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La Tempête, pièce en cinq actes de William Shakespeare
Comédie-Française, Salle Richelieu, 9 décembre-21 mai 2018 en alternance
Par Isabelle Schwartz-Gastine
Publication en ligne le 02 mars 2018
Texte intégral
1Mise en scène Robert Carsen
Texte français : Jean-Claude Carrière
Scénographie : Radu Buruzescu
Costumes : Petra Reinhardt
Lumières : Robert Carsen et Peter Van Praet
Vidéo : Will Duke
Son : Léonard Françon
Dramaturgie : Ian Burton
Collaboration à la mise en scène : Christophe Gayral
Assistanat à la scénographie : Philippine Ordinaire
2Avec :
Thierry Hancisse, Alonso, roi de Naples
Jérôme Pouly, Stéphano, majordome ivrogne
Michel Vuillermoz, Prospero, duc légitime de Milan
Elsa Lepoivre, Iris, Cerès, Junon, déesses
Loïc Corbery, Ferdinand, fils du roi de Naples
Serge Bagsassarian, Antonio, duc usurpateur de Milan, frère de Prospero
Hervé Pierre, Trinculo, bouffon
Gilles David, Gonzalo vieux conseiller honnête
Stéphane Varupenne, Caliban Sauvage asservi par Prospero
Georgia Scalliet, Miranda fille de Prospero
Benjamin Lavernhe*, Sebastian frère d’Alonso
Noam Morgensztern*, Sebastian frère d’Alonso
Christophe Montenez, Ariel esprit des airs
3Et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française, Matthieu Astre, Robin Goupil, Alexandre Schoderet, gentilshommes1
4*en alternance
5Pour sa première mise en scène à la Comédie-Française, le metteur en scène canadien Robert Carsen a choisi la dernière pièce du corpus shakespearien, La Tempête, tragi-comédie qui n’avait pas été montée rue de Richelieu depuis la version à la « profusion fantasmagorique2 » de Daniel Mesguich en 1998. Alors, la carcasse d’un navire débordait du cadre scénique, la tempête faisait rage dans les huniers, les marins s’évertuaient à rester debout dans le fracas des mâts qui se brisaient devant la force des déferlantes3.
6Dans cette nouvelle interprétation, rien de cela. Le dépouillement est total. Carsen a choisi de circonscrire la tempête dans le mental de Prospero, lui-même interné dans la cellule blanche d’un hôpital psychiatrique. La scène est complètement nue mis à part un lit de fer sur lequel repose Prospero (Michel Vuillermoz) à l’ouverture du spectacle. L’espace est fermé, clos, c’est une boîte blanche complètement lisse, refermée sur elle-même. Le fond de scène, de dimensions plus réduites, produit un effet d’enfermement quasi-étouffant, sans échappatoire. Prospero est vêtu d’un sobre pyjama blanc, pieds nus ; il en est de même pour Ariel (Christophe Montenez)4. Mais dès que Prospero a réussi à endormir Miranda (Georgia Scalliet), à même le sol (Acte 1, scène 25), que le lit a disparu, c’est bien lui qui commande aux vents de se lever par un léger signe de la main qui, par un effet d’ombres portées sur les parois du dispositif, s’agrandit comme par magie, lui conférant force et autorité. Et, sur le mur de fond de scène, la vidéo (de Will Duke) projette une vision plus grande que nature des visages des naufragés, déjà ensevelis sous l’eau, ballotés par le courant, à la merci des éléments.
7Dans le même temps, sur l’espace scénique, Prospero, en contre-jour, commande à Ariel de sauver Ferdinand, le fils du roi de Naples (Loïc Corbery) qu’il destine à sa fille (Acte I, scène 2). Lorsque le navire est englouti, que les éléments se sont calmés, Ferdinand se retrouve seul, une valise à la main, sur le bord d’une plage, en fond de scène. Une mer sur laquelle ne subsistent que des vaguelettes, projetée sur le mur du fond, fait face aux spectateurs. Sa solitude est amplifiée à nouveau par un processus d’ombres portées de son corps, de dimensions plus grandes que nature, déformé par anamorphose, sur chacun des murs latéraux, comme pour signifier à la fois sa détresse et son confinement, comme si, visuellement, les ombres ne faisaient que le renvoyer à lui-même.
8C’est au tour d’Antonio (Serge Bagdassarian) et de sa suite de faire irruption sur le plateau (Acte II, scène 1), eux aussi par le fond de scène, la mer puis la plage. Par contraste, tous les acteurs sont vêtus d’un costume noir, la cravate malmenée, pieds nus, mais une valise de cuir à la main. Ariel exerce son pouvoir sur tout ce groupe de rescapés, abasourdis. Dans cette mise en scène, pas de magie dans le rendu d’Ariel6. L’acteur se tient sur le devant de la scène, en pleine lumière frontale, face à la salle, son costume blanc se détachant crûment dans l’espace scénique laissé dans la pénombre. Mais par un jeu d’ombres portées, sa silhouette est projetée sur le mur du fond, gigantesque, menaçante. Au gré des mouvements des bras de l’acteur, dont les ombres démultiplient les gestes, les rescapés du naufrage, roi et serviteurs, sont ballotés de droite et de gauche, coincés contre les murs de scène. On les sent à la merci de forces obscures qui les dépassent, leur imposant une nouvelle épreuve à laquelle ils sont obligés de se soumettre. C’est superbe, sobre et parfaitement efficace.
9L’humour (de très mauvais goût) n’est pas de reste. Avec un bruit surprenant (est-ce le grondement de tonnerre indiqué en didascalie à l’acte II, scène 2 ?), la scène qui représente toujours la grève est envahie par des déchets de plastiques tombés des cintres – clin d’œil, sans doute, au « Septième continent » de déchets plastiques de notre époque. Et dans ce magma, c’est au tour des déchets de la société de patauger sans aucune gêne, dans leur élément. Les personnages burlesques Trinculo (Hervé Pierre) et Stephano (Jérôme Pouly) sont rejoints par un Caliban qui leur prête allégeance. Complètement débraillés, la trogne réjouie, ils planifient un royaume des ivrognes une fois Prospero éliminé. On les retrouve plus avant dans le spectacle (III, 2), ils soûlent copieusement Caliban et sont déterminés à attiser sa haine envers Prospero.
10Ce ne sont pas des bûches de bois que Ferdinand est condamné à transporter (Acte III, scène 2), mais des piles de livres qu’il extrait d’un coffre. Ce sont, sans aucun doute, les livres de magie de Prospero (III, 1, 112 : « I’ll to my book ») : Ferdinand, tout comme Miranda, est utilisé à son insu par Prospero qui contraint le jeune homme à manipuler l’objet de son propre servage. Une fois le coffre vide, Ferdinand et Miranda s’y réfugient pour se jurer leur amour mutuel. Ils sont dans leur petit domaine personnel, seuls au monde, enfin, le croient-ils, tandis que Prospero les observe de loin (« Prospero at a distance, unseen to Ferdinand », didascalie III, 1, 16)
11Le masque que convoque Prospero (IV, 1) est sous le signe de la magie lumineuse. Le cadre scénique et les premiers balcons de la salle Richelieu sont projetés en miroir sur le plateau, induisant une troublante mise en abyme théâtrale. La vidéo permet aussi des alternances de fondus enchaînés qui jouent sur l’échelle des personnages, les visages gigantesques glissant parfois sur le corps des déesses (interprétées par une seule actrice, Elsa Lepoivre), si bien que son visage est démultiplié alors qu’elle reste à taille humaine. Cette technique produit un effet fantasmagorique et irréel de toute beauté.
12Cette mise en scène n’est pas du goût de certains journalistes. Fabienne Pascaud critique « cette interprétation univoque et sinistre7 ». Pourtant, la magie de la représentation réside dans les effets de lumières et d’ombres, les projections du corps des acteurs sur les murs et le plafond de scène permettant des transformations anamorphiques pleines de poésie esthétique, porteuses de sens, comme on a pu l’analyser. Et puis, l’autorité de Prospero transparaît sous l’art de l’acteur qui incarne le personnage. Il donne à percevoir à la fois la souffrance mentale du personnage et sa faculté de régenter les êtres et les choses à sa convenance.
Notes
1 Voir le programme qui comporte de superbes photos du spectacle réalisé par l’Avant-Scène Théâtre.
2 Mathilde de la Bardonnie, Libération, 19 février 1998.
3 Version scénique de Xavier Maurel et de Daniel Mesguich qui pratiquait un système de collage textuel, comme par exemple un extrait inversé de la scène 1 de l’acte II de Richard III sur le navire en péril.
4 Le budget costumes a dû être raisonnable !
5 William Shakespeare, The Tempest, in the RSC Complete Works, edited by Jonathan Bates and Eric Rasmussen, Basingstoke, Macmillan, 2007, p. 6-49.
6 On se souvient du caractère aérien d’Ariel, dans la mise en scène de Giorgio Strehler (tournée du Piccolo Teatro di Milano, Odéon-Théâtre de l’Europe, 1983) : l’actrice accrochée au bout d’un filin, vêtue de vêtements bouffants blancs, la voix haut perchée, semblait aérienne lorsqu’elle posait ses pieds sur l’épaule de Prospero. Par opposition, dans la mise en scène de Peter Brook (1990), l’Ariel composé par Bakary Sangaré avait un corps massif, sa vaste tunique blanche rehaussant sa négritude, il se livrait à des pratiques magiques ancestrales.
7 Fabienne Pascaud, Télérama, n° 3548, 10 janvier 2018, p. 62.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Isabelle Schwartz-Gastine
Spécialiste du théâtre de la Renaissance, membre de Sociétés Shakespeariennes Internationales (SFS, ESRA, ISA), elle a publié, entre autres, deux monographies (King Lear, 2008, A Midsummer Night’s Dream, 2002), a dirigé ou co-dirigé cinq ouvrages (An Approach to Mythical Per ...