Le Richard III d’Ostermeier : Apogée de la décadence
Mise en scène de Thomas Ostermeier. Texte en allemand, surtitré en français. Opéra de Lausanne, le 11 janvier 2018

Par Dominique Biot
Publication en ligne le 02 mars 2018

Texte intégral

1La pièce s’ouvre sur des festivités à la cour d’Henry VI : les fêtards, en smokings débraillés, se hèlent, font sauter les bouchons de champagne sous une pluie de cotillons dorés, au son d’une musique rythmée dont le volume traduit les excès et l’abrutissement d’une cour en perdition. Richard, lui, déplore ce pouvoir oublieux qui court à sa perte, et ourdit son ascension. Il marche sans grâce, voûté, dans une tenue qui détone avec le chic festif des autres personnages : T-shirt blanc, pantalon mal ajusté, chaussures épaisses. Il porte autour de la tête une sorte de bandeau de cuir qui fait penser à une camisole – contenant le peu d’humanité du personnage, lui permettant de faire bonne figure le temps nécessaire à son irrésistible ascension. À moins que ce ne soit un casque de rugby, ou de boxe, figurant l’imminence du combat.

Le cirque industriel de la mise à mort

2Le combat aura lieu dans un décor d’arènes ; la scène, semi-circulaire et recouverte de sable, convoque par association des images de gladiateurs et de toréadors. Cette scène s’avance dans la salle à laquelle une passerelle donne accès. Il n’y a plus de quatrième mur. Cette disposition, rappelant la structure des théâtres élisabéthains, crée une grande proximité entre les comédiens et les spectateurs, et rend le personnage de Richard très intrusif, d’autant plus que, dans ses monologues, sa voix est amplifiée : l’effet est cauchemardesque, Richard est là, tout près de nous, il susurre à notre oreille le plaisir de la perfidie, il n’y a plus de distance entre lui et nous, il est en nous. Ne sommes-nous pas tous des Richard en puissance ? Le décor participe du malaise dans lequel le metteur en scène veut, peut-être, plonger le spectateur : un mur droit rompt toute perspective ; s’y accrochent des poutrelles soutenant, à mi-hauteur, une coursive à laquelle on monte depuis la scène par un escalier métallique. Très loin des ors et de la pourpre du pouvoir et du théâtre, les comédiens évoluent dans un décor post-industriel, froid, évoquant un entrepôt ou une usine désaffectée. La circulation verticale qu’autorise cette structure permet des déplacements ascendants et descendants, figurant avec justesse les mouvements autour du pouvoir.

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Dispositif scénique original (Schaubühne, Berlin) repris à l’opéra de Lausanne

©Arno Declair

Crooner de cauchemar

3Dans cet univers sans âme s’élève la voix de Richard, en ses monologues de conspirateur solitaire. Calculateur cynique, il annonce son entreprise meurtrière et corruptrice dans un micro de crooner suspendu au milieu de la scène. Ce micro fait entendre la voix intime de Richard dont la parole est double : l’une, modérée, est celle de la ruse, du mensonge, de l’échange politique reposant sur une sincérité feinte ; l’autre, amplifiée, parfois éructant jusqu’à l’insupportable, est la voix de l’avidité impitoyable. Le dispositif scénique traduit assez bien ce double langage et sert la langue perfide et brutale du personnage. Le micro de crooner évoque la séduction mais, au lieu d’être un repère fixe sur scène, attendant, fiché sur son pied, l’élévation d’une voix au timbre enveloppant et chaleureux, sa suspension élastique le rend instable ; ce micro est le jouet de Richard, qui le projette parfois violemment en direction du public, mais aussi, une image de l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la cour.

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Lars Eidinger dans le rôle de Richard III

© Arno Declair

Corps nus, corps crus, corps niés

4Le Richard III de Thomas Ostermeier est d’une détestable perversité, il n’a pas l’ambiguïté de la beauté du mal, il est l’amoralité et la hideur de l’homme prêt à tout pour accéder au pouvoir. Prêt à se dénuder entièrement devant Anne pour mieux la persuader de la sincérité de son amour. Richard lui tend son glaive pour qu’elle venge de ses propres mains la mort de son père ; mais le parricide est nu, et sa posture christique semble faire vaciller la haine qu’éprouve celle à qui, sans vergogne, Richard propose le mariage – comme il le fera plus tard avec Élisabeth, fille d’Édouard IV.

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Lars Eidinger dans le rôle de Richard III ; Jenny Konig dans celui de Lady Anne

© Arno Declair

5Il y a, dans le jeu de la nudité, une indéniable prouesse d’acteur : d’abord saisi par le caractère obscène de la situation, le spectateur cède rapidement au naturel avec lequel Lars Eidinger évolue ; le comédien désamorce d’ailleurs la fascination en rappelant avec humour aux spectateurs des premiers rangs qu’ils doivent concentrer leur regard sur l’action et non la partie médiane de son anatomie. Ici encore, toute sensualité est bannie – comme tout amour sensuel est interdit à Richard : le corps n’a rien d’érotique, il est l’instrument de la déstabilisation d’Anne et le symbole fallacieux du dévoilement de soi.

6Ce dévoilement rend par ailleurs visible la bosse postiche de Richard, comme si la difformité à l’origine de la noirceur d’âme du personnage n’était, elle aussi, qu’un leurre. Les stigmates du handicap, corps ployé du bossu, boitement, s’estompent parfois tout à fait. La lecture que propose Ostermeier est sans appel : il est bien naïf de vouloir expliquer la laideur morale de Richard III par sa laideur physique. La conclusion est amère : l’homme en proie à l’avidité de la domination est mauvais et son machiavélisme n’est ni beau, ni compréhensible. Il est le mal, sans recours. Et qui lui fait face, ploie ou meurt. Montrer la fausse protubérance de Richard rend en outre éclatant le cynisme du personnage : il n’est plus nécessaire, dans le monde politique de Shakespeare revisité par Ostermeier, de sauver les apparences – c’est la transparence politique portée à son paroxysme et qui, paradoxalement, entraîne l’adhésion : juger combien je suis sincère puisque je vous montre combien je triche.

7Ostermeier pousse la désérotisation du corps à son comble avec le tableau final, dans lequel le cadavre de Richard se trouve soulevé et suspendu au filin du micro : triviale assomption d’un morceau de viande, comme pendu à un croc de boucher, dans une esthétique qui rappelle les tableaux crus du peintre yougoslave Vladimir Velickovic.

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Lars Eidinger dans le rôle de Richard III

© Arno Declair

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Vladimir Velickovic, Torture, 1979, huile sur toile, 198 / 146 cm, collection privée
http://www.vladimirvelickovic.fr/flipbook/1970_1980/#page/62

8Le personnage de Clarence apprend à ses dépens que la mécanique ricardienne broie quiconque lui fait face. Il est, en effet, victime d’un fratricide qu’Ostermeier rend terriblement sanglant : le comédien, nu, agonise sous nos yeux en crachant du sang en une flaque grandissante. Les convulsions de ce corps à terre donnent un caractère particulièrement réaliste à cette mort – « Acte de sang, perpétré sans respect de rien ! »1. Cette tâche sanglante, qui imbibe la scène ensablée, reste visible jusqu’à la fin de la pièce et détermine la trajectoire des autres personnages, qu’ils la contournent par peur ou respect, qu’ils y marchent, contaminés par l’amoralité de Richard III.

Croissance du pouvoir, déchéance de l’homme

9La déshumanisation qu’entraîne l’accès au pouvoir est symbolisée par le corset et la minerve dont se trouve revêtu Richard une fois couronné. Les accessoires prétextes à l’origine du mal laissent la place aux prothèses signalant que Richard perd le peu d’humanité qui lui restait ; il devient le jouet d’un pouvoir qui finit par désarticuler l’homme. Comme ses neveux, représentés sur scène par deux marionnettes, manipulée chacune par des comédiens. Il ne peut y avoir d’enfance à la cour parce qu’il n’y a pas de place pour la spontanéité : les moindres faits et gestes doivent être calculés, et les deux neveux-pions sont victimes de leur oncle machiavélique qui balaie d’un revers de main l’échiquier de la cour.

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Richard III (Lars Eidinger) accueillant ses deux neveux joués par des marionnettes

© Arno Declair

10Le parti-pris des marionnettes pour représenter les héritiers est intéressant aussi parce qu’il rend visible une donnée politique fondamentale : on n’accède pas seul au pouvoir, on ne croît pas seul. Et c’est, peut-être, le déni de cette réalité qui entraîne la chute de Richard dont grandit la solitude en même temps que le pouvoir. Richard fait le vide autour de lui au point de bafouer son plus fidèle serviteur, Buckingham.

11Ostermeier donne une force particulière à cette trahison : dans le texte de Shakespeare, Richard feint d’ignorer la requête de Buckingham réclamant les gages de ses « inappréciables services », puis élude toute réponse d’une réplique : « Tu me déranges : je ne suis pas dans la veine requise »2. Sur scène, Richard est à table : il mange, semble-t-il, un gâteau au chocolat et il répond à la requête du duc en l’entartant avec son dessert. Le geste n’a rien de comique ici parce que la couleur excrémentielle traduit la violence symbolique subie par Buckingham et le suprême mépris de Richard pour l’autre, fût-il un complice loyal – la traduction littérale du geste royal étant : « Tu n’es qu’une merde ». Ce congédiement amorce le renversement des forces en défaveur de Richard et le personnage lui-même se met à dériver : Richard, de nouveau, est à table, dans son assiette, des pommes de terre à la crème. Lentement, il prend la crème à pleines mains et s’en barbouille le visage qu’il a maintenant blanc sous ce masque souple. Richard devient comme étranger à lui-même, son déclin commence dès lors qu’il ne s’agit plus d’accéder au pouvoir mais de ne pas le perdre. Il va falloir se battre, non pas ruser, non pas amadouer de son langage, mais se battre comme un homme que le Richard d’Ostermeier n’est plus. D’ailleurs, ce Richard-là ne harangue pas ses hommes, ne lance pas la charge, et aucun Catesby ne rapporte ses exploits guerriers. Après avoir été assailli par les fantômes nocturnes de ses victimes dont les visages, filmés en gros plan, sont projetés sur le fond de scène, Richard donne l’estocade à d’invisibles assaillants et meurt seul, sur ce qui était son lit, donnant l’impression de n’avoir pas réellement mis le pied sur le champ de bataille. Conséquence fâcheuse de cette mise en scène qui nie toute puissance guerrière à Richard, la célèbre réplique, « Mon royaume pour un cheval »3, perd de sa pertinence.

12 La mise en scène d’Ostermeier porte à son comble le cynisme de Richard III auquel elle ôte toute grandeur royale : Richard III n’est qu’une crapule machiavélique, il n’a pas la beauté du diable. Alors le spectateur ne s’interroge ni sur la perversité du langage, ni sur la possible fascination des peuples par une bête politique. Il garde surtout en mémoire la nudité de Lars Eidinger, son côté punk déchaîné, et l’on se demande dans quelle mesure le comédien ne l’emporte pas sur le personnage et dans quelle mesure, aussi, le goût de la provocation ne l’emporte pas sur une lecture plus fine de la pièce de Shakespeare.

Notes

1 . William Shakespeare, Richard III, traduction de Pierre Leyris, Paris, Aubier, acte I, scène 4, p. 119.

2 . Ibid., acte IV, scène 3, p. 237.

3 . Ibid., acte V, scène 5, p. 319.

Pour citer ce document

Par Dominique Biot, «Le Richard III d’Ostermeier : Apogée de la décadence», Shakespeare en devenir [En ligne], L'Oeil du Spectateur, N°10 - Saison 2017-2018, mis à jour le : 02/03/2018, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=1185.