La Nuit des Rois dirigée par Nicolas Briançon : un Shakespeare « dépoussiéré »

Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 26 novembre 2010

Texte intégral

Image1

Première de couverture du programme
Sir Toby (Yves Pignot)
© Théâtre Comédia

Viola 
« Je suis toutes les filles de mon père,
Tous mes frères aussi… »[II.41]

1Créée à l’occasion de la soixantième édition du Festival d’Anjou dont Nicolas Briançon2 est le directeur artistique, La Nuit des rois annonce en 2009 un retour à Shakespeare. En effet, en 1950, l’évocation d’un Roméo et Juliette joué sur la terrasse du Château de Brissac avait ouvert le Festival et, en quelque sorte, signé sa postérité pour la qualité du répertoire qui y voyait le jour... Heureux présage pour cette nouvelle mise en scène d’une comédie pourtant fort connue car très souvent mise à l’honneur sur les scènes européennes et surtout anglo-saxonnes ces dernières années3. Nicolas Briançon n’a cependant pas hésité à choisir cette œuvre-là : d’une part, il ne cache pas sa préférence pour les comédies de Shakespeare. Il juge les tragédies ou les histoires trop ardues à mettre en scène, en particulier quand on aborde cette dramaturgie pour la première fois. Qui plus est, il se dit avoir été marqué par les versions précédentes auxquelles il a assisté, et notamment celle de Terry Hands, à la Comédie-Française, dans une adaptation de Jean-Louis Curtis, en 1976. Pierre Dux y interprétait alors Malvolio et même si la prestation d’ensemble paraissait « solennisée », elle marqua son esprit.

2Selon lui, La Nuit des rois relève de la pure comédie anglo-saxonne telle qu’on l’apprécie encore au cinéma de nos jours4 : ce sont les ressorts de situation qui génèrent le spectacle comique et, par certains aspects, improbable, tout en racontant un réel « plus vrai que la vraie vie5 ». En cela, il partage l’opinion de Jean Anouilh dont il reporte, en exergue de son commentaire de la pièce, le propos suivant :

[…] La vie des pièces de Shakespeare, fût-ce dans une scène entre une elfe et une casse de poix, est plus vraie que la vraie vie qui n’est qu’un tissu de conventions. […] Tout semble faux et voulu chez Molière – tout semble fou et improvisé chez Shakespeare – et pourtant c’est le même art et ils sont très proches l’un de l’autre. Leur secret est la connaissance intuitive de la vraie vie et sa mise en forme6.

3Il n’est, de fait, pas évident de résumer cette pièce tant son intrigue contient de tiroirs : la clef de voûte de cet ensemble est toutefois offerte sous les traits du personnage double qu’est Viola/Césario, entré au service du Duc Orsino qui se languit d’être aimé par la Comtesse Olivia, laquelle se montre indifférente de cet amour en raison du deuil de son frère. Olivia tombe amoureuse du faux page tandis que ce dernier s’éprend de son maître. Cette première intrigue constitue la romance de la pièce que les comédiens de la troupe constituée par Nicolas Briançon servent avec finesse. Sous les atours d’un nouveau Gavroche en pantalon à bretelles et chemisier blanc de facture classique, Sara Giraudeau (Viola/Césario) exprime la confusion des sexes : sa voix n’a rien de celle d’un homme mais plutôt les tonalités fluettes d’un jouvenceau androgyne. La féminité de son visage, coiffé d’une perruque rousse à coupe courte, est masquée par une fine moustache et des yeux cerclés de noir qui en font ressortir la candeur. Chloé Lambert (Olivia) est une jeune femme brune qui interprète avec légèreté une comtesse souvent trop autoritaire et aigre pour paraître séduisante par la suite. Olivia doit aussi laisser transparaître la fougue de son désir, un désir qui s’éprend de chacun des personnages, quels que soient leur âge et leur sexe.

Image2

Olivia (Chloé Lambert) et Viola/Césario (Sara Giraudeau)
© Théâtre municipal de Grenoble

4Car au-delà du travestissement et de la méprise qui caractérisent la pièce, et sur lesquels nous reviendrons plus tard, c’est bien le désir que Shakespeare met à l’honneur dans cette comédie – comme il l’avait fait au préalable avec A Midsummer Night’s Dream. Un désir qui chatouille diablement les sens même du plus austère, du plus puritain, des individus : l’intendant Malvolio (Henri Courseaux). Un désir qui gagne aussi l’un des rôles les plus en retrait, celui d’Antonio (François Siener) dont Shakespeare ne cache pas l’amour homosexuel qu’il voue à Sébastien (Thibaud Lacour). Au cœur des échanges, ce désir aveugle les uns et révèle les autres. Ainsi, Olivia ne voit pas qu’elle s’éprend d’une femme, de même que Maria (Emilie Cazenave), la suivante de la comtesse, finit par se marier avec un Sir Toby dont elle réprouvait les frasques nocturnes. Nicolas Briançon réitère : si le postulat de départ est certes invraisemblable (des couples de sphères sociales opposées, d’éducation et de sexes incompatibles, se forment), Shakespeare finit par imposer une réalité qui « colle à la vie7 » et nous comprenons, à travers ces apparentes incongruités, que notre vie à nous est, au fond, bien plus folle car des situations tout aussi impossibles y sont monnaie courante.

Travestissements et mensonges

Viola 
« Déguisement, je vois que tu es une perfidie
Que le fourbe démon exploite à fond ». [II.28]

5En ce pays imaginaire qu’est l’Illyrie, chacun prétend être ce qu’il n’est pas. Olivia la première : elle apparaît voilée, sous le masque du chagrin. Quant au duc, il ne se présente à elle que par l’intermédiaire de ses messagers, jamais en sa propre personne. Malvolio est victime d’une supercherie orchestrée par Toby (Yves Pignot), Maria et Sir Andrew (Jean-Paul Bordes), et est contraint, pensant bien faire, de porter bas jaunes et jarretières croisées devant sa maîtresse. Il en finit lamentablement reclus dans une geôle où Feste le bouffon (Arié Elmaleh) joue le rôle d’un faux prêtre, Sir Topas. Avec sobriété, Nicolas Briançon peint ce monde double : le décor s’ouvre sur une grande scène vide agrémentée simplement de cloisons latérales beiges imitant les marqueteries d’un intérieur cossu : nous sommes chez le Duc Orsino. À l’arrière-plan, Valentin (un page), porte un candélabre. En même temps que des violons se font entendre depuis les coulisses, les grondements de la tempête et le roulement des vagues sur la côté invisible résonnent. C’est une cacophonie que le duc interrompt bien vite : « […] Assez ! Pas davantage ! Ce n’est plus aussi suave que tout à l’heure. » [I.1] Puis, les pans de murs s’élèvent dans les cintres, et la scène, sur fond de cyclorama bleu ciel zébré de blanc, nous emmène sur les rives de l’Illyrie où Viola et le capitaine du navire naufragé sont échoués. À la fin de la scène, passe, en guise de transition, un Sir Toby portant à la main un parapluie retourné par le vent violent… et, tandis que se déroule cet interlude comique, est installée la demeure d’Olivia : de grands rideaux blancs et rouges drapés et relevés sur les côtés par des hanses descendent des cintres, des ombres noires apportent discrètement un canapé 1900 : voici posé le troisième décor. Pour une entrée en matière, les changements de décor, conçus par Pierre-Yves Leprince, sont assez savants : rapidement installés, complétés par une lumière subtile qui imite souvent un éclairage à la bougie, ils instaurent une atmosphère confortable, assez réaliste, tout en ne ralentissant pas l’enchaînement des scènes. L’entrée de Sir Toby, à la scène trois du troisième acte, fait d’ailleurs suite à son passage « éclair » dans la scène précédente, puisque c’est à moitié déguenillé qu’il se présente à sa nièce, trempé, buvant dans une de ces chaussures !

6Les transitions d’un lieu à un autre sont très souvent accompagnées de musique : par exemple, Valentin (Aurore Stauder Cauchy), Curio (Sophie Mercier) et Césario dansent une gigue irlandaise avant que ne débute la scène quatre du premier acte. Feste est, lui-aussi, une sorte de fil conducteur qui transite entre les deux maisons. Avec ses instruments et ses chants, il accompagne les uns et les autres en insufflant dans ses textes quelque moralité. Feste est un « bouffon sage », souligne Arié Elaleh, son interprète, avant d’ajouter : « Il est très spirituel et représente l’esprit de Shakespeare, s’adressant au public en toute liberté9 ». Or quelle sont les libertés que prend Shakespeare dans cette pièce ? Qu’il s’agisse de désir ou de plaisir, de la gémellité homme/femme, tant dans les passions que dans les péchés, rien n’est tu. En outre, Shakespeare se moque des Puritains (sous les traits de Malvolio) et les provoque quelque peu en affublant d’autres personnages d’attitudes pour le moins licencieuses. Sir Toby peut, en effet, s’interpréter comme l’homologue de Falstaff qu’un même acteur jouait à l’époque10. Le discours anticlérical que Shakespeare prête alors à ce personnage, en des temps où l’anglicanisme s’est imposé, n’est pas condamné, ce qui peut aujourd’hui nous sembler paradoxal : la liberté d’expression, avant la fermeture des théâtres en 1642, demeure ainsi de mise. Aussi, chaque personnage a un droit à la parole : dans la distribution, malgré les différences de partitions, tous les individus ont leur moment de gloire qui les place sur le devant de la scène, ce qui révèle la pertinence de chacun. Hormis ceux des pages, on ne saurait dire qu’il y a des rôles ingrats qui ne mettraient pas en valeur les comédiens : sans Sébastien, Antonio ou Sir Andrew, la pièce ne formerait par un tout homogène.

Une galerie de portraits : être un et tout à la fois

7Alors, à tour de rôle, chaque personnage affirme son autorité en tant qu’individu unique et pourtant indispensable à la cohésion d’ensemble. La pièce a été nominée sept fois lors de la vingt-quatrième cérémonie des Molières. Henri Courseaux (Malvolio) a obtenu le trophée pour le Meilleur second rôle ; le titre pour la meilleure création lumière a également été remporté. Par cette création, Nicolas Briançon veut que l’on oublie Shakespeare en tant que statue du Commandeur. Dans le respect du texte traduit par Jean-Michel Déprats11, il entend faire de La Nuit des rois un spectacle populaire où le pouvoir est donné aux comédiens. Treize acteurs servent la pièce (seul le rôle de Fabien a été redistribué aux autres bouffons) :

[J]e les ai vraiment poussés à tirer le texte à eux, insiste Nicolas Briançon dans le programme de la représentation. Chacun d’entre eux, pour moi, est l’interprète idéal de son personnage : je leur ai dit immédiatement, pour les libérer. Ensuite ils ont pu s’approprier leur personnage avec beaucoup d’invention, de liberté, de simplicité12.

8Il est vrai que les prestations de jeu sont égales : le trio de bouffons que forment Sir Toby, Maria et Andrew est hilarant. Les deux hommes vêtus d’un kilt sont attachants malgré leur ivrognerie. La scène du jardin où Malvolio est pris au piège de la fausse lettre écrite de la main de Maria est symbolisée par sept bosquets répartis géométriquement sur la scène. Le décor est assez conventionnel (on l’avait vu ainsi dans la mise en scène d’Hélène Vincent en 1998, et dans d’autres comédies comme Beaucoup de Bruit pour rien dirigé par Benoît Lavigne en 2002), mais il a l’avantage de procurer de multiples cachettes et de faire pendant au théâtre de marionnettes. En effet, les trois bouffons, dissimulés derrière les bosquets tandis que Malvolio lit sa lettre, apparaissent et disparaissent en réaction aux propos de l’intendant. Quand celui-ci ne parvient pas à déchiffrer les sigles pour le moins obscurs que lui ont transmis les imposteurs, le rire se généralise chez les spectateurs eux aussi témoins de la méprise : « M.A.L.L », s’interroge Malvolio, « M.A.L, Malvolio, cela coïncide mais pourquoi donc deux ? »,et Sir Toby de répondre : « Si tu avais deux ailes au cul, tu prendrais de la hauteur ! »

Image3

Malvolio (Henri Courseaux), Sir Toby (Yves Pignot) etMaria (Emilie Cazenave)
Photo : Cosino Mirco Magliocca

9Loin de paraître outrancier et anachronique, le texte semble épouser notre temps, un autre parti-pris qu’a souhaité mettre en valeur le metteur en scène. Les costumes ne sont pas évocateurs d’une époque précise, de même que les décors qui, tout en symbolisant quelque habitat opulent, pourraient tout aussi bien correspondre à une demeure actuelle :

En relisant La Nuit des rois, confie Nicolas Briançon, j’ai été fasciné […] par l’extraordinaire modernité, par la merveilleuse fluidité de son théâtre. Par sa façon de faire exister ses caractères, de faire dialoguer ses personnages, de nous parler de nous, comme si la pièce avait été écrite hier13.

10Très peu de superflu dans les accoutrements, ou encore dans les accessoires : le plateau est souvent vide ou sobrement agrémenté d’un fauteuil, d’un chandelier, d’effets de lumière. Ainsi, pour la scène de la prison où Malvolio est interné pour démence, une cage l’encadre partiellement. L’illusion nous fait croire en son emprisonnement dans le noir, alors que de sa position sur scène il perçoit tout à fait ses interlocuteurs et est lui-même totalement à vue, face au public, côté cour de la scène. Afin de servir l’effet comique, il est plus efficace de laisser au public un aperçu de l’avilissement médiocre dans lequel est tombé Malvolio – plutôt que de le cacher dans une trappe centrale ou derrière des rideaux. L’effet produit est d’ailleurs double puisque le personnage ne suscite plus tant le mépris ou le dégoût que la compassion qui s’empare des spectateurs témoins d’une supercherie au fond assez cruelle.

11Par la part belle qu’elle laisse aux jeux de travestissements et de duperies, La Nuit des rois est aussi le parangon de la méta-théâtralité puisque chacun joue finalement, parfois à ses dépens, à être un autre. Les artifices du théâtre sont révélés : on se déguise, on se dissimule derrière une autre apparence, on change de voix, on joue des tours et on crée une scène-dans-la-scène lorsque, dans le cas de Toby, Andrew et Maria, on incarne, en miroir, le public amusé d’une farce pendable. Les doubles jeux se multiplient et chacun y perd un peu de son arrogance quand les masques sont sur le point de tomber : ainsi dans la scène du duel où Andrew et Viola/Césario sont conduits malgré eux, les vraies identités se révèlent partiellement et il faut un tour qui relève de la magie théâtrale pour que le suspense soit maintenu encore un peu…

12Enfin, si l’on devait retenir un rôle qui transcende tous les autres par sa singularité, on pencherait peut-être pour celui de Feste, le bouffon. Ce personnage, qui traverse les lieux sans y paraître étranger, est doté d’une belle partition musicale qui anime et embellit avec brio la représentation. Hormis la première chanson O Mistress Mine interprétée en anglais, les autres sont traduites et actualisées. On retiendra, en particulier, la chanson à boire qui est interprétée en trio avec Sir Toby et Andrew en pleine nuit : fonctionnant sur le mode de la répétition pour suivre le modèle original du canon, elle est accompagnée des accords d’un ukulélé. Après l’entracte, Arié Elmaleh, seul en scène, interprète un très beau numéro de percussions sur un tambour cubique. De prime abord, cela semble un peu gratuit dans une mise en jeu jusque-là assez poétique par ses enchaînements fluides, la douceur des éclairages et la fraîcheur des jeunes couples, mais l’on comprend bien vite combien cet intermède symbolise la présence de ce personnage hors normes, hors de l’histoire et hors du temps qu’est Feste. Par son indépendance, son ingéniosité et sa disponibilité, il s’attire toutes les amitiés : celle du duc, celle de la comtesse, celles du trio de gais lurons, et personne ne prend véritablement garde à cette présence qui s’immisce dans chaque complot et en tire les ficelles tel un dramaturge amusé. Il divertit et se divertit de voir le monde s’agiter en vain alors que le bonheur est à portée de mains – le dénouement de la pièce lui donnera raison.

13Alors, une nouvelle fois, Nicolas Briançon manifeste la façon dont Shakespeare révèle la « vraie vie » en instaurant, par exemple, le vrai dans la folie : le fou ne serait-il pas comme toujours le sage de la fable ? « Et le fou prendra soin du dément », confirme Feste auprès de sa comtesse (I.5). L’interprétation que fait Arié Elmaleh du fou est très sobre, justement parce que c’est un personnage tout en subtilités et nuances. Il est « dans l’écoute et la maîtrise14 » comme pour contrebalancer le rôle de l’excentrique, celui de l’irresponsable et volubile Sir Toby : « il fallait attraper la folie. En fait, la folie est quelque chose de plus profond, ce n’est pas juste de la fantaisie […]15 », conclut Arié Elmaleh.

14À l’instar de Jean Anouilh qu’il cite dans le programme de la pièce, Nicolas Briançon veut rendre un texte limpide, accessible, ce dont il sera gratifié par le public au terme de sa tournée : « Monter La Nuit des rois, c’est tenter d’approcher cet élitisme pour tous cher à Antoine Vitez16 », poursuit-il. Inversement, on pourrait penser que se confronter au répertoire shakespearien ne permet pas de décrire parfaitement une situation qui nous est familière aujourd’hui ; mais, par le rythme effréné avec lequel s’enchaîne l’action, qui semble dépasser les personnages eux-mêmes, c’est un vaudeville à la Feydeau ou à la Courteline dont cette Nuit des rois revêt quelques caractéristiques, non pas tant pour ses quiproquos que par la dynamique du jeu de scène. Et quand, dans la scène finale, les vraies identités se révèlent, tout semble couler de source : on veut bien croire à la réussite des subterfuges saugrenus comme l’on a bien cru aux identités usurpées ou perdues. Nous avons été les dupes volontaires et enthousiastes du spectacle de nos propres invraisemblances et de nos non-dits.

Image4

Le salut final. De gauche à droite : Orsino (Yannis Baraban), Viola (Sara Giraudeau), Malvolio (Henri Courseaux), Olivia (Chloé Lambert), Sébastien (Thibaud Lacour), Feste (Arié Elmaleh).
Photo : Getty images.

Quelques questions posées à Jean-Michel Déprats

15Traduction de La Nuit des Rois par Jean-Michel Déprats, Editions Théâtrales, Paris, 1996.
Extrait de l’acte deux, scène cinq, p. 54-55.
Contexte : dans le jardin, chez la Comtesse Olivia, Sir Andrew, Fabien, Maria et Sir Toby sont cachés. Ils ont tendu un piège à Malvolio et observent sa réaction.

MALVOLIO
[voyant la lettre] Qu’avons-nous là ?

FABIEN
Maintenant la becasse est tout pres du piege.
SIR TOBY
Oh ! silence ! Et que l’esprit qui règne sur les humeurs lui intime
l’impulsion de lire à haute voix !
MALVOLIO
[prenant la lettre] Sur ma vie, c’est l’écriture de ma maîtresse : ce sont
bien ses C, ses O et ses N, et c’est ainsi qu’elle fait ses grands P. Il n’y
a pas le moindre doute, c’est son écriture.
SIR ANDREW
Ses « C », ses « O », et ses « N » ? Comment ça ?
MALVOLIO
[lit] A celui qui est aimé en secret, cette lettre, et tous mes vœux.
Ses tournures même ! Cire, avec ta permission. Mais doucement !
Sur le cachet, la Lucrèce avec laquelle elle a coutume de sceller ses lettres :
c’est ma maîtresse ! À qui cela peut être adressé ?
[Il décachette la lettre]
FABIEN
Voilà qui l’achève jusqu’au tréfonds de ses entrailles !
MALVOLIO
[Lit]        Seul Jupiter sait que j’aime ;
               Mais qui ?
               Restez closes, mes lèvres,
               Nul ne doit savoir qui
.
« Nul ne doit savoir qui » ! Qu’y a-t-il ensuite ? La métrique change !
« Nul ne doit savoir qui » !… Et si c’était toi, Malvolio !
Sir Toby
Dieu de dieu, la corde, putois !
Malvolio
[Lit]        Je pourrais commander à celui que j’adore ;
               Mais le silence, tel la dague de Lucrèce,
               Sans même répandre de sang, mon cœur transperce ;
               M.O.A.I. règne sur ma vie et mon sort
.
FABIEN
Un rebus bien pompeux !
SIR TOBY
Excellente fille, je vous le dis !

16Traduction du Soir des Rois par François-Victor Hugo, Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 209-303.
Extrait de l’acte deux, scène cinq, p. 253-254.

MALVOLIO. – Qu’avons-nous là ? (il ramasse la lettre)
FABIEN, à part. – Voilà la buse près du piège.
SIR TOBIE, à part. – Ah ! paix ! Et que le génie de la farce lui insinue l’idée de lire tout haut !
MALVOLIO. – Sur ma vie, c’est l’écriture de madame : je reconnais ses r, ses u, et ses o ; et c’est ainsi qu’elle fait ses grands P. En dépit de toute question, c’est son écriture.
SIR ANDRE, à part. – Ses airs, ses us et ses os ! Comment ça ?
MALVOLIO, lisant l’adresse. – A l’inconnu bien-aimé, cette lettre et mes meilleurs souhait !! Juste ses phrases !… Avec votre permission, cire !… Doucement… Le cachet, sa Lucrèce, avec lequel elle a coutume de sceller !… C’est madame ! A qui cela peut-il être adressé ? (Il décachette.)
FABIEN, à part. – Le voilà pris par les entrailles.
                   MALVOLIO, lisant.
               Dieu sait que je t’aime.
               Mais qui ?
               Lèvres, ne remuez pas.
               Nul homme ne le doit savoir.

Nul homme ne le doit savoir… Voyons la suite ! Le rythme change… Nul homme ne le doit savoir. Si c’était toi, Malvolio !
SIR TOBIE, à part. – Va te faire pendre, faquin.
                   MALVOLIO, lisant.
               Je puis recommander où j’adore ;
               Mais le silence, comme le couteau de Lucrèce,
               Me perce le cœur sans répandre mon sang,
               M.O.A.I règne sur ma vie
.
FABIEN, à part. – Une énigme grandiose !
SIR TOBIE, à part. – Admirable fille ! je vous le dis !

17Estelle Rivier. Traduire La Nuit des rois, est-ce trouver un équilibre entre les trois styles que réunit subtilement la pièce, à savoir la romance, la comédie et la tragédie ?

18Jean-Michel Déprats. Chercher un équilibre entre les trois styles que réunit la pièce n’est pas fondamentalement une problématique de traducteur pour lequel il convient, avant toute chose, de suivre les exigences du texte. Comme pour d’autres pièces, je m’attache à faire en sorte que les mots résonnent entre eux et pour un public d’aujourd’hui.

19Estelle Rivier. Cette pièce, dont le sous-titre est Ce que vous voudrez (What You Will),traduit-elle, comme l’entend avec insistance Nicolas Briançon, une certaine contemporanéité ? En d’autres termes, la forme arbitraire que confère le théâtre de Shakespeare à la vie, en fait une vie « plus vraie que la vraie vie » ?

20Jean-Michel Déprats. Dire que la forme que confère à la vie le théâtre de Shakespeare en fait une vie « plus vraie que la vraie vie » est une belle formulation qui renvoie à ce génie de Shakespeare de donner à voir un concentré, une quintessence de la vie humaine. Quant au sous-titre Ce que vous voudrez, il ressemble à l’évidence au titre d’une autre pièce précédemment écrite par Shakespeare : Comme il vous plaira. Dans les deux pièces, ce qui est au centre, c’est le travestissement, l’empilement virtuose d’identités sexuelles : jeune homme (l’acteur élisabéthain) jouant le rôle d’une femme qui se déguise en homme. Cet hybride est à la fois homme et femme, homme ou femme, Ce que vous voudrez ou Comme il vous plaira. Ces deux pièces traitent du jeu des identités sexuelles, opposant le festif au mélancolique, ce qui revient peut-être à prendre aussi la vie comme il nous plaît. C’est l’indétermination sexuelle ou plutôt le flottement de cette identité sexuelle qui est au cœur des intrigues : Olivia tombe amoureuse de Césario, mais c’est peut-être de sa féminité, de Viola qu’elle s’éprend. C’est un mirage. Le désir, dit Shakespeare avant Lacan, dépasse les divisions de la sexuation, est non sexué, asexué ou bi-sexué. On peut être et aimer homme et femme à la fois.

21Estelle Rivier. Nicolas Briançon, qui a très peu modifié votre texte créé pour la mise en scène de Jérôme Savary en 1992, qualifie cette version de « merveilleuse » car on y entend Shakespeare avec nos propres mots. L’expérience de ré-entendre votre texte dans une mise en scène très différente de celle de Savary, vous a-t-elle dérouté et laissé entrevoir une autre portée du texte que celle qui lui avait été donnée dans le contexte bien précis du Palais de Chaillot?

22Jean-Michel Déprats. Non. Les mises en scène étaient certes très différentes mais pas le texte que j’entends et connais par cœur ! Avant la première représentation de la pièce à Angers, nous n’avons pas eu d’échange avec Nicolas Briançon, pas de croisement de regards. Mais j’ai beaucoup apprécié cette mise en scène qui souligne surtout les effets comiques du texte. Le traitement qui est fait de ma traduction n’est ni destructeur ni irrévérencieux.

23Estelle Rivier. Si l’on compare la scène du jardin où Toby, Maria et Andrew tendent un piège à Malvolio à d’autres traductions, on se rend compte de différences majeures dans le traitement des jeux de mots et des registres de langue. Quelles sont les règles (ou les conditions) que vous vous donnez pour adapter l’humour de Shakespeare au vingt-et-unième siècle ?

24Jean-Michel Déprats. Quels que soient le genre de la pièce et le ton, je m’attache à « coller » au texte original. Dans les passages comiques, il faut que les jeux de mots fonctionnent, il faut que le comique soit rendu et cela induit une nouvelle dynamique des mots. Bien sûr, l’humour doit être adapté à soi, j’entends par là, à son traducteur et au public d’aujourd’hui, mais je privilégie la lisibilité du texte (qui, par exemple, n’est pas donnée dans la traduction de François Victor Hugo où CUT (=CUNT, le CON, le sexe féminin) rendu par pudibonderie par r, u, o, ses airs, ses us et ses os) n’est pas traduit de façon compréhensible. Je m’attache surtout à rendre la poésie qui ne doit jamais disparaître.

Notes

1  Traduction de Jean-Michel Déprats, Editions théâtrales, Paris, 1996, p. 50. Les vers ne sont pas numérotés.

2  Nicolas Briançon est connu tant pour sa fonction d’acteur que pour celle de metteur en scène. Il joue aussi bien au cinéma (Embrassez qui vous voudrez, Michel Blanc, 2001 ; La Disparue de Deauville, Sophie Marceau, 2007), que dans des téléfilms (La Crim’, Boulevard du Palais, Maison Close), ou enfin sur une scène de théâtre (Bacchus, dir. Jean Marais, Théâtre des Bouffes-Parisiens, 1988 ; L’Ouïe des jardins, dir. Michel Marre et Catherine Rousseaux, Théâtre de l’Epée de Bois, 2001). En tant que metteur en scène, il a présenté des titres très variés, dans des théâtres tels que Marigny (Antigone, 2003), Hébertot (Clérambart, 2008), 14 Jean-Marie Serreau (Jacques et son maître, 2008.) À ce poste, il a été nominé déjà trois fois aux Molières.

3  Outre-Manche: Twelfth Night, dir. Lindsay Posner, Barbican Theatre (une version en costumes édouardiens) ; dir. Declan Donnellan, Barbican Centre, 2006 ; dir. Gregory Doran, RSC 2010 (Richard Wilson interprète Malvolio). En France : La Nuit des rois, dir. Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil, 1992 (une mise en scène centrée sur le corps de l’acteur selon les rituels Nô et Kabuki) ;dir. Hélène Vincent, Théâtre de la Ville, 1998 ; dir. Andrzej Seweryn, Comédie Française (un plan en coupe de la maison d’Olivia permet de faire jouer des actions en parallèle).

4  Nicolas Briançon fait mention du film jubilatoire de Billy Wilder, Certains l’aiment chaud/Some Like It Hot (1959), avec Marylin Monroe, où les personnages se travestissent aussi (ce sont les hommes, Tony Cutis et Jack Lemmon, qui se déguisent en femmes).

5  Rencontre publique avec Nicolas Briançon et quelques comédiens (François Siener, Sara Giraudeau, Chloé Lambert, Arié Elmaleh, Emilie Cazenave, Jean-Paul Bordes, Sophie Mercier), à la Fnac-Montparnasse, le 12 novembre 2009.

6  Jean Anouilh, En marge du théâtre, édition Table ronde, cité dans le programme de la pièce, sans pagination.

7  Rencontre publique avec Nicolas Briançon à la Fnac-Montparnasse, le 12 novembre 2009

8  Traduction de Jean-Michel Déprats, op. cit.,p. 36.

9  Rencontre publique avec Nicolas Briançon et ses comédiens, Fnac-Montparnasse, 12 novembre 2009, op. cit.

10  William Kemp jouait principalement le rôle de bouffon à la Renaissance mais, en 1599, Robert Armin lui succéda dans la troupe des Chamberlain’s Men où il interpréta Feste dans La Nuit des rois et non Sir Toby. Ses autres rôles incluaient Touchstone dans Comme Il vous Plaira, Lavatch dans Tout est bien qui finit bien, Thersite dans Troilus et Cressida, et le Fou dans Le RoiLear, tandis que William Kemp fut bien Falstaff dans Henri IV, parties I et II ou Dogberry dans Beaucoup de bruit pour rien, par exemple. Notes prises à partir de The Oxford Companion to Shakespeare, edited by Michael Dobson and Stanley Wells, Oxford, OUP, 2001,et The Riverside Shakespeare, edited by G. Blakemore Evans, Houghton Mifflin,1997.

11  Cette traduction avait été créée à l’occasion de la mise en scène de Jérôme Savary au Palais de Chaillot en 1992. Elle est publiée aux Editions Théâtrales.

12  Nicolas Briançon, programme de La Nuit des rois, publication Atelier Théâtre Actuel, Scène Nationale du Carré Saint-Vincent d’Orléans en accord avec le Festival d’Anjou et le Théâtre Comédia. Non paginé.

13  Ibid.

14  M.-C. Nivière, Interview de Yves Pignot et Arié Elmaleh au foyer du Théâtre Comédia, consultable sur http://spectacles.premiere.fr/pariscope/Theatre/Exclusivites-spectacle/Interviews/Yves-Pignot-et-Arie-Elmaleh-du-cote-de-chez-Shakespeare (consulté le 21 septembre 2010)

15  Id.

16  Nicolas Briançon, in Programme de La Nuit des rois, op. cit.

Pour citer ce document

Par Estelle Rivier-Arnaud, «La Nuit des Rois dirigée par Nicolas Briançon : un Shakespeare « dépoussiéré »», Shakespeare en devenir [En ligne], N°3 - Saison 2010-2011, L'Oeil du Spectateur, Mise en scène de pièces de Shakespeare, mis à jour le : 17/02/2022, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=466.

Quelques mots à propos de :  Estelle Rivier-Arnaud

Estelle Rivier est agrégée d’anglais et maître de conférences à l’Université du Maine, Le Mans. Elle a publié sa thèse, L’espace scénographique dans les mises en scène contemporaines des pièces de Shakespeare, aux éditions Peter Lang en 2006 et, depuis, elle s’attache principalement à décoder la scénographie des pièces élisabéthaines en Europe. Ses analyses ont été publiées dans Les Cahiers élisabéthains, mais aussi dans des revues telles que La Revue d’Histoire du Théâtre, Sources ou Théâtres e ...