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«O earth! what else? » (I.5.92)1
Topologie de l’ailleurs spectral dans Hamlet, du théâtre au cinéma
Par Sébastien Lefait
Publication en ligne le 07 juin 2010
Résumé
It is very tempting for film adapters of Hamlet to unequivocally treat the spectre as supernatural, and to exploit its spectacular potential by creating a film ghost, for instance with the help of Computer Generated Imagery. Such handling of the spectral, however, seems to overlook Shakespeare’s use of the supernatural as a way of testing the limitations of theatrical representation through an exploration of the elsewhere spaces that generate ghosts. In Hamlet, indeed, the interference of the supernatural world with the real world, which is usually presented as a form of transgression, is simply described as a trespassing of the borders of theatrical space. Consequently, turning Shakespeare’s spirit into the kind of ghost encountered in fantastic movies amounts to misunderstanding some aspects of the play, in which the ghost’s link to reality is emphasized, because the spectral is then described as undoubtedly supernatural, emerging as it does from nothingness rather than from an ambiguous elsewhere place. The aim of the present paper is to examine Shakespeare’s characterisation of the elsewhere spaces from which the spectre emerges, then to study some sequences from films which manage to preserve the ambiguity of the play’s glimpse into spectral spaces, by locating them in places that are not necessarily outside film narrative spaces, but contiguous to them.
Table des matières
Texte intégral
Introduction : du spectral au spectacle.
1La brutale irruption au royaume du Danemark d’un envoyé de l’au-delà, en ce qu’elle n’agit comme moteur de la vengeance qu’à retardement, fait du questionnement sur l’ailleurs l’un des problèmes principaux de Hamlet. La réflexion sur l’être et le non-être porte en effet d’abord sur l’existence du spectre, présence réelle ou illusoire qui oblige le personnage principal à identifier l’ailleurs dont il provient avant de pouvoir agir. Que le fantôme soit un envoyé de l’enfer, et Hamlet courra à sa propre perte, en croyant pourtant servir l’âme errante de son défunt père. Qu’il vienne du purgatoire, et c’est l’illusion d’un monde dont l’au-delà est partagé en seulement deux régions distinctes qui s’effondrera pour l’étudiant de Wittenberg2. Le monde sort de ses gonds et révèle, dans l’interstice, l’existence d’un ailleurs, version alternative où la tragédie de la vengeance se muerait en tragédie de la damnation à la Dr Faustus. Hamlet est donc indissociable de ce reflet étrange dans lequel la pièce semble à chaque instant pouvoir basculer.
2Cependant, en plus de susciter une interrogation existentielle à l’origine de la célèbre procrastination du personnage éponyme, le fantôme contribue à révéler la présence d’un ailleurs de la pièce non plus alternatif, mais co-présent. Créature spectaculaire dont il est crucial de déterminer la provenance, le spectre pose avant tout la question d’un ailleurs de la représentation sans lequel Hamlet n’existerait pas, d’un réel extradiégétique3 qu’il est nécessaire de quitter pour entrer en scène et devenir, ainsi, fantôme. En effet, comme le montre Élisabeth Angel-Perez, le spectral relève intimement du spectacle, en ce que ce dernier est seul capable de le rendre visible4. Or, au théâtre, le devenir visible du spectre comme spectre, et non plus comme acteur, correspond à un franchissement de seuil, et l’au-delà dont il provient est un espace contigu plutôt qu’un inconnu. Ainsi, la ligne que franchit le spectre pour venir hanter les vivants, tracée entre la vie et la mort, entre le naturel et le surnaturel, n’est au théâtre qu’un seuil interne au monde où cohabitent acteurs, personnages et spectateurs, et la notion de frontière doit être transposée des deux mondes qu’elle sépare au seul monde qu’elle découpe. Car comme le montre Janet Hill, la trappe par laquelle le spectre entre en scène ou en sort ne donne pas sur un autre monde5, mais rappelle la matérialité de l’espace parathéâtral, et la proximité de cet ailleurs d’où proviennent tous les personnages qui entrent en scène, en passe de devenir pour Hamlet l’objet d’un désir profond de fuir une société où tout n’est plus qu’illusion. Messager d’une époque révolue, le spectre est donc vecteur d’une tentation profonde : rétablir la vérité, revenir en arrière, annuler le jeu politique et le jeu tout court6, choisir d’être tout simplement, plutôt que de devoir conjuguer en permanence l’être et le non-être en pratiquant l’illusion7. Dans Hamlet, l’ailleurs d’où provient le fantôme est donc associé, au moins dans un premier temps, au monde des coulisses, c’est-à-dire à un réel extradiégétique contigu à l’espace scénique, devenu objet de mélancolie et de regret, lieu du possible retour à une vie moins illusoire ou onirique. Ainsi, l’intrusion du surnaturel dans le monde de la pièce, habituellement conçue comme résultant d’une transgression8, est décrite comme simple franchissement de l’une des limites de l’espace de la représentation théâtrale.
3Cependant, bien qu’associé aux coulisses, l’ailleurs de Hamlet demeure un espace instable, incertain. Shakespeare met en effet à profit la ligne de séparation mouvante entre personnage, acteur et spectateur qui caractérise le théâtre élisabéthain9, et fait surgir l’acteur qui incarne le fantôme d’un espace adjacent à celui de la représentation, mais qui ne lui est pas totalement étranger, puisqu’il est situé en dessous de la scène, c’est-à-dire à un endroit qui n’est pas traditionnellement associé aux coulisses, et qui, vu de face, est dans le prolongement de l’espace de la fiction10. L’acteur qui joue le fantôme est donc identifié comme fantôme non pas parce qu’il vient de l’au-delà de la scène, comme tous les autres personnages, mais en ce qu’il vient d’un espace hybride, à la fois diégétique et extradiégétique, visible et invisible11, qui suscite une interrogation sur les limites de la représentation.
4En effet, Hamlet met en évidence l’idée d’un «dépassement du spectacle12», et s’ouvre ainsi sur un ailleurs où l’étant ne se limite pas au montrable. Mais la pièce s’ouvre également sur un futur où l’acte de montrer pourra gommer tout ancrage dans le réel extradiégétique, et où l’intrigue théâtrale trouvera, pour être représentée, un monde meilleur. On peut en effet considérer que la conquête d’un au-delà de la scène théâtrale passe par une tentative de représenter l’irreprésentable qui ne s’avérera fructueuse qu’après l’invention du cinéma. Hamlet semblerait alors exprimer le désir que naisse enfin cet art spectral, ainsi que le montre Courtney Lehmann13. Le septième art dispose évidemment d’outils particulièrement adaptés pour révéler la présence de l’invisible, et pour éviter que ceux qui incarnent le surnaturel ne soient croisés, en chair et en os et dépourvus de leurs attributs «fantastiques», par les spectateurs d’un théâtre où la fiction est indissociable du réel extradiégétique. Le cinéma possède des vertus dématérialisantes, et il n’est donc pas étonnant que l’on puisse lire dans certaines pièces de Shakespeare l’attente du grand écran, ailleurs désirable et lieu d’émigration idéal où pallier des carences intrinsèques.
5La tentation est donc grande, pour qui adapte Hamlet, de répondre à cette attente implicite, et de créer, par exemple en ayant recours aux images de synthèse, un fantôme de cinéma. Cela ne suffit cependant pas à rendre justice à la manière dont Shakespeare envisage la question de la représentation du surnaturel comme moyen de s’interroger sur les limites de son art, et fait de l’exploration de l’ailleurs dont proviennent les spectres un moment clé de cette réflexion. Montrer un fantôme de cinéma fantastique14 revient en quelque sorte à montrer l’autre sans laisser entrevoir au spectateur l’ailleurs dont il émane, et à associer définitivement le spectral au surnaturel, alors que Shakespeare met justement en évidence son lien avec le réel extradiégétique. Après avoir examiné plus en détail la manière dont le dramaturge caractérise ce lien, et l’ailleurs auquel il mène, nous proposons donc d’étudier des séquences de films qui utilisent le potentiel réflexif de cet aspect de la pièce, en situant l’ailleurs dans un espace non pas totalement étranger à celui de la narration cinématographique, mais dans un espace étrange car contigu.
L’ailleurs spectral dans Hamlet
6C’est au moment de l’entrée en scène du spectre qu’il est le plus aisé d’apercevoir l’ailleurs dont il provient. L’essence du fantôme est en effet liée aux modalités de ses apparitions, à tel point que le terme même peut servir à la définir. Or la première d’entre elles se déroule dans des circonstances qui peuvent paraître quelque peu étranges si on les compare au cliché selon lequel le spectre apparaît chaque nuit à la même heure, de préférence aux alentours de minuit :
BARNARDO: Last night of all,
When yond same star that’s westward from the pole
Had made his course t’ illume that part of heaven
Where now it burns, Marcellus and myself,
The bell then beating one –Enter GHOST.
(I.1.35-39)
7Quoi qu’en laisse croire une lecture un peu trop rapide, le spectre apparaît non pas sur le coup d’une heure du matin, mais au moment exact où Barnardo, racontant dans un registre poétique son apparition de la veille, en mentionne l’heure précise. Le fantôme surgit non pas de manière mécanique, comme chaque soir, mais à un moment spécifique dans le cadre d’un récit, ce qui contribue à le présenter comme une créature littéraire, inscrite dans la temporalité diégétique autant que dans le temps réel du monde alentour, car amenée à devenir l’incarnation d’un texte. En effet, la réplique semble le faire entrer en scène, comme s’il en attendait le signal15. Cela contribue non seulement à rappeler que le fantôme est d’abord un personnage et que, comme les autres, il ne prend vie qu’en sortant des coulisses, mais également que, dans le premier acte, il apparaît toujours au moment où il est attendu, comme s’il suivait le déroulement de l’intrigue16 pour faire son entrée en scène au moment où celle-ci sera la plus dramatique. Or, quel meilleur endroit pour surveiller les autres personnages que l’espace hors-scène ? Le fantôme semble donc surgir non pas d’un ailleurs inconnu, mais d’un ailleurs de la fiction. En outre, l’association entre la sortie de l’ailleurs qui lui permet d’exister et l’entrée en scène d’un personnage est suggérée par un possible jeu sur le mot « cast » lors de sa deuxième apparition17, jeu de mots théâtral qui fait l’objet de plusieurs occurrences dans les pièces de Shakespeare, et que l’on peut voir ici renforcé par le fait que Hamlet décide de donner un nom au fantôme, c’est-à-dire d’en faire un personnage à part entière, à qui il peut ensuite donner la parole :
Thou com’st in such a questionable shape
That I will speak to thee. I’ll call thee Hamlet,
King, father, royal Dane. Oh answer me.
Let me not burst in ignorance, but tell
Why thy canonised bones, hearsed in death,
Have burst their cerements; why the sepulchre,
Wherein we saw thee quietly enurned,
Hath oped his ponderous and marble jaws
To cast thee up again.
(I.4.43-51)
8De plus, cette seconde apparition du spectre s’accompagne, comme la première, de références à un espace pré-fictionnel dont les esprits seraient issus, puisqu’elle intervient immédiatement après une nouvelle « histoire de revenants », celle des phénomènes ayant précédé la mort de César, qui sert cette fois de « prologue » à l’apparition d’un spectre mort dans des circonstances qui rappellent cet illustre précédent, car lui aussi victime d’un être proche.
HORATIO :
In the most high and palmy state of Rome,
A little ere the mightiest Julius fell,
The graves stood tenantless and the sheeted dead
Did squeak and gibber in the Roman streets;
As stars with trains of fire, and dews of blood,
Disasters in the sun; and the moist star
Upon whose influence Neptune’s empire stands
Was sick almost to doomsday with eclipse.
And even the like precurse of feared events,
As harbingers preceding still the fates
And prologue to the omen coming on,
Have heaven and earth together demonstrated
Unto our climatures and countrymen.Enter GHOST
(I.1.113-125)
9Comme le récit interrompu de Barnardo, cette réplique sert de prologue à l’apparition du fantôme, qui est de fait définie comme un événement théâtral. En d’autres termes, l’ailleurs où erre le fantôme est ce prologue même, texte incarné bien que précédant l’intrigue, lieu où le chœur représente en quelque sorte l’auteur, espace liminaire où sont conçus les effets spectaculaires destinés, une fois mis en scène, à faire vibrer, voire trembler, les spectateurs. C’est en tout cas en ces termes que le fantôme parle de l’ailleurs dont il provient, un ailleurs qui, s’il le décrivait, provoquerait, chez Hamlet comme chez les spectateurs, une sensation nouvelle, si forte que Shakespeare semble envier le succès qu’elle lui assurerait auprès du public.
I could a tale unfold whose lightest word
Would harrow up thy soul, freeze thy young blood,
Make thy two eyes like stars start from their spheres
(I.5.15-17)
10Le spectre se décrit donc comme extérieur à un espace de la représentation qu’il n’investit que rarement, ce qui rend moins paradoxal qu’il nous raconte l’histoire de son propre assassinat sous forme d’un témoignage visuel dont on se dit qu’il pourrait très bien soit avoir été rapporté par un spectateur de la pièce, qui aurait dans ce cas, par exemple, assisté de manière anticipée au Meurtre de Gonzague, voire à un Hamlet antérieur. Mais il est également possible que ce récit soit imaginé du début jusqu’à la fin par le fantôme lui-même, narrateur diabolique et polymorphe, à la fois spectateur, acteur et auteur de sa mort18, exultant de pouvoir dévoiler enfin ce conte à nous glacer le sang qu’il nous avait pourtant dit devoir garder pour lui :
Sleeping within my orchard,
My custom always of the afternoon,
Upon my secure hour thy uncle stole,With juice of cursed hebenon in a vial,
And in the porches of my ears did pour
The leprous distilment, whose effect
Holds such an enmity with blood of man
That swift as quicksilver it courses through
The natural gates and alleys of the body,
And with a sudden vigour it doth posset
And curd, like eager droppings into milk,
The thin and wholesome blood. So did it mine,
And a most instant tetter barked about,
Most lazar-like, with vile and loathsome crust
All my smooth body.
Thus was I, sleeping, by a brother’s hand
Of life, of crown, of queen, at once dispatched;
Cut off even in the blossoms of my sin,
Unhouseled, disappointed, unaneled;
No reckoning made, but sent to my account
With all my imperfections on my head –
(I.5.59-79 – c’est moi qui souligne)
11À entendre ce récit, on peut légitimement se demander pourquoi le père de Hamlet est capable de décrire cet épisode de manière si précise, alors qu’il était censé être endormi au moment où il s’est produit, que Claudius est supposé s’être approché très discrètement, et que le poison qui lui a été versé dans l’oreille a agi avec une rapidité extraordinaire, ce qui rend peu probable qu’il ait pu se réveiller pour contempler la scène. Il est également peu vraisemblable que le père de Hamlet ait pu distinguer qu’il portait une fiole, et encore moins qu’il ait pu en identifier le contenu. Ces incohérences de surface peuvent faire pencher du côté de l’hypothèse selon laquelle la scène serait inventée par un envoyé du démon. On peut aussi y lire la volonté d’associer le spectre à un point de vue extérieur, d’en faire le premier spectateur d’une mort qui sera rejouée, telle qu’il l’avait racontée, pour les spectateurs du « piège à souris ». Avant de la représentation, l’ailleurs d’où provient le fantôme est donc également un ailleurs de la scène, un espace extérieur qui permet d’examiner en détail ce qui s’y produit, et qui ne peut donc être que celui de la salle de théâtre, ou de ses coulisses19.
Visions cinématographiques de l’ailleurs spectral
12À l’issue de cette courte – et partielle – analyse, il est possible de considérer que Shakespeare assimile l’ailleurs spectral, espace limitrophe d’où provient le fantôme, à un ailleurs de la fiction que l’on peut identifier, au théâtre, à un hors scène ne se limitant pas aux coulisses, mais pouvant inclure la salle, espace du regard du spectateur ou de celui du metteur en scène. Le théâtre élisabéthain, en immergeant l’espace de la représentation dans celui qu’occupent les spectateurs, permet en effet de jouer de frontières fluctuantes entre le diégétique et l’extradiégétique, et de faire naître le spectre d’un espace liminaire qui leur soit commun. On peut dès lors concevoir que la transposition à l’écran de l’ailleurs spectral tel qu’il est défini par Shakespeare pose certains problèmes. En effet, au cinéma, les quatre segments de droite qui encadrent l’image sont également des frontières qu’un mouvement de caméra peut déplacer, mais qui ne séparent pas habituellement le fictionnel du non-fictionnel, ce qui rend difficilement envisageable toute tentative de transposition de l’espace interstitiel dont proviennent les spectres shakespeariens. La difficulté vient de ce que l’espace cinématographique ne se limite pas au cadre imposé par l’écran, notamment parce qu’il inclut un hors champ d’où peut provenir, par exemple, la voix d’un personnage et qui, sans être montré, fait néanmoins partie de l’espace du récit tel que le spectateur doit à tout instant le reconstituer. Cela signifie que ce qui est hors écran peut servir à composer l’espace filmique, et que l’on ne peut donc y voir systématiquement un ailleurs de la fiction. En d’autres termes, faire venir le fantôme d’un espace contigu à l’écran revient à courir le risque d’en faire un personnage comme les autres, venu d’un ailleurs qui, même s’il n’est pas montré, n’est pas intrinsèquement différent de la partie de l’espace filmique donnée à voir au spectateur.
13Pour ne pas trahir l’esprit de son homologue élisabéthain, il en découle donc que le spectre cinématographique du père de Hamlet ne devrait pas être présenté comme sortant simplement du hors champ diégétique pour passer devant l’œil de la caméra. La précision introduite ici par l’emploi de l’adjectif « diégétique » suggère que le hors champ peut être traité comme un espace ambigu, englobant des ailleurs de natures différentes, et donc susceptible d’un jeu à la jonction entre fiction et non-fiction. Le hors champ diégétique qui s’étend au-delà du cadre de l’écran n’est en effet qu’un espace imaginaire, reconstitué par un effort de suspension d’incrédulité, et dont chaque spectateur sait pertinemment que, s’il n’était morcelé par le montage, une rotation à 180° de la caméra, par exemple dans le cadre d’un dialogue en champ-contrechamp, nous révélerait la présence de l’équipe de tournage, c’est-à-dire du monde réel extradiégétique. Il existe donc bien, au cinéma, un espace interstitiel entre le réel extradiégétique et la fiction, espace dont le souci de vraisemblance invite à tenter de gommer l’existence, mais dont il est possible de rappeler la présence, en le montrant directement, ou en se contentant de le suggérer. C’est cet ailleurs de l’écran qu’il convient à présent d’explorer dans certaines adaptations de Hamlet, pour y découvrir d’éventuels équivalents du spectre shakespearien, et évaluer ainsi la manière dont les films tiennent compte des aspects de la pièce qui localisent le spectral à la frontière du spectacle.
14Un détour s’impose cependant, en forme de raisonnement par l’absurde, par une pièce et par un film qui, tout en explorant l’ailleurs de la représentation, n’y découvrent pas le monde réel extradiégétique, mais l’au-delà imaginaire du monde de Hamlet, hors champ diégétique de la pièce telle qu’on la connaît, où l’on apprend que même les personnages mineurs peuvent avoir une vie autonome. Dans Rosencrantz and Guildenstern are dead, car c’est évidemment de l’œuvre de Tom Stoppard qu’il s’agit20, le lieu qui s’inscrit dans le prolongement de l’espace scénique est en effet aussi fictionnel que ce dernier. Il s’y rattache donc sans en rompre la continuité, et sans qu’on puisse envisager qu’il y ait quoi que ce soit dans l’interstice, si bien que le spectre, dépendant de cet entre-deux, ne peut y trouver sa place. Point de fantôme ici, donc, faute d’un espace intermédiaire entre le réel diégétique et le réel hors-diégèse, à l’exception peut-être des deux personnages principaux que le titre nous encourage à considérer comme déjà morts, et dont la présence, à l’écran ou sur la scène, prend de ce fait un caractère spectral21.
15Curieusement, on retrouve l’un des éléments qui caractérisent l’approche employée par Stoppard dans la séquence de l’adaptation de Franco Zeffirelli22 où le spectre apparaît pour la première fois à Hamlet. Il descend simplement un escalier pour faire signe au prince de le suivre au niveau supérieur, et est donc décrit comme simple personnage, émergeant d’un espace présenté comme contigu, déjà mort sans être différent, comme les Rosencrantz et Guildenstern de Stoppard. À ce stade, seul le fait qu’il s’engouffre dans l’ombre, ce qui empêche de voir si sa disparition est naturelle ou non, donne au spectre un statut quelque peu ambigu. Mais au-delà d’une utilisation de la verticalité dans laquelle on peut voir l’équivalent du découpage de l’espace théâtral en strates identifiables, le dialogue entre Hamlet et le spectre, qui se déroule à l’écart des autres personnages, fait l’objet d’un jeu sur l’horizontalité qui interdit de penser que ce dernier puisse simplement venir du monde du film. Les escaliers parcourus par Hamlet à la suite du spectre mènent en effet au sommet d’une tour dont un regard circulaire du prince, souligné par un mouvement de caméra, lui permet de constater qu’il est totalement vide. Cependant, lorsqu’il s’adosse à l’un des créneaux, se retourne, et que Zeffirelli nous donne à voir dans le plan suivant ce que Hamlet voit lui aussi, l’espace vide est maintenant habité par l’ancien roi. Le spectre n’est donc pas présenté comme une créature surnaturelle capable de traverser les murailles, mais comme simple acteur de cinéma que l’on fait entrer dans le champ en ne pouvant donner un caractère soudain à son apparition qu’en arrêtant de tourner au moment de cette irruption, et en reprenant une fois qu’il a pris sa place, pour gommer au montage le temps qui s’est écoulé entre les deux plans. Le spectre ne vit donc pas dans l’interstice entre deux espaces, l’un associé à la représentation, l’autre associé à la création, mais dans l’intervalle entre deux temporalités, l’une extradiégétique et l’autre diégétique, et dans le collage entre deux plans, ce que confirme sa disparition, qui utilise exactement le même procédé. De manière significative, une fois ce bref passage à l’écran terminé, la présence du spectre se résume à l’utilisation d’une voix qui suit les personnages dans diverses pièces du château en leur demandant de prêter serment, et que cette impression d’ubiquité invite à caractériser non pas comme voix off mais comme voix over, venue de l’acteur mais ajoutée au montage. Le spectre est donc, à l’image de sa voix, un personnage qui ne fait pas simplement partie du hors champ diégétique, mais un personnage over, venu de l’espace où les acteurs attendent d’entrer en scène23, et dont l’intervention est associée à l’acte de montage, de manière quasiment systématique puisque la deuxième apparition du fantôme dans le film, à Hamlet et en présence de Gertrude, suit presque exactement le même schéma : on le voit marcher dans le couloir qui mène à la chambre, y entrer comme un personnage de chair et d’os puis, au cours de la séquence, disparaître et réapparaître plusieurs fois dans la coupure entre deux plans.
16Dans son adaptation de la pièce24, Kenneth Branagh semble utiliser l’espace hors champ exactement de la même manière, mais uniquement pour adapter la troisième scène où figure le spectre, celle qui se déroule en présence de son ancienne épouse et sous les yeux de son fils. À première vue, le spectre semble ici pouvoir provenir d’un hors champ extradiégétique, que l’on peut assimiler aux coulisses du spectacle. Cependant, cet espace ne recoupe pas exactement le lieu d’où Zeffirelli fait surgir son revenant. La technique employée est pourtant similaire, du moins jusqu’au moment de la sortie du fantôme, dont l’image s’estompe graduellement à mesure qu’il tourne le dos et semble entrer dans l’un des murs de la pièce. Le début de la scène permet en effet de constater qu’il n’y a personne d’autre dans la chambre de Gertrude que cette dernière et son fils. La présence du spectre n’est donc révélée au spectateur qu’après un changement de plan dont on peut une nouvelle fois penser qu’il a permis à l’acteur de se glisser dans le champ, ce que confirment les multiples disparitions et réapparitions, toujours dans l’intervalle entre deux plans, de Hamlet père au cours de la séquence. L’élément nouveau introduit par cette intervention spectrale tient uniquement à l’immobilité quasi parfaite d’un fantôme décrit jusqu’alors comme capable de mouvement. La dimension originale qu’il prend ainsi est néanmoins en accord avec la teneur du dialogue qui s’engage avec son fils, où le regard tient une place centrale. Cette immobilité fait du spectre le simple spectateur d’événements sur lesquels il ne peut agir que par la parole, position que Hamlet ne parvient pas à inverser en donnant au regardant le statut de regardé25. L’ailleurs d’où provient le fantôme est donc identifié à la fois au hors champ où se tiennent les acteurs et à celui où sont assis les spectateurs, c’est-à-dire à un monde extradiégétique dont il partage certaines caractéristiques, comme le laissaient à penser ses premières incursions au tout début du film.
17En effet, Kenneth Branagh nous présente d’abord le spectre comme ancré dans le concret, puisque le premier phénomène surnaturel indiquant sa présence survient quand une statue représentant l’ancien roi du Danemark esquisse un mouvement pour sortir son épée de son fourreau. Or si le trucage ne permet pas d’emblée de faire provenir le spectre d’un monde différent de celui du film, il présente néanmoins l’intérêt d’associer le spectral à la matière solide, c’est-à-dire d’insister sur son caractère éminemment tangible, sans pour autant le mettre exactement sur le même plan que les autres personnages. La suite de la séquence utilise cependant un truquage d’un autre type pour faire « s’animer » la statue devant les yeux ébahis de Horatio, Barnardo et Marcellus. Dans un premier temps au moins, la statue reste immobile au sein du plan, et l’impression qu’elle entre en mouvement tient uniquement au déplacement de la caméra. Ainsi, même si la seconde apparition du spectre dans cette scène nous montre le roi en armure, plus personnage que statue à présent, lever distinctement le bras, si bien que le mouvement, signe du surnaturel, redevient ici interne au plan, le premier épisode examine néanmoins la possibilité que le surnaturel puisse venir autant au moins d’un acte de monstration, c’est-à-dire de l’introduction d’une perspective sur le réel extradiégétique, que d’un phénomène subi par ce réel et visible à l’écran. Intimement lié à un point de vue, qui est ici celui des spectateurs présents dans la scène mais aussi celui de ceux qui se trouvent dans la salle de cinéma, le spectre doit donc son existence à un type d’hallucination collective que le septième art permet de produire beaucoup plus facilement que le théâtre. Liée à l’imagination du spectateur, l’apparition du spectre est donc néanmoins présentée comme rendue possible par un pouvoir de montrer propre au cinéma, une dimension que vient confirmer la manière dont Branagh traite la scène cinq de l’acte un, en assimilant plus explicitement l’ailleurs où erre le spectre à l’espace depuis lequel le regard spectatoriel est dirigé.
18Attiré par le fantôme dans une forêt à l’écart du château d’Elseneur, Hamlet n’y rencontre d’abord rien d’autre qu’une voix qu’il est impossible d’associer à un seul et unique lieu, comme le souligne l’utilisation du son « entourant », et les panoramiques qui permettent au spectateur de constater, en même temps que Hamlet, que l’espace alentour est vide. On retrouve donc ici une caractérisation du fantôme par l’emploi de la voix over à première vue semblable à celle qu’employait Zeffirelli. Cependant, dans cette séquence, Kenneth Branagh pousse plus loin l’exploration de l’ailleurs d’où provient cette voix douée d’ubiquité. En effet, les mots du fantôme, que l’on pouvait considérer comme diégétiques si l’on faisait de sa faculté de déplacement autour du spectateur qu’est Hamlet un simple pouvoir surnaturel, se muent bientôt en un commentaire ajouté au montage, portant sur des séquences visuelles qui illustrent le propos, c’est-à-dire en parole évidemment extradiégétique. De plus, le caractère simplement illustratif des plans insérés, où l’on peut voir le sol s’ouvrir en deux et se couvrir de fumée, image de la faille devenue béante par laquelle l’esprit est parvenu à se faufiler, devient bientôt proprement narratif, au moment où le spectre ne se contente plus de nous raconter la manière dont il a été assassiné, mais nous montre l’épisode tel qu’il a été filmé. Ainsi, tout comme Hamlet disposera plus tard d’un contact privilégié avec le surnaturel, puisqu’il verra ce que sa mère ne peut pas voir, le spectateur peut ici entrevoir cet au-delà du représentable que le personnage, à l’Acte un scène deux, se refusait à exprimer. Il en ressort que le spectre, capable de communiquer avec un ailleurs de la fiction en montrant au spectateur ce que le simple personnage qu’est Hamlet ne saurait voir, ne peut le faire que s’il se tient lui-même dans un ailleurs de la fiction d’une autre nature, espace de la monstration cinématographique et de la réalisation du film bien plus qu’espace de sa réception. Créature de l’image mais également maître des images, le spectre évolue donc à la fois devant et derrière la caméra, et l’ailleurs dont il provient devient le lieu d’une possible manipulation de l’image à l’écran, à la fois lieu d’élaboration d’une vision orientée du meurtre et lieu de projection de cette vision par essence cinématographique.
19En examinant les diverses modalités d’une présence du surnaturel à l’écran, Branagh nous livre donc sa propre topologie des espaces parafilmiques pouvant servir d’équivalent à l’ailleurs spectral dont Hamlet suggère l’existence. En cela, son film nous propose un panorama des solutions permettant de faire provenir le spectre du hors champ extradiégétique, c’est-à-dire d’un espace qui, parce qu’il n’est pas montré, peut évoquer un monde hors du récit. Cependant, le recours au hors champ n’est pas la seule technique utilisable pour exprimer l’existence d’un ailleurs situé au-delà des limites du cadre, en ce qu’elle se contente d’en faire franchir les frontières extérieures. En effet, le rectangle de l’écran peut également contenir des frontières intérieures, susceptibles d’être transgressées par un spectre de nature différente, comme le montre Michael Almereyda dans son adaptation26.
20Dans ce film, le spectral fait son apparition à l’écran bien avant que le fantôme proprement dit ne révèle sa présence à l’un des personnages. Dès le tout début du film, en effet, on peut entendre, en voix over, Hamlet dire une réplique extraite du dialogue avec Rosencrantz et Guildenstern qui intervient à la scène deux de l’Acte deux, et dans laquelle il exprime à ses amis un dégoût récent de la vie, lié à un doute profond quant à la bonté du genre humain :
I have of late, but wherefore I know not, lost all my mirth, [forgone all custom of exercises; and indeed it goes so heavily with my disposition, that this goodly frame, the earth, seems to me a sterile promontory; this most excellent canopy, the air, look you, this brave o’erhanging firmament, this majestical roof fretted with golden fire – why, it appeareth nothing to me but a foul and pestilent congregation of vapours.] What a piece of work is a man! How noble in reason, how infinite in faculties, in form and moving how express and admirable, in action how like an angel, in apprehension, how like a god! The beauty of the world, the paragon of animals – and yet to me what is this quintessence of dust27? (II.2.280-290)
21Cependant, Almereyda choisit d’éliminer de cette réplique où Hamlet nous dit en substance qu’il n’est que l’ombre de lui-même toute la partie centrale, qui permet pourtant d’expliquer qu’il en vienne à la conclusion que l’homme est « une quintessence de poussière ». En effet, cette partie centrale emploie de manière systématique un vocabulaire dramatique pour décrire comme illusoire l’environnement dans lequel l’homme évolue, qui se limite, bien qu’il croie le contraire, au théâtre dans lequel il joue sa vie. Par conséquent, tout comme la terre est une simple scène de théâtre qui se croit immense, l’homme est un simple acteur qui se prend pour le centre de la création. Il n’est pas innocent qu’Almereyda fasse débuter son film par cette réplique, et inscrive ainsi en exergue le caractère illusoire des situations qui vont être contées, et des personnages qui vont être montrés. En effet, l’idée selon laquelle chaque homme n’est qu’un acteur qui s’ignore, l’ombre errante décrite par Macbeth dans une autre réplique célèbre, est ici incarnée par le fait que Hamlet nous apparaît d’abord sur un écran portatif, tel qu’il s’est lui-même filmé pour pouvoir se revoir à l’envi et entretenir ainsi son légendaire spleen. Ainsi, le personnage nous est d’emblée décrit comme une créature filmique, image reproduite et manipulée de l’acteur qui s’est trouvé devant la caméra, double infidèle d’un être illusoire, sans présent autonome ni futur constructible, puisque tout est enregistré. De manière tout à fait symbolique, des images du même type reviendront lors de la séquence finale, une fois passée la mort de Hamlet, comme si, dès le début et dans tout le film, il nous parlait déjà d’outre-tombe. Tout comme il était de l’ordre du cliché de dire, à la Renaissance, que le monde est un théâtre, le film d’Almereyda inscrit à son frontispice la nature spectrale de l’image cinématographique, capable de redonner à des acteurs vieillissants une beauté passée, voire de redonner vie à ceux qui ne sont plus. Mais ce semblant d’éternité lié à un acte de création artistique ne serait que le fruit d’un orgueil démesuré sans l’aveu d’humilité d’un memento mori, qu’Almereyda introduit ici en insérant, entre deux gros plans du visage de Hamlet, une radiographie représentant un tyrannosaure et un être humain, réduits à leur squelette par les rayons X. L’image ne procure donc qu’une illusion d’immortalité, et elle ne permet d’envisager la vie que comme existence sur certains écrans, ce que symbolise le plan inséré juste après par Almereyda, où l’on peut voir, en phase de décollage, un avion furtif, c’est-à-dire fantôme, qui paraît réel lorsqu’il a été filmé par une caméra, mais qui n’apparaîtrait pas sur l’écran d’un radar. Tout cela ne fait qu’imiter le monde extradiégétique, mais est amené à redevenir poussière, c’est-à-dire neige à l’écran, comme au moment où, la séquence terminée mais le moniteur toujours allumé, Hamlet menace l’homme d’un retour à la terre dont il provient. Dans ce monde peuplé d’images transparentes, pâles reflets d’un passé révolu, il n’est donc pas illogique que le fantôme du père ne soit en quelque sorte qu’un spectre parmi tant d’autres, que l’on peut à volonté faire apparaître et disparaître, comme l’objet que Hamlet tient à la main et que, prestidigitateur et monstrateur, il fait s’évanouir par un tour de passe-passe, et comme le montre sa première apparition à son fils.
22Dans le film, en effet, le père de Hamlet ne se présente pas immédiatement comme spectre, puisqu’on le voit pour la première fois à travers des séquences vidéo que le prince est occupé à visionner, images conservées sur bobine ou sur circuit électronique que l’on peut faire revenir en arrière en pressant un simple bouton. Et c’est une nouvelle fois le dialogue entre la voix over et l’image qui donne à cette dernière son caractère spectral, puisque le texte qui est cette fois dit est celui du premier grand monologue de Hamlet dans la pièce, dont les premiers mots expriment un désir de dissolution de la chair, c’est-à-dire un désir de mort28. Le corps désincarné que l’on voit alors à l’image, corps dématérialisé, dissous par l’acte de filmer, tend donc à signifier que le vœu de Hamlet est déjà exaucé au moment où il le formule, puisque sa propre chair, tout comme celle de son père, est décrite depuis le début du film comme dénuée de toute substance. Avant même la première apparition du spectre comme spectre, on peut donc dire que le film lui-même nous provient d’un ailleurs spectral, d’un passé révolu, mais rendu immortel par la caméra, et que tous ses personnages, et non uniquement le fantôme de Hamlet père, sont condamnés à errer d’écran en écran, à la recherche d’une matérialité à jamais perdue29.
23Le père de Hamlet, cependant, est nécessairement plus spectral que les autres personnages, et sa première apparition comme spectre est également filmique, mais à un double degré. Dans la pièce, le spectre du roi Hamlet apparaît pour la première fois sur scène quand l’un des personnages raconte sa première incursion, qui est censée avoir eu lieu dans la pré-histoire de l’intrigue, dans un passé fictionnel qui ne nous a pas été montré. Mais dans le film d’Almereyda, ce passé fictionnel ne peut revenir à la vie que grâce à l’écran, et c’est par un acte de monstration, et non plus de récit littéraire, que le fantôme est évoqué et apparaît ensuite, comme mécaniquement. En effet, l’épisode de l’apparition du fantôme aux gardes sur les remparts d’Elseneur prend ici la forme d’un flash-back montré à l’écran au moment même où Horatio raconte l’épisode en voix over. L’existence du fantôme est donc intimement liée à la narration filmique, et il existe ici, comme dans le film de famille, dans une séquence au passé, image de fantôme avant de devenir un fantôme « concret », « tangible », pour pouvoir dialoguer avec son fils. Alors que la pièce nous décrivait le spectre comme provenant d’un ailleurs qui n’était autre que les coulisses du théâtre, ou simplement le dessous de la scène, cet ailleurs théâtral prend ici l’aspect d’un ailleurs filmique, puisque le spectre provient littéralement d’écrans présents dans le film, dont il sort pour envahir le nôtre.
24Mais lorsqu’il apparaît pour prendre contact avec le monde diégétique, fût-il un monde décalé par rapport au temps de la narration du fait de l’utilisation du flash-back, le spectre n’en est pas pour autant décrit comme faisant tout à fait partie du même espace. En effet, Almereyda littéralise un jeu de mots possible en anglais, et fait apparaître le spectre à un vigile occupé à monter la garde (« watch »), qui est de ce fait un témoin susceptible de le voir (« watch »). Or le témoignage visuel qui fait exister le fantôme est lié à la présence d’un œil qui n’est pas uniquement celui de l’un des personnages, puisqu’il apparaît sur un écran de surveillance, et qu’il est donc filmé par l’œil d’une caméra. Le spectre provient donc d’un passé que seul le récit filmique est capable de faire revivre, mais également d’un écran qui figure dans ce récit. À l’image du personnage de théâtre, le fantôme n’existe qu’à travers le regard des spectateurs assemblés autour de la scène. Mais dans le film d’Almereyda, le spectre est bien de nature cinématographique, puisque c’est le regard porté sur un écran qui le fait exister30. À cet égard, il est significatif de constater que, pour retrouver le fantôme le soir même, Horatio et les autres se donnent rendez-vous, à la fin de la séquence, non pas dans le couloir où le spectre est apparu, mais devant l’écran de surveillance du vigile. Alors qu’il était vu par l’œil de l’esprit dans la pièce, ce qui signifie que son existence était liée à un indispensable effort d’imagination de la part du spectateur, il n’est semble-t-il perceptible ici que par un œil électronique, ou par la lentille d’une caméra, ce que semble figurer le logo de la « Denmark corporation », globe terrestre, arène théâtrale, mais aussi œil universel. Là où, dans la pièce de Shakespeare, le fantôme semblait occuper un espace théâtral d’un autre type, espace contigu à la scène qu’il lui fallait quitter pour devenir un spectre, une illusion, à l’image de tout acteur qui quitte les coulisses pour endosser une identité superficielle, le spectre occupe ici un espace filmique d’une autre nature, puisqu’il peuple les écrans qui figurent dans le film, et ne semble en sortir que grâce à un changement de point de vue. En d’autres termes, il quitte une image pour en habiter une autre, celle où évoluent les personnages. Il est dès lors tout à fait logique que, même vu directement par Horatio et le vigile, le spectre paraisse presque transparent, alors qu’il ne l’était pas sur l’écran de contrôle. L’effet de transparence disparaît, et le fantôme devient opaque, mais l’impression ainsi créée est qu’il est une image que l’on vient graduellement incruster dans une autre, créature de surface ajoutée au montage à une autre image. Enfin, après avoir pendant un bref moment connu la compacité de la chair humaine, le spectre retourne en quelque sorte à l’image dont il vient, puisqu’il disparaît, grâce à un lent effet de désincrustation, dans la photographie géante d’une canette de boisson gazeuse qui figure, illuminée, sur un distributeur automatique.
25Ainsi, toute rencontre d’un personnage avec le fantôme est, pour Michael Almereyda, rencontre entre deux images. La scène de la révélation du meurtre à Hamlet ne déroge pas à cette règle implicite, puisque le père apparaît à son fils dans l’encadrement de la baie vitrée de son appartement. Il le rejoint à l’intérieur en franchissant l’une des portes-fenêtres, et sort ainsi d’un cadre pour investir le rectangle de l’écran. Les deux créatures de surface peuvent alors entrer en contact, à un moment privilégié où elles se trouvent toutes les deux dans le même film, et peuvent donc non seulement communiquer, mais également se toucher, jusqu’à ce que Hamlet père sorte du champ que vient occuper, dans le plan suivant, la fenêtre vide. À partir de ce moment dans le film, Hamlet ne semble plus avoir qu’une seule idée en tête : rejoindre son père. Dans la pièce, cela passait par la recherche d’un ailleurs synonyme de vérité, d’un monde plus concret, qui ne soit pas fait de dissimulation et de comédie humaine permanente. Dans le film, cependant, la possibilité de fuir vers un ailleurs hors du spectacle semble être remise en question par le fait qu’il ne semble pas exister de lieu concret en dehors de l’image, le monde extradiégétique, dans son ensemble, étant devenu virtuel. En d’autres termes, là où le personnage de la pièce ne peut rejoindre le fantôme qu’après la mort, le Hamlet du film ne peut espérer retrouver le fantôme que par-delà l’un des écrans qu’il habite, c’est-à-dire en devenant lui-même image spectrale. Et l’une des étapes majeures de ce « devenir fantôme » de Hamlet est constituée par une séquence qui fait référence au fameux monologue central de la pièce. Une nouvelle fois, le texte est prononcé indirectement et partiellement, dans une séquence que Hamlet a filmée et que l’on peut voir à l’écran, au cours de laquelle il apparaît, un revolver à la main, puis sur la tempe, puis sous le menton, déclamant « to be or not to be », et se repassant de nombreuses fois la partie du film durant laquelle sont prononcés ces mots, en utilisant la fonction retour rapide de son lecteur. La séquence insiste ainsi sur la réversibilité de la mort que permet l’acte de filmer, en induisant la possibilité du retour en arrière. On se dit en effet que, même si, suite à cette réflexion sur le suicide, Hamlet avait fini par appuyer sur la gâchette, sa présence à l’écran comme auteur du texte n’en aurait peut-être pas été différente, la scène ayant été, comme le veut l’expression, immortalisée. En découle une redéfinition implicite de ce que l’on doit entendre par « être » et par « ne pas être », puisque la mort, pour le personnage filmique qu’est Hamlet, ne signifie pas au sens strict la fin de l’« existence ». L’alternative concrète entre la vie et le suicide est ainsi faussée par l’image : ne pas être n’est plus synonyme de mourir, mais d’exister comme image fantôme d’un passé révolu. Le spectre vit ainsi dans l’interstice entre être et ne pas être que le cinéma permet d’explorer, et Hamlet est ici en passe de le rejoindre, en abolissant la duplicité liée au fait d’être à la fois profilmique, c’est-à-dire extradiégétique et filmable à n’importe quel moment31, et filmé, c’est-à-dire diégétique, pour ne choisir que l’être devenu immatériel de l’image. Refusant de conjuguer apparence et réalité dans la pièce, il envisageait dans ce monologue de choisir l’un aux dépens de l’autre, mais l’alternative prend ici un sens différent, dans un monde où, comme en atteste l’esthétique d’ensemble du film, et l’omniprésence des médias qui la caractérise, il est bien plus important pour exister d’avoir son image sur de nombreux écrans que d’évoluer comme créature de chair et de sang. Au moment où il envisage de se suicider, tout comme au moment de sa mort, Hamlet est donc en passe de devenir un fantôme de cinéma, ce qu’illustre une séquence où Almereyda réutilise le monologue, cette fois en entier, et qui se déroule dans un vidéoclub où l’on peut voir diffusé un extrait du film The Crow II (Tim Pope, 1996), suite d’un film, The Crow (Alex Proyas, 1994), achevé après la mort de l’acteur principal, qui a donc perdu la vie concrète pour ne conserver qu’une vie à l’écran, ainsi que le montre de manière extrêmement convaincante Courtney Lehmann32. L’idée d’une vie filmique après la mort revient d’ailleurs très peu après, lors de la séquence où Hamlet dit le monologue sur le comédien à l’issue duquel il a l’idée du « piège à souris ». Cette partie du texte est prononcée à un moment où Hamlet regarde, sur l’un de ses nombreux téléviseurs, un film où apparaît James Dean, dans l’éclat de la jeunesse, nouveau signe que le cinéma peut apporter au personnage principal non seulement la preuve que le spectre de son père dit vrai à propos des circonstances de sa mort, mais également le moyen de le rejoindre dans une immortalité filmique qui paraît de plus en plus tentante pour lui33. À la fin de la séquence, on peut d’ailleurs voir à l’écran John Gielgud dans le rôle de Hamlet, le crâne de Yoric à la main, c’est-à-dire non plus un spectre cinématographique quelconque, mais bel et bien le fantôme de/d’un Hamlet.
Conclusion : vers un ailleurs omniprésent ?
26C’est évidemment à l’issue du combat final à l’épée, et avec la mort de Hamlet, que les retrouvailles avec le spectre sont possibles, et qu’Almereyda peut les présenter comme effectives, au cours d’une séquence qui vient clore le discours sur la nature filmique de l’existence. Au moment du dialogue final avec Horatio qui se termine par les dernières paroles de Hamlet, c’est-à-dire lorsque ce dernier demande à son ami de survivre pour raconter son histoire édifiante aux générations futures, on peut revoir à l’écran un montage d’images du film qui vient de se dérouler, entrecoupées d’images qui n’ont pas été vues dans le film, et qui montrent le père de Hamlet en pleine santé, heureux, comme dans le film de famille vu précédemment. Vient également s’insérer l’image en gros plan d’un œil, qui procure une unité à cette séquence qui mélange images du film et images issues d’autres films, images de fiction et images d’archives, images appartenant à un passé d’avant la narration et images qui, bien que racontées précédemment au présent, sont maintenant décrites comme passées, puisque revues. En mourant, Hamlet n’existe donc plus que sur bobine, que comme image fantôme. Il peut alors peupler l’ailleurs que constitue l’écran mis en abyme, et, s’il a la chance de ne pas connaître le sort de son père, ne plus devoir en franchir les limites pour trouver, de l’autre côté, un espace lui aussi fait d’images, et lui aussi peuplé de fantômes. D’une certaine manière, Hamlet rejoint le spectre dans un ailleurs que ce dernier n’avait jamais vraiment quitté, celui de l’image, dont l’ubiquité à l’échelle de toute une société rend l’être multiple, et la mort relative. Ainsi, dans le film d’Almereyda, le reste est silence, mais il n’est pas vide, et si la parole s’envole, l’image, elle, persiste. Là où l’ailleurs du film, assimilé au hors champ extradiégétique dans les versions de Zeffirelli ou de Branagh, ne pouvait révéler sa présence que de manière épisodique au moment des incursions du spectre, il devient, dans ce Hamlet réalisé à la frontière d’un nouveau millénaire, un simulacre de l’être-là dont l’omniprésence envahit peu à peu l’écran, jusqu’à le recouvrir complètement, et à faire ainsi basculer les dernières traces d’un monde que l’on pouvait penser extérieur à la fiction dans un ailleurs où tout est spectacle, image, trace, et spectre.
Notes
1 William Shakespeare, Hamlet, Prince of Denmark, éd. Philip Edwards, Cambridge, CUP, 1985, 2003.
2 «Heaven, earth – and what? Purgatory? He [Hamlet] knows nothing of Purgatory; he never even mentions the word from beginning to end of the play, though he once hints at it in the cellarage scene, in a whisper to Horatio. Yet if not Purgatory, then Hell. He shuts down the half-uttered thought with an exclamation of fierce self-accusation; but the thought is there, to be fed by what happens immediately after, and as time passes to grow stronger than the dwindling impressions of the interview», John Dover Wilson, What Happens in Hamlet, Cambridge, CUP, 1951, p. 72-73.
3 Nous entendons par «extradiégétique» tout ce qui est extérieur à la diégèse telle que la définit Étienne Souriau : «Diégèse, diégétique : tout ce qui appartient ‘ dans l’intelligibilité ’ [...] à l’histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film». Étienne Souriau, L’Univers filmique, Paris, Flammarion, 1953, p. 7. Par souci de clarté, dans un article dont le but est d’examiner les zones d’interférence entre le diégétique et l’extradiégétique, ces deux adjectifs seront systématiquement employés pour différencier le plus clairement possible le réel intégré à la fiction du réel conçu comme contraire de la fiction. En outre, afin de faciliter l’étude de l’adaptation au cinéma d’un ailleurs défini par Shakespeare dans un cadre théâtral, les deux adjectifs seront utilisés à la fois pour les analyses portant sur Hamlet et pour celles qui concerneront les adaptations cinématographiques de la pièce. Ainsi, comme nous y invite Dominique Chateau, nous nous efforcerons d’aborder «la notion de diégèse pour elle-même en tant que condition de toute activité narrative » (Dominique Chateau, « Diégèse et énonciation», in Communications, n°38, Énonciation et cinéma, Paris, Seuil, 1983, p. 121-154, 123.).
4 «Au spectral s’attache, en forme d’oxymore, à la fois un aspect ludique – le spectral, c’est ce qui n’existe pas vraiment, ce qui relève du spectacle, de la vue (spectre vient du verbe latin specio qui signifie ‘ regarder ’), du simulacre (spectrum) –, et un aspect morbide», Élisabeth Angel-Perez, «Introduction», in Élisabeth Angel-Perez et Pierre Iselin (dir.), La lettre et le fantôme : le spectral dans la littérature et les arts: (Angleterre, États-Unis) Paris, Presses Paris Sorbonne, 2006, p.7.
5 «Young Hamlet instructs the audience to think of old Hamlet as a solid presence. While the dead king bellows out orders and reminders to his son, Hamlet makes sure the audience knows the ‘ghost’ is not in some ethereal space but under the stage floor:‘this fellow in the cellarage’ is ‘here et ubique’, thumping about under the platform (1.5.156-64)», Janet Hill, Stages and Playgoers: From Guild Plays to Shakespeare, Montreal and Kingston, Mcgill-Queen’s University Press, 2002, p. 138.
6 «It is theatre that tries to bring the audience’s concrete, physical here and now onto the platform in a vain attempt to save Hamlet from the masquerade that is Elsinore», ibid., p. 139.
7 Edna Zwick Boris reprend des propos du metteur en scène Daniel Mesguich, rapportés par Jean-Michel Déprats, qui mettent clairement en évidence le lien entre le célèbre monologue de Hamlet et l’espoir d’une sortie du théâtre-prison qu’est Elseneur: «He never ceases knowing that he is a character of the theater. To be or not to be is an actor’s currency. Hamlet knows that all that is the essence of theater; he wants to escape but cannot, precisely because it is theater», Jean-Michel Déprats, Problématique de la Mise en Scène Shakespearienne (Thèse: Paris, n.d.), Directeur Jean Jacquot, archives de la Comédie Française. Cité dans Edna Zwick Boris, «To soliloquize or not to soliloquize», in Hardin L. Aasand(ed.), Stage Directions in Hamlet:: New Essays and New Directions, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2003, p. 128. On peut remarquer que cette volonté de sortir d’un monde théâtral pour gagner un monde extradiégétique devenu ailleurs désirable est commune à Hamlet et à Coriolan, comme j’ai tenté de le montrer dans un article consacré à cet aspect de la pièce. Voir Sébastien Lefait, «‘There is a world elsewhere.’ Monde théâtral et monde réel dans Coriolan» in Delphine Lemonnier-Texier et Guillaume Winter (dir.), Lectures de Coriolan de William Shakespeare, Rennes, PUR, 2006, p. 125-137.
8 «And [in Hamlet] as in the case of Julius Caesar, the dead man turned ghost is more powerful than he was when living, precisely because he crosses boundaries, is not only transgressive but in transgression, a sign simultaneously of limit and of the violation of that limit», Marjorie Garber, Profiling Shakespeare, New York, Routledge, 2008, p. 40.
9 Frontière fluctuante qui rend délicate toute tentative de différenciation définitive entre le diégétique et l’extradiégétique, comme le montre Robert Weimann: «On the Elizabethan stage the difference between the imaginary landscape inscribed in the story and the physical tangible site of its production was of particular, perhaps unique, consequence. Since there was both continuity and discontinuity between these two types of space, the drama in production, drawing on both the products of the pen and the articulation of voices and bodies, could through their interactions constitute at best an ‘indifferent boundary’ between them», Robert Weimann, Pen and Actor’s Voice:: Playing and Writing in Shakespeare’s Theatre, Cambridge, CUP, 2000, p. 180.
10 C’est ce que montre par exemple Raymond Gardette, lorsqu’il décrit le découpage de l’espace théâtral en plusieurs strates, correspondant, au cœur de la fiction, à des niveaux de mélange entre le réel et le surnaturel:«Sur la scène élisabéthaine et jacobéenne, la verticalisation de l’espace sur plusieurs niveaux est ce qui permet la représentation de l’intrusion dans le monde sublunaire de figures surnaturelles, de créations fantasmagoriques issues d’un rêve ou découvertes par l’entremise d’un songe à l’intérieur du rêve», Raymond Gardette, «Les formes du songe dans le théâtre de Shakespeare», in Françoise Charpentier (éd.), Le songe à la Renaissance : colloque international de Cannes, 29-31 mai 1987, Saint-Etienne, Université de Saint-Etienne, 1990, p. 246.
11 Monique Borie, en reprenant une idée développée par Edward Gordon Craig, considère l’acte de montrer l’invisible comme éminemment théâtral, et fait de la question du spectral un moyen d’évaluer le potentiel surnaturel de l’art dramatique: «En imposant à la scène l’épreuve du fantôme, la dramaturgie shakespearienne offre un instrument privilégié pour barrer la route à une esthétique qui s’enfermerait dans les limites de la mimésis du seul visible.» Monique Borie, « Le théâtre à l’épreuve de l’invisible», in Murielle Gagnebin, et Bruno Nassim Aboudrar (dir.), L’ombre de l’image, de la falsification à l’infigurable, Seyssel, Champ Vallon, coll. «L’Or d’Atalante», 2003, p. 218.
12 «That within which passes show» (I.2.85). Courtney Lehmann voit en Hamlet «a nascent cultural preoccupation with the idea of ‘passing show’», Courtney Lehmann, Shakespeare Remains: Theater to Film, Early Modern to Postmodern, Ithaca and London, Cornell University Press, 2002, p. 90.
13 Voir le chapitre «The Machine in the Ghost – Hamlet’s cinematographic Kingdom» qu’elle consacre à cette question: ibid., p. 89-129.
14 C’est-à-dire le type de fantôme dont parle Martine Delvaux: «Le fantôme et la photographie partagent ainsi un même blanc, l’absence du toucher, désir qui motive l’élan qui porte à diriger le regard comme on tendrait les doigts pour accéder à des volumes, à la peau du papier glacé. Comme ce geste d’un cinéma fantastique où on verrait Hamlet pointer la main dans l’ombre de son père afin de s’assurer qu’il n’est pas là, que ce qui est là, c’est bien son fantôme, visible/invisible qui se donne à voir mais qu’on ne touche pas, qu’on ne comprend pas», Martine Delvaux, Histoires de fantômes: spectralité et témoignage dans les récits de femmes contemporains, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 202.
15 De la même manière, il disparaît quand une réplique lui dit de le faire: «See, it stalks away» (I.1.50); «’Tis gone» (I.1.142); «Why, look you there – look how it steals away – / My father, in his habit as he lived – / Look where he goes, even now, out at the portal» (III.4.135-137).
16 Cette impression que le fantôme surveille les autres personnages, caché parmi les spectateurs ou tapi dans les coulisses, ressort également de son apparition à son fils alors que celui-ci est en train de sermonner sa mère de manière violente. C’est en effet le moment précis où Hamlet s’emporte que le fantôme choisit pour franchir lui aussi une limite et venir le rappeler à ses devoirs.
17 Hypothèse dont Luke Andrew Wilson montre, à propos d’une utilisation théâtrale de «cast» dans The Tempest, qu’elle ne doit pas être écartée: «That the OED does not record ‘cast’ as a theatrical noun before 1631 […] should not weigh too heavily here; Antonio’s punning on the term is unmistakable given the terms ‘act’ and ‘prologue’, both of which had long since acquired specifically theatrical usages». Luke Andrew Wilson, Theaters of intention: drama and the law in early modern England, Stanford, Stanford University Press, 2000, p. 166. Nous avons tenté de mettre en évidence l’utilisation, dans Hamlet, et notamment lors des apparitions du fantôme, du vocabulaire du théâtre, ce qui nous permet de formuler la même hypothèse quant au sens de «cast up» tel qu’il est employé ici, d’autant plus aisément que le spectre est littéralement éjecté d’une sorte de tombe, puisqu’il vient à la vie en sortant de sous la scène, et que le terme «prologue» est ici encore présent au voisinage de «cast».
18 À la scène quatre de l’Acte trois, le spectre nous est à nouveau présenté comme situé à la limite de la salle et du spectacle: il peut non seulement réagir en simple spectateur en voyant Gertrude malmenée, mais également agir sur le cours de la pièce, et apparaître à son fils pour l’inciter à accomplir sa vengeance. Le but de sa nouvelle entrée en scène est en effet non pas d’approuver ce qui s’y joue, mais d’en modifier le contenu, c’est-à-dire d’influer directement sur l’évolution de la pièce («act»), ce que Hamlet comprend immédiatement: «Do you not come your tardy son to chide, / That lapsed in time and passion lets go by / Th’important acting of your dread command?» (III.4.106-108).
19 C’est ce que montre Marjorie Garber, citant ici Jacques Lacan:«Where does Hamlet’s ghost come from, if not from the place from which he denounces his brother for surprising him and cutting him off in the full flower of his sins?», Jacques Lacan, «Desire and the interpretation of desire in Hamlet», éd. Jacques-Alain Miller, trans. James Hulbert, in Shoshana Feldman(éd.), Literature and Psychoanalysis, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1982, p. 50. Cité dans Marjorie Garber, op. cit., p. 35.
20 La pièce de Stoppard, mais également l’adaptation cinématographique de celle-ci, réalisée par Stoppard lui-même en 1990.
21 «Readers know from Shakespeare’s text that he [Rosencrantz] is now a ghost through death; auditors know from Stoppard’s play that he is a ghost through absence», Bernard Benstock, Narrative Con/Texts in Dubliners, Urbana, University of Illinois Press, 1994, p. 32.
22 Hamlet (Franco Zeffirelli, 1992).
23 Une adaptation récente de Macbeth (Geoffrey Wright, 2006) emploie une technique également intéressante pour révéler la présence d’un hors champ à la fois diégétique et extradiégétique d’où provient le surnaturel: c’est dans un miroir qu’apparaît le spectre de Banquo, et la présence du fantôme se limite ainsi à un reflet, dont la séquence suggère néanmoins qu’il possède une origine extradiégétique, située derrière la caméra, en la personne de l’acteur qui incarne le personnage.
24 Hamlet (Kenneth Branagh, 1996).
25 «Look you how pale he glares» (III.4.124).
26 Hamlet (Michael Almereyda, 2000).
27 La partie entre crochets n’est pas prononcée dans le film.
28 «O that this too too solid flesh would melt, / Thaw and resolve itself into a dew, / Or that the Everlasting had not fixed / His canon ’gainst self-slaughter» (I.2.129-132).
29 Matérialité dont il ne reste à l’écran, selon Dominique Chateau, qu’un simple «résidu»: il décrit en effet le «concret filmique» comme «résidu du concret sensible», Dominique Chateau, op.cit., p.123.
30 Dans une version récente de Macbeth réalisée pour la BBC (Mark Brozel, 2005), le fantôme de Banquo (Billy dans le film) apparaît à ce dernier sous forme de message téléphonique avec vidéo, ce qui contribue également à décrire le spectre comme image du passé que seul le regard au présent peut faire exister à nouveau.
31 Selon Souriau, est profilmique «tout ce qui existe réellement dans le monde […], mais qui est spécialement destiné à l’usage filmique», Étienne Souriau, op. cit., p. 8.
32 «In an uncanny ‘cinematic happening,’ the star of The Crow, Brandon Lee, was killed on the set, leaving the filmmakers with no other choice but to recycle and manipulate previous footage of Lee in order to complete the film», Courtney Lehmann, op. cit., p. 97.
33 On peut en effet considérer que Hamlet rejoint son père dans et par le film bien avant la fin de l’adaptation. En effet, la séquence du «piège à souris», qui devient ici un film réalisé par Hamlet et projeté en public, fait revivre de manière symbolique non seulement le père, à travers l’image du roi, mais également le fils, et l’enfance heureuse de Hamlet à l’époque où ses deux parents étaient toujours en vie, à travers le montage d’extraits de films où l’on peut voir un enfant jouir d’un bonheur insouciant au sein d’une famille d’Américains moyens.