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Folie, mimésis et théâtralité dans King Lear
Par Delphine Lemonnier-Texier
Publication en ligne le 28 janvier 2010
Résumé
Madness, Mimesis and TheatricalityThe early modern perception of madness was influenced by social codes and medical, as well as religious, beliefs. The representations of madness on the early seventeenth-century stage reflected a number of these perceptions, but also provided the spectators with certain keys for deciphering the spectacles of madness which abounded, thanks, for instance, to Bedlam hospital and the performing of exorcism by Puritan preachers, as well as Catholic priests. Madness generated anxiety in a society whose strict social, religious and political codes were hardly compatible with the shifting status of the distracted subject. Similarly disturbing elements were sexual ambivalence and supposed manifestations of the supernatural. All these are linked with the metadramatic dimension of stage performance. The treatment of madness in King Lear includes the emergence of a dichotomy in dramatic space and the loss of mental bearings by Lear and Gloucester. Because of the dramatic irony in their presentation, their madness stands out as the symptom of their inability to appreciate the rules of theatricality. Just as sanity and madness are linked with dramatic space, the issue from the spectator’s point of view is one of distance and proximity, not quite in Weimann’s terms of stage geography, with a division between locus and platea, but rather in terms of dramatic illusion and dramatic awareness. The spatial dichotomy is paralleled by a dichotomy between the characters who master the art of theatrical illusion and those who fall victim to it. The former adopt disguises and keep their sanity, though they may feign madness; the latter go mad in exposing pseudo-miracles as theatrical frauds, so that belief is defined as interpretive madness, and the absolute power of theatrical performance on its spectators is demonstrated.
Table des matières
Texte intégral
1La notion de folie dans l’Angleterre élisabéthaine et jacobéenne recouvre une variété d’états, de comportements et de types étiologiques et sociaux, reflétée par l’instabilité sémantique du lexique présent dans les textes tant littéraires que religieux ou médicaux1. C’est que l’épistémè de la fin du XVIe siècle s’attache à la multiplicité des causes, en attribuant un vocable spécifique à chaque facteur inducteur, là où l’époque moderne voit un groupe défini par sa déviation par rapport à un modèle normatif. En somme, il y a, à la Renaissance, davantage des folies qu’une folie; la mélancolie, l’hystérie, la possession démoniaque sont autant d’exemples de cette pluralité dénominative, dont le lexique shakespearien porte la trace, et dont les personnages affichent, de manière temporaire ou permanente, tout ou partie des symptômes.
2Comme tout autre élément constitutif du personnage de théâtre, la folie pose le problème du statut mimétique de ce dernier : faut-il considérer que le personnage reproduit ou déforme les images de la folie qui circulent dans le monde des spectateurs et du dramaturge, ou bien, au contraire, que la représentation théâtrale informe la conception que les spectateurs ont de la folie, et en offre une grille de lecture potentielle? La réponse se situe probablement quelque part entre les deux, dans le jeu de reflets et d’échos incessants que toute œuvre d’art instaure nécessairement entre l’univers réel de son destinataire et l’univers fictif de ses personnages2.
3Dans l’univers élisabéthain et jacobéen et les codes qui le régissent, la folie, tout comme la sorcellerie et l’ambivalence sexuelle, est source d’angoisse parce que difficile à circonscrire, tant conceptuellement que pratiquement. Parce que le discours sur la folie fait partie des outils qui permettent au début du XVIIe siècle de conceptualiser la frontière entre naturel et surnaturel, masculin et féminin, corps et esprit, folie réelle et folie feinte, il acquiert sur la scène, lieu de la mise en jeu des glissements incessants entre ces catégories, une acuité et une pertinence qui en font l’un des supports privilégiés de la dimension métadramatique3. Pour pouvoir s’intégrer à l’univers dramatique, la folie doit être rendue déchiffrable. C’est le cas du Fou du roi, qui est un personnage issu de la tradition médiévale, en situation de proximité immédiate avec le spectateur, ce que Weimann désigne comme un personnage de la platea4. Cette caractéristique est présente dans la comédie shakespearienne, mais dans la tragédie les repères se brouillent: dans King Lear, plusieurs figures de la folie côtoient et accompagnent le roi déchu qui devient lui-même fou selon un schéma qui enrichit le répertoire de personnages types de la folie dans le théâtre jacobéen, en liant folie et illusion théâtrale. C’est en termes de positionnement des personnages par rapport à la théâtralité que la folie s’inscrit dans la dynamique tragique, selon le type d’espace dramatique dans lequel évoluent les personnages (selon qu’il est mimétique ou théâtral), ainsi que dans la distinction qui s’opère entre ceux qui maîtrisent la théâtralité et ceux qui en sont les victimes5. La pièce définit ainsi une sorte de carte de la folie, articulée selon les repères de la réception théâtrale, pour remettre en question la notion même d’autorité6.
Scission de l’espace dramatique et spatialisation de la folie
4Dans la première scène de la pièce, le pouvoir politique absolu est dans les mains d’un roi que son plus fidèle ami, Kent, qualifie de fou: «[…] be Kent unmannerly / When Lear is mad7.» Dans l’Acte IV, scène 6, le pouvoir est également dans les mains d’un fou, Tom, dont le vieux serviteur de Gloucester a amplement souligné l’état, avant de le laisser en sa compagnie: «’Tis poor mad Tom.» (IV.1.28), «Madman and beggar too » (IV.1.32), «Alack, sir, he is mad » (IV.1.48). Entre ces deux scènes, pourtant, tout l’univers politique et dramatique de la pièce a été bouleversé. Dans l’Acte IV scène 6, Lear n’a pas cessé d’être fou, mais il n’est plus roi. Il a banni sa fille et son serviteur Kent, et c’est désormais lui qui erre, égaré physiquement et mentalement au point d’en être méconnaissable, comme si son emportement insensé de l’Acte I scène 1 s’était retourné contre lui. Ce paradoxe est la conséquence du profond bouleversement initié par sa colère tyrannique, qui se traduit d’un point de vue structurel par la scission de l’espace dramatique en deux sphères distinctes. Il y a d’une part celle du pouvoir politique, de la cour, et de ceux qui détiennent la couronne, et d’autre part la sphère des exclus, où sont condamnés à errer ceux des personnages qui sont rejetés de l’espace du pouvoir. Trois figures sont ainsi expulsées de la sphère patriarcale et royale, Cordélia, Kent, et Edgar. Leur devenir offre trois perspectives sur les déclinaisons possibles du bannissement: la disparition pure et simple par le départ effectif (la France étant hors-scène), la présence effective sous un déguisement (Kent devenu Caius), et le déguisement couplé à l’errance (Edgar devenu Tom). Ceux qui restent sont condamnés à se déguiser, ce qui fait d’eux des fous aux yeux des autres personnages, et souligne la prévalence de la théâtralité dans cet espace de l’exclusion: c’est le cas pour Kent, déguisé en Caius, qui révèle son déguisement au spectateur dans un bref monologue au début de l’Acte I scène 4, et auquel le Fou demande de prendre son bonnet: «here’s my coxcomb» (I.4.94), «Sirrah, you were best take my coxcomb» (I.4.96), «There, take my coxcomb» (I.4.100). Cette insistance s’explique par la nécessité, pour suivre Lear, d’endosser un costume de Fou: «if thou will follow him, thou must needs wear my coxcomb» (I.4.103). La même nécessité s’impose à Edgar, qui décide de se déguiser en une autre figure de fou, socialement et historiquement proche des spectateurs jacobéens, celle de Tom, le pensionnaire de Bedlam. Cette identité d’emprunt se décline selon les mêmes critères de théâtralité que les travestissements sexuels dans les comédies, puisque le spectateur est complice de la transformation et que le personnage en explique les détails avant de l’effectuer. Tout comme Kent, Edgar reste sain d’esprit, alors que Lear et Gloucester, les deux personnages qui n’adoptent aucun déguisement lorsqu’ils s’écartent de la sphère du pouvoir, perdent en partie ou totalement la raison: Gloucester, au comble du désespoir, tente de mettre fin à ses jours, tandis que Lear sombre dans la folie.
5Le cas du Fou du roi est particulier, dans la mesure où c’est un personnage qui n’entre en scène que lorsque Lear s’est lui-même exclu de la sphère du pouvoir en renonçant à sa couronne8. Il entérine le travestissement de Kent en lui proposant son bonnet, et suit, comme lui, Lear dans sa fuite éperdue, lorsqu’il quitte la demeure de Goneril où on lui conteste sa place, puis en décidant de quitter celle de Gloucester, après la confrontation avec Régane et Goneril qui réduisent sa place à néant. Le Fou apparaît en même temps que Kent déguisé en Caius, et il accompagne le passage de Lear de la sphère du pouvoir à celle de l’exclusion, comme le montrent les commentaires rétrospectifs qu’il fait sur l’Acte I scène 1, puis sur Goneril et Régane afin de montrer à Lear l’étendue de son erreur. Sa relation avec Lear est placée sous l’angle de celle du maître et du disciple, selon un code proche de celui de l’apprentissage d’un rôle de théâtre : «Sirrah, I’ll teach thee a speech» (I.4.113), puis Lear le sollicite: «No, lad, teach me» (I.4.136). Dans la scène suivante, Lear commence à maîtriser le discours qui caractérise le Fou, comme le montre l’appréciation de ce dernier: «Yes indeed, thou wouldst make a good fool» (I.5.36), mais cette capacité nouvelle, loin de lui permettre de se préserver de la folie véritable, s’accompagne au contraire d’une conscience aiguë que celle-ci est toute proche : «O let me not be mad, sweet heaven! I would not be mad» (I.5.43-44).
6La dynamique tragique se construit donc sur une dichotomie spatiale, selon une logique centrifuge entre la sphère du pouvoir et l’espace de l’exclusion, comme c’est le cas dans les comédies, comme A Midsummer Night’s Dream ou As You Like It, à la différence près que l’espace qui constitue une alternative à l’univers oppressif de la sphère politique dans King Lear n’est pas celui d’une initiation positive: ce n’est pas une forêt que parcourent les exclus, mais un univers aux allures apocalyptiques, et où le seul mode d’être possible est la folie, qu’elle soit feinte ou réelle, un univers cauchemardesque et éprouvant, sur lequel le remède habituel du sommeil ne fonctionne qu’en partie. L’autre différence majeure réside dans le personnage même de Lear, qui est à la fois celui qui expulse Cordélia et Kent, et celui qui se retrouve ensuite expulsé. Parce qu’il occupe successivement les deux pôles de cette dynamique spatiale, il n’est pas surprenant que la trajectoire tragique de Lear soit définie comme une complète perte des repères géographiques. Lorsqu’il se réveille, auprès de Cordélia, il ne s’interroge pas sur ce qui lui est arrivé, mais sur l’endroit où il se trouve: «Where have I been? Where am I?» (IV.7.52-53) demande-t-il, tout en reconnaissant ses faiblesses: «I am a very foolish, fond old man […] I fear I am not in my perfect mind» (IV.7.60, 63).
7L’espace de l’exclusion est, pour Lear et Gloucester, celui de la désorientation : dans l’Acte IV, scène 6, Gloucester est fermement convaincu qu’il sait où il se trouve, mais la falaise n’existe que dans son imagination. Aussi malléable que l’espace du plateau – dont il emprunte toutes les caractéristiques à l’Acte IV scène 6 – cet espace des exclus est le lieu du déchaînement des éléments et de l’esprit, comme le souligne Lear lui-même:
King Lear : When the mind’s free,
body’s delicate: this tempest in my mind
Doth from my senses take all feeling else,
Save what beats there, filial ingratitude. (III.4.11-14)
8Ce n’est pas tant un lieu dramatique que figure cet espace des exclus qu’un état d’âme correspondant au désespoir de ceux qui ont tout perdu, désespoir contre lequel le déguisement, l’identité d’emprunt, permettent de lutter. Dans cette géographie symbolique, un pas peut précipiter le personnage dans la folie, ou marquer le paroxysme de son désespoir suicidaire. Lear spatialise ainsi la folie en la définissant comme un lieu, une direction: « O that way madness lies, let me shun that» (III.4.21), et il suffit à Gloucester d’un ultime pas pour se précipiter dans le vide, c’est-à-dire laisser libre cours à son désespoir suicidaire. Ce sont les degrés de la folie que les personnages de Lear et Gloucester parcourent, l’un vers la déraison et la furie, l’autre vers la mélancolie suicidaire. Ainsi c’est lorsque Gloucester rejoint Lear dans la nuit et la tempête qu’il commence à ressentir les premiers signes de la folie, comme il le confie à Kent: «I am almost mad myself» (III.4.162), «The grief hath crazed my wits» (III.4.166). Sa simple présence dans l’espace de l’exclusion commence à avoir sur lui les mêmes effets que sur Lear: la folie le gagne. Et de ce séjour, personne ne ressortira indemne, comme le souligne le Fou : «This cold night will turn us all into fools and madmen» (III.4.76).
9Pour souligner la justesse de cette prédiction, l’Acte III, scène 6 met en scène les trois folies incarnées par Tom, Lear et le Fou. Ce dernier sert de témoin de la déraison de Lear, qui croit sa fille présente alors qu’il s’adresse à un tabouret : «Cry you mercy, I took you for a joint-stool» (III.6.51). Edgar continue à jouer son rôle de possédé, mais pour la première fois il avoue au spectateur la difficulté que cela constitue pour lui,dans un aparté: «My tears take his part so much / They mar my counterfeiting» (III.6.59-60), et Lear, qui a perdu toute raison, pense non seulement avoir encore le pouvoir absolu de rendre la justice, mais également être dans un tribunal avec un juge et un sage, alors qu’il s’agit de Tom et de son Fou. Kent, Edgar et le Fou servent donc ici de repères au spectateur, afin qu’il mesure l’écart qui se creuse toujours davantage entre les éléments et personnages présents et l’interprétation fantaisiste qu’en fait Lear. La folie de Lear s’articule à l’ironie dramatique. Lear occupe en effet la fonction d’autorité dans cette scène, où il assigne à chacun sa place (III.6.21-22, 36-39), mais il est lui-même dupe de son propre spectacle. En outre, il est incapable de maintenir la cohésion de son univers fictif: c’est ainsi qu’ayant qualifié deux fois Tom de juge (21, 36), il voit ensuite en lui un individu qui porte le costume perse: «I do not like the fashion of your garments. You will say they are Persian attire, but let them be changed » (III.6.76-78). L’absence de vêtements de Tom souligne l’égarement de Lear, tout en ajoutant à la scène une dimension comique. La folie de Lear réside dans son absence de recul face aux simulacres qu’il met lui-même si bien en place qu’il est victime de sa propre mise en scène.
10La dichotomie du lieu dans l’univers de la pièce définit donc non seulement deux types d’espaces, mais aussi deux modes d’utilisation de l’espace dramatique. Dans la sphère du pouvoir, l’espace demeure mimétique et stable: ce sont les lieux du pouvoir qui sont figurés, la cartographie y est possible et présente, comme le souligne la présence de la carte dans l’Acte I scène 1. Gloucester, qui demeure plus longtemps dans cette sphère que Lear, mais le rejoint toutefois dans l’espace de l’exclusion, tente de ramener les exclus / les fous dans l’espace où règnent les lois de la géographie. C’est à Douvres qu’il dit à Kent d’emmener le roi, à Douvres que Régane lui enjoint de se rendre en reniflant son chemin, à Douvres aussi qu’il demande à Tom de le conduire. C’est pourtant sur une falaise de théâtre qu’il se retrouvera, falaise qui n’existe que dans la description qu’en fait Edgar9.
11Dans l’espace des exclus, la dimension mimétique du lieu est extrêmement réduite (tout au plus peut-on y trouver le refuge à l’intérieur duquel le Fou et Kent veulent faire entrer Lear, et où se trouve déjà Tom, dans l’Acte III, scène 4, et un espace non défini, où Gloucester les emmène, et que Kenneth S. Jackson qualifie d’espace de la folie10). Lorsque dans cet espace de la folie un lieu est figuré selon les codes de la mimésis théâtrale, il s’agit d’une illusion: dans l’Acte III scène 6, le tribunal n’existe que dans l’imagination de Lear et constitue le signe le plus visible de sa déraison. Dans l’Acte IV, scène 6, la falaise et la plage n’existent que dans l’imagination d’Edgar / Tom qui les a créées, et de Gloucester qui croit à cette illusion. Cet espace fictif complexe (la falaise, la mer et la plage), sur lequel Edgar offre une perspective d’abord descendante, puis ascendante, s’accompagne de l’énumération d’un éventail de perceptions sensorielles liées au repérage spatial, qui comprend la vue, qui fait défaut à Gloucester, mais aussi la sensation physique du fait de gravir une pente, ainsi que le bruit, qui font tout autant défaut, non pas parce que Gloucester a été mutilé mais parce que l’espace dans lequel il se trouve est dénué de ces caractéristiques. Le tableau créé par la description d’Edgar correspond précisément à l’usage fait par Shakespeare, dans l’ensemble de ses pièces, de la capacité du langage à créer les lieux dramatiques que le plateau nu de la scène élisabéthaine est bien impuissant à figurer11. Pourtant, le spectateur de King Lear n’est rapidement plus en mesure d’être victime de la même illusion que Gloucester, en raison des apartés d’Edgar: «Why I do trifle thus with his despair / Is done to cure it» (IV.6.33-34), «Had he been where he thought, / By this had thought been past » (IV.6.44-45). L’ironie dramatique concernant Gloucester est donc articulée sur la déconstruction de l’illusion théâtrale du lieu dramatique, et c’est par rapport à elle que la folie du personnage se définit.
12Cette scène effectue donc un véritable processus de défamiliarisation du processus de représentation de l’espace dramatique, et offre, selon la belle formule de Jonathan Goldberg, «a perspective on perspective12», pour mieux souligner la manière dont l’espace de l’exclusion fonctionne selon les règles du jeu théâtral, de la représentation (au sens de performance). La folie se décline en termes de sémiotique théâtrale: ce sont les personnages qui maîtrisent le jeu théâtral et l’art de l’illusion dramatique, sans jamais en être eux-mêmes dupes, qui sont en position de pouvoir; à l’inverse, ceux qui n’ont aucune conscience ou aucune maîtrise de ces codes théâtraux sombrent dans l’illusion, et donc dans la folie, y compris, concernant Lear dans l’Acte III scène 6, lorsqu’il s’agit de celle qu’ils ont eux-mêmes orchestrée.
Distance et proximité dramaturgique de la folie
13Il est tentant alors d’assimiler entièrement l’espace du pouvoir à celui du locus et celui de la folie à celui de la platea: le premier, le plus éloigné du spectateur, est, selon Weimann, l’espace de l’illusion théâtrale, utilisé pour figurer les lieux de pouvoir, et les personnages nobles, le second, beaucoup plus proche du spectateur, est l’espace de la théâtralité, de la rupture de l’illusion, et des personnages socialement proches des spectateurs, tels que les clowns ou les serviteurs. Dans King Lear, pour le spectateur de la salle, il y a bien deux types d’espaces, l’un mimétique et lié au pouvoir royal, l’autre théâtral et lié à la folie. Cependant, le second est également le lieu d’une illusion: celle de Lear face à Tom dans l’Acte III scène 4, puis face au tribunal imaginaire dans l’Acte III scène 6, et celle de Gloucester dans l’Acte IV scène 6. Par ailleurs, dans l’espace du pouvoir royal de l’Acte I scène 1, le personnage de Cordélia, qui n’est pas un personnage de la platea, est pourtant en position de proximité avec le spectateur, par ses apartés et le regard critique auquel ils incitent le spectateur sur la performance de ses deux sœurs. Erika T. Lin a noté le même type de problème concernant Edgar / Tom dans l’Acte IV scène 6: si Tom est un personnage de la platea, cela signifie selon Weimann qu’il devrait être spatialement très proche du spectateur sur scène, tandis que Gloucester, personnage du locus, en serait éloigné. Pourtant Edgar tient la main de Gloucester, ce qui annule l’hypothèse de Weimann concernant la place occupée sur le plateau par les deux acteurs jouant ces rôles :
At one point, Gloucester says to Edgar, ‘Set me where you stand’ […] suggesting that at this particular moment Gloucester will quite literally stand in the same location on the stage as Edgar. Although Gloucester is ‘in’ the locus and Edgar is ‘in’ the platea, both occupy the same space on the platform stage13.
14Il y a donc un certain nombre d’obstacles au découpage de l’espace du plateau en deux zones distinctes, ce qui ne signifie pas que le schéma soit non opératoire, mais qu’il faut simplement repenser ces catégories de proximité et de distance en termes dramaturgiques, dans le statut imparti à certains moments de la représentation par rapport au spectateur: ce n’est plus d’espace(s) qu’il est question, mais de distance ou de proximité critique. Erika T. Lin propose ainsi de redéfinir les catégories de Weimann selon la dynamique de la perception sensorielle (vue et ouïe) au sein de la pièce : seraient alors personnages du locus ceux qui sont victime d’une illusion (visuelle et / ou auditive) et personnages de la platea ceux qui mettent en place cette illusion et / ou ceux qui ont conscience de l’artifice dont elle découle, conscience partagée avec le spectateur de la salle :
We might, then, revise our model as follows: the more characters are aware of the playhouse conventions through which visual, aural, and verbal cues onstage come to signify within the represented fiction, the more they are in the platea14.
15C’est donc à une réorganisation complète du schéma dramaturgique qu’invite cette catégorisation: le locus ne serait pas une partie de l’espace scénique, mais une catégorie qui permettrait de définir ceux des personnages qui sont symboliquement aveugles ou sourds, incapables de se rendre compte des leurres dont ils sont victimes (Lear lorsqu’il est dupe de la flatterie de Goneril et de Régane, Gloucester lorsqu’il croit à la réalité de la description de la falaise faite par Edgar, par exemple), tandis que la platea correspondrait aux personnages qui servent de guide au spectateur au moyen des apartés (Cordélia, Edmond, Edgar) et, plus généralement, de leur conscience du faux-semblant des apparences. Et c’est précisément avec ces deux types de rapport à l’illusion dramatique et aux rouages qui permettent de la mettre en place que Shakespeare définit la folie dans King Lear.
16La folie, dans King Lear, obéit à un certain nombre de conventions qui permettent d’identifier des types théâtraux du fou. Le Fou du roi est ainsi directement issu de la tradition des personnages de la platea médiévale, et héritier d’une longue tradition littéraire remontant à Erasme avec les figures de Folie incarnant la sagesse face à la déraison du monde15. Par son discours simple, et les analogies du quotidien qu’il utilise pour expliquer à Lear l’erreur qu’il a commise en renonçant à sa couronne, le Fou propose également une lecture grotesque de l’Acte I scène 1 au spectateur, avec la métaphore de l’œuf et des deux couronnes (I.4.151-156) et avec l’image grotesque du vieillard déculotté : « […] since thou mad’st thy daughters thy mothers; for when thou gav’st them the rod and putt’st down thine own breeches, / Then for sudden joy did I weep» (I.4.163-166). Grâce à sa médiation, il s’établit donc un rapport dialectique ou dialogique entre l’espace mimétique de la sphère du pouvoir (l’Acte I, scène 1, où Lear était roi) et l’espace théâtral de la sphère des exclus et des fous (où il n’est plus qu’une ombre et un acteur, une fois qu’il s’est séparé de sa couronne), comme l’atteste sa réponse :
Lear: Who is it that can tell me who I am?Fool : Lear’s shadow.» (I.4.221-222)
17Tom correspond, lui, au type social du fou de Bedlam, l’hôpital londonien avec lequel la scène jacobéenne entretient un rapport complexe puisque les pièces utilisent le fou de Bedlam, ou Bedlamite, tandis qu’il semble que l’hôpital lui-même ait servi de lieu où la folie était donnée à voir aux visiteurs selon une logique voyeuriste qui en faisait une sorte de théâtre de la folie16. Le fou de Bedlam, sur la scène jacobéenne, est tout autant un élément de réalisme historique qu’un personnage théâtral assez courant au début du XVIIe siècle. Défini par une exagération des éléments sur lesquels portaient les attaques les plus virulentes contre le théâtre à l’époque (violence, obscénité, licence sexuelle et irréalité), il est souvent utilisé comme source de comique, à l’intérieur d’un espace qui met en abyme le processus d’illusion mimétique17. L’appropriation de la réalité sociale du Bedlamite par le théâtre jacobéen s’effectue donc par sa théâtralisation, qui rend sa folie déchiffrable, comme le souligne Carol Thomas Neely:
Madness is represented as a state of dislocation – separated in part from the self who performs and the spectators who watch – but not as a supernatural invasion. For theater to reach its audiences, it must be readable. For this the stage develops a new form of speech, peculiar to the mad, and cues for how to read it18.
18C’est selon ce processus de complète lisibilité de la folie qu’Edgar se transforme en Tom. Le personnage de Tom a donc, pour le spectateur de la salle, le même statut sémiotique que le travestissement sexuel dans une comédie, il est entièrement déchiffrable. La transformation d’Edgar (qui suit ici le schéma inverse de celui du travestissement sexuel de la comédie en dénudant le corps pour l’exhiber, au lieu de le dissimuler) est présentée comme déguisement de théâtre, maquillage et détails du costume compris:
edgar: My face I’ll grime with filth,
Blanket my loins, elf my hair in knots
And with presented nakedness outface
The winds and persecutions of the sky. (II.2.180-183)
19C’est d’ailleurs dans l’univers réel des spectateurs qu’Edgar situe la légitimité du déguisement: « The country gives me proof and precedent / Of Bedlam beggars» (II.2.184-185). Paradoxalement, le personnage de Tom affiche donc à la fois un degré maximal de vraisemblance et un très fort degré de théâtralité, lié à sa dimension anachronique: alors que Lear est, dans les chroniques, un roi de l’ère pré-chrétienne, Tom est un type éminemment jacobéen. Il renvoie donc directement à l’univers du spectateur, en même temps qu’à l’ici et maintenant de la représentation.
20Le critère de proximité avec le spectateur n’est pas lié à l’identité sociale des personnages, mais à leur degré de maîtrise de la théâtralité, et, dans cette optique, la pièce se définit comme une tragédie atypique. C’est habituellement le protagoniste de la tragédie qui est proche du spectateur, notamment grâce au recours à l’utilisation des monologues. Or, dans King Lear, ce n’est absolument pas le cas, ce sont les personnages qui maîtrisent l’art de jouer un rôle qui ont le privilège du monologue, Edmond, Kent et Edgar. Edmond, dans la sphère politique, parvient à ses fins peu avouables après avoir exposé son projet dans l’Acte I, scène 2, et donné au spectateur un aperçu de son talent d’acteur dans ses échanges avec Gloucester et Edgar, et ainsi fait la preuve de son pouvoir19. Kent dévoile au spectateur son déguisement (I.4.1-7). C’est ensuite Edgar, dans la sphère de la folie où il se retrouve rejeté après avoir été victime de la duperie orchestrée par son demi-frère, qui donne la mesure de sa maîtrise du jeu théâtral. Comme Edmond avant lui, il se confie au spectateur dans un monologue où il explique son travestissement en Tom (II.2.172-192).
21Lear, quant à lui, n’est jamais dans la même position de proximité, de complicité avec le spectateur. Pourtant, lorsqu’il revient en scène après une longue absence qui dure depuis la fin de l’Acte III, scène 6, jusqu’à l’Acte IV, scène 6, il a changé dans son rapport à la théâtralité: il entre en scène une couronne d’herbes folles sur la tête. Débarrassé de ses vêtements, comme Tom sur qui il a pris modèle dans l’Acte III, scène 4, il est sale au point d’être répugnant, comme le souligne la remarque qu’il adresse à Gloucester lorsque ce dernier souhaite le saluer comme il se doit, en lui baisant la main: «Let me wipe it first, it smells of mortality» (IV.6.129). Son retour sur scène montre que, pour la première fois, il a conscience de la théâtralité de son identité: presque méconnaissable, il joue son identité royale perdue en annonçant emphatiquement: «I am the king himself» (IV.6.84), assertion que son déguisement de roi, la couronne d’herbes folles, vient définir comme théâtrale20. Les sous-entendus obscènes de la suite de son discours viennent redoubler cette théâtralisation, puisqu’ils soulignent l’oscillation entre le registre sérieux et le grotesque: «Ay, every inch a king» (IV.6.106). Il en va de même lorsqu’il voit Gloucester, qu’il commence par identifier comme un travesti de théâtre: «Ha! Goneril with a white beard?» (IV.6.96), avant de le qualifier de «blind Cupid» (IV.6.134), référence qui ironise à la fois sur son énucléation et sur sa luxure passée. Lear n’est plus en situation d’ironie dramatique, de décalage avec le spectateur, mais en pleine complicité et proximité avec ce dernier, comme le montre l’humour de ces deux dernières répliques. Symboliquement et structurellement, il a donc endossé dans la scène la fonction du bouffon, et sa clairvoyance est évidente: il est finalement capable de le nommer «I know thee well enough, thy name is Gloucester» (IV.6.173), confirmant le jugement de l’aparté d’Edgar: «O matter and impertinency mix’d, / Reason in madness.» (IV.6.170-171). Ce rapprochement avec le spectateur culmine dans son utilisation nouvelle de de la première personne du pluriel, lorsqu’il évoque la métaphore du théâtre du monde, dont il donne une version particulièrement sombre: « When we are born we cry that we are come / To this great stage of fools» (IV.6.178-179). Avec cette réplique qui fait de lui un homme comme les autres, Lear a parcouru toute la distance qui le séparait du spectateur – et des autres personnages.
22Alors que dans l’Acte III, scène 6, Lear croyait à la réalité du tribunal qu’il mettait lui-même en scène, se trouvant ainsi à distance du spectateur de la salle, il est au contraire ici en situation de proximité avec ce dernier: les identités successives qu’il attribue à Gloucester sont des jeux de mots à double niveau de lecture, et qui font mouche. C’est bien un homme qui joue Goneril sur la scène jacobéenne; il y a une pertinence métadramatique et contextuelle à sa remarque sur Goneril avec une barbe blanche, ce qui n’était pas le cas avec le tabouret qu’il prenait pour Goneril dans l’Acte III, scène 6. La métaphore du Cupidon aveugle renvoie également à une forme d’ironie verbale sur la luxure passée de Gloucester et la triste réalité de son énucléation. Quant à la métaphore du théâtre du monde, elle vient couronner cette clairvoyance de Lear par sa dimension universalisante, qui inclut l’ensemble du genre humain. Dans la sphère du politique, Lear utilisait la première personne du pluriel pour manifester son pouvoir absolu (I.1.35-54) et l’extrême distance existant entre le spectateur et lui. Après son douloureux parcours initiatique dans l’espace de la folie, il utilise la première personne du pluriel pour s’inclure, aux côtés du spectateur, dans une méditation sur le genre humain où toute barrière sociale a disparu. C’est la métaphore du théâtre qui permet ce rapprochement, dans le processus énonciatif et interprétatif. L’évolution du rapport de Lear à l’identité, manifeste dans le changement de portée de la première personne du pluriel qu’il utilise, ainsi que la présence de la métaphore englobante du théâtre du monde qui vient conclure son retour sur scène, indiquent le changement de statut dramaturgique du personnage. Sa folie a en partie cédé, en dépit des piètres apparences physiques qui sont les siennes, et cette lucidité nouvelle s’enracine à la fois dans le processus énonciatif de ses répliques et dans sa proximité nouvelle avec le spectateur, liée à sa conscience de la théâtralité de l’existence humaine. La notion de distance par rapport au spectateur se définit donc dans King Lear par le degré de folie, c’est-à-dire d’ironie dramatique, dont est victime le personnage. Lorsque celle-ci augmente, il s’éloigne du spectateur, il est mis à distance, et le spectateur, conscient des limites et des erreurs du personnage, est appelé à avoir sur lui un regard critique. Lorsqu’elle diminue, il s’en rapproche, et le spectateur est alors complice du personnage, il partage sa perception et son interprétation, et est englobé dans le processus énonciatif où Lear décline sa nouvelle conscience identitaire.
Déconstruction de la possession démoniaque et du miracle
23La mise en avant de la théâtralité de la folie dans la pièce, au fil de la construction et de la déconstruction des identités d’emprunt et des illusions théâtrales, est constamment associée à une forte présence de la thématique religieuse. On sait la manière dont Shakespeare reprend, dans King Lear, le lexique des faux possédés dénoncés par Samuel Harsnett, dans son ouvrage sur les exorcistes catholiques, A Declaration of Egregious Popish Impostures (1603). Comme le souligne Kenneth Muir, la position de censeur des ouvrages publiés occupée par Harsnett impliquait qu’il ait lu de multiples pièces de théâtre, et cette connaissance du matériau théâtral transparaît dans l’analyse qu’il mène des exorcismes pour montrer l’imposture qui préside à leur mise en scène21. Les liens entre les deux textes sont évidents: les termes employés par Tom lorsqu’il mentionne ses démons sont empruntés directement à Harsnett, ainsi que le vocable employé par Lear pour évoquer les désordres physiologiques qui le torturent. Hysterica passio n’est employé que dans King Lear,mais c’est un terme fréquemment utilisé par Harsnett. La déconstruction par Harsnett des manifestations de la possession démoniaque comme autant de spectacles de type théâtral entre par ailleurs en forte résonance avec la seconde partie de King Henry VI, où Shakespeare dénonçait deux stratagèmes du même type: la sorcellerie (Acte I, scène 4) et le faux miracle de Saint Albans, auquel le naïf Henry VI avait cru et dont l’artifice finissait par être déjoué par ses proches (Acte II, scène 1).
24Il est alors tentant de poser la question de la circulation entre les deux textes en fonction de leur utilisation de la sémiotique théâtrale, puisque Shakespeare, avant Harsnett, avait eu recours à la sémiotique théâtrale pour souligner la facilité avec laquelle on peut mettre en scène le surnaturel, que ce soit dans le registre de la sorcellerie ou dans celui du miracle22. Comme l’a montré Stephen Greenblatt, ce sont les codes de la mise en scène et du jeu théâtral qui servaient de référence dans les cas de possession démoniaque, puisque l’on demandait aux prétendus possédés de se soumettre à l’épreuve de la représentation («the command performance23»), leur capacité à donner une seconde fois un aperçu de leurs symptômes étant le signe qu’ils étaient feints. Il était ainsi tout à fait possible que le même spectacle offert par les possédés, ou sensiblement le même, ait pour ses spectateurs le statut de manifestation démoniaque lors de sa première occurrence, puis de faux-semblant théâtral, la seconde occurrence se produisant sur commande devant un public rendu sceptique par l’absence des commentaires explicatifs de l’exorciste, dont la fonction était d’orienter l’interprétation d’un spectacle principalement gestuel et en lui-même quasi-insignifiant24. Tout se jouait par le conditionnement des spectateurs et la manière dont étaient amenés les spectacles de possédés, comme le souligne Greenblatt: « [a]roused by wonder to a heightened state of both attention and suggestibility, the beholders are led to see the significance in the smallest gestures of the possessed and to apply that significance to their own lives25. »
25C’est précisément ce qui se passe dans King Lear pour les deux personnages de pères lorsqu’ils sont confrontés à Tom. Lear perçoit Tom à travers la coïncidence que constitue son apparition, alors qu’il vient de se pencher sur le sort des miséreux du royaume et de leur adresser une prière. Dans l’Acte III scène 4, dans la nuit et la tempête, juste avant d’entrer dans l’abri où il fait entrer son Fou avant lui, Lear s’agenouille et prie:
Lear: […] I’ll pray, and then I’ll sleep.
[Kneels.] Poor naked wretches, wheresoe’er you are,
That bide the pelting of this pitiless storm,
How shall your houseless heads and unfed sides,
Your looped and windowed raggedness, defend you
From seasons such as these? O, I have ta’en
Too little care of this. Take physic, pomp,
Expose thyself to feel what wretches feel,
That thou mayst shake the superflux to them
And show the heavens more just. (III.4.27-36)
26Cette prière s’adresse aux miséreux de son royaume, et elle lui apporte une révélation. Il prend conscience de ses erreurs politiques passées et prend la résolution de partager le sort de ces pauvres afin de se montrer plus juste. Cette forme de vertu politique qui vient à Lear dans la tempête atteste de sa clairvoyance à ce moment de l’intrigue, mais la coïncidence qui veut que ce soit à ce moment que Tom se manifeste devant lui accorde un statut de phénomène quasiment surnaturel. Lorsque Lear achève sa prière, c’est la voix de Tom qui semble lui répondre: «Fathom and half, fathom and half: Poor Tom! » (III.4.39). Tom a pour Lear le même statut qu’une manifestation divine, qu’un signe du ciel en réponse à sa prière. Ces circonstances plongent Lear dans une série d’erreurs interprétatives, où se manifeste le fait qu’il voit en Tom ce que l’ont amené à y voir les circonstances de sa rencontre avec lui. C’est d’abord un reflet, un double de lui-même qu’il voit en lui, ce que montre la question initiale qu’il lui adresse: «Didst thou give all to thy two daughters?» (III.4.48) ; ensuite, Tom lui apparaît être un exemple sur lequel prendre modèle, dans un passage à l’ironie dramatique mordante, puisque l’état de Tom et sa nudité n’ont rien de la volonté de retour à une sorte d’état de nature idéalisé qu’y voit Lear, mais découlent uniquement de la volonté de vraisemblance d’Edgar déguisé en Tom, comme le sait le spectateur de la salle grâce à son monologue dans l’Acte II scène 2:
Lear: […] thou art the thing itself.
Unaccomodated man is no more but such a poor, bare, forked
animal as thou art. Off, off, you lendings: come, unbutton here.
(III.4.104-107)
27Enfin, l’erreur interprétative de Lear culmine lorsqu’il voit en Tom une figure du philosophe ayant renoncé au monde, du type de celle de Timon le misanthrope dans Timon of Athens. Lear désigne ainsi Tom par le vocable «philosopher» trois fois dans la scène suivante (III.4.150, 168, 172) et il l’appelle également «this same learned Theban» (153). La folie de Lear dans cette scène se définit donc par son décalage interprétatif par rapport aux autres personnages présents dans la scène, et bien sûr au spectateur de la salle. En effet, à l’exception du Fou qu’il effraie («a spirit», III.4.40), Tom inspire de la pitié à ceux qu’il rencontre, et qui tous l’identifient comme un Bedlamite, sauf Lear qui en est incapable, et qui ne voit pour autant pas qu’il s’agit d’un subterfuge créé par Edgar. S’étant lui-même conditionné pour accueillir une manifestation divine par sa prière, Lear est un exemple parfait de spectateur tellement crédule qui se convainc lui-même de la réalité de choses qu’il est le seul à voir.
28La folie de Lear se définit donc en termes de sémiotique théâtrale, dans un processus de réception basé sur l’erreur, puis dans un processus mimétique tronqué, où il prend pour modèle la chimère qu’il croit percevoir en Tom, et effectue alors une imitation au second degré, où il veut faire comme celui qui imite le fou de Bedlam, tout en ne voyant pas qu’il imite un fou, et en le prenant pour un philosophe. C’est par ce délire interprétatif complexe que Lear se définit comme fou. Dans le processus d’imitation qui en résulte, c’est la réversibilité grotesque d’un geste ou d’un costume qui est mise en évidence: comme Edgar avant lui, Lear se déshabille. Mais parce qu’il se méprend sur la sémiotique attachée à Tom, alors qu’il croit faire acte de sagesse, il se retrouve à singer non pas la folie comme le fait Edgar, mais celui qui la singe, tout en ne voyant ni qu’il s’agit d’un rôle joué, ni que Tom incarne la folie et non la sagesse. Si l’apparition de Tom après la prière de Lear avait pour ce dernier toutes les apparences du miracle, l’admiration et l’imitation qui en résultent s’apparentent, elles, à de l’idolâtrie. Le traitement qui en est fait par Shakespeare souligne le leurre et l’imposture que constituent l’un et l’autre, puisqu’il les définit comme comble de la déraison.
29En ce qui concerne Gloucester, si les ressorts de l’ironie dramatique sont bien, comme pour Lear, au centre de l’illusion, ou plutôt des illusions théâtrales dont il est victime, les circonstances et la portée de sa rencontre avec Tom sont bien différentes, en premier lieu parce que le personnage de Tom perd progressivement sa cohésion et sa vraisemblance. Au fil des scènes où il joue Tom, Edgar, contrairement aux possédés de Harsnett, semble éprouver de plus en plus de mal à incarner son personnage de manière convaincante. Dans l’Acte III, scène 4, aucun aparté d’Edgar ne vient apporter un contrepoint à la voix de Tom. L’Acte III, scène 6, maintient encore partiellement cette façade, toutefois Edgar y exprime la difficulté de persister dans son rôle face au spectacle désolant de la folie de Lear: «[aside] My tears begin to take his part so much / They mar my counterfeiting» (III.6.57-58). Et c’est dans l’Acte IV, scène 1, face à Gloucester, que la cohésion du personnage de Tom se fissure vraiment. Les apartés abondent dès qu’Edgar reconnaît son père, puis pendant son dialogue avec lui, dans un va-et-vient où chacune des brèves répliques d’Edgar est scindée entre sa voix propre et celle de Tom: «Poor Tom’s a-cold. [aside] I cannot daub it further –» (IV.1.55), «[aside] And yet I must.[to Gloucester] Bless thy sweet eyes, they bleed» (IV.1.57). Pourtant, le répertoire est le même que dans les scènes avec Lear: Tom parle de lui-même à la troisième personne, il égrène la liste des cinq démons qui le tourmentent (IV.1.61-66). Mais face à son père atrocement mutilé, Edgar ne parvient pas à jouer son personnage d’une manière aussi convaincante que la première fois. Pourtant, ni le vieux serviteur ni Gloucester ne se doutent de quoi que ce soit. L’un et l’autre attachent à Tom le vocable de fou: «’Tis poor mad Tom» (IV.1.28) dit le vieil homme. Puis Gloucester s’attache à son costume ou plutôt à son absence de vêtements: «Is that the naked fellow?» (IV.1.42), et le vieil homme confirme sa folie «Alas, sir, he is mad» (IV.1.48), ce qui est accepté comme une évidence par Gloucester: «’Tis the time’s plague when madmen lead the blind» (IV.1.49). Dans l’Acte IV scène 6, le personnage de Tom achève de se désagréger: la prose simple et répétitive de Tom n’est plus présente, elle a été remplacée par le vers blanc, comme le souligne la remarque de Gloucester: «Methinks thy voice is altered and thou speak’st / In better phrase and matter than thou didst» (IV.6.7-8). La réponse d’Edgar manifeste un degré extrême d’ironie dramatique qui souligne sa complicité avec le spectateur: «You’re much deceived; in nothing am I changed / But in my garments» (IV.6.9). Tom, dans cette scène, n’est déjà plus présent: Edgar s’est rhabillé, le folklore de la possession démoniaque a disparu, et c’est la dimension métadramatique que Shakespeare exploite. Après la «chute» de Gloucester, Edgar endosse une nouvelle identité d’emprunt, celle d’un homme qui passait sur laplage. Il lui est alors facile de réécrire l’histoire du «suicide» en donnant littéralement corps au démon par son récit, afin d’offrir à Gloucester une sortie honorable qui lui permette d’accepter son destin. Si Shakespeare fait disparaître Tom, c’est pour permettre à la description d’Edgar de la falaise d’être aussi proche que possible, syntaxiquement et stylistiquement, des descriptions poétiques dont sa dramaturgie fait amplement usage. Ce n’est pas dans le vide, mais dans l’illusion théâtrale que Gloucester tombe. Le récit rétrospectif fait par Edgar de la chute établit la nature miraculeuse de la survie de Gloucester: «Thy life’s a miracle. Speak yet again» (IV.6.55), il utilise pour ce récit les mêmes outils que pour décrire la falaise vue d’en haut (I.4.49-59), ce qui place les deux éléments sur le même plan: falaise et miracle sont des leurres, mais Shakespeare ne s’arrête pas là. Il ajoute à cette déconstruction en règle de la notion de miracle une troisième dimension avec le récit relatif au démon:
As I stood here below methought his eyes
Were two full moons. He had a thousand noses,
Horns whelked and waved like the enraged sea.
It was some fiend. Therefore, thou happy father,
Think that the clearest gods, who make them honours
Of men’s impossibilities, have preserved thee. (IV.6.69-74)
30Ce récit a beau être incompatible avec la hauteur supposée de la falaise («So many fathom down precipitating», IV.6.50), Gloucester y souscrit sans difficulté. Démon, miracle et falaise sont donc mis sur le même plan, en tant que supercheries nées du pouvoir illusionniste du discours, et produits de l’illusion théâtrale, et c’est en cela que Shakespeare s’écarte le plus de Harsnett, chez qui la croyance au démon demeure.26 Le pouvoir de celle-ci est en outre presque infini, puisque pendant un instant Edgar craint que l’effet de réel ait été si fort sur l’esprit de Gloucester qu’il ne soit mort pour de bon : «[aside] Thus might he pass indeed. Yet he revives» (IV.6.47). C’est la stature démiurgique du dramaturge qu’acquiert Edgar dans cette scène, signe de la toute-puissance que confère la maîtrise de la théâtralité. Comme dans l’espace de la comédie, cet espace malléable de la théâtralité permet le dénouement heureux du suicide. Il en va tout autrement dans l’espace tragique conventionnel que Lear réintègre par son retour aux côtés de Cordélia. Lorsqu’il entre en scène en portant son cadavre, il hurle son désespoir:
[…] she’s gone forever.
I know when one is dead and when one lives;
She’s dead as earth. (V.3.257-259)
31Pourtant, il garde l’espoir d’un miracle. Plusieurs embryons de résurrections miraculeuses sont ainsi ébauchés dans son discours, lorsqu’il cherche un signe (avec le miroir, puis avec la plume) qui indiquerait qu’elle est encore en vie. La réapparition de Kent fournit à Lear les circonstances qui l’incitent à croire encore davantage à la possibilité d’un miracle, puisque c’est le renversement inattendu de la mort de Caius dont Lear a la révélation:
Lear: This is a dull sight: are you not Kent?
Kent: The same;
Your servant Kent; where is your servant Caius?
Lear: He’s a good fellow, I can tell you that;
He’ll strike and quickly too. He’s dead and rotten.
Kent: No, my good lord, I am the very man –
Lear: I’ll see that straight.
Kent: That from your first of difference and decay
Have followed your sad steps. (V.3.279-287)
32La théâtralité du déguisement de Kent en Caius a ici pour Lear le statut d’une résurrection miraculeuse, l’annulation des identités d’emprunt étant encore l’une des caractéristiques de la comédie. Mais c’est dans l’espace de la tragédie que se situe ce dernier acte, celui où on arrache les yeux et où on meurt, et nulle réversibilité miraculeuse ne permet la résurrection de Cordélia, bien que Lear ait cet espoir jusque dans son dernier souffle : «Do you see this? Look on her: look, her lips, / Look there, look there! » (V.3.308-309). L’ultimefolie de Lear consiste donc à prendre pour un leurre ce qui n’en est pas un. Cordélia est bel et bien morte. L’espace des leurres et des faux-semblants, qui permet la résurrection miraculeuse de Gloucester, est un espace où tout est réversible, pour peu qu’on en maîtrise les codes. Mais ce n’est plus dans cet espace mais dans celui de la tragédie que se trouve Lear. Cependant, le retour de Kent vient de nouveau bouleverser ses repères, et lui donner l’espoir fou que cet espace tragique puisse être lui aussi celui des faux-semblants. L’ironie dramatique définit alors la dimension pathétique d’un personnage en constant décalage interprétatif et condamné, semble-t-il, à toujours se méprendre sur les codes de l’espace qui l’environne.
33La déclinaison de la folie dans King Lear utilise donc les notions d’espace et de distance pour souligner le caractère tragique d’un personnage principal qui est toujours en décalage interprétatif par rapport à l’endroit où il se trouve, et qui se prend dans les rets de la théâtralité au point d’en perdre la raison. Les instruments d’analyse du théâtre médiéval fournis par Robert Weimann et révisés par Erika T. Lin permettent de mieux cerner la spécificité de la déclinaison spatiale de la folie dans la pièce, selon une dichotomie où les critères spatiaux recoupent la notion de mise à distance ou de proximité dramaturgique, en fonction du degré d’ironie dramatique existant entre le spectateur et le personnage. C’est selon ces critères de distance et de proximité, ainsi que de construction et de déconstruction de l’illusion dramatique que la pièce décline les variations de la folie, et place sa mise en scène et son déchiffrement au cœur même de l’intrigue tragique. Ces différents degrés et visages de la folie dessinent dans la pièce une cartographie symbolique au sein d’un univers dramatique où les modalités de l’imposture ne sont jamais très éloignées de la thématique religieuse, selon une dialectique plus complexe qu’il n’y paraît entre le théâtre shakespearien et le texte de Harsnett, comme l’a montré Stephen Greenblatt. En croisant ces analyses avec celle du traitement dramaturgique de la folie dans King Lear, on se rend compte que manière dont Shakespeare propose une lecture de la folie selon une grille extrêmement subversive qui dénonce la supercherie d’un certain nombre de croyances religieuses, reléguées au rang de symptômes ultimes de la folie des hommes, dans un vertigineux soulignement du pouvoir démiurgique de l’illusionnisme théâtral.
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Notes
1 Voir Carol Thomas Neely, Distracted Subjects. Madness and Gender in Shakespeare and Early Modern Culture, Ithaca and London, Cornell University Press, 2004, p. 2-4. Les vocables utilisés pour dire la folie dénotent tous un état temporaire, qui va du degré le plus bénin jusqu’à la gravité la plus extrême. Le début du XVIIe siècle est le moment où la conceptualisation de la folie subit de profondes mutations, en particulier concernant l’association entre folie et féminité, ce que C. Thomas Neely appelle «the regendering of madness.»
2 La première proposition correspond au postulat des études historicistes et matérialistes, qui s’intéressent à l’univers représenté dans les pièces pour y déceler les traces des mentalités et conceptions de l’époque du dramaturge et de ses premiers spectateurs. La seconde relève davantage d’un accent sur le support dramaturgique et la manière dont il influe, dans le processus même de la représentation, sur les éléments qui y sont représentés, pour en construire ou en déconstruire le sens.
3 Les autres supports mettant en jeu ces mêmes catégories sont la magie et le surnaturel, ainsi que tout ce qui touche au travestissement et aux jeux de rôles sur l’identité sexuelle.
4 Sur la notion de proximité et de distance physique par rapport au spectateur, voir la définition que donne du locus et de la platea Robert Weimann dans Shakespeare and the Popular Tradition in the Theater : Studies in the Social Dimension of Dramatic Form and Fiction, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978. La richesse et les limites de cet héritage du théâtre médiéval sont analysées par Erika T. Lin qui en propose une reformulation dans : « Performance Practice and Theatrical Privilege: Rethinking Weimann’s Concepts of Locus and Platea », New Theatre Quarterly, 2006, 22:3, p. 283-298.
5 Alors que dans Hamlet et Macbeth l’origine surnaturelle de la folie est suggérée, il n’en est rien dans King Lear. Par ailleurs, la folie y est « soignée » : le médecin fait dormir Lear, et Edgar / Tom administre à Gloucester un remède contre son humeur suicidaire en lui faisant croire à la réalité de son suicide et de sa survie miraculeuse. Voir à ce sujet Carol Thomas Neely, op. cit., p. 46-68, en particulier p. 59. En intégrant à l’univers des personnages un remède à la folie, Shakespeare inscrit cette dernière dans un processus cathartique indissociable de la théâtralité : le sommeil dans lequel Lear finit par sombrer est l’un des outils principaux de la comédie pour renverser le potentiel tragique en fin heureuse, tandis que le pseudo-rituel d’exorcisme que subit Gloucester s’effectue par le recours à l’illusion mimétique qui préside à toute représentation sur la scène élisabéthaine ou jacobéenne, plateau nu où le décor est créé par le discours du personnage qui le décrit.
6 Nous entendons la notion d’autorité au sens politique et dramaturgique du terme, comme l’a définie Robert Weimann dans « Representation and Performance. The Uses of Authority in Shakespeare’s Theater », PMLA, vol. 107, n°3, Special Topic: Performance, (May, 1992), p. 497-510, où il montre comment Troilus and Cressida et King Lear manifestent une crise de l’autorité en soulignant l’écartèlement du discours entre la raison et la perception sensorielle, écartèlement qui est source de folie pour les personnages. Ce clivage est reflété à l’échelle du signe théâtral, notamment en ce qui concerne l’espace dramatique dans Troilus and Cressida (p. 500-501). Il nous semble nécessaire de réexaminer également le statut de l’espace dramatique dans King Lear dans cette perspective.
7 William Shakespeare, King Lear, R. A. Foakes éd., Walton-on-Thames, Thomas Nelson and Sons Ltd, 1997, (I.1.146-147). Toutes les références à la pièce sont tirées de cette édition.
8 C’est jusque dans la syntaxe de la réponse d’Oswald, à qui Lear demande qui il est, que se manifeste cette oblitération de la place du roi déchu : « My lady’s father » (I.4.77).
9 Voir Jonathan Goldberg, « Dover Cliff and the Conditions of Representation. King Lear 4:6 in Perspective », Poetics Today, vol. 5, n° 3, (Fall 1984), p. 537-547.
10 Kenneth S. Jackson, dans Separate Theaters : Bethlem (« Bedlam ») Hospital and the Shakespearean Stage, Delaware, University of Delaware Press, 2005, identifie cet espace comme l’un des lieux de la folie (« mad places », p. 177 ) dans la pièce.
11 Pour une analyse détaillée de la création d’un lieu dramatique par le discours d’Edgar, voir Stephen Orgel, « Shakespeare Imagines A Theater », dans Kenneth Muir, Jay L. Halio, and David John Palmer (eds.), Shakespeare, Man of the Theater. Proceedings of the Second Congress of the International Shakespeare Association, 1981, East Brunswick NJ, Associated University Presses, 1983, p. 34-46. Orgel montre que ce qui est en question dans cette illusion, c’est la notion même de catharsis au sens aristotélicien du terme (p. 42-43)
12 Jonathan Goldberg, op. cit., p. 541.
13 Erika T. Lin, op. cit., p. 288.
14 Ibid., p. 292. Elle précise ensuite que la dichotomie se situe au niveau du rapport entre éléments présentés et éléments représentés (p. 294).
15 Sur la folie érasmienne chez Shakespeare, voir par exemple l’analyse de Thelma N. Greenfield, « A Midsummer Night’s Dream and The Praise of Folly », Comparative Literature, vol. 20, n° 3, (été 1968), p. 348-364.
16 Voir Kenneth Jackson, op. cit., et Carol Thomas Neely, op. cit., p. 167-212.
17 Carol Thomas Neely dans Distracted Subjects, op. cit., p. 184-199, analyse cinq pièces jacobéennes dont elle tire ces conclusions : Honest Whore Part I, de Dekker et Middleton, Northward Ho de Dekker et Webster, The Pilgrim de Fletcher, The Changeling de Middleton et Rowley, et The Duchess of Malfi de Webster.
18 Ibid., p. 49.
19 Sur la nature d’Edmond comme personnage de la platea, voir Emily C. Bartels, « Breaking the Illusion of Being : Shakespeare and the Performance of Self », Theatre Journal, vol. 46, n° 2, (May 1994), p. 171-185, en particulier p. 176-179.
20 Dans l’Acte IV scène 4, Cordélia donne une description précise de cette couronne, alors que Lear est encore hors scène : « Crowned with rank fumiter and furrow-weeds / With burdocks, hemlock, nettles, cuckoo-flowers / Darnel and all the idle-weeds that grow / In our sustaining corn » (IV.4.3-6).
21 Voir Kenneth Muir, « Samuel Harsnett and King Lear », The Review of English Studies, New Series, vol. 2, n°5 (January 1951), p. 11-21. Sur le lexique du théâtre utilisé par Harsnett et son activité de censeur, voir p. 11-12.
22 La question de la circulation des éléments communs au texte de Harsnett et à la tragédie de Shakespeare est posée par Stephen Greenblatt : « When Shakespeare borrows from Harsnett, who knows if Harsnett has not already in a deep sense borrowed from Shakespeare’s theater what Shakespeare borrows back ? », dans Shakespearean Negotiations. The Circulation of Social Energy in Renaissance England, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1988, p. 94-128, p. 95. Comme le souligne également Greenblatt, l’église anglicane poursuivait, par ailleurs, sa chasse aux sorcières, et Harsnett n’évacue pas la croyance au démon, il se contente simplement de dénoncer la supercherie de l’exorcisme (p. 98). Shakespeare est donc allé bien au-delà de ce seuil dans la seconde partie de King Henry VI.
23 Ibid., p. 107.
24 Ibid., p. 107-109, en particulier p. 109 : « Sommers’s possession, Harsnett had said, was a ‘dumb show’ that depended upon an interpretive supplement, a commentary designed at once to intensify and control the response of the audience by explicating both the significance and the relevance of each gesture. Now the state would in effect seize control of the commentary and thereby alter the spectators’ perception. Sommers’s audience would no longer see a demoniac; they would see someone playing a demoniac. Demonic possession would become theatre ».
25 Ibid., p. 101.
26 Voir Stephen Greenblatt, op.cit., p. 98. L’analyse comparative des deux textes est faite par Amy Wolf dans «Shakespeare and Harsnett: “Pregnant to Good Pity ”? », SEL, vol. 38, n° 2, (Spring 1988), p. 251-264.