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Julius Caesar ou le «souvenir du futur1»
Direction Arthur Nauzyciel / CDN Orléans/A.R.T Boston / 16 octobre 2009
Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 16 septembre 2010
Table des matières
La mort de César (Thomas Derrah)
Photo: Frédéric Nauczyciel
Un peu d’histoire…
1De nombreux événements ont été organisés à l’occasion des premières françaises du Jules César de William Shakespeare mis en scène par Arthur Nauzyciel au Centre Dramatique National (CDN) d’Orléans que ce dernier dirige. Un cycle de conférences a eu lieu au Musée des Beaux Arts: la thématique de la modernité de l’œuvre, les versions filmiques de Jules César etles conséquences du meurtre du héros éponyme y ont été abordées2. Une journée d’étude organisée en partenariat avec les universités de Poitiers et d’Orléans s’est tenue au CDN, ainsi que des rencontres-public animées par l’équipe artistique. À plusieurs reprises, Arthur Nauzyciel est venu expliquer ses choix et a répondu aux questions qui lui étaient adressées. De quoi préparer chacun à la représentation de cette pièce en version originale et nourrir la réflexion sur les enjeux qu’elle suppose au vingt-et-unième siècle. Car, il est de coutume que cette œuvre, écrite par Shakespeare en 1599 afin d’inaugurer le Théâtre du Globe, serve à relire l’histoire politique. Le langage de Cassius, de Brutus ou de Marc Antoine est capable de soulever les foules (voir Brutus, III.2.12-48). La teneur à la fois philosophique, romaine, et stoïque de certains monologues est utilisée par des leaders politiques américains. Et ce, très récemment encore – nous y reviendrons. «Cette pièce, nous dit encore Tim Mcdonough, interprète de Casca, est associée à la révolution américaine comme le rejet de la monarchie dans les mémoires outre-atlantique. Le héros est celui qui tue3». Les intentions de Shakespeare sont plus ambiguës. En 1599, les conditions dans lesquelles il présente Jules Caesar ne supposent pas la polémique: inaugurer un théâtre est acte festif et source de réjouissances4. Les insinuations politiques à l’égard de la souveraine en place, Elizabeth I, ne sont pas de mise, du moins dans un premier temps… Pourtant, dans l’histoire de la mise en scène récente, la pièce a été à l’origine de projets audacieux comme la version récente de Deborah Warner sur fond de guerre du Golfe5. Dans cette version épique quelque peu conditionnée par les dimensions des salles où elle a lieu, de nombreux figurants sont nécessaires. Malgré des acteurs au talent sans conteste (Ralph Fiennes/Antony; Fiona Shaw/Portia; John Shrapnel/Caesar), le parti pris de mise en scène semble passer à côté de la valeur profonde de l’œuvre, soit la tragédie du conflit personnel des trois personnages principaux – Brutus, Cassius et César – et non pas celle du conflit à grande échelle d’un monde décadent.
2Quant à la mise en scène d’Andrew Paul sur la scène du PICT (Pittsburgh Irish and Classical Theater, 2007), le script est prétexte à commenter l’actualité politique de Silvio Berlusconi. En complet-cravate et lunettes noires, les sénateurs et autres fomentateurs du coup d’État, complotent sur les piazzas romaines. Les téléphones portables, les cigarettes, les codes de couleur (vert, rouge et blanc), sont autant d’indices jalonnant la représentation pour mieux en livrer la teneur parodique. Le monde mafieux et l’appât du pouvoir «pourrissent l’État» non pas du Danemark, mais de Rome et, par extension, l’Italie toute entière. On pourrait donner d’autres exemples encore pour mieux différencier la mise en scène d’Arthur Nauzyciel de celles qui l’ont précédée car, en effet, contre toute attente, cette version franco-américaine 2009 tente (en y parvenant) de s’éloigner des clichés et des recontextualisations politiques convenues.
Jules César (100-44 avant JC) 48-44 Après Pharsale, il est nommé dictateur pour un an, et pour dix ans après Thapsus, enfin dictateur à vie après Munda. César acquiert la puissance d’un roi (investi des pouvoirs d’un tribun, préfet des mœurs et censeur). Même s’il ne souhaite pas prendre le titre d’empereur, il se voit décerner les attributs royaux : robe de pourpre, trône en or, monnaies à son effigie. Un culte lui est même dédié comme à un dieu. Sa dictature ne dure que quatre ans et demi. Si durant ces années, il ne passe qu’un an à Rome (consacrant les autres à la guerre), il met en place un certain nombre de réformes (nomination de sénateurs – le Sénat compte alors 900 membres ; réduction de la distribution de blé aux citoyens ; repeuplement de certains territoires italiens, etc.). Malgré une certaine clémence de sa part vis-à-vis de ses adversaires, César compte des ennemis parmi les nobles qui lui reprochent d’avoir pris un pouvoir que la noblesse détenait autrefois. Il est considéré comme un tyran et le tuer serait, aux yeux des Romains comme des Grecs, chose louable. Une soixantaine de sénateurs complotent alors contre lui et mènent leur projet à exécution le jour des Ides de Mars (15 mars) de l’année 44. C’est avec des poignards cachés sous leur robe que les conjurés frappent alors César lors d’une séance au Sénat. |
Boston, février 2008
3De fait, alors que les répétitions de la pièce ont lieu en février 2008, exactement pendant la période des primaires américaines, Arthur Nauzyciel renonce à l’idée d’utiliser Julius Caesar en tant que glose dramatique de la fin de l’ère Bush: «pendant les répétitions, raconte-t-il, les acteurs allaient constamment consulter les avancées des débats entre Barack Obama et Hillary Clinton à la télévision. On retiendra d’ailleurs une phrase-clef de la candidate démocrate: “on fait campagne en vers et on gouverne en prose”6». Voilà un heureux adage à tirer de l’œuvre même de Shakespeare! Les passages versifiés y sont tenus par les grands quand le peuple ne maîtrise pas le noble langage. Ou bien lorsque les grands eux-mêmes perdent leurs qualités oratoires tandis qu’ils sont déstabilisés par plus forts qu’eux. Mais Arthur Nauzyciel exploite ce potentiel dramatique à d’autres fins et décide de situer son spectacle dans les années soixante. L’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, le racisme ambiant mais aussi les vertus transitoires de cette période située dans un entre-deux-mondes – l’après Seconde Guerre Mondiale et l’avant Guerre Froide –, de même que l’espoir placé dans la jeunesse d’un président, dans les discours d’un Martin Luther King et dans la société de «mass production», tout cela se soldera par un constat d’échec.
4Dans Julius Caesar, c’est aussi l’éternel recommencement du même que raconte la pièce. Le meurtre de César visait à éteindre les ambitions despotiques du consul à vie (César se fait nommer «dictateur à vie»), mais laisse monter sur le trône romain un autre César, futur despote, en la personne d’Octave, ne préservant pas ainsi la République telle qu’elle était au début. Dans l’Amérique de Kennedy, le sang du président ne signe pas l’arrivée d’une nouvelle ère. Par le fait de la législation américaine, c’est Johnson, issu du parti démocrate et vice-président de JFK, qui prend la succession. Il sera réélu en 1964. La guerre du Viêt-Nam lancée au début du mandat de Kennedy ne s’achèvera qu’en 1975 et la suprématie d’une Amérique toute puissante se lira dans la conquête de l’espace7, disputée uniquement par les Russes. Bien sûr, si l’on peut livrer au jeu des ressemblances ces deux époques et ces deux mondes politiques que sont Rome en 44 avant Jésus Christ et Boston en 1963, il est bien plus délicat de faire une comparaison directe entre les hommes, César et Kennedy. Dans la mise en scène d’Arthur Nauzyciel, le parallèle ne va pas jusque-là. Aux yeux d’Arthur Nauzyciel, la mise en scène doit conserver une forme d’universalité. Comme à l’époque antique, le théâtre est lieu où se mêlent le politique et le divertissement. Aussi doit-on voir dans la scénographie, signée par Ricardo Hernandez, non seulement le clin d’œil aux années soixante mais aussi au théâtre, scène du monde.
En scène
5La pièce commence alors que le public est encore éclairé. Flavius s’adresse à lui:
Hence creatures, get you home!
Is this a holiday? What, know you not,
Being a mechanical, you ought not walk
Upon a labouring day without the sign
Of your profession? – Speak, what trade art thou? (I.I.1-5)8
6Cela déclenche aussitôt quelques gloussements amusés dans la salle qui se croit intégrée dans la représentation. Dans le décor de scène fait de panneaux blancs tel l’arrière-plan d’un studio photos, les personnages apparaissent en relief. Brutus (James Waterston) et Cassius (Mark L. Montgomery) sont en costume noir et blanc, alors que les membres du cortège de César portent un jogging blanc sujet à moqueries. L’univers environnant le dictateur est d’emblée tourné en dérision. À la fin du premier acte, les panneaux blancs montés sur roulettes, dont l’un des versos dévoile le visage de César, glissent en coulisses, poussés par les comédiens. Entre alors une chanteuse, Marianne Sullivan ou Solivan, tout de noir et de strass vêtue, suivie de ses deux musiciens, Éric Hofbauer (guitariste) et Blake Newman (contrebassiste en alternance avec Dmitry Ishenko). Elle s’installe à jardin derrière un micro sur pied, entre public et plateau: «Bonsoir, Ah zut!Je ne parle pas bien français!» lance-t-elle, puis entame son refrain aux accents jazzy9. Beaucoup de sensualité se dégage de cette interprétation comme des suivantes dont les thématiques glosent les états d’âme des personnages en scène. Aussi, nul étonnement dans le morceau ultime du «Bang Bang! (My Baby You Shot Me Down)» chanté autrefois par Nancy Sinatra, entonné ici après le salut final tandis que le public quitte la salle. Le spectacle-dans-le-spectacle se poursuit hors les murs…
7L’Acte II s’ouvre enfin sur une immense toile peinte descendue à vue des cintres: on y voit la reproduction à l’identique de la salle Pierre-Aimé Touchard du CDN: des gradins de spectateurs où les sièges rouges et les allées sont vides. Cette toile est inspirée de l’esthétique intérieure de l’ART, de facture identique à celle du CDN, qui évoque le théâtre antique et se prête ainsi fort bien à l’un des enjeux de l’adaptation. À jardin et au premier plan, un salon de style années soixante avec gros canapé et fauteuil en cuir brun, buffet bas agrémenté de lampes, situe la scène chez Brutus.
Acte II, scène 1. Brutus (James Waterston) et Portia (Sara Kathryn Bakker).
Photo: Arthur Nauczyciel.
8Un rideau blanc délimite quelque peu l’espace de ce salon quand le reste de la scène est nu, mais ce sont aussi les lumières faibles, intimement liées à l’esprit méditatif de Brutus, qui isolent cette ambiance intérieure. Dans le texte, cette scène censée se dérouler de nuit débute par un monologue clef où Brutus tente «d’y voir clair» dans son choix à l’égard de l’avenir de César. Il décide de le «tuer dans l’œuf» / […] kill him in the shell» (II.1.34). «Pour les Américains, c’était une provocation que de ne pas situer l’acteur en pleine lumière à ce moment précis, explique Arthur Nauzyciel. Il est ici à contre-jour comme si un éclairage de lune perçait dans ce salon10». Bientôt, Portia (Sara Kathryn Bakker) vient le rejoindre, un drap de lit noué autour du corps pour simple apparat. Elle regrette l’absence de son époux et s’enquiert des raisons de son silence. La scène est douce à voir – un halo de romantisme avant les tumultes qui vont suivre. Brutus y apparaît émouvant et fragile dans cette instance où il est en proie au doute et à l’inquiétude. L’humanité dont il fait preuve ici ne le quittera jamais tout à fait ensuite. Il est plus victime que bourreau puisque, même à l’heure du meurtre de César, il ne porte que le coup final, bref et libérateur, alors que les autres conjurés se sont acharnés sur le vieillard sans défense. C’est ainsi que les didascalies de la pièce (postérieures à Shakespeare) le suggèrent ou comme Plutarque, source majeure de l’auteur, le rapporte dans la Vie de César11.
9Dans la préparation du complot, Brutus reçoit dans ce même salon Cassius, Cinna (Perry Jackson), Casca, Metellus Cimber (Gardiner Comfort), Trebonius (Daniel Lê) et Decius Brutus (Neil Patrick Stewart). Tous portant un bandeau noir percé à l’endroit des yeux. Brutus leur serre la main en signe d’association à eux. On entend le tic-tac d’une pendule. Le rythme est lent. La scène quasi silencieuse. Le temps semble suspendu. Le souffle aussi comme en tous ces moments graves où l’Histoire se joue. Au terme du deuxième acte où, non sans ironie, les dernières paroles de Portia sont chantées en canon par Marianne Sullivan et Sara K. Bakker, le tic-tac est toujours présent, comme entêtant. L’ordre qu’il impose par sa régularité pointe la menace latente et sournoise qui surplombe la tête de César: dans le dos de ce dernier, l’organisation s’opère pour mieux déstabiliser l’adversaire. Dès lors, une cadence volontairement pesante semble emporter l’action. Acte III, scène 1, le meurtre de César est accompli telle une danse où chaque coup de poignard infligé au corps de César est donné dans un souffle, sans arme qui soit visible au poing des conjurés. Aucun cri ne s’entend. Pas même venant de César. Dans un premier temps, le meurtre perpétré est froid, sec, presque silencieux. En toile de fond, les gradins d’un théâtre, possiblement du Capitole ou du Sénat romain, sont toujours désespérément vides. Le public absent, et donc passif, ne portera aucun secours à César. Celui-ci gît bientôt sur le dos au centre de la scène, les bras écartés. Alors, comme pour signer un pacte infernal devant sa mort, les conjurés et Brutus ouvrent sa veste et découvrent une chemise blanche maculée de sang. Chacun plonge sa main dans ce bain écoeurant. Ce sont les épées et les mains rouges dont parle Antoine à son entrée en scène quelques vers plus loin: «[…] no instrument / Of half that worth as those your swords, made rich/With the most noble blood of all this world» (III.1.155-157) / «Let each man render me his bloody hand. He shakes hands with the conspirators» (III.1.185). Pour conclure ce moment central de la pièce où curieusement le héros éponyme disparaît, Marc Antoine entonne une chanson en play-back: «I’m living in an age of darkness», dit-il, ce qui prophétise le devenir apocalyptique qui attend Rome après la perte de son leader. La langue des signes dont dispose Lucius (qui incarne ici le serviteur d’Octave) pour communiquer, accompagne l’interprète avant que ne se relève brutalement César qui vient hurler sa mort face public. Sortie de scène. Fin de l’Acte III, scène 1.
Répertoire du trio de jazz
Marianne Solivan (chant); Eric Hobauer (guitare); Blake Newman (contrebasse)
Gone with the Wind (Allie Wrubel ; Herb Magidson) Goody Goody (Matty Malneck ; Johnny Mercer) No Moon at All (David Mann ; Redd Evans) Hot Toddy (Ralph Flanagan) Say it isn’t so (Irving Berlin) Is that all there is? (Jerry Leiber; Mike Stoller) I guess I’ll have to change my plans (Arthur Schwartz ; Howard Dietz) Suicide is Painless (Johnny Mandel ; Mike Altman) The Party’s Over (Jule Styne ; Betty Comden ; Adolph Green) |
L’association des contraires
10Le reste de la mise en scène fonctionne alors comme un arrêt sur images… le déclic d’un appareil photo venant figer certains moments. Les personnages avancent au ralenti même quand leur sont lancées des injonctions ou des adieux– Brutus: «Farewell every one». Exeunt Cassius, Titinius and Messala (IV.2.190). La «physicalité» du jeu s’intensifie. Les entrées et sorties se font par des roulades au sol. On glisse sous la toile peinte pour s’éclipser sans bruit, furtivement. Lucius revêt désormais la parure d’un Spiderman. Clin d’œil au super héros du temps dans lequel il est censé évoluer, mais aussi du monde idéalisé et onirique dans lequel il vit. Malgré son silence dans la mise en scène (il est sourd et muet), il est fait de lui un personnage prépondérant, le condensé de tous les autres personnages, de leurs désirs refoulés, de leur rêve d’absolu, de leurs craintes. Il est vrai que chaque fois que Lucius apparaît en scène, il est somnolant ou endormi: «[…] – Lucius, I say! – / I would it were my fault to sleep so soundly. – / When, Lucius, when? Awake, I say! What, Lucius» (II.1.3-5), ou « […] thou sleep’st so sound» (II.1.232), ou encore «Canst thou hold up thy heavy eyes a while […]»(IV.2.307)12. Le langage des signes semble, par ailleurs, répondre à ses répliques initiales:
Portia : […] Hark, boy, what noise is that?
Lucius : I hear none, madam.
Portia :Prithee, listen well.
I heard a bustling rumour, like a fray,
And the wind brings it from the Capitol.
Lucius : Sooth, madam, I hear nothing. (II.4.16-21)
11«Je me suis inconsciemment projeté dans cet enfant, confie le metteur en scène, c’est peut-être pourquoi le spectacle est nourri de ce qui me faisait vibrer à cet âge: projeter des films Super 8, bricoler des marionnettes, regarder des émissions des Carpentier ou des séries TV13». À l’image de Lucius qui dort, on pourrait d’ailleurs concevoir Julius Caesar tel un rêve. Et si les mots n’étaient conçus que par l’imaginaire de Lucius? La dimension métathéâtrale de Julius Caesar,qui se reflète dans le décor de Ricardo Hernandez, marque l’ambivalence du propos14. Puisque nous ne sommes pas reflétés dans cette immense toile peinte, sorte de miroir sans teint de notre propre monde, est-ce à dire que nous n’avons pas d’existence15? Et sinon, quel reflet avoir de nous-mêmes? Arthur Nauzyciel mentionne le parallèle possible à effectuer avec certaines ambiances du septième art qui jouent sur l’ambiguïté entre les mondes réel et fictif, tel Le Sixième Sens16. Je pense également à Les Autres où il s’avère que les héros principaux sont morts alors qu’ils évoluent tels des spectres dans le monde des vivants17. Brutus, rappelle Arthur Nauzyciel à cet égard, se crée, devient substantiel, au fil de la pièce. En tant qu’homme entier (il n’est «rien» au début puis seulement «la moitié» de Portia), il ne s’affirme qu’au dernier acte – Antoine: «[…]‘This was a man’» (V.5.74) – alors qu’ironiquement il n’est plus puisqu’il est mort!
12Malgré le silence qui enveloppe Lucius et en souligne la singularité – un repère pour Brutus –, ce sont bel et bien les vertus rhétoriques et le pouvoir de la parole dans tout acte politique que cette pièce met en lumière:
«C’est une pièce politique […] où la force du discours peut changer le cours de l’Histoire. Où l’écume des mots ne fait que révéler, tout en la dissimulant leur extraordinaire présence. Et si ce monde de la pièce ressemble toujours au nôtre […], on sent pourtant dans ce texte la volonté d’embrasser le visible et l’invisible, le réel et le rêve, les morts et les vivants dans une seule et même unité, une cosmogonie particulière18».
13Afin de faire entendre au mieux la puissance des mots, Arthur Nauzyciel insiste auprès de ses comédiens afin que les fins de vers où les termes anger, blood, rage, death sont sciemment situés, soient sonores. Les acteurs américains, et notamment ceux de l’ART qui ont fait leur formation dramatique à Harvard ou à Yale, sont habitués aux enjambements. Cette pièce est faite pour être dite, le discours en devient performatif puisque les rares actions qui ont lieu sont celles qui ont été annoncées au préalable. Curieusement, évoque Arthur Nauzyciel, Julius Caesar est conçu comme une pièce de batailles faite pour les garçons. Elle est une des pièces les plus étudiées aux États-Unis. Les discours d’Antoine sont appris en cours de rhétorique et la plupart des comédiens ont interprété plusieurs rôles (James Waterston/Brutus avait joué Lucius et Marc Antoine auparavant). Si cela facilite un rapport au vers et une diction spontanés, cela engendre aussi des a priori différents de ceux d’Arthur Nauzyciel issu de l’École Nationale de Chaillot19. Selon lui, il convient d’étudier longtemps le texte «à la table», et d’établir un travail communautaire pour mieux s’imprégner du propos. Ce qui permet finalement de livrer une vision différente de la pièce et d’en saisir une autre forme d’immédiateté. Le spectacle a été préparé en un mois, et trois semaines ont été consacrées à la lecture, de quoi bouleverser les modalités de répétitions américaines et d’affoler quelque peu les mécènes20!
La technique du collage
14C’est ainsi qu’Arthur Nauzyciel voit en Julius Caesar un creuset susceptible de rassembler les morceaux de l’Histoire passée et à venir. Son projet scénographique initial, un avion écrasé au centre de la scène, n’a pas pu voir le jour, faute de moyens. Au cours du dernier acte, on aperçoit cependant une aile d’avion suspendue, une allusion à Lost,série américaine où les personnages échoués sur une île déserte doivent lutter pour survivre. À l’image de cette série, le monde de Julius Caesar est en bouleversement: chaque individu est en quête d’identité, d’un rôle à tenir, en proie au doute et sous la menace d’être victime d’autrui, plus fort et plus résistant. De même, ce sont dans les années soixante que l’art contemporain, le Pop Art, les performances et Happenings, le Living Theatre, le Land Art et l’explosion des mass medias, pour ne citer qu’eux, surgissent et produisent comme une véritable déflagration dans le paysage culturel international21. Chacune des civilisations, qu’elle soit romaine ou américaine, cristallise la fragilité dans la démesure, se fondant autour de l’utopie d’un monde nouveau, et vacille quand ses fondateurs, ses «chefs spirituels», disparaissent. Or comment peut-on construire quelque chose à partir de la destruction? Le dénouement de Julius Caesar a quelque chose de comique dans sa plus grande noirceur: tous les conjurés meurent! «Une pièce de dépressifs, ni plus ni moins», ironise Arthur Nauzyciel22! Dans sa mise en scène, Titinius meurt en se mettant deux doigts dans la bouche. On entend un coup de feu. Puis le fils de Marcus Cato s’effondre sous une rafale de mitraillettes dont on entend seulement les détonations successives. Citus s’écroule d’un coup de feu dans le dos (mais l’arme et l’adversaire sont toujours invisibles.) La mort de Brutus est plus sobre: il tombe dans les bras de Strato, sans bruit, puis son corps est posé à terre23. Toutes ses morts s’enchaînent sans que le public ait le temps de souffler. Cela condense l’Histoire à l’instar de cette mise en scène dont la recontextualisation en 1960 opère un raccourci entre les continents et les âges. Pour le metteur en scène et le public, les années soixante véhiculent le désir de réinventer la vie, d’aller vers l’innovation technologique et la créativité cinématographique à travers les films de science-fiction, mais en ce vingt-et-unième siècle, elles sont aussi le passé. Ces années ont eu un impact, encore vivant aujourd’hui: le spectre de Kennedy a longtemps hanté l’histoire politique américaine, tout comme celui de César dans les nuits agitées de Brutus.
15Autant de parallèles, d’images, d’impressions, qui font de cette mise en scène un véritable «collage», ce type de tableau Moderne qui rassemble matériaux et couleurs sous forme de patchwork. Les fresques monumentales d’Andy Warhol ou d’Harold Rosenberg dérangeaient autant qu’elles fascinaient. C’est aussi le cas de ce Julius Caesar plutôt désarçonnant dans la mesure (ou la démesure) où il foisonne d’idées. Lors de la rencontre-plateau succédant à la représentation le 16 octobre dernier, les questions du public fusent. On veut essayer de «recoller» les morceaux de ce tableau ingénieux. Car, il faut l’admettre, que l’on adhère ou pas à ce parti pris esthétique, le travail a été mené avec une grande intelligence. Arthur Nauzyciel a mûrement et efficacement réfléchi son projet. Il sait très bien en parler, avec beaucoup de cœur. La troupe qui l’entoure le jour de la rencontre paraît soudée, parée pour sa tournée en France, comme les troupes du temps de Shakespeare où le collectif était une des conditions sine qua non menant au succès – les comédiens du Songe d’une nuit d’été nous le rappellent bien. Visiblement, chacun vit cette aventure avec passion. Il en résulte une très belle interprétation du texte de Shakespeare et une certaine cohérence (bien qu’absente des principes aristotéliciens de la tragédie) dans le dernier tableau: après l’oraison funèbre d’Antoine et l’hommage rendu par Octave, tous les acteurs, y compris les morts, une flûte de champagne à la main, se lèvent et trinquent à la mémoire de César. Une chorégraphie collective, conçue par Damien Jalet, est alors fort bien accomplie, la langue des signes en support. Le public applaudit à tout rompre devant un final si brillant. Et alors qu’il quitte la salle et que le trio de jazz interprète son «Bang Bang» dans le brouhaha, certains acteurs rapportent les panneaux blancs du premier acte, les disposent face public, dévoilant le verso de chacun d’entre eux: le visage de César.
Le verso des panneaux: l’effigie de César
Photo: Frédéric Nauzyciel.
16C’est bien l’histoire de celui-ci, ou la reproduction du même, qui à jamais se poursuit au fil des siècles: «[F]or always I am Cesar» (I.2.213).
Liens
17Diaporama par Frédéric Nauczyciel:
http://seeyoutomorrow.free.fr/juliuscaesar/
18Emissions sur France culture diffusées du 18 au 22 février 2008 :
http://www.arte.tv/fr/art-musique/journal-culture/1943234.html
19Reportage sur Fr3 Centre (octobre 2009):
http://culturebox.france3.fr/all/16000/Le-%22Jules-C%E9sar%22-d'Arthur-Nauzyciel-fait-fureur-au-centre-dramatique-national-d'Orléans
Notes
1 Arthur Nauzyciel: « À chaque fois que je me confronte à un texte classique, j’ai le sentiment de devoir mettre en scène «un souvenir du futur». Comme un témoignage pour le futur de ce que nous sommes et ce que nous étions», in Dossier de presse de Julius Caesar, CDN Orléans/Loiret/Centre, 2009. Voir aussi notre sous partie intitulée «La technique du collage».
2 Cycle de conférences organisé par l’Association Guillaume Budé présidée par M. Malissard: «La modernité de Julius Caesar», Gérard Hocmard(6 octobre 2009); «On tue César… et après?», Paul M. Martin(13 octobre 2009); «L’assassinat des Césars au cinéma», Claude Aziza (20 octobre 2009); Carte blanche au cinéma des Carmes, Orléans: projection de JULES CÉSAR, film de Joseph Mankiewicz, 1953, USA.
3 Propos recueillis à l’occasion de la rencontre-public post-représentation, vendredi 16 octobre 2009.
4 A ce sujet, on se reportera à l’article de Gwylim Jones, «‘Thus Must Show on Fire’: tempête et spectacle lors de l’inauguration du Globe», Les Cahiers de la Licorne, Les Cahiers Shakespeare en devenir, Cahiers n°2. En ligne : http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/document4254.php.
5 La pièce a été représentée au Barbican Centre de Londres et au Palais de Chaillot à Paris en 2005.
6 Propos recueillis lors de la présentation du spectacle samedi 3 octobre, CDN Orléans.
7 Les années soixante sont fortes du jumelage entre passé et avenir tout comme, un peu plus tard, COSMOS 99, série culte des années 70 qu’Arthur Nauzyciel tient pour référence.
8 Les citations en anglais sont tirée de Stanley Wells & Gary Taylor, Tragedies,Oxford, OUP, The Oxford Shakespeare, [1987] 1994, p. 1089-1121.
9 Le répertoire choisi est celui de Julie London, actrice et chanteuse américaine. Sa chanson «Cry Me a River» lui vaut un succès international dans les années cinquante. Quant à sa carrière cinématographique, elle se prolonge jusque dans les années soixante-dix.
10 Dialogue avec Arthur Nauzyciel lors d’une journée d’études, vendredi 9 octobre, CDN Orléans, en partenariat avec les universités de Poitiers et d’Orléans.
11 Plutarque, Les Vies parallèles, Tome 9 (Alexandre-César), Paris, Les Belles Lettres, 1975.
12 Voir aussi «Get you to bed again; it is not day» (II.1.39) ; « Boy, Lucius! – Fast asleep? It is no matter » (II.1.228) ; «I know young bloods look for time of rest» (IV.2.313) ; «Didst thou dream, Lucius, that thou so criedst out?” (IV.2.345).
13 Livret pédagogique de Julius Caesar,CDN Orléans/Loiret/Centre, 2009, (non paginé).
14 Casca(qui narre l’épisode du couronnement de César): «If the tag-rag people did not clap him and hiss him, according as he pleased and displeased them, as they use to do the players in the theatre, I am no true man». (1.2.258-261). Brutus: «[…] hear it as our Roman actors do, / With untired spirits and formal constancy» (2.1.225-226).
15 Suggestions émises par Arthur Nauzyciel lors de la rencontre-public après la représentation du 16 octobre où je l’interrogeais sur le sens de la toile peinte. Pourquoi en effet y représenter un public absent en miroir du nôtre, bien présent quant à lui?
16 The Sixth Sense, 1999, par M. Night Shyamalan.
17 The Others, 2001, par Alejandro Amenábar.
18 Arthur Nauzyciel, in «Note de mise en scène», op. cit.
19 Il a notamment été formé par Antoine Vitez et a joué sous la direction d’Éric Vigner, d’Alain Françon et de Jacques Nichet, entre autres.
20 L’ART, créé en 1979 par Robert Brustein, se revendique du théâtre d’art. Auparavant, l’art dépendait de fonds privés ou du Box Office (cf. aussi à ce sujet: Brigitte Salino, «Arthur Nauzyciel, exception française», Le Monde, 13 mars 2008,p. 3). Le théâtre était commercial et ses places onéreuses étaient réservées à un public sélectif. L’ART pratique des tarifs plus bas et vise un auditoire plus populaire. C’est un lieu emblématique où nombre de metteurs en scène étrangers sont invités, ce qui est rare aux États-Unis. De grands noms, parmi lesquels figurent Andrei Serban, Peter Sellars, Ian Kott, Don Dellillo ou Bob Wilson, ont travaillé à l’ART. Actuellement dirigé par Diane Paulus, il réside au Loeb Center de l’Université d’Harvard. Arthur Nauzyciel y a déjà travaillé en 2007 en dirigeant les élèves dans Abigail’s Party de Mike Leigh.
21 Arthur Nauzyciel rappelle la victoire de l’image sur la parole, si flagrante durant la campagne présidentielle de 1960 opposant Nixon et Kennedy. Le premier était meilleur orateur, mais le second plus télégénique.
22 Op. cit., voir note 10.
23 Dans la pièce, il se jette sur l’épée de Strato: Strato holds the sword, while Brutus runs on it.