Falstafe vs Falstaff?

Par Dominique Drouet-Biot
Publication en ligne le 28 janvier 2010

Compte rendu de la représentation de Falstafe de Valère Novarina donnée à la Comédie de Genève le 2 novembre 2008. Mise en scène de Claude Buchvald, avec Gilles Privat dans le rôle titre.

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Genèse: de Shakespeare à Novarina

1L’adaptation du Henry IV de Shakespeare est une histoire en deux temps: Falstafe est la première œuvre publiée par Valère Novarina, en 1976, aux éditions Christian Bourgois. Écrite d’avril à décembre 1975, elle est le fruit d’une commande de Marcel Maréchal, qui en fit la mise en scène pour l’inauguration du Nouveau Théâtre National de Marseille, le 24 février 1976.

2En 2008, ce texte fait l’objet d’une réédition chez P.O.L, conjointement à la mise en scène de Claude Buchvald, jouée au Théâtre national de Chaillot le 12 mars, puis à la Comédie de Genève du 28 octobre au 8 novembre 2008.

3La réécriture de Novarina répond à la volonté de centrer davantage la pièce autour du personnage de Falstaff: il n’est plus le bouffon ponctuel d’interludes comiques, offrant un contrepoint critique et parodique du monde de la cour, et permettant au spectateur une relâche au milieu des déchirements politiques et des enjeux de pouvoirs du royaume d’Angleterre. Ainsi Falstafe englobe-t-il les deux pièces de Shakespeare (Henry IV 1ère partie et Henry IV 2ème partie), laissant à l’arrière plan leur dimension historiqueet portant sur le devant de la scène le ventru Jack Falstafe, désormais personnage éponyme.

Côté mise en scène

4Le projet de mise en scène porté par Claude Buchvald est né d’une rencontre: celle d’un personnage, Falstaff, et d’une «écriture de la frontalité1»; Claude Buchvald connaît bien, en effet, Novarina dont elle a déjà mis en scène et créé des textes. Pour elle, l’écriture de ce dernier «implique l’échange avec le public2» et suscite, dans quelque ville que se déplace la troupe, une résonnance.

5Pour mettre en valeur la langue de Novarina et donc le personnage de Falstaff (puisque c’est sa faconde qui le fait exister), Claude Buchvald a fait le choix d’une mise en scène sobre.

6La cour d’Henri IV n’est figurée que par un rideau rouge devant lequel un voilage sombre condamne à une identité fantomatique les personnages de l’ombre comme Exton, assassin bien mal récompensé de ses soins par son roi; le ton est donné par Henri IV dès la deuxième réplique: «Exton, je ne te remercie pas3» – l’exercice de la monarchie n’est pas une entreprise philanthropique; la couronne prend mais ne rend pas. La dimension historique et politique de la pièce reste en arrière-plan chez Novarina. Sur scène, ce sont des détails comme la doublure des culottes du roi et de Falstafe, taillée dans le drapeau anglais, qui servent au rappel visuel du contexte– de là à supposer que, pour Falstaff, le patriotisme n’est qu’une culotte bouffante, il n’y a qu’un pas.

7Dans la scène suivante, qui marque le début de l’alternance entre le lieu de l’autorité royale et le lieu de dévoiement qu’est la taverne, seules quatre boules de papier japonais descendant des cintres signalent l’entrée dans l’auberge, fief de Falstafe.

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Falstafe (Gilles Privat). Photo: Loïc Venon.

8Plus tard, une fois la guerre civile déclarée, l’espace des combats ne sera symbolisé que par une tour de guet d’où chaque camp scrute, hors scène, l’avancée de l’ennemi.

9Dans les trouvailles tout à fait réjouissantes, notons les tables de l’auberge a priori apportées vides sur scène mais qui se couvrent de victuailles fixées sous la table, par un mécanisme simple de trappes, que Francis n’a qu’à ouvrir pour préparer un festin.

10Cette sobriété, la metteure en scène la revendique: à contre-courant de la mode actuelle. Elle a désiré travailler sur l’auditif plutôt que sur le visuel – en cela fidèle à l’époque de Shakespeare où l’on allait écouter (hear) plutôt que voir (see) une pièce. C’est d’ailleurs l’importance accordée à l’oralité qui la rapproche de Novarina: «J’ai été saisie par la vitalité de cette langue qui procède essentiellement de l’oralité, comme chez Shakespeare, Rabelais ou Molière4». Il ne s’agissait donc pour elle ni de faire des images, ni de laisser la part trop belle à la scénographie.

11Dans ces décors sobres mais efficaces évolue une troupe de comédiens qui réalisent un sans faute.

Côté comédiens

12Avec quatorze comédiens sur scène, Claude Buchvald a d’abord cherché à créer une cohésion et une ambiance de troupe qui permettent un jeu rigoureux, guidé par une grande qualité d’écoute collective: de son point de vue, les répétitions quotidiennes à l’italienne ont été un des temps forts du travail de préparation.

13Pour composer sa troupe, la metteure en scène a cherché des comédiens nourris par le «désir de dévorer la langue5». Aux comédiens connus, avec lesquels elle a l’habitude de travailler, se sont ajoutés Gilles Privat, dans le rôle titre, et Mathieu Genet, dans le rôle du Prince; tous deux forment un duo aussi discordant qu’harmonieux. Aux rondeurs maladroites de baudruche de Falstafe répond le physique tout en finesse et en fluidité du Prince.

14En accord avec la metteure en scène6, la corpulence maternelle de Falstafe est le giron dans lequel le jeune Harry vient lover son corps de jeune fille. Il y a un rapport charnel entre ces deux-là. La scène de mise abyme dans laquelle Falstafe, jouant le roi Henri IV, est déposé par Harry, qui s’estime mieux à même d’interpréter son père, est un ballet des corps: Falstafe glisse au bas de la table inclinée qui figurait le trône, tandis que le Prince grimpe avec agilité au sommet: c’est un des moments de grâce de la pièce.

15Du point de vue de Mathieu Genet, le Prince, chez Novarina, est surtout un personnage qui ne sait pas où il va, ni qui il est, mais qui se trouve rattrapé par l’Histoire et sommé de remplir sa fonction de Prince, alors que son attachement à Fastafe est sans doute sincère. Mathieu Genet explique d’ailleurs comment se traduit dans son jeu l’incertitude de son personnage: «Plus je le joue, moins j’ai la maîtrise de l’endroit où il bascule7».

16Preuve est du flottement du personnage du Prince, qui ne serait qu’un enfant contraint de grandir, la suppression, chez Novarina, du monologue qui dans la pièce de Shakespeare révèle son machiavélisme – «Je me conduirai mal, mais par habileté» (I.2.187)8.

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Falstafe (Gilles Privat), Le Prince (Mathieu Genet), Ned (Bastien Thelliez).

Photo: Loïc Venon.

17En marge des personnages principaux, Francis, interprété par Didier Dugast, tient bien son rôle et gagne en finesse: il est bien le benêt dont se jouent Poins et le prince, mais la mise en scène lui donne d’être le témoin lucide de la forfanterie de Falstafe. Ainsi, lorsque Falstafe – revenant bredouille de l’attaque de Gadshill, après avoir été déplumé à son insu par ses comparses hilares – se vante d’avoir repoussé des assaillants plus nombreux à chaque réplique, Francis, arbitre en retrait, note au fur et à mesure, à la craie sur son plateau, les nombres annoncés par Falstaff puis démentis aussitôt pour être multipliés.

18Enfin, parmi les personnages secondaires qui prennent un relief tout particulier, notons la prestation jubilatoire de Jean-Christophe Folly qui interprète un Percy bestial à souhait, poussant son cri primitif avant chaque sortie de scène: c’est le personnage le plus shakespearien de cette mise en scène.

Le poids de Falstaff

19En effet, c’est là le point qui peut nuancer l’enthousiasme provoqué par cette mise en scène: impeccable et bien calibrée, elle nous a cependant semblé trop sage. Le parti pris de Novarina, faire de Falstafe le personnage central de la pièce, laissait entrevoir la possibilité de rencontrer sur scène un Falstaff débridé, libéré du poids de l’Histoire, quasiment en roue libre, incontrôlable. C’est aussi ce que laissait présager le résumé de la pièce annonçant «un moment de théâtre truculent qui provoque un rire libérateur».

20Mais le Falstafe de Gilles Privat et de Valère Novarina n’est pas le jouisseur excessif que nous attendions, faisant voler en éclat morale et bienséance; il est drôle, certes, mais d’une drôlerie mélancolique, car déjà trop conscient de sa fin. Falstafe a du mal à tenir debout sous le poids de Falstaff, car ce qui nuit à cette pièce, c’est probablement la volonté du spectateur de retrouver le personnage shakespearien, encore plus décapant dans la langue de Novarina. Or la langue de Novarina reste ici très proche des traductions reconnues, et l’auteur peine lui-même à définir son travail: réécriture, transposition, adaptation? Il a voulu «mettre le français en mouvement comme Shakespeare met l’anglais en mouvement», créer une «équivalence dynamique9». Le résultat semble pourtant trop similaire au texte original pour que prenne forme une interprétation inédite du verbe shakespearien. Et la pièce ne reflète pas du tout la spécificité de l’écriture si particulière de Valère Novarina.

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Maître Chaloup (Claude Merlin), Silence (Didier Dugst), Falstafe (Gilles Privat), Le Page dans l’arbre (Loïc Venon). Falstafe se voit déjà à la cour; maître Chaloup le reçoit cordialement, conscient qu’«un ami à la cour vaut mieux qu’un million dans la poche10

Photo: Victor Tonelli.

21La nouveauté de Falstafe n’est donc pas dans la langue, mais dans le sens donné à la pièce, et, du même coup, c’est aussi son risqueparce qu’elle prend en défaut l’horizon d’attente du spectateur: la pièce de Novarina n’est pas une réflexion sur le pouvoir, mais un adieu nostalgique au monde de l’enfance. Claude Buchvald met en lumière cet aspect du personnage: «Falstafe refuse le monde des adultes11». Il est un enfant qui refuse de grandir et qui s’en voit condamné; le Prince, lui, est contraint d’entrer dans le monde adulte et d’abandonner, de bannir, sa vieille peluche – Valère Novarina utilise une autre comparaison: les dernières répliques du Prince sont, pour lui, comme les paroles d’un homme congédiant une vieille maîtresse le jour de son mariage.

22Parce qu’elle est une pièce de jeunesse, émettons pour conclure l’hypothèse suivante: le rapport du Prince à Falstafe reflète celui de Novarina lui-même à Shakespeare et révèle une nouvelle fois la difficulté, tout à l’honneur du dramaturge contemporain, de s’approprier l’héritage shakespearien12.

Notes

1  Extrait du débat organisé autour de la pièce, le dimanche 2 novembre à la Comédie de Genève. Débat intitulé « Falstafe ou l’observatoire du monde », animé par Karelle Ménine, journaliste et écrivain, en présence de Valère Novarina, Claude Buchvald et la troupe des comédiens.

2 Ibid.

3  Valère Novarina, Falstafe d’après Henri IV de Shakespeare, Paris, P.O.L, p. 9.

4  Extrait de l’entretien de Claude Buchvald accordé à Eva Cousido et publié dans Le Journal de la Comédie n°47, nov.-déc. 2008.

5  Extrait de « Falstafe ou l’observatoire du monde », débat cité, ibid.

6  « J’ai imaginé un Falstafe plutôt maternant. Les deux personnages sont unis par un véritable lien d’amour. Ce que Falstafe donne au Prince, avant tout, c’est de l’affection, de la joie, une vitalité terrienne. » Extrait de l’entretien de Claude Buchvald accordé à Eva Cousido et publié dans Le Journal de la Comédie n°47, nov.-déc. 2008.

7  Extrait de « Falstafe ou l’observatoire du monde », débat cité, ibid.

8  William Shakespeare, Henry IV, The History of Henry the Fourth, Première Partie, Traduction de Michel Grivelet, Paris, Aubier, coll. “Domaine anglais bilingue”, 1983, p. 97.

9  Extrait de « Falstafe ou l’observatoire du monde », débat cité, ibid.

10  Valère Novarina, op. cit., p. 177.

11  Extrait de l’entretien de Claude Buchvald accordé à Eva Cousido et publié dans Le Journal de la Comédie n°47, nov.-déc., 2008.

12  On pourra consulter avec profit le site de La Comédie de Genève qui propose un dossier de presse, un dossier pédagogique ainsi que quelques clichés de la représentation. Voir http://www.comedie.ch/events/index/640.

Pour citer ce document

Par Dominique Drouet-Biot, «Falstafe vs Falstaff?», Shakespeare en devenir [En ligne], Mises en scène de réécritures de pièces de Shakespeare, L'Oeil du Spectateur, N°1 - Saison 2008-2009, mis à jour le : 30/04/2010, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=175.

Quelques mots à propos de :  Dominique Drouet-Biot

Dominique DROUET-BIOT est agrégée de Lettres Modernes. Elle a travaillé sur l’œuvre de Jude Stéfan, sur la référence littéraire dans l’œuvre de Gilles Deleuze et a contribué à l’ouvrage Deleuze et les écrivains, littérature et philosophie, dir. B. Gelas et H. Micolet  (Éditions Cécile Defaut, 2007). Elle a écrit «Le monde à peu près de Jean Rouaud: de la faillite du fils à l’avènement de l’auteur» (à paraître, 2009) et «Le message codé nommé poème: Alain Jouffroy, poète secret?» (à paraître dans ...