Filiations et affiliations dans 1 Henry IV : le personnage shakespearien, entre vraisemblance et théâtralité

Par Delphine Lemonnier-Texier
Publication en ligne le 10 décembre 2012

Résumé

The dramatic category of character has made a spectacular comeback1 and is a fertile ground for research especially when analyzing such tropes as those of filiation and affiliation. A character’s filiation in the context of a history play is determined by the historical material that the play is derived from, but also by its materiality as character/part, enabling the playwright to develop a plurality of filiations (by adding substitute father-figures/son-figures to his historical material, a process which makes the issue of monarchical filiation an eminently theatrical tool) as well as a variety of generic and aesthetic affiliations. In the wake of Simon Palfrey and Tiffany Stern’s research on Shakespearean parts2 and of Patrick Tucker’s work with the Original Shakespeare Company3, the present study focuses on the impact of this definition of character in/as performance upon the notions of filiation and affiliation in 1 Henry IV.

Le personnage de théâtre, catégorie dramaturgique quelque peu malmenée par la critique structuraliste et post-structuraliste, quelque trente années après l’ouvrage de Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, semble revenir au premier plan des préoccupations critiques, que ce soit dans l’aire francophone, avec l’ouvrage collectif La fabrique du personnage, paru en 2007, sous la direction de F. Lavocat, C. Murciat et Régis Salado, ou dans l’aire anglophone et le domaine shakespearien, avec l’ouvrage collectif Shakespeare and Character, paru en 2009, sous la direction de Paul Yachnin et Jessica Slights.Fondement d’une société qui repose sur la primogéniture, la filiation est à la fois source d’angoisse dans l’univers dramatique et élément central de la poétique shakespearienne, simultanément figure de l’un et du multiple, selon que l’on se place du point de vue de la mimétique du personnage ou de sa théâtralité. Elle est au cœur de la représentation du système monarchique, indissociable de la question du pouvoir et de sa légitimité, et régie à la fois par le critère de vraisemblance et l’historicité (pour les pièces à substrat historiographique), et par les libertés poétiques propres à la dramaturgie : jeu avec la notion même de filiation à travers l’apparition de figures paternelles ou filiales de substitution (telles que Falstaff pour Hal, et Hotspur pour Henri IV) d’une part, multiplication des affiliations esthétiques et génériques du personnage, d’autre part.Ce sont ces aspects du personnage shakespearien que le présent projet propose de revisiter à la lumière des recherches sur la matérialité du rôle dans le théâtre de Shakespeare, qu’il s’agisse de l’ouvrage de Palfrey et Stern ou des expérimentations de Patrick Tucker et Christiane Ozanne et de l’Original Shakespeare Company, afin de mettre au jour certains aspects de l’impact des conditions matérielles de la représentation sur la genèse du personnage shakespearien.

Texte intégral

1De prime abord, la filiation dans le théâtre de Shakespeare, c’est-à-dire le lien physiologique entre un père et son fils, semble tout entière située du côté de la vraisemblance. Elle revêt, en effet, une importance particulière dans les pièces historiques et les tragédies, dès lors que l’univers dramatique montre la classe aristocratique et la famille royale, où la règle de primogéniture amène les personnages de pères à se poser la question de la légitimité de leur fils aîné, et contraint en retour les personnages de princes à devoir assumer le rôle social qui découle de ces liens du sang. Dans le cas particulier des pièces historiques, la thématique de la filiation, rouage essentiel de l’action dramatique lié à la notion de pouvoir politique, se double de l’historicité attachée à la figure, qui lui confère un degré supplémentaire de vraisemblance lié aux sources de la pièce (chroniques, archives), le personnage historique venant se superposer au personnage dramatique.

2La connaissance extérieure à la pièce qu’a le spectateur du personnage historique fait partie intégrante de la réception du personnage dramatique, au sens où le premier dessine un horizon d’attente pour le spectateur face au second, en quelque sorte « personnage de personnage », pour reprendre le terme de Robert Abirached4. La présence de ce personnage historique place la pièce dans une perspective indissociable des questions d’histoire et de mémoire : les principaux éléments de la fable sont prédéterminés, les événements majeurs sont balisés, le personnage est connu. L’attente du spectateur ne concerne alors pas tant l’histoire du personnage, la question de sa filiation, de ses exploits, de son devenir, que des aspects absents des chroniques ou des archives :

Personne n’attend de révélation sur leur histoire : c’est leur comportement et leur langage qui sont laissés à l’initiative de la création poétique et de la représentation ; c’est du détail toujours nouveau de leurs réactions qu’on attend images réconfortantes ou critiques, mise à distance et éclairage du réel vécu, production d’une rationalité à l’usage de tous5.

3L’horizon de la créativité artistique englobe alors non pas tant les éléments historiques que les jeux d’écart que permet la liberté créatrice avec ceux-ci, et tout particulièrement le jeu avec cet élément crucial de la mécanique du pouvoir monarchique qu’est la notion de filiation.

4S’il n’est pas question pour Shakespeare de modifier la filiation historique du personnage, en revanche il est possible de créer une ou plusieurs affiliations, sous forme de figures paternelles et/ou filiales de substitution qui entrent en relation contrapuntique avec elle. La première partie de Henry IV est, à cet égard, particulièrement frappante, la relation filiale entre le roi Henry et son fils aîné étant juxtaposée à deux autres filiations, celle qu’imagine le roi avec Harry Percy/Hotspur, et celle que vit le prince avec Falstaff, dont l’une des facettes identitaires est celle de père de substitution. La filiation qui découle de la dimension historique du personnage clôt l’univers dramatique sur lui-même et renforce l’effet-personnage ; l’affiliation affichée comme liberté poétique du dramaturge dévoile toute la dimension théâtrale du personnage6, notion qu’il convient de définir dans son contexte de la fin du XVIe siècle en tant que structure dialogique et rôle, pour tenter de cerner certaines des spécificités du personnage shakespearien7. Ce sont quelques-uns de ces aspects du traitement dramatique de la filiation et de l’affiliation à travers la catégorie dramaturgique de personnage, à la fois d’un point de vue textuel/intertextuel et d’un point de vue performatif, que le présent article souhaite explorer.

Filiation plurielle du personnage historique

5La première partie de Henry IV constitue un changement majeur dans la dramaturgie shakespearienne des pièces historiques : rupture avec le système féodal et la toute-puissance du principe de primogéniture, et mise en cause de la notion de légitimité, selon Burckhardt8, rupture qui se manifeste également dans l’abandon de la structure linéaire du récit emprunté aux chroniques. La succession diachronique royale est remplacée par un parcours spatial synchronique qui juxtapose, en les mettant en parallèle, les lieux historiques conventionnels du pouvoir et les lieux anecdotiques et fictionnels de l’amusement ou de l’encanaillement populaire, comme l’ont montré Howard et Rackin9. Ce changement a des conséquences en termes de perception temporelle, le passé de l’histoire et de l’univers dramatique des personnages laissant place au présent de la description et du spectateur :

The displacement of chronicle by chorography in the Henry IV plays transforms the temporality of the narrative from past to present, not only because chorography was a newer form of historiographic representation but also because chronicle, by its very nature, is set in the past tense, while chorographical descriptions, although they typically began with the history of a place, focused on contemporary life rather than on the ancient past. Shakespeare’s anachronistic, contemporary Eastcheap, like his anachronistic representation of Shallow’s country home in Gloucestershire, recalls the present temporality of chorographic description10.

6Cette prolifération des lieux dramatiques qui ouvre une brèche dans la vraisemblance par le biais de l’anachronisme est l’une des manifestations les plus visibles de l’affichage de la théâtralité dans la pièce. La rupture de l’illusion dramatique d’un univers historique vraisemblable, clos sur lui-même et éloigné du spectateur tant socialement que temporellement, est effectuée pour mettre en avant l’ici et maintenant de la représentation, du spectateur, et des personnages sur scène. À l’échelle de la pièce, plusieurs personnages se disputent le premier rôle, comme le souligne le sous-titre de l’édition du premier in-quarto qui ajoute au roi éponyme la mention de Hotspur et de Falstaff, si bien que la définition générique de la pièce s’en trouve brouillée pour constituer un hybride qui mêle éléments historiographiques et comiques: « With the battell at Shrewsburie, between the King and Lord Henry Percy, surnamed Henrie Hotspur of the North. With the humorous conceits of Sir John Falstaffe11». La critique propose plusieurs grilles de lecture pour rendre compte de cette pluralité générique : l’univers dramatique vraisemblable relèverait de ce que Robert Weimann appelle l’espace du locus (« an apparently self-contained space serving the picture of the performed, not the process of the performer performing12 »), alors que l’espace de la taverne serait celui de la platea13. Harry Berger Jr. parle d’un théâtre illusionniste (représentation dramatique) et d’un théâtre participatif (présentation théâtrale)14. Dans un cas comme dans l’autre, on est toujours au sein de la fiction dramatique qui fonctionne selon une logique de contiguïté spatiale entre les différents fils d’une intrigue régie par l’analogie, la parodie, le contraste et la juxtaposition15.

7Tout se passe donc comme si le passage de la chronique historique à la chorographie travaillait à empêcher la clôture de l’univers du locus en donnant une épaisseur, voire une opacité aux éléments représentés, qu’il s’agisse de la temporalité (le passé historique couplé au présent du spectateur), du lieu spatial (juxtaposition de la Cour et de la taverne) ou du personnage et de sa filiation, avec le redoublement des figures paternelle (Henry IV et Falstaff) et filiale (Henry Percy/ Hotspur et le Prince Harry16), ces effets de redoublement se manifestant jusque dans la hiérarchie des rôles : comme le souligne David Scott Kastan dans son introduction à l’édition Arden Shakespeare, la pièce est un cas unique dans le canon shakespearien en raison de ses quatre rôles principaux de longueur presque égale, à savoir Falstaff (542 lignes), Hotspur (538 lignes), Hal (514 lignes) et le roi Henri (338 lignes)17.

8C’est cette logique de filiation complexe qui guide l’écriture dramatique, aussi bien au niveau de la prolifération des espaces dramatiques qu’à celui de la constitution du personnage, y compris dans le cas de personnages historiques. Ceux-ci sont, en effet, développés à la fois de manière conventionnelle, dans une large mesure dans la lignée des chroniques où Shakespeare puise ses sources (comme dans les pièces historiques précédentes), mais également selon une logique d’arrangement manifeste avec l’historiographie : le prince Henry est ainsi chez Shakespeare une figure marquante de la bataille de Shrewsbury, qui vient à bout de Hotspur et sauve le roi, libertés prises avec les chroniques afin de mettre en relief la réussite du stratagème exposé dans son soliloque initial. Autre liberté prise avec l’histoire, le personnage de Hotspur, qui dans les chroniques est plus âgé que le roi Henry (Henry IV est né en 1366, Hotspur en 1364), est, chez Shakespeare comme chez Samuel Daniel (dans The First Book of the Civil Wars), un jeune homme sensiblement du même âge que le prince Hal18. Ainsi modifié par rapport à son homonyme historique, Hotspur est défini comme héritier idéal pour la couronne, face à l’héritier présomptif et débauché qu’est Harry, dans la scène inaugurale où le roi exprime son fantasme de l’échange au berceau. À travers le topos du changeling, la tirade du roi souligne la modification subie par le matériau historique en même temps que la difficulté du souverain à entrer dans son rôle paternel face à son fils légitime :

Yea, there thou mak’st me sad, and mak’st me sin
In envy that my lord Northumberland
Should be the father of so blessed a son –
A son who is the theme of honour’s tongue,
Amongst a grove the very straightest plant,
Who is sweet Fortune’s minion and her pride –
Whilst I, by looking on the praise of him,
See riot and dishonour stain the brow
Of my young Harry. O that it could be proved
That some night-tripping fairy had exchanged
In cradle-clothes our children where they lay,
And called mine Percy, his Plantagenet !
Then would I have his Harry, and he mine. (1.1.77-89)19

9Le dédoublement de la filiation est souligné stylistiquement par le recours à des figures de répétition qui effectuent, dans le discours du personnage, l’équivalence imaginée entre les deux jeunes hommes : l’hypozeuxe initial (« mak’st me sad, and mak’st me sin/ In envy »), la répétition de « a son » en fin de vers et au début du suivant (79-80), et la répétition du prénom « Harry », alternativement précédé des deux pronoms possessifs « my » et « his », établit l’identité de statut des deux enfants, que leur prénom identique rend interchangeables, cependant que le garant absolu de la légitimité et de l’identité, le patronyme, n’est plus conféré par la naissance, mais par la fée ayant effectué la substitution (88).

10Avec cette réplique du roi Henry IV, ce sont les fondations du système de primogéniture qui sont symboliquement sapées. C’est, en même temps, la poétique de la filiation dans la pièce qui est définie, autorisant tous les jeux de nomination et de substitution possibles entre les différents rôles, en particulier ceux liés directement à la transmission de la couronne, qu’ils relèvent de la sphère privée (père/fils) ou publique (roi/prince), selon la logique de l’opposition des contraires définie par le prince Harry lui-même dans son soliloque initial. Ce discours, comme celui du roi, effectue ce qu’il décrit : il expose la stratégie du repoussoir (foil) imaginée par le prince, tout en constituant une antithèse stylistique au type de discours jusque-là tenu par le personnage : alors qu’il s’est jusqu’alors exprimé en prose, le prince parle désormais en vers blancs, dont les deux derniers sont rimés ; alors qu’il s’est jusqu’ici illustré par son comportement immoral en incitant Falstaff au vice, il révèle la subtilité d’un stratagème aussi politique que théâtral, comme le manifestent les deux premiers vers, qui ne peuvent être adressés qu’aux spectateurs, puisque Falstaff et Poins sont tous deux sortis de scène (respectivement vers 150 et 182) :

I know you all and will awhile uphold
The unyoked humour of your idleness.
Yet herein will I imitate the sun,
Who doth permit the base contagious clouds
To smother up his beauty from the world,
That, when he please again to be himself,
Being wanted he may be more wondered at
By breaking through the foul and ugly mists
Of vapours that did seem to strangle him.
If all the year were playing holidays,
To sport would be as tedious as to work ;
But when they seldom come, they wished-for come,
And nothing pleaseth but rare accidents.
So when this loose behaviour I throw off
And pay the debt I never promised,
By how much better than my word am I,
By so much shall falsify men’s hopes ;
And like bright metal on a sullen ground,
My reformation, glitt’ring o’ver my fault,
Shall show more goodly and attract more eyes
That than which hath no foil to set it off.
I’ll so offend to make offence a skill,
Redeeming time when men least think I will. (1.2.183-205)

11La dimension programmatique du soliloque le rattache à la rhétorique d’un prologue : référence à une durée à venir (« awhile », 183), à une stratégie en plusieurs étapes (« will I », 185 ; « when he please » 188) et annonce du dénouement (« when this loose behaviour I throw off », 196 ; « shall show more goodly », 202). Les références aux lieux communs du jeu théâtral sont manifestes : retournement de situation par abandon du déguisement (« when he please again to be himself », 188 ; « when this loose behaviour I throw off », 196), jusqu’à la conclusion sur le fait de choquer20 (« I’ll so offend to make offence a skill », 204), et tout particulièrement lorsque le vers 185 est prononcé devant des spectateurs qui voient la pièce pour la première fois : « Yet herein will I imitate the sun ». L’adverbe déictique de lieu « herein », l’utilisation de la notion d’imitation, et l’ajout de l’homophonie « sun/son » concourent à faire de ces premiers vers un discours éminemment métathéâtral, qui se réinvente aussitôt en métaphore cosmique (« Who doth permit the base contagious clouds », 186), et juxtapose ces deux interprétations possibles du terme « sun/son » sans établir de hiérarchie entre elles. Toute la dimension historique est ainsi mise à distance par la théâtralisation de la filiation donnée à entendre dans la réplique du prince, « Herein will I imitate the son ».

12Le personnage du prince juxtapose des postures énonciatives relevant à la fois de l’univers dramatique vraisemblable et de l’adresse directe au spectateur, non pas dans une logique d’antithèse entre ces deux dimensions, mais au sein d’une poétique du personnage où la notion d’imitation est essentielle à la filiation royale. Les implications de ce double sens sont immenses : en premier lieu, au sein de l’univers dramatique, l’imitation (théâtrale) produit non pas un pauvre simulacre grotesque, mais l’identité princière, à l’émergence de laquelle elle est nécessaire. En second lieu, au sein de l’univers dramatique et au moment d’énonciation sur le plateau devant le spectateur, le personnage est littéralement auteur de lui-même, son identité est construite par l’acte de parole performatif que constitue ce soliloque, posé comme alternative à une identité/filiation historique devenue simple contingence21.

Affiliations génériques et intertextuelles : le cas de Falstaff

13Tout comme la pièce résiste aux modèles interprétatifs qui tentent de subordonner le contenu comique fictionnel à la dimension historique, le personnage de Falstaff résiste aux grilles d’analyse conventionnelles des critiques22. Les différentes figures et traditions auxquelles on a ainsi pu le rattacher, notamment le miles gloriosus, le parasite comme dans la comédie de Plaute, la figure du Vice dans la moralité, les figures de la Folie ou le Lord of Misrule de l’imaginaire carnavalesque, permettent de mettre en évidence son irréductible dimension hybride : il renvoie à tous ces modèles extrinsèques à l’univers dramatique, et cependant il excède chacun d’entre eux23, si bien que, du point de vue thématique ou esthétique, le personnage échappe à une affiliation univoque. C’est sa dimension métathéâtrale qui l’empêche d’être circonscrit par quelque grille de lecture et explique la manière dont il s’impose scéniquement, porté par les répliques du prince qui soulignent la jubilation de sa présence physique, comme le note Hugh Grady24. La clé de sa construction réside, comme le proposent Edward J. Milowicki et R. Rawdon Wilson, dans la prise en compte synchronique de toutes les facettes de son identité, à la fois textuelle (précédents, allusions et références à des types, dont il est littéralement et métaphoriquement farci, comme le suggère Gisèle Venet25) et performative (fonction immédiatement liée à la situation énonciative de la scène et à l’interaction avec les autres personnages présents, distanciation du personnage par rapport à lui-même) :

[…] the difficulty in casting Iago (or Falstaff) as a version of the Vice, or as any other stock-type, is simply that he makes too many contrary moves and consistently speaks with too much double-voiced irony, with too many sidelong glances. The problem seems much less acute if one tries to understand the character as having a flexible conceptual structure, the traits of which (appearing to cluster only after their serial presentation, when they may be viewed synchronically) hang together and interact26.

14Une partie des associations symboliques attachées à Falstaff réside dans la stratégie rhétorique de manipulation menée par le prince qui, comme le montre David Ruiter, a besoin de créer une « Feast of Falstaff » métaphorique afin de générer une communauté festive autour de lui. Alors que Hal crée lui-même son identité par son discours, l’identité de Falstaff est en bonne part subordonnée au discours que le prince tient sur lui. Le même phénomène de fondation du personnage par l’acte énonciatif de Hal (avec la complicité de Poins) est observable concernant Francis, qui, comme l’a montré Stephen Greenblatt, fait l’objet d’une interpellation qui le réduit à la répétition de l’adverbe « anon » dans l’acte 2 scène 4 (2.4.92-96) : « The chief interest for us resides in the face that Hal has himself produced the reduction he exposes27. »

15Concernant Falstaff, le discours de Hal est tout aussi fondateur du personnage, mais sur le mode opposé à la réduction, puisqu’il s’agit de l’inflation. La rotondité de Falstaff est, en effet, créée par le chapelet d’images et de nominations ou d’interpellations qu’en fait le prince. C’est l’interpellation qui fonde le corps obèse de Falstaff, le fait exister pour le spectateur, comme dans la définition que donne Judith Butler de l’interpellation dans le contexte de l’interaction sociale :

It is by being interpellated within the terms of language that a certain social existence of the body first becomes possible. To understand this, one must imagine an impossible scene, that of a body that has not yet been given social definition, a body that is, strictly speaking, not accessible to us, that nevertheless becomes accessible on the occasion of an address, a call, an interpellation that does not “discover” this body, but constitutes it fundamentally28.

16L’obésité de Falstaff est une construction, au même titre que les autres éléments de l’univers de la fiction dramatique, comme le rappelle Gisèle Venet :

Dès les premières répliques comiques de The History of Henry IV, le « chevalier » est qualifié de « Sir John Paunch », et la copia, pratique poétique de l’excès verbal, jamais n’aura mieux fait coïncider l’art de la réplique et l’art de donner chair sur scène à un personnage de théâtre. L’accumulation des invectives à son encontre y pourvoit : « this same fat rogue », « ye fat guts », « ye fat paunch », « ye fat-kidney’d rascal », pour n’en citer que quelques-unes, qui viennent renforcer l’apparence d’un pourpoint rembourré comme aucun autre dans l’histoire du costume de théâtre, fiction d’obésité qui semble avoir inspiré les acteurs les plus maigres dans leur nécessaire histrionisme redoublé de l’histrionisme obligé du personnage lui-même29.

17En d’autres termes, c’est avant tout l’acte énonciatif d’interpellation qui fonde l’obésité de Falstaff, si bien que son origine et son identité ne découlent pas d’une filiation affichée, mais juxtaposent une série d’affiliations esthétiques ou intertextuelles à l’acte énonciatif qui le constitue comme personnage en le nommant et en le gonflant de tous les qualificatifs qui lui sont adressés.

18Le premier échange entre le prince et Falstaff dans la pièce souligne la manière dont son embonpoint est engendré par les figures d’accumulation utilisées par le prince lorsqu’il s’adresse à lui. La polysyndète initiale : « Thou art so fat-witted with drinking of old-sack, and unbuttoning thee after supper, and sleeping upon benches after noon […] » (1.2.2-4), puis la seconde, qui accompagne l’analogie hypothétique, construite selon un schéma d’amplification, entre les instruments de mesure du temps et la débauche, témoignent de cette inflation rhétorique du prince à l’endroit de Falstaff. C’est ce discours marqué par l’accumulation et l’excès qui construit le personnage comme figure du glouton débauché :

Unless hours were cups of sacks, and minutes capons, and clocks the tongues of bawds, and dials the signs of leaping-houses, and the blessed sun himself a fair hot wench in flame-coloured taffeta. (1.2.6-10)

19Entièrement consacrée à son portrait, la réplique du prince a une fonction chorique, au sens où John Barton utilise ce terme, c’est-à-dire qu’elle construit et constitue le personnage qu’elle décrit, et non le personnage qui l’énonce30. L’injonction : « Come, roundly, roundly » (1.2.21) donne également à entendre une potentielle antanaclase où Hal jouerait sur les mots en surnommant Falstaff Roundly31 : « Come roundly, Roundly » ; c’est tout autant un acte performatif de nomination, qui fait exister l’embonpoint en le nommant, et l’accroît en le répétant.

20En outre, à l’échelle du personnage de Falstaff, la langue de Hal semble s’apparenter à une langue nourricière, et le fait de l’écouter à un processus d’ingestion de nourriture : suggérée dans « prologue to an egg and butter » (1.2.20) par l’association entre parole, théâtralité et nourriture, cette association est évidente dans l’adjectif qui qualifie les comparaisons du prince : « Thou hast the most unsavory similes » (1.2.75). L’accusation proférée par Falstaff sur le pouvoir rhétorique du prince : « O, thou hast damnable iteration, and art indeed able to corrupt a saint. Thou hast done much harm upon me, Hal, God forgive thee for it » (1.2.87-89), peut ainsi être entendue, outre la référence religieuse qu’elle contient, comme un reproche lié à cette inflation verbale provoquant une obésité physique, cependant que l’absence du prince (et donc l’absence de cette parole inflationniste) a sur Falstaff l’effet inverse, et le fait dégonfler, comme le montre sa conversation avec Bardolph à l’acte 3 scène 3 :

Bardolph, am I not fallen away vilely since this last action ? Do I not bate ? Do I not dwindle ? Why, my skin hangs about me like an old lady’s loose gown ; I am withered like an old apple-john. […] I am a peppercorn, a brewer’s horse. (3.3.1-4 ; 8)

21Ces images d’obésité découlant de la parole procèdent de la logique de prolifération identitaire à l’œuvre dans la pièce, et d’une construction du personnage selon une logique d’empilement des significations32. L’amaigrissement décrit par Falstaff ici procède sans doute tout autant de l’absence de la parole inflationniste de Hal que d’une volonté de permettre un jeu de mots sur le nom Sir John Oldcastle (« I am withered like an old apple-john », old apple-john/Oldcastle John), soulignement de la présence résiduelle du nom d’origine du personnage, dans un registre humoristique du même type que d’autres jeux de mots de Falstaff liés à l’identité, que ce soit la sienne,

Prince Henry : What, a coward, Sir John Paunch ?
Falstaff : Indeed, I am not Sir John of Gaunt, your grandfather, but yet no coward, Hal. (2.2.61-63),

22ou celle de Hal :

[…] were not here apparent that thou art heir apparent (1.2.54-55).

23Tous ces exemples mettent en lumière la question de la nomination, aussi essentielle à la filiation dans l’univers monarchique et aristocratique qu’à la dramaturgie, et signalée au spectateur par une caractéristique physique chez le personnage33. Le personnage est défini aussi bien par sa place dans le dialogue et le moment où il est appelé à entrer en scène ou à prendre la parole. L’attention constante portée au corps de Falstaff révèle le régime dramaturgique auquel il appartient, placé sous le signe de l’empilement des couches identitaires et de la disjonction délibérée entre ces différentes strates, disjonction que reflète d’ailleurs l’éventail des hypothèses critiques pour expliquer les causes de son obésité34. Outil de caractérisation signalant une identité composite indissociable de l’acte énonciatif, l’obésité est, tout comme l’épée que Falstaff désigne par « dagger of lath » (2.4.131) et « ecce signum ! » (2.4.162), la trace, le signe, des précédents textuels et théâtraux dont découle le personnage35. Conséquence du discours inflationniste que le prince tient sur lui et des invectives qu’il lui adresse, aussi bien que trace des couches intertextuelles qui le constituent, et accumulation des lieux communs qu’il occupe en tant que personnage, l’obésité de Falstaff est le signe manifeste de ses affiliations génériques et intertextuelles et de sa nature hybride. Métaphore de la diégèse comme processus d’auto-engendrement, elle renvoie également à la double logique d’historicité et de fantaisie dramatique qui régit non seulement le personnage de Falstaff mais également l’ensemble de la pièce : « These lies are like their father that begets them, gross as a mountain, open, palpable. » (2.4.218-219).

La contrefaçon comme mode d’engendrement

24La thématique de la contrefaçon parcourt les réseaux lexicaux et symboliques de la pièce comme l’a noté la critique : si l’identité royale peut être contrefaite, c’est l’ensemble du système monétaire qui perd toute valeur36. Il en va de même pour l’ensemble du système symbolique de la royauté, mais également pour le système dramatique de la pièce, dans la mesure où le terme counterfeit renvoie à l’image, l’imitation, la représentation, telles que celles que peuvent présenter des acteurs à un spectateur de théâtre37. C’est parce que la pièce met en avant la dissociation entre personnage et rôle qu’elle propose la contrefaçon théâtrale comme alternative à la filiation par le sang, bouleversant au passage une bonne partie des conventions de la vraisemblance théâtrale.

25Parce que Falstaff est capable d’occuper des lieux identitaires intertextuels aussi bien qu’intrinsèques à l’univers dramatique (en jouant le rôle d’autres personnages), il signale au spectateur le fonctionnement spécifique de la pièce, où vraisemblance et grotesque, filiation et affiliation sont juxtaposés, et, dans une certaine mesure, interchangeables. En d’autres termes, la chorographie observée dans les types d’espace dramatique est également présente à l’échelle du personnage. Comme Hal, et sur l’injonction de ce dernier, Falstaff est en effet susceptible d’incarner d’autres rôles, à commencer par ceux des personnages qui viennent tout juste de sortir de scène, à savoir celui de Dame Mortimer, l’épouse de Hotspur, cependant que le prince jouera Hotspur lui-même : « I prithee call in Falstaff. I’ll play Percy and that damned brawn shall play Dame Mortimer his wife » (2.4.106-107). La structure de la pièce rend nécessaire une clarification de la terminologie : on restreindra l’usage du terme personnage aux moments où ce dernier est in character, dans son rôle, c’est-à-dire où le personnage tel qu’identifié dans la liste des personnages et dans l’attribution des répliques coïncide avec son rôle. Dans tous les autres cas (en particulier lorsqu’un personnage en joue un autre), le rôle est disjoint du personnage, qui est donc out of character, sort de son rôle.

26Si elle reste virtuelle, cette première scène de jeu de rôles avec Harry jouant Hotspur et Falstaff jouant l’épouse de Hotspur n’en souligne pas moins le statut de Falstaff comme personnage-acteur tel que le définit Weimann (« […] a jesting player who is made playfully to display mimetic skills in personating other personages38 »). La prise en compte de ce premier jeu de rôles met en lumière la fonction de déstabilisation de l’univers vraisemblable qu’ont l’espace de la taverne et ses occupants, et en particulier Falstaff : en posant la taverne comme lieu de jeu théâtral où la scène précédemment montrée au spectateur sur le mode sérieux sera reprise sur le mode grotesque, l’annonce de Hal juxtapose aux personnages (Hotspur et son épouse) leur rôle, en soulignant la dissociation entre les deux. La scène réellement jouée (par Hotspur et son épouse à l’acte 2 scène 3) et la scène annoncée par Hal coexistent, du point de vue du spectateur, même de manière virtuelle, pour travailler à empêcher la clôture de l’univers dramatique et à déconstruire la fiction du personnage en affichant son dédoublement. En distribuant le rôle féminin à Falstaff, la réplique de Hal caricature la convention du boy actor et invite le spectateur à reconsidérer la performance du comédien ayant incarné Dame Mortimer dans la scène précédente ; en annonçant qu’il va lui-même jouer Hotspur, elle souligne les parentés dramaturgiques entre les deux héritiers et invite le spectateur à les percevoir comme interchangeables, en parfaite cohérence avec le discours du roi à l’ouverture de la pièce.

27La fonction paternelle et royale, tout comme la fonction filiale et princière, envisagées dans la taverne comme simples rôles, sont endossables à l’envi sur l’injonction de Hal, qui est à la fois l’héritier du trône et celui qui désacralise la fonction royale en la réduisant à un simple rôle de théâtre : « Do thou stand for my father and examine me upon the particulars of my life » (2.4.362-363). L’espace de la taverne devient alors un plateau, il reste espace de la taverne et figure la Cour simultanément, chaque objet ayant deux signifiés, son état initial d’une part, et ce qu’il est censé représenter dans l’univers fictionnel de la saynète d’autre part, comme le soulignent les déictiques employés par Falstaff : « This chair shall be my state, this dagger my sceptre and this cushion my crown » (2.4.364-365), puis par Hal : « Thy state is taken for a joint-stool, thy golden sceptre for a leaden dagger and thy precious rich crown for a pitiful bald crown » (3.4.367-369). L’identité des personnages subit le même processus de dédoublement que les objets dont Falstaff et Hal font la liste l’un après l’autre. Lorsque le prince conteste l’aptitude de Fasltaff et décide d’inverser les rôles : « Dost thou speak like a king ? Do thou stand for me, and I’ll play my father » (2.4.417-418), Falstaff éprouve quelques difficultés à sortir de son rôle, « Depose me ? » (2.4.419), mais rentre vite dans le nouveau jeu, endossant son nouveau rôle, celui de Hal lui-même. C’est désormais au corps des personnages-comédiens (et non plus aux objets) que se rapportent les marqueurs de lieu, « Well, here I am set » (Hal, 422), « And here I stand » (Falstaff, 423), seuls éléments stables du point de vue du spectateur, pris entre trois logiques différentes de figuration (la taverne avec Harry et Falstaff dans leur rôle respectif habituel/ la Cour, avec Falstaff dans le rôle du roi et Harry dans le rôle de Harry/ la Cour, avec Harry dans le rôle du roi et Falstaff dans le rôle de Harry) et invités à mesurer plusieurs types de distance interprétative entre présence physique du personnage-acteur et rôle, selon trois optiques possibles (pour plus de clarté, les rôles des saynètes sont repérés par des astérisques) :

281 – Redoublement du rôle : le personnage-acteur endosse son propre rôle et le joue (Harry joue le rôle de Harry*)

292 – Dissociation simple du personnage et de son rôle : le personnage-acteur joue le rôle d’un autre, son rôle d’origine disparaît derrière son rôle d’emprunt (Falstaff joue le roi* ; Falstaff joue Harry* ; Harry joue le roi*)

303 – Dissociation complexe du personnage et de son rôle : le personnage-acteur joue le rôle d’un autre, son rôle d’origine étant lui-même endossé par un second personnage-acteur (Harry joue son père*, cependant que Falstaff joue Harry* : il y a co-présence du personnage-acteur dans le rôle d’un autre, et de son rôle d’origine pris en charge par un autre personnage-acteur).

31Falstaff*, en tant que rôle, est donc absent de ces deux scènes, mais il est le sujet principal du dialogue des deux saynètes, cependant que le corps du personnage-acteur de Falstaff sert de support d’abord au rôle du père*, puis à celui du fils*.

32La dissociation entre personnage et rôle que permet ce recours au jeu théâtral dans l’espace de la taverne définit donc, du point de vue de l’identité et de la filiation, l’espace de tous les possibles. L’affiliation fantaisiste, conférée par la seule vertu du jeu dramatique, se superpose à la filiation par le sang, ce que souligne la réplique de Falstaff en liant les deux aspects dans le terme « vein » (« for I must speak in passion, and I will do it in King Cambyses’ vein », 2.4.373), ainsi que les deux répliques suivantes, qui mettent sur le même plan corps physique et discours de théâtre, tout en renvoyant, littéralement, l’aristocratie à la marge :

Prince Henry (bowing) : Well, here is my leg.
Falstaff : And here is my speech. Stand aside, nobility. (2.4.374-375)

33Troisième version de la même scène, l’entrevue du roi avec son fils à l’acte 3 scène 2 fait du « vrai » roi Henry le simple reflet de ses deux incarnations précédentes. Ainsi, l’espace théoriquement clos du locus, l’espace de la Cour royale, devient chambre d’écho de la taverne ; la scène sérieuse est alors répétition ou variation sur les deux saynètes qui l’ont précédée. Le jeu de rôles autour de la filiation déconstruit l’univers tragique de la royauté, pour ne plus en faire que le reflet grinçant de la taverne, comme s’il existait entre les deux un rapport de filiation subordonnant la première à la seconde. À l’échelle de la pièce, les conséquences de cette dissociation entre personnage et rôle sont manifestes : la théâtralité envahit l’espace éminemment historique et tragique du champ de bataille, avec le traitement que donne Shakespeare du subterfuge, rapporté par les chroniques, consistant pour le roi à se protéger en faisant endosser à plusieurs soldats sur le champ de bataille un costume royal. Holinshed rapporte en effet les paroles de Douglas :

The valiant dooings of the earle Dow|glas. & at that instant slue sir Walter Blunt, and thrée other, apparelled in the kings sute and clothing, saieng : I maruell to sée so many kings thus suddenlie arise one in the necke of an other39,

34ce que reprend Shakespeare en développant des références à la contrefaçon théâtrale. Lorsque Hotspur explique à Douglas la stratégie du souverain : « his name was Blount,/ Semblably furnished like the King himself » (5.3.20-21), « The King hath many marching in his coats » (5.3.25), ce dernier rétorque « Now, by my sword, I will kill all his coats./ I’ll murder his wardrobe, piece by piece,/ Until I meet the King. » (5.3.26-28). En associant costume et vie dans la métonymie et dans l’amplification (de « coats » à « wardrobe »), c’est à l’univers du théâtre que renvoie la réplique, autant qu’à celle du champ de bataille, car c’est au théâtre que le costume donne vie au rôle, et c’est au lexique du théâtre que renvoie aussi le terme « shadows » ensuite employé par le roi lui-même :

Douglas :
[...]    What art thou
That counterfeit’st the person of a king ?
King :
The King himself, who, Douglas, grieves at heart
So many of his shadows thou hast met
And not the very King. […]
Douglas :
I fear thou art another counterfeit.
And yet, in faith, thou bearest like a king. (5.4.27-30, 34-35).

35Les saynètes dans la taverne ont déstabilisé la notion d’identité dans l’univers dramatique en faisant de la personne royale un simple rôle endossable par n’importe quel personnage-acteur40. Cette déstabilisation identitaire rend possible la prolifération des figures (Henry joué par Falstaff, puis par Hal), y compris dans un univers théoriquement clos et régi par le vraisemblable, celui du champ de bataille ; par la dissociation entre personnage et rôle, elle est également à l’origine de la prolifération diégétique, et même le retour d’entre les morts. Falstaff tombe face à Douglas, cependant que Harry triomphe de Hotspur à l’acte 5 scène 4, et constate les deux décès : « Till then in blood by noble Percy lie » (5.4.109). Cependant cette première version de la diégèse dramatique est immédiatement mise à mal par le développement d’une seconde version, greffée sur la première. La mort de Falstaff ayant été constituée, pour le spectateur, par l’interpellation du cadavre dans la question rhétorique de Harry et dans l’exclamative (« What, old acquaintance, could not all this flesh/ Keep in a little life ? Poor Jack, farewell ! », 5.4.101-102), son retournement radical par l’exclamation du « cadavre » revenu à la vie (« Embowelled ! […] », 5.4.110) rend envisageable le retour à la vie du second cadavre présent à ses côtés, celui de Hotspur (« How if he should counterfeit too and rise ? By my faith, I am afraid he would prove the better counterfeit », 5.4.120-122), ouvrant un horizon diégétique inédit, où rien de ce qui est montré et désigné au spectateur n’est plus certain. Au lieu d’assister à un spectacle retraçant des épisodes clés de la bataille de Shrewsbury, c’est à une réflexion sur l’art dramatique que le spectateur est confronté avec le monologue de Falstaff sur la contrefaçon, qui traite constamment de l’art du comédien, comme l’a montré Jesse M. Lander41. Le spectateur est amené à prendre conscience des repères habituels des codes dramaturgiques et à les mettre en doute, au moment même où la pièce est la plus ancrée dans le matériau historique bien connu des chroniques, manifestant la liberté narrative liée au support théâtral, et la volonté d’inscrire dans le matériau historique dont est issue la pièce un autre régime diégétique, aussi manifeste que la nouvelle blessure que Falstaff inscrit sur le corps de Hotspur : « Therefore, sirrah (stabbing him), with a new wound in your thigh, come you along with me » (5.4.125126). Lorsque Falstaff se retrouve face à Harry, le dialogue souligne la nature éminemment théâtrale du personnage de Falstaff :

Prince Henry : […]Thou art not what thou seem’st.
Falstaff : No, that’s certain, I am a double man ; but if I be not Jack Falstaff, then am I a jack. There is Percy. (5.4.134-136),

36avant de donner lieu à une prolifération diégétique sur l’origine de cette blessure supplémentaire, que Harry sait ne pas avoir infligée lui-même. Falstaff réécrit simultanément la fable de la pièce et l’Histoire en se réinventant comme le véritable vainqueur de Hotspur dans une temporalité éminemment historique : « I grant you I was down and out of breath, and so was he ; but we rose both at an instant, and fought a long hour by Shrewsbury clock » (5.4.142-144).

37La manière dont, dans 1 Henry IV, Shakespeare choisit de substituer la chorographie à la présentation d’un univers dramatique régi par la diachronie est symptomatique d’un processus dramaturgique fondé sur un principe de pluralité qui se manifeste, à l’échelle du personnage, dans le critère de filiation, qui est essentiel à l’univers monarchique.

38En faisant du personnage une juxtaposition de lieux identitaires dont les origines multiples sont affichées, la pièce fait co-exister pour le spectateur la dimension historique et les dimensions archétypale, intertextuelle et performative du personnage, qui est alors constitué de manière conjointe par une filiation historique et par des affiliations génériques et textuelles reconnaissables par le spectateur.

39En plaçant au centre de la définition du personnage l’acte de nomination et d’interpellation, Shakespeare définit la spécificité du personnage de théâtre, sa flexibilité et la liberté quasi infinie de création et de re-création qui lui est attachée dès lors que le principe de vraisemblance est relégué au second plan, et qu’il est possible, au sein de l’univers dramatique, de dissocier le personnage de son rôle.

40Auteur de lui-même par l’énonciation qui le fait exister en tant que rôle, ou bien artisan passé maître dans l’art de la contrefaçon et du récit de soi, le personnage est également le support d’un matériau historique recomposé et sur lequel sa liberté créatrice a imprimé sa marque, comme le rappelle l’injonction de Harry à Falstaff à la fin de la scène 4 de l’acte 5 : « Come, bring your luggage nobly on your back » (5.4.151).

Notes

1 Yachnin P. et Slights J. (ed.), Shakespeare and Character. Theory, History, Performance and Theatrical Persons,  Palgrave Macmillan, 2008.

2 Palfrey S. et Stern T., Shakespeare in Parts, Oxford, OUP, 2007

3  Tucker P., Secrets of Acting Shakespeare. The Original Approach, Routledge, 2002. Weingust D., Acting from Shakespeare’s First Folio. Theory, Text and Performance, Routledge, 2006.

4  Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre contemporain, Paris, Gallimard, 1978, p. 43.

5  Id.

6  Robert Weimann parle de « disclosure », au double sens de rupture de la poétique de la clôture de l’univers dramatique, et de révélation effectuée par le personnage. Les deux se produisent simultanément et engendrent un fort sentiment de complicité chez le spectateur. Voir « The Actor-Character in ‘Secretly Open’ Action : Doubly Encoded Personation on Shakespeare’s Stage », in Paul Yachnin et Jessica Slights (dir.), Shakespeare and Character. Theory, History, Performance and Theatrical Persons, Basingstoke et New York, Palgrave Macmillan, 2009, p. 177-193, p. 179.

7  Sur cet aspect du rôle au sens propre, le roll communiqué à l’acteur et ne faisant figurer que son texte et non l’intégralité de la pièce, voir Simon Palfrey et Tiffany Stern, Shakespeare in Parts, Oxford, OUP, 2007, et le travail expérimental de Patrick Tucker et Christiane Ozanne avec la Original Shakespeare Company, rapporté dans Patrick Tucker, Secrets of Acting Shakespeare. The Original Approach, Abingdon and New York, Routledge, 2001, et analysé par Don Weingust dans Acting from Shakespeare’s First Folio. Theory, Text and Performance, Abingdon et New York, Routledge, 2006.

8  Sigurd Burckhardt, Shakespearean Meanings, Princeton, Princeton UP, 1968, p. 144-205.

9  Voir Jean E. Howard et Phyllis Rackin, Engendering a Nation. A Feminist Account of Shakespeare’s English Histories, Londres et New York, Routledge, 1997, p. 161.

10  Id. Sur la notion de chorographie, voir également Phyllis Rackin, Stages of History. Shakespeare’s English Chronicles, New York, Cornell UP, 1990, p. 24-25.

11  Ce sont surtout Falstaff et Hotspur qui marquent les esprits dans la postérité immédiate de la création de la pièce. Voir Roberta Barker, « Tragical-Comical-Historical Hotspur », Shakespeare Quarterly, vol. 54, n° 3, automne 2003, p. 288-307, p. 288. Voir aussi Phyllis Rackin, Stages of History, op. cit., p. 139.

12  Robert Weimann, Author’s Pen and Actor’s Voice. Playing and Writing in Shakespeare’s Theatre, Cambridge, CUP, 2000, p. 184.

13 Phyllis Rackin, Stages of History, op. cit., p. 137.

14  Ces termes sont préférés à ceux de Weimann par Harry Berger Jr. dans « The Prince’s Dog : Falstaff and the Perils of Speech-Prefixity », Shakespeare Quarterly, printemps 1998, vol. 49, n° 1, p. 40-73, p. 49-50.

15  Id.

16  Sur l’importance du principe de juxtaposition et sur la notion de prolifération, qui définissent les deux parties de Henry IV par opposition à Richard II, voir Phyllis Rackin, Stages of History, op. cit., p. 136-137.

17  David Scott Kastan, introduction à William Shakespeare, King Henry IV. Part 1, Londres, Thomson Learning, 2002, p. 7.

18  Voir David Bevington, introduction à William Shakespeare, Henry IV. Part one, Oxford, OUP, 1987, p. 14-16. Henry rappelle à son fils que Hotspur a le même âge que lui à l’acte 3 scène 2: « […] being no more in debt to years than thou», (3.2.103).

19  William Shakespeare, Henry IV. Part One, David Bevington ed., Oxford, OUP, 1987. Toutes les références à la pièce sont tirées de cette édition.

20  Ces deux vers rappellent les artisans de A Midsummer Night’s Dream et les premiers mots du prologue de Quince, où Shakespeare, comme ici, fait également rimer will et skill :
“If we offend, it is with our good will.
That you should think : we come not to offend
But with good will. To show our simple skill,
That is the true beginning of our end” (5.1.108-111).
William Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, in The Complete Works, Stanley Wells et Gary Taylor ed., Oxford, OUP, 1988.

21  Au lieu d’être subie, la filiation est choisie, et le processus d’imitation qui la fait émerger peut, à tout moment, être interrompu.

22  David Womersley recense les différentes interprétations critiques de l’obésité de Falstaff dans « Why is Falstaff fat ? », The Review of English Studies, New Series, vol. 47, n° 185, février 1996, p. 1-22.

23  Pour une synthèse de ces approches critiques, voir Hugh Grady, « Subjectivity Between the Carnival and the Aesthetic », The Modern Language Review, vol. 96, n° 3, juillet 2001, p. 609-623, p. 610.

24  Hugh Grady, art. cit., p. 617.

25 Id.

26  Edward J. Milowicki et R. Rawdon Wilson, « Ovid Through Shakespeare: the Divided Self », Poetics Today, vol. 16, n° 2, été 1995, p. 217-252, p. 226. C’est moi qui souligne.

27  Stephen Greenblatt, « Invisible Bullets. Renaissance Authority and Its Subversion, Henry VI and Henry V », in Jonathan Dollimore et Alan Sinfield (dir.), Political Shakespeare. Essays in Cultural Materialism, Manchester, Manchester UP, 1994,  (1985), p. 18-47, p. 31.

28  Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, Routledge, New York and London, 1997, p. 5. C’est moi qui souligne.

29  Gisèle Venet, « Falstaff, du “cerf gras” au “pourpoint rembourré de paille” : les paradoxes de l’excès », Shakespeare et l'excès, Pierre Kapitaniak et Jean-Michel Déprats (dir), 2007, p. 175-205, URL: http://www.societefrancaiseshakespeare.org/document.php?id=1068, (Consulté le 17 mai 2012).

30  John Barton, Playing Shakespeare. An Actor’s Guide, Londres, Methuen, 1984, Anchor Books, 2001, p. 71-75.

31  Tout dépend de la ponctuation choisie par les éditeurs.

32  Voir à ce sujet Harry Berger Jr, « The Prince’s Dog : Falstaff and the Perils of Speech-Prefixity », art. cit., en particulier p. 53-54.

33  Sur la question du nom de Falstaff, voir Jonathan Goldberg, « The Commodity of Names: ‘Falstaff’ and ‘Oldcastle’ in 1 Henry IV », in Reconfiguring the Renaissance: Essays in Critical Materialism, Jonathan Crewe ed., Cranbury NJ, Associated University Presses, 1992, p. 72-88, p. 80-82.

34  Voir David Womersley, art. cit.

35  On trouve la même utilisation indiciaire du corps du personnage avec l’omoplate disjointe/manquante d’Autolycus dans The Winter’s Tale. Voir Delphine Lemonnier-Texier, « Féminin, filiation et re-création dans The Winter’s Tale. La langue des femmes, de la tragédie à la comédie », in « A Sad Tale’s Best for Winter » : Approches critiques du Conte d’hiver de Shakespeare, Yan Brailowsky, Anny Crunelle et Jean-Michel Déprats éd., Presses Universitaires de Paris Ouest, 2011, p. 121-135, p. 128-130.

36  Voir E. Rubinstein, « 1 Henry IV: The Metaphor of Liability », SEL, vol. 10, n° 2, printemps 1970, p. 287-295.

37  Voir James L. Calderwood, Metadrama in Shakespeare’s Henriad. Richard II to Henry V, Berkeley, U of California P, 1979, p. 47-67.

38  Robert Weimann, « The Actor-Character », art. cit., p. 183.

39  Raphael Holinshed, Chronicles of England, Scotland and Ireland, 1587, vol. 6, p. 523, en ligne http://www.english.ox.ac.uk/holinshed/texts.php?text1=1587_4980 (consulté le 4 juin 2012)

40  Voir David Scott Kastan, Shakespeare After Theory, Londres et New York, 1999, p. 116-117, p. 141-142.

41  Jesse M. Lander, « “Crack’d crowns” and Counterfeit Sovereigns: the Crisis of Value in 1 Henry IV », Shakespeare Studies, vol. XXX, 2002, p. 137-161, p. 152.

Pour citer ce document

Par Delphine Lemonnier-Texier, «Filiations et affiliations dans 1 Henry IV : le personnage shakespearien, entre vraisemblance et théâtralité», Shakespeare en devenir [En ligne], N°6 — 2012, Shakespeare en devenir, I. Héritiers littéraires : légitimes et batards, mis à jour le : 10/12/2012, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=604.

Quelques mots à propos de :  Delphine Lemonnier-Texier

Delphine Lemonnier-Texier est ancienne élève de l’ENS de Fontenay-St Cloud (1991). Agrégée d’anglais, elle est maître de conférences en anglais (théâtre anglophone et études shakespeariennes) à l’université de Rennes 2-UEB. Auteur de plusieurs articles sur le théâtre de Shakespeare, ses recherches actuelles portent sur la notion de personnage. Elle a dirigé un ouvrage sur les personnages féminins dans les pièces historiques (Représentations et identités sexuelles dans le théâtre de Shakespeare. ...