière : sa traduction de l’inscription en fait un présage de l’apostasie et de l’ordination de Donne alors qu’au départ, gravée sous un portrait du jeune Donne dépeint avec tous les attributs du parfait catholique, elle laissait plutôt apparaître l’image d’un jeune homme convaincu de sa foi et peu enclin à en changer, puisqu’en espagnol elle signifie à peu près « plutôt mourir que changer ». Pour Walton, les tableaux sont surtout l’occasion d’évoquer à nouveau l’événement central de la vie de Donne. Le motif de la conversion, ou plutôt de l’ordination, réapparaît et signifie cette fois que Donne est déjà mort une fois. La transformation du personnage n’est plus alors un mouvement vers la mort, mais au contraire une renaissance puisque Walton ajoute : « And, the beginning of it [ : life] to be, from his first entring into sacred Orders39 ». La mort de Donne vient donc clôturer une vie sainte, commencée avec son entrée dans les ordres. L’exemplarité de Donne est assurée jusque dans les moindres détails puisque Walton décrit ses derniers gestes comme étant ceux de fermer les yeux et de placer ses mains sur son corps afin que personne n’ait à le faire pour lui40. Enfin, Walton résume : « Thus variable, thus vertuous was the life, thus memorable, thus exemplary was the death of this most excellent man ». Il rend la formule plus efficace à partir de 1658 en apportant quelques changements qui améliorent l’allitération et donnent un côté définitif au jugement : « Thus variable, thus vertuous was the Life, thus excellent, thus exemplary was the Death of this memorable man41 ». On remarque que Walton est contaminé par l’écriture de son sujet. Comme l’a montré Pascal Caillet, l’efficacité des sermons de Donne se fonde sur la répétition, qui leur donne un caractère pédagogique et mémorisable par l’auditoire42. Le système d’écho et de parallélisme rythmique employé ici par Walton est typique de la rhétorique donnienne du sermon.
17L’influence des récits hagiographiques se fait sentir tout au long du récit de Walton, en particulier lors des événements pivots de la vie de Donne. À travers une filiation entre St Augustin et Donne, en particulier, Walton affirme sa vision de l’écriture de vie comme celle d’un récit exemplaire, vision qui ne sera pas démentie par les quatre autres biographies qu’il publiera au cours de sa carrière. La présentation du sujet biographique en saint contribue, dans une certaine mesure, à augmenter le prestige du récit en lui-même et donc, à permettre à l’auteur de prendre confiance en ses capacités littéraires au fil des rééditions et de tenter de montrer une image de Donne conforme à ce qu’il aurait lui-même souhaité. Loin d’abandonner l’hagiographie, Walton s’en rapproche au fil du temps, tout en jouant avec les codes du genre. Le biographe se nourrit de différents types de récits afin de raconter une vie magnifiée de celui qui était son ami. Sa lecture providentielle de la vie du personnage n’est pas pour autant une spécificité de Walton. En effet, on trouve le même type d’interprétation d’une ascension sociale liée à la religion dans une vie parue une dizaine d’année avant la première version de The Life. La vie d’Arthur Lake, évêque de Bath et Wells, paraît en 1629 en préface de ses sermons, sous le titre « A Short View of the Life and Vertues of the Author ». Son auteur, John Harris, tend comme Walton à réduire le rôle joué par l’ambition du sujet et attribue son succès à la providence :
This holy man […] was in his riper yeares advanced to divers eminent places of dignitie in the Church, not by any ambitious suit or seeking of his own ; but by the special, and I had almost said, immediate providence of Almightie God, who beyond his expectation or desire, raised him by insensible degrees to the height of Episcopall dignitie43.
18Walton cite A Short View dans The Life of Dr Sanderson, parue en 1678, ce qui ne prouve pas qu’il l’ait lue avant 1640, mais montre que Walton s’inscrit dans son époque. Son ton si particulier et sa bienveillance respectueuse de ses sujets feront de lui un modèle à suivre pour les générations suivantes de biographes.
Bibliographie
Sources primaires
HARRIS, John, « A Short of the Life and Vertues of the Author », in Arthur Lake, Sermons with some Religious and Divine Meditations, Londres, 1629.
WALTON, Izaak, « The Life and Death of Dr Donne, Late Deane of St Pauls London », in John Donne, LXXX Sermons Preached by that Learned and Reverend Divine, John Donne, Dr in Divinity, Late Deane of the Cathedrall Church of St Pauls London, Londres, 1640.
______________, The Life of John Donne, Dr in Divinity, and Late Dean of Saint Pauls Church London, The second impression corrected and enlarged, Londres, 1658.
______________, The Lives of Dr John Donne, Sir Henry Wotton, M. Richard Hooker, M. George Herbert, Londres, 1670.
______________, The Lives of Dr John Donne, Sir Henry Wotton, M. Richard Hooker, M. George Herbert, The Fourth Edition, Londres, 1675.
WATTS, William, « To the Devout Reader », in Augustin, Confessions, Trad. William Watts, Londres, 1631.
Sources secondaires
BACKUS, Irena, « The Early Church in the Renaissance and Reformation », in Ian Hazlett (éd.), Early Christianity : Origins and Evolution to A.D. 600, Nashville, Abingdon Press, 1991.
BEATY, Nancy Lee, The Craft of Dying : A Study in the Literary Tradition of the Ars Moriendi in England, New Haven, Yale University Press, 1970.
CAILLET, Pascal, « Rhétorique de la répétition dans les sermons de John Donne », Imaginaires, 2003, p. 37-53.
MARTIN, Jessica, Walton's Lives : Conformist Commemorations and the Rise of Biography, Oxford, OUP, 2001.
MARTINEZ, Ronald L., « Calandrino and the Powers of the Stone : Rhetoric, Belief, and the Progress of Ingegno in Decameron VIII.3 », Heliotropia – An online journal of research to Boccaccio scholars, vol. 1, n° 1, 2003, p. 13. Consultation en ligne : http://scholarworks.umass.edu/heliotropia/vol1/iss1/1/.
NELSON, Brent, Holy Ambition. Rhetoric, Courtship, and Devotion in the Sermons of John Donne, Temple, Arizona, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, 2005.
NOVARR, David, The Making of Walton's « Lives », Ithaca, NY, Cornell University Press, 1958.
VESSEY, Mark, « John Donne (1572-1631) in the Company of Augustine : Patristic Culture and Literary Profession in the English Renaissance », Revue des Etudes Augustiniennes, 1993, p. 173-201.
WENDORF, Richard, « ‘Visible Rhetorick’ : Izaak Walton and Iconic Biography », Modern Philology, vol. 82, n° 3, Fév. 1985, p. 269-291.
Notes
1 Izaak Walton, «The Life and Death of Dr Donne, Late Deane of St Pauls London» in John Donne, LXXX Sermons Preached by that Learned and Reverend Divine, John Donne, Dr in Divinity, Late Deane of the Cathedrall Church of St Pauls London, Londres, 1640.
2 Izaak Walton, The Life of John Donne, Dr. in Divinity, and Late Dean of Saint Pauls Church London, The second impression corrected and enlarged, Londres, 1658 ; The Lives of Dr John Donne, Sir Henry Wotton, Mr Richard Hooker, Mr George Herbert, Londres, 1670 ; The Lives of Dr John Donne, Sir Henry Wotton, Mr Richard Hooker, Mr George Herbert, The Fourth Edition, Londres, 1675.
3 Le mot « biography » n’apparaît en anglais qu’à la fin du XVIIe siècle. L’OED situe cette apparition en 1683, dans la vie de Plutarque par Dryden. Le mot « biographer » est utilisé en revanche dès 1661 dans la vie de Thomas Fuller, publiée anonymement (attribuée à John Fell).
4 Izaak Walton, 1670, op. cit., p. 6.
5 Augustin, S. Augustine's confessions with the continuation of his life to the end thereof, extracted out of Possidius, and the father's own unquestioned works, translated into English by Abraham Woodhead, Londres, 1679.
6 Thomas North, The Lives of the Noble Grecians and Romans, London, 1579 ; John Dryden, Lives of Illustrious Men, Londres, 1683.
7 David Novarr, The Making of Walton’s Lives, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1958.
8 Cette précision accrue va dans le sens d’une plus grande exigence d’historicité dans les récits de vie du XVIIe siècle ainsi que l’a montré Michael McKeon dans The Origins of the English Novel 1600-1740, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1987.
9 Mark Vessey, « John Donne (1572-1631) in the Company of Augustine: Patristic Culture and Literary Profession in the English Renaissance », Revue des Etudes Augustiniennes, 1993, p. 173-201.
10 Jessica Martin, Walton's Lives: Conformist Commemorations and the Rise of Biography, Oxford, OUP, 2001.
11 Calvin rédige un traité pour dénoncer l’absurdité des reliques, notamment en raison de leur multiplication. Jean Calvin, Traité des reliques, Bernard Cottret (éd.), Paris, Les Éditions de Paris, 2008. Le culte des saints et de leurs reliques est à nouveau brièvement autorisé sous Marie Ière (1553-1558), qui rétablit le catholicisme en Angleterre.
12 John Foxe, Actes and monuments of these latter and perillous dayes touching matters of the Church, wherein ar comprehended and decribed the great persecutions [and] horrible troubles, that haue bene wrought and practised by the Romishe prelates, speciallye in this realme of England and Scotlande, from the yeare of our Lorde a thousande, vnto the tyme nowe present, Londres, 1563. L’ouvrage connaît plus d’une dizaine de rééditions au XVIIe siècle.
13 Hammann Gottfried, « Sainteté et martyre selon la tradition protestante », in Pierre Centlivres (éd.), Saints, sainteté et martyre, Neuchâtel, Éditions de l’Institut d’Ethnologie, 2001, p. 30. Hammann rappelle que la sainteté devient la « vocation chrétienne ordinaire ».
14 Izaak Walton, 1640, op. cit., p. 5.
15 Ibid., p. 6.
16 David Novarr, op.cit., p. 51.
17 Selon les éditions (1640 et 1658 respectivement).
18 Irena Backus, « The Early Church in the Renaissance and Reformation », in Ian Hazlett (éd.), Early Christianity : Origins and Evolution to A.D. 600, Nashville, Abingdon Press, 1991, p. 291-203.
19 Izaak Walton, 1640, op. cit., p. 8. À partir de la deuxième édition, Walton agrandit la lignée des personnages religieux : il ajoute une citation de St Paul et une de la Vierge Marie : « and doubtlesse, considering his own demerits, did humbly aske God with St. Paul, Lord who is sufficient for these things ? and with meek Moses, Lord who am I ? » Plus loin : « And I now say with the blessed Virgin, Be it with thy servant as seemeth best in thy sight ; and so I do take the cup of salvation, and will call upon thy name and preach thy Gospel », p. 41-43.
20 « To all my friends, Sir H. Goodere », in Izaak Walton, 1658, op. cit., p. 123.
21 Izaak Walton, 1640, op. cit., p. 9.
22 Izaak Walton, 1675, op. cit., p. 30-1.
23 Ibid., p. 31.
24 Ibid., 32.
25 Izaak Walton, 1658, op. cit., p. 79 : « And the reader of St Augustines life may there find, that towards his dissolution he wept abundantly, that the enemies of Christianity had broke in upon them, and prophaned and ruin’d their sanctuaries ; and because their Publick Hymns and Lauds were lost out of their Churches. And after this manner have many devout Souls lifted up their hands and offered acceptable Sacrifices unto Almighty God in that place where Dr Donne offered his ».
26 Izaak Walton, 1670, op. cit., p. 56.
27 Izaak Walton, 1675, op. cit., p. 54.
28 David Novarr, op. cit., p. 125.
29 Izaak Walton, 1658, op. cit., p. 47.
30 Laud est une exception mais sa mort, en 1645, a lieu après la première édition de la Vie.
31 Izaak Walton, 1640, op. cit., p. 12.
32 Jessica Martin, op. cit., p. 132-133.
33 L’extrême onction est supprimée par les 42 articles sous Édouard VI, que confirment les 39 articles sous Elizabeth Ière et qui ne reconnaissent que deux sacrements, le baptême et l’eucharistie.
34 Ronald L. Martinez, « Calandrino and the Powers of the Stone: Rhetoric, Belief, and the Progress of Ingegno in Decameron VIII.3 », Heliotropia – An online journal of research to Boccaccio scholars, I, 1, 2003, p. 13.
35 Izaak Walton, 1658, op. cit., p. 111.
36 Il s’agit d’une gravure de William Marshall publiée en frontispice dans l’édition de 1635 des Poems de Donne.
37 Izaak Walton, 1675, op. cit., p. 74.
38 Id.
39 Id.
40 Ibid., p. 76.
41 Walton, 1640, op. cit., p. 13, puis Walton 1658, op. cit., p. 117.
42 Pascal Caillet, « Rhétorique de la répétition dans les sermons de John Donne », Imaginaires, 2003, p. 37-53.
43 John Harris, « A Short of the Life and Vertues of the Author », in Arthur Lake, Sermons with some Religious and Divine Meditations, Londres, 1629, p. 4. Voir aussi Jessica Martin, op. cit., p. 152-163.