« Nothing will come of nothing. Speak again. » Ran d’Akira Kurosawa : répétition, reformulation ou création ex nihilo ?
“Nothing will come of nothing. Speak again.” Akira Kurosawa’s Ran: Lear retold, Lear rephrased, or a film created out of nothing?

Par Sébastien Lefait
Publication en ligne le 12 janvier 2007

Résumé

“Nothing will come of nothing”. Lear’s atomistic postulate, followed as it is by the King’s peremptory “Speak again”, reads like a commentary on Shakespeare’s text itself, which both repeats and rephrases existing material. Indeed, King Lear results from the weaving into one text of bits and pieces which may part again to be reunited later under a different shape. As such, the play does not come of nothing, and consequently should never return to nothingness. Film adaptations of King Lear are faithful to the text on two grounds, since they both include Lear’s famous line and illustrate it, thus repeating the play and reworking it. In this respect, Ran is so radically different that some refuse to rank it among Shakespearian adaptations, not only because the famous phrase is not spoken in the film, but also because Kurosawa constantly emphasizes his presence as the maker of the film, thus drawing a clear line between what comes from Shakespeare and what is born out of the darkness of the screen, to which it returns at the end of the showing. This paper aims at studying Kurosawa’s Ran as a metaphysical reflection on the filmic creative process, which adapts a similar reflection found in Shakespeare’s play, and at proving that Ran should be considered as a successful adaptation of King Lear. Indeed, even if the film keeps almost nothing from the original text, it nevertheless manages to transcribe its existential depth by adapting it to another culture, to another time, and to another artistic medium.

Texte intégral

1« Nothing will come of nothing ».
Aussi connue qu’elle soit, la réplique du roi Lear au « nothing » de sa fille Cordelia, moteur de toute l’intrigue, ne naît pas, elle non plus, de rien. Il en fait quasiment un proverbe dans la bouche du roi : rien ne naît de contraire, sa proximité avec la doctrine des philosophes atomistes de l’antiquité rien, et Shakespeare n’a, semble-t-il, que contribué à la longévité de la citation, en la répétant1.

2« Speak again ».
Comprise littéralement, la deuxième partie de la réplique de Lear invite justement à la redite, et inscrit la logique de la répétition parmi les éléments fondateurs de la pièce : le texte s’affirme d’emblée comme une reprise de situations et de personnages historiques, et montre qu’il travaille à partir de lieux communs. Cependant, dans le fil du dialogue entre Lear et la plus jeune de ses filles, on comprend aisément que le roi attend de Cordelia non pas qu’elle répète ce qu’elle vient de dire, mais bien qu’elle parle à nouveau pour dire autre chose, qu’elle reformule une pensée qu’elle ne peut, selon Lear, qu’avoir maladroitement exprimée. Si la citation est totalement assumée du fait du commentaire qui la suit, elle ne doit cependant pas être considérée comme simple répétition, mais comme re-formulation : dans la bouche de Lear, la formule connue prend un sens nouveau, principalement parce qu’elle s’applique au texte lui-même.

3Le principe est celui de la tautologie : le premier « nothing » de Lear parle paradoxalement du « réel », il désigne le « rien » que recevra Cordelia en récompense de son « rien » oral. Le second « nothing » de la phrase, par contre, reprend textuellement la réplique de Cordelia. La répétition n’est donc simple redite qu’en apparence, car le mot repris ne signifie pas la même chose que dans sa première occurrence. Ici, la citation pose la question du rapport du verbe au réel, ou plutôt au néant, et ce d’autant mieux qu’elle est suivie d’une injonction à re-dire : créé à partir de sources multiples, le texte est répétition et reformulation de matériau existant2, tissage d’éléments hétéroclites pouvant se dissocier à nouveau pour s’unir ensuite sous une autre forme : si King Lear ne naît pas de rien, il est logique, toujours selon la doctrine atomiste, qu’il ne retourne pas au néant3, et la réplique explique en quelque sorte la longévité de la pièce, ses multiples décompositions et recompositions.

4La première recomposition du texte a évidemment lieu au théâtre, où la mise en scène consiste à donner vie à la pièce en puisant dans le monde réel les corps et décors capables de figurer autre chose que ce qu’ils sont habituellement. Or, sans doute encore plus que la création littéraire, c’est la création théâtrale que la pièce désigne comme création à partir de. En effet, si la réponse de Cordelia déstabilise autant Lear, c’est d’abord parce qu’elle ne correspond pas à la mise en scène prévue par le roi, à ce qu’il pensait avoir fait suffisamment répéter à ses filles pour qu’elles ne doivent pas redonner leurs répliques (« speak again »). C’est ensuite parce que le « nothing » de Cordelia oppose à la vision royale de la mise en scène du monde une conception de la création où le mot « rien » peut signifier et créer beaucoup : il est l’élément sans lequel il n’y aurait pas d’autre pièce que celle prévue par Lear, pièce dans laquelle la scène du partage du royaume n’aurait pas de suite digne d’être racontée. King Lear est donc la pièce que Cordelia oppose à la mise en scène du pouvoir que lui propose son père.

5En effet, ce sont bien deux conceptions de la création théâtrale qui s’affrontent ici, et la tension est permanente entre le point de départ, l’argument atomiste de Lear pour qui tout ce qui est ne résulte que du réagencement d’éléments existants, et le corps de la pièce, qui met à l’épreuve ce jugement a priori en envisageant la possibilité d’une création absolue, qui rapprocherait son auteur du divin. Ainsi, Lear, qui croyait dominer son monde en imposant à sa famille et à son territoire ce qu’il a planifié, découvre à quel point le pouvoir qu’il croyait posséder est illusoire, et prend de plus en plus conscience, à l’instar de nombreux autres personnages de la pièce, de la présence supérieure des dieux qui influent sur la destinée humaine4. La pièce tend donc à démontrer que la puissance de manipulation des hommes n’est qu’illusoire, que leur influence sur le réel n’est que très limitée, contrairement à celle de la vraie puissance créatrice, de nature divine5.

6On peut voir dans le personnage d’Edmund une autre incarnation de l’échec forcé de l’illusion théâtrale, qui en mettrait en valeur non le côté absurde comme Lear, mais le côté démoniaque. Son origine douteuse, bien que totalement assumée par son père6, en fait le représentant tout désigné de l’hypothèse d’une création venant concurrencer la création divine. Le projet d’Edmund est en effet de s’ériger contre son destin et de renverser sa position7. Son défi provient du refus de son origine et de la décision consécutive de se recréer autre. Or, la domination que veut exercer ce personnage sur son entourage s’exprime également en termes théâtraux. Ce que l’on peut être tenté d’appeler l’intrigue secondaire de la pièce doit en fait être considéré comme le complément indispensable de l’intrigue principale : en mettant en scène la supposée traîtrise de son frère, Edmund réussit en quelque sorte là où Lear échoue, du moins jusqu’à la fin de la pièce et à la découverte de la supercherie. Et, comme celui de Lear, le « nothing » d’Edmund n’est pas un néant absolu dont pourrait naître une création véritable, mais un néant illusoire que son père Gloucester a tôt fait de démasquer, à la scène 2 de l’acte 1 :

Gloucester. What paper were you reading?
Edmund. Nothing, my lord.
Gloucester. No? What needed, then, that terrible dispatch of
it into your pocket? The quality of nothing hath
not such need to hide itself. Let’s see: come,
if it be nothing, I shall not need spectacles.
(I.2.31-36)

7Edmund voudrait que la lettre par laquelle il trompe son père sur les intentions de son frère ne soit « rien », que son influence sur le réel surgisse du néant et lui forge véritablement une nouvelle identité : dépourvu d’origine précise, le bâtard s’imagine soudain pouvoir faire table rase et devenir auteur de lui-même8. La réponse de Gloucester est alors lourde d’ironie, en ce qu’elle annonce l’horreur de sa mutilation, qui viendra donner une valeur concrète à son aveuglement métaphorique : il est incapable de voir que son fils lui propose une mise en scène9 qui déforme la réalité, et plus encore de s’apercevoir que ce « rien » de nature littéraire (la lettre comme point de départ de la manipulation des apparences) peut avoir des conséquences matérielles terribles. Par le stratagème de la lettre, Edmund fait d’Edgar l’un des personnages de la pièce qu’il écrit, comme le fait involontairement remarquer son père10. En se déguisant en Poor Tom, Edgar réduira à son tour cette identité factice à néant11. Personnage démoniaque, Edmund incarne la possibilité que la puissance du faux soit capable de créer à partir de rien12, et Edgar démontre la fausseté d’une telle croyance, en faisant mine d’en suivre la logique. Si cette identité fausse qui lui est attribuée est créée à partir de rien, elle doit pouvoir retourner au néant, mais comme elle en est venue : par un recours à la puissance créatrice du langage.

8La pièce met donc en scène un dilemme, un affrontement entre deux conceptions de la création. La première, incarnée notamment par Lear et Edmund, considère que la véritable création n’est qu’un réagencement, une recomposition d’éléments déjà existants, que le seul acte véritablement créateur consiste à organiser le chaos. Par son fonctionnement, le théâtre se rapproche de cette conception, et les personnages qui veulent imposer au monde une mise en scène l’incarnent13, si bien que leur échec montre que cette idée doit rester une hypothèse. Dans la pièce, le dévoilement des artifices du théâtre prouve que cette forme de création, si elle existe, ne modifie cependant que superficiellement le réel. En d’autres termes, elle n’est qu’une pâle copie de la création divine, création ex nihilo et seule création véritable, à laquelle elle ne peut se substituer. Le plaisir théâtral n’est que le reflet du divertissement que les actions humaines procurent aux dieux. La reprise de sources littéraires et leur réagencement, même suivis d’une représentation qui fait que l’on peut croire aux événements mis en scène, ne constituent qu’un acte créateur factice, illusoire, imitation simiesque de l’acte créateur divin.

9Reprise de sources existantes avec des moyens d’expression différents, la pièce de théâtre permet de recréer ces sources, de leur (re)donner vie de manière si convaincante que le dramaturge prend conscience de posséder un pouvoir presque inquiétant, et veut en déterminer le statut. Mais le théâtre n’est plus seul à vouloir incarner le texte, et la question de la création s’en trouve modifiée. Recomposition au carré, le cinéma reformule à la fois le texte et sa représentation théâtrale, lui aussi avec des moyens d’expression très réalistes, sur lesquels le cinéaste, cette fois, peut être conduit à s’interroger. Chaque reprise pose le problème de la distinction entre redite et création, de ce qu’apporte la reformulation, et du statut de cet apport, de ce qu’il doit à la source et de ce qu’il crée de toutes pièces. Quelle est la part de création lorsqu’un film adapte un texte ou une pièce ? C’est la question que pose toute adaptation cinématographique, mais l’adaptation de King Lear semble devoir en ajouter d’autres : se pourrait-il que ce que le film apporte relève d’un acte créateur absolu ? Au cinéma, la tentation démiurgique de Lear, d’Edmund, et à travers eux du dramaturge, peut-elle survivre à l’épreuve du réel, contrairement à ce qui semble être la conclusion de la pièce ?

10Pourtant, la mise en abyme de la création artistique potentiellement contenue dans le « rien ne naît de rien » de Lear est rarement exploitée au cinéma, de même que la question de la reformulation. Ainsi, la plupart des versions filmiques de King Lear reprennent le texte de la pièce, sans en explorer les couches de sens. À cet égard, Ran est radicalement différent, à tel point qu’on hésite parfois à le ranger parmi les adaptations shakespeariennes14, d’abord parce que la réplique célèbre n’y est pas prononcée, mais également parce que le réalisateur y attire constamment l’attention sur son intervention créatrice, et instaure ainsi une distinction fondamentale entre ce qui vient de Shakespeare et ce qui, au cinéma, naît du noir de l’écran et y retourne immédiatement une fois la séance terminée.

11Le problème est posé dès le début du film, où Kurosawa montre qu’il s’inscrit dans une culture différente, notamment en utilisant un titre qui n’est pas celui de la pièce de Shakespeare dont il s’est pourtant inspiré. En japonais, le mot « ran » peut avoir de multiples significations, parmi lesquelles : révolte, rébellion, guerre, gaspillage, dissipation, nuages chargés de pluie, mais également colonnes de texte (par exemple dans un journal) ou anarchie, chaos. Ces deux dernières acceptions sont d’autant plus intéressantes qu’elles font écho à la manière dont nous avons posé le problème de King Lear : si le texte d’origine se retrouve dans le film, ce ne saurait être que sous forme de chaos, c’est-à-dire désorganisé, décomposé, méconnaissable bien que fortement présent. C’est donc par le chaos que la pièce est présente dans le film, et c’est l’idée même de chaos qui crée le lien entre le problème de la création telle que le pose Shakespeare et un problème similaire, tel que Kurosawa veut le traiter. En effet, dans la conception atomiste, le chaos est considéré comme une masse d’éléments séparés, désorganisés, et dont l’organisation donne naissance à ce qui est15. Rien ne naît donc de rien, mais tout provient du chaos.

12Il est tentant de mettre immédiatement en parallèle cette conception de la création et le processus de réalisation d’un film. En effet, le cinéma est un art qui organise une masse chaotique existante, afin de lui donner un sens différent. C’est du moins ce qui ressort d’une prise en compte du processus créateur, du travail complexe qui aboutit au film fini. Cependant, on ne trouve pas toujours de trace de ce processus créateur dans le film, qui est donc parfois totalement dissocié de l’artiste qui lui donne vie, et semble posséder une réelle autonomie. Lorsqu’un film ne se présente nullement comme résultat d’un travail, de l’emploi d’une technique, on peut donc considérer le problème différemment : au commencement est l’écran noir et vide, néant dont les images semblent surgir par magie. Le spectateur peut alors être tenté de croire – c’est même souvent l'effet recherché –, que ce qui est visible à l’écran est bien réel, puisque le film ne se présente pas comme film. Dans ce cas, la frontière est mince entre création cinématographique et création divine, puisque l’illusion créée est susceptible d’être confondue avec la réalité.

13En attirant l’attention, à travers la notion de chaos, sur la question importante de la présence explicite ou non d’un principe ordonnateur dans le film, Kurosawa semble donc poser d’emblée la problématique de la création en des termes proches de ceux rencontrés dans la pièce, puisque la création cinématographique peut, comme la création littéraire et théâtrale, être considérée soit comme illusoire, simple reformulation et recomposition d’un chaos existant, soit comme réelle, c’est-à-dire indiscernable de la création divine. C’est ce que confirme le début du film. Tout part de l’écran noir, sur lequel apparaissent les noms des producteurs, en blanc. Puis, dans un plan fixe, quatre soldats à cheval, armés d’arcs. L’un est de profil tourné vers la gauche, un autre de profil, mais tourné vers la droite, les deux derniers sont de face pour l’un, de dos pour l’autre. Plusieurs éléments étonnent : l’immobilité des soldats – et celle des chevaux, plus difficile à obtenir – sont parfaites, de même que la perpendicularité des directions dans lesquelles regardent les guerriers. L’étrangeté de ce plan est admirablement soulignée par une musique prenante, énigmatique, qui encourage une lecture symbolique : dans ce film, les guerriers vont emprunter des voies divergentes. L’impression qui en ressort est celle d’être face à une photographie pour laquelle les personnages auraient pris la pose, auraient été placés selon un schéma bien établi, géométrique, même s’il est évident que certains mouvements, bien que presque imperceptibles, comme le frémissement de l’herbe, trahissent le fait que le plan se contente d’imiter l’image fixe, qu’il se veut à la fois photographique et cinématographique.

14Le plan suivant montre trois cavaliers parfaitement de profil. L’élément nouveau est constitué par les montagnes à l’arrière-plan, dont les pentes paraissent tellement vertigineuses qu’elles ressemblent à des aplats de verdure, à des surfaces juxtaposées plutôt qu’échelonnées vers l’horizon : grâce au profil des guerriers et à l’aplatissement des pentes par la caméra, on pourrait presque croire à un collage. Les éléments figurant dans le plan sont en effet toujours aussi immobiles, et ressemblent à ceux contenus dans le plan précédent, même si leur disposition a changé. Dans le plan suivant, les mêmes guerriers sont vus de plus près. Rien n’a bougé, si ce n’est la caméra, qui a été déplacée dans l’intervalle, invisible à l’écran, du changement de plan. Dans cet entre-deux que le film nous cache, il y a eu intervention du principe organisateur, intervention que vient renforcer l’apparition des incrustations donnant le nom des personnes ayant participé à la réalisation du film. Dans le plan suivant, plus large que les deux précédents, on retrouve des surfaces quasi verticales couvertes d’une herbe qui leur donne une couleur uniforme, et des groupes de cavaliers, ainsi qu’un nouveau changement de distance par rapport à la caméra. Reviennent ensuite les mêmes éléments (soldats à cheval au premier plan, montagnes sans relief à l’arrière-plan), mais disposés autrement, et filmés depuis des endroits différents. La similitude de contenu d’un plan à l’autre attire l’attention sur les différences entre les plans, qui concernent la distance de prise de vue et la disposition des soldats. Or, dans tous les cas, il est bien clair que ces changements ne peuvent intervenir que dans la coupure entre deux plans, ce qui contribue à mettre en évidence l’origine de la construction de chaque tableau, c’est-à-dire ce qui est habituellement caché. Sur toute la séquence plane l’ombre d’une instance organisatrice à l’origine de la création du film, et ce d’autant plus que l’impression d’harmonie qui en émane est presque trop parfaite, tant les éléments, à l’intérieur du plan, semblent être placés pour réaliser les figures imposées par le metteur en scène. On ajoutera à cela que toutes les manières de disposer les guerriers paraissent figurer dans la séquence, et que la multiplication des variations ne semble obéir qu’à une seule contrainte : celle qui veut que les éléments inclus dans le plan laissent parfois vide toute une partie de ce dernier, afin que l’on puisse, une fois le tournage terminé, y incruster le texte du générique proprement dit. L’organisation de la scène, à la fois dans le plan et entre les plans, lui donne donc une artificialité, un caractère fabriqué dont l’origine n’est pas difficile à trouver, puisqu’elle est finalement clairement énoncée dans un plan très large où les cavaliers se font minuscules, et sont relégués dans un coin de l’écran dès lors envahi par le nom du réalisateur, imposant, dominant littéralement le monde et les personnages de son œuvre.

15Ainsi s’achève le premier mouvement du film. En effet, différence esthétique notable, le plan suivant contient, pour la première fois, un élément mobile : un sanglier, chassé par le seigneur Hidetora. Dans la suite de la séquence, le sanglier et les cavaliers parcourent l’écran latéralement, jamais en profondeur, et le mot « ran », sur fond noir, apparaît au moment précis où Hidetora, l’arc bandé, fait face à l’écran et s’apprête à tuer l’animal. C’est cet acte meurtrier qui semble déclencher l’apparition du titre, et, littéralement, l’irruption d’un « chaos » qui contraste avec le début du film. En effet, les éléments caractéristiques de cette ouverture (juxtaposition des surfaces, immobilité dans le plan, absence de continuité entre les plans à la limite du faux raccord, abstraction dans la construction des plans, multiplication des variations de distance, caractère artificiel du placement des incrustations, ambiance énigmatique créée par la musique, mouvement harmonieux de rapprochement puis d’éloignement par rapport au personnage, clôture de la séquence par la signature de son auteur) semblent converger pour créer un sens assez facilement identifiable : le cinéma ne naît pas du néant, mais résulte d’un processus créateur comportant plusieurs étapes, notamment l’organisation des éléments à l’intérieur du plan  et l’assemblage des images fixes qui composent le mouvement, mais entre lesquelles on peut intervenir... Les coulisses du spectacle et les procédés qui donnent naissance à l’illusion cinématographique sont ici dévoilés sur le mode de l’implicite, mais avec un didactisme que certains critiques ont pu trouver un peu trop voyant16. Grâce à cette séquence d’ouverture, l’écran reste une surface impossible à creuser, et les éléments qui y figurent semblent voués à rester sans relief, peu vraisemblables.

16On peut cependant considérer que cette séquence ne fait pas encore tout à fait partie du film, puisque le titre n’a pas encore été donné. L’élément moteur, l’équivalent de la transgression constituée par le « nothing » de Cordelia, est représenté par cette flèche que Hidetora s’apprête à tirer dans notre direction. La frontière est ainsi clairement matérialisée entre ce qui précède le film, le stade où il est encore considéré comme assemblage de surfaces et en construction, et le film proprement dit, qui débute au moment où la flèche troue la toile, anéantit l’écran qui fait barrage entre la fiction et la réalité. Cet acte fondateur n’est pas non plus montré : il est perdu dans l’intervalle entre l’arc bandé et la page de titre, comme pour signifier que la cause ne peut se trouver dans son effet17.

17Ici, la transgression est associée à l’action de transpercer, et donne naissance à une tension qui caractérise par la suite l’ensemble de l’esthétique du film et matérialise l’hésitation de Kurosawa entre le rappel de la surface de l’écran et la tentation de lui substituer une profondeur qui transformerait le tableau en fenêtre. Le « nothing » de Cordelia est donc remplacé par un chaos trop bien organisé, et dont le film raconte en quelque sorte la déliquescence. Cependant, si ce dilemme, matérialisé par la dialectique de la surface – associée à la monstration de l’acte créateur – et de la profondeur – qui donne à cet acte un caractère inexpliqué et donc quasi magique –, parcourt tout le film, le combat entre les deux conceptions connaît des moments décisifs, judicieusement disposés au milieu de la narration et à la fin.

18Hidetora vient de s’installer dans le château inoccupé de son fils Saburo, et le réalisateur vient de rappeler avec insistance la présence de l’écran en montrant par deux fois de lourdes portes que l’on referme, quand débute la scène du siège de ce troisième château, l’une des plus connues du film, qui possède elle aussi une unité et une harmonie particulières. Avant le début de la bataille proprement dite, une succession de trois plans vient orienter la lecture de la séquence qui suit. Dans le premier de ces plans, Hidetora, de dos, observe par une fenêtre l’ennemi qui approche. Il court ensuite à une autre fenêtre, à laquelle il est cette fois vu de face, si bien que le regardant devient regardé. Puis vient le contrechamp de ce dernier plan, où Hidetora est de nouveau tourné vers la fenêtre, qui forme un écran face à lui. Comme Lear, Hidetora pensait pouvoir mettre en scène l’avenir de son royaume en dictant à ses fils leur comportement. Mais, en une série de plans, le réalisateur le dépossède de ce pouvoir en le plaçant en position de spectateur qui subit l’image. Par la même occasion, l’artiste reprend possession du regard grâce au plan où Hidetora, à la fenêtre, fait face à la caméra, plan qui ne peut résulter d’un point de vue diégétique dans la mesure où cette fenêtre, qui fait partie d’une sorte de donjon surplombant le château, est dépourvue de vis-à-vis. Ce regard ne peut être attribué à aucun des personnages, et dépend donc totalement du metteur en scène18.

19Suit la scène de l’attaque du château, où la tâche des assiégés consiste à barrer la route aux agresseurs, à les empêcher d’entrer, et à protéger Hidetora en faisant littéralement écran entre les assaillants et lui. En effet, sans doute encore plus qu’à un combat entre deux armées, la scène assimile la tentative de prendre le château à une tentative de percer la surface pour lui substituer la profondeur. Ainsi, de nombreux éléments viennent rappeler la planéité de l’écran : fanions des guerriers flottant au vent, flèches tirées dont la trajectoire est le plus souvent latérale, rideaux de fumée qui aplanissent les reliefs, pénombre qui transforme l’ensemble du décor en aplats sombres, nombreux murs, palissades ou portes que l’on referme, toujours filmés de face. Par contre, l’acte de transgression qu’est l’attaque en elle-même est associé à l’idée de transpercer la surface, et figuré par de nombreux soldats criblés de flèches, ainsi que par de nombreux plans où les flèches viennent se ficher dans les murs de bois du château. Le caractère chorégraphique et artificiel propre à la première séquence se retrouve ici, souligné par l’absence totale de bruitages pendant une partie de la bataille, Kurosawa les éliminant pour laisser place uniquement à la musique. Désolidarisés des bruits qu’ils provoquent, les actes montrés à l’écran sont ainsi plus facilement lisibles de manière abstraite19. Une à une, l’ennemi enfonce les barrières mises en place pour protéger Hidetora, jusqu’au moment où ce dernier doit se résoudre à se défendre lui-même. Il extrait son sabre du fourreau, s’en sert pour tenter d’assommer un soldat, et casse ainsi l’objet qu’il a voulu détourner de sa fonction première : transpercer. Hidetora devra alors, pour se défendre, se limiter à préserver les dernières surfaces qui le protègent faute de pouvoir trucider l’ennemi. Et lorsque, comprenant que le combat est sans issue, il voudra se suicider, il sortira à nouveau de son fourreau cette épée devenue inutile. Kurosawa poussera même l’ironie plus loin, en insistant sur la présence du fourreau, trace inefficace de son contenu, qui précédera de quelques centimètres Hidetora lorsqu’il descendra, vaincu, les marches de l’escalier menant à son dernier bastion, en un plan annonçant les toutes dernières images du film. Tout comme Lear est associé à un théâtre par lequel il croit pouvoir influencer jusqu’au bout son entourage, Hidetora est ici lié à une surface protectrice sur laquelle il croit pouvoir agir, mais dont le film nous signifie qu’il n’en est rien. Il est même le seul dans ce cas, puisque les corps qui l’entourent se font embrocher par dizaines, et que même ses concubines, elles, parviennent à se poignarder mutuellement. L’association entre Hidetora et une surface que l’on ne peut transpercer prend même, au fil de la séquence, une tournure de moins en moins crédible. Ne pouvant se suicider, Hidetora attend seul l’ennemi, perdu dans une transe méditative. Autour de lui, des projectiles divers, flèches ou balles, traversent l’écran de part en part sans jamais l’atteindre. Les flèches, bien que tirées depuis le bas, viennent se planter dans les murs à l’horizontale, et, malgré leur nombre, aucune n’atteint Hidetora. On peut donc considérer que ces flèches, tout comme celle qui, dans Le Château de l’araignée, vient transpercer latéralement le cou de Washizu/Macbeth, ne peuvent provenir de l’espace diégétique, et proviennent donc de l’espace où naît la narration20. Par ce moyen, le réalisateur semble affirmer son pouvoir de vie et de mort sur ses personnages.

20Un élément qui intervient immédiatement après dans la séquence vient renforcer cette idée de mainmise du réalisateur sur les événements du film : une fois la victoire acquise, l’un des fils agresseurs de Hidetora, Taro, est abattu par une balle invisible, représentée uniquement par le bruit du coup de feu, sans doute l’œuvre d’un tireur isolé qui ne nous est pas montré à l’écran. Évidemment, on pourrait penser que cette balle provient simplement du hors champ diégétique, si le réalisateur ne rappelait au même moment sa présence en arrêtant brutalement la musique de fond et en la remplaçant à nouveau par les bruits de la bataille, à commencer par celui du coup de feu meurtrier. Tout comme la musique qu’elle vient interrompre, la balle mortelle ne provient pas du monde des personnages21. Suit la fin de la séquence, à laquelle nous avons déjà fait référence, qui voit Hidetora, invulnérable mais vaincu, sortir du château et se fondre dans la brume qui l’entoure, fantomatique, transformé, comme s’il avait pris conscience du caractère superficiel de son existence et de son pouvoir. Il lui faudra attendre la fin du film pour mourir, et sa mort, ainsi que celle de son fils retrouvé Saburo, sera également ramenée à l’arbitraire du metteur en scène : Saburo périt, comme son frère, d’une balle venue de nulle part et signifiée uniquement par la bande son, tandis que Hidetora meurt de douleur, c’est-à-dire lui aussi sans cause apparente22. Mais le film ne s’arrête pas à la mort des deux personnages à l’origine de l’intrigue. La véritable conclusion intervient dans la scène de la procession funéraire, qui résout la tension entre profondeur et surface, mais propose également une référence directe à une scène connue de King Lear, ce qui établit de nouveau le lien entre le contenu de la pièce et l’esthétique du film.

21La procession est filmée de très loin, à la tombée du jour, et, sous l’effet de la pénombre, tout s’aplatit, tout perd du relief, tout est rendu à la surface de l’écran. Le film, cependant, ne se termine pas là : les dernières images nous montrent, d’abord de loin, ombre chinoise se détachant sur le ciel, puis de plus près, Tsurumaru, le joueur de flûte aveugle rencontré auparavant, qui s’approche dangereusement du bord d’une falaise, en tâtonnant avec sa canne. Cet ustensile, qui rappelle le fourreau précédant Hidetora, sonde le vide et avertit à temps l’aveugle, qui laisse néanmoins tomber un objet en contrebas : une image pieuse représentant Bouddha, sur laquelle insistent deux des derniers plans du film. Puis viennent, pour conclure, trois plans de plus en plus larges, montrant Tsurumaru au bord du précipice, rendu à sa minuscule condition humaine après s’être approché du divin.

22On pense évidemment à un autre aveugle : Gloucester, qui veut que son fils Edgar le guide jusqu’au bord d’une falaise afin qu’il puisse s’en jeter. Cependant, dans la pièce, le précipice est imaginaire, recréé uniquement par les mots d’Edgar qui veut préserver son père du suicide. Gloucester croit sauter, franchir le pas, mais il n’en est évidemment rien, et le changement d’espace entre le haut et le bas de la falaise est simplement simulé, grâce au changement de rôle du fils qui contrefait sa voix pour incarner non plus le guide de son père, mais un personnage situé en contrebas. La chute, comme la falaise, est donc purement textuelle, et crédible uniquement pour celui qui ne voit pas : il va de soi que le spectateur de la pièce est premier témoin de la supercherie. On peut créer un monde à partir du néant en utilisant uniquement la manipulation par le langage, mais il faut être aveugle pour s’y laisser prendre. Contrairement à celui d’Edmund ou à celui de Lear, le théâtre que pratique Edgar est sain, en ce que la tromperie y est apparente. Élever une falaise imaginaire pour sauver un père, et faire acte d’humilité en rappelant la petitesse des hommes par rapport à la falaise réelle23, cela ne revient pas à empiéter sur le territoire du divin.

23Cette humilité proclamée par rapport à l’acte de création suprême est également présente dans Ran, bien qu’elle y soit exprimée de manière filmique et non littéraire. Évidemment, dans le film, la falaise n’est pas dans l’imagination de l’aveugle : elle est bien réelle, comme est bien effectif le danger de la chute. Cependant, une autre différence ressort. Si l’aveugle court un danger, c’est également parce qu’il est ici dépourvu de guide : pas d’Edgar pour l’accompagner, ni même d’image pieuse pour le soutenir, puisque l’icône est perdue. Sur le destin de ce personnage, Kurosawa n’influera pas : la fin du film replace entre les mains de la divinité le pouvoir de créer et d’anéantir. Car ce retour au divin est également un retour à l’image fixe. La séquence, par la multiplication des plans où rien ne bouge et les variations de distance par rapport à la caméra, rappelle le début du film. L’ouverture montrait le processus de fabrication de ce dernier. La séquence de fermeture retourne à l’origine de l’illusion pour en signifier la fin. Par l’omniprésence des surfaces, mais également par la tombée du jour, par le crépuscule qui gagne et annonce le retour à la noire platitude de l’écran, cette scène fait resurgir la matière première que le film ne fait qu’organiser.

24La réponse qu’apporte Ran à la question de la création artistique ressemble donc à celle que suggère Shakespeare. Le cinéma, tout comme le théâtre, ne naît pas de rien : il est assemblage d’images planes auxquelles le mouvement peut donner l’aspect de la réalité24. Si l’artiste peut être tenté de considérer la pratique artistique comme s’approchant de la création divine, ce qu’il crée n’en reste pas moins illusoire, et il lui revient de le reconnaître en insistant sur la manière dont l’illusion est produite, mais également en montrant que, une fois l’illusion terminée, les éléments matériels qui ont contribué à la créer ne retournent pas au néant. Le pouvoir de dicter sa loi aux hommes et au monde, que Lear et Hidetora font l’erreur de croire réel, ne dure en fait que le temps du film ou de la pièce. Une fois cette illusion terminée et dénoncée, l’homme doit, à l’image de l’aveugle de Kurosawa, être rendu à son destin et à ses dieux.

Bibliographie

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TASSONE, Aldo, Akira Kurosawa, Paris, Flammarion, 1990.

Notes

1 « Voici donc le premier axiome qui nous servira de base : Rien ne sort du néant, fût-ce même sous une main divine », Lucrèce, De la nature [1, 150], traduction nouvelle / introduction et notes de Henri Clouard, Paris, Éditions Garnier Frères, 1954. Comme le montre Anne-Valérie Dulac, on peut raisonnablement penser que Shakespeare connaissait la philosophie de Lucrèce : « Même si le texte de Lucrèce n’était pas encore accessible à l’époque élisabéthaine, on peut néanmoins affirmer que les grandes lignes de force de sa philosophie sont présentes bien qu’indirectement dans de multiples sources. C’est en tous cas ce qui transparaît lorsqu’on se penche sur les plusieurs instances où il semble possible d’établir une lecture matérialiste de passages du corpus shakespearien. Car même si l’on ne peut prouver que Shakespeare connaissait le De Rerum Natura, il paraît plausible de poser qu’il aurait assimilé certains aspects de cette philosophie à la lecture d’une des nombreuses sources qui en font mention », Anne-Valérie Dulac, « Champs du visible : horizons du voir dans King Lear et Antony and Cleopatra », Études Épistémè, n° 10, 2006, p. 68.

2 « Il va de soi qu’aucune œuvre intellectuelle ou artistique ne naît de rien et l’on ne saurait donc s’étonner de retrouver en elle trace des lectures, des recherches ou de la formation de son auteur », Jacques Morizot, Sur le problème de Borgès. Sémiotique, ontologie, signature, Paris, Kimé, 1999, p. 116.

3 « Corollaire : Rien ne retourne au néant. La nature forme les corps, les uns avec l’aide des autres », Lucrèce, De la nature [1, 215-264], op. cit.

4 Au cours de la pièce, l’expression de la soumission à la volonté divine se fait de plus en plus fréquente, et culmine dans la célèbre réplique de Gloucester : « As flies to wanton boys, are we to the gods. / They kill us for their sport » (IV.1.37-38), William Shakespeare, King Lear, Harmondsworth, Penguin books, 1972.

5 Dans King Lear comme dans La Tempête, par exemple, cette réflexion passe par la mise en évidence des artifices du théâtre, par le dévoilement du processus créateur d’illusions qui montre que le fait qu’on puisse un instant croire aux événements de la pièce a une origine rationnelle, explicable, contrairement à la création divine qui reste, elle, insondable. Les livres que Prospero jette à la mer à la fin de La Tempête contiennent ses secrets, et le simple fait qu’il abandonne ses tours montre que la domination qu’il exerçait sur l’île n’avait rien de magique, qu’elle était fabriquée.

6 « Though this knave came something saucily into the world before he was sent for, yet was his mother fair; there was good sport at his making, and the whoreson must be acknowledged » (I.1.20-23).

7 « If this letter speed, / And my invention thrive, Edmund the base / Shall top the legitimate » (I.2.19-21).

8 Il tente ainsi de réaliser le rêve d’un autre personnage shakespearien, Coriolan : « I’ll never / Be such a gosling to obey instinct, but stand, / As if a man were author of himself » (V.3.33-36), William Shakespeare, Coriolanus, Oxford, Oxford University Press, 1998.

9 Littéralement un « spectacle », l’emploi du terme anglais ne relevant pas de l’anachronisme si on ne le prend pas dans le sens de « lunettes ». Le mot, même au pluriel, est parfois employé par Shakespeare dans le sens de « spectacle », par exemple dans Coriolan : « My sometime general, / I have seen thee stem, and thou hast oft beheld / Heart-hardening spectacles » (IV.1.24-26).

10 « You know the character to be your brother’s » (I.2.62-63 – c’est moi qui souligne).

11 « Poor Turlygod! poor Tom! / That’s something yet: Edgar I nothing am » (II.3.20-21).

12 Il est à rapprocher, entre autres, de Richard III, qui croit lui aussi pouvoir créer ex nihilo, et chez qui cette croyance s’exprime également par une volonté de déformer la réalité en imposant au monde sa propre mise en scène. « And I nothing to back my suit at all / but the plain devil and dissembling looks, / And yet to win her, all the world to nothing! Ha! » (I.2.240-243), William Shakespeare, King Richard III, Londres, Methuen, 1981. Voir l’analyse que fait Christine Sukic de ce passage : « Dans ce jeu, il y a deux adversaires, Anne, qui possède plusieurs atouts (“Having God, her conscience, and these bars against me”, I.2.239), et Richard, qui joue avec un handicap, le vide : “And I, no friends to back my suit at all / But the plain devil and dissembling looks” (I.2.240-241). Il résume ainsi sa situation dans ce jeu : “all the world to nothing” (I.2.242). Derrière le foisonnement rhétorique (“dissembling looks”) se dissimule le vide du personnage : “plain”, c’est-à-dire sans les aspérités de la monstruosité, avec une simplicité des lignes qui s’oppose à son physique torturé. Le physique de Richard est une représentation picturale de sa rhétorique : il cache le vide du personnage, comme les lignes et les formes d’un tableau dissimulent la toile vide, “plain”. Dans le vers 243, qui ne comporte qu’une syllabe, une exclamation (“Ha!”), Richard exprime sa jouissance devant la beauté de son geste, l’expression de sa satisfaction, ou même de sa stupeur, comme dans le stupendo italien, devant sa capacité à décorer le rien, tel un peintre venant d’achever un tableau : c’est une satisfaction artistique », Christine Sukic, « Les “perspectives dépravées” de Richard III ».

13 Loin de comprendre son erreur, Lear retombe dans ce travers à de nombreuses reprises dans la pièce, notamment à la scène 6 de l’acte 3, lorsqu’il joue comme au théâtre le procès de ses filles absentes. Il continue à vouloir dicter leur texte à ceux qui l’entourent, et prétend mettre en scène la réalité dans ses moindres détails, jusqu’à décider du moment où il convient de tirer le rideau sur son spectacle (« Make no noise, make no noise; draw the curtains », III.6.81).

14 Comme le fait remarquer Chris Marker dans A.K., documentaire sur le tournage de Ran, Hidetora Ichimonji est et n’est pas Lear, tout au plus peut-on considérer qu’il lui fait écho (« more like Lear’s echo reverberating across those castle walls built by Kurosawa on Mount Fuji », dit le réalisateur dans son commentaire en voix off).

15 Voir Anne-Valérie Dulac, op. cit., p. 66.

16 « La première séquence est sans doute trop didactique », Aldo Tassone, Akira Kurosawa, Paris, Flammarion, 1990, p. 283.

17 Saviour Catania parle à ce propos de « non événement » plutôt que de « néant » : « Consider, for instance, the initial boar hunt sequence where Kurosawa leaves Hidetora suspended between drawing his arrow and actually shooting it, thereby transforming the arrow’s unleashing into a non-event which never materializes in visual terms », Saviour Catania, « Wailing Woodwind Wild: The Noh Transcription of Shakespeare’s Silent Sounds in Kurosawa’s Ran », Literature/Film Quarterly, vol. 34, n°2, 2006, p. 1.

18 On pourrait dire, en reprenant la terminologie d’André Gardies, qu’il émane du « hors champ réel du tournage comme lieu d’origine du discours », André Gardies, « L’espace du récit filmique : propositions » dans Cinémas de la modernité : films, théories, sous la direction de Dominique Chateau, André Gardies et François Jost, Paris, Klincksieck, 1981, p. 80.

19 Aldo Tassone relève également cette caractéristique : « La sensation d’abstraction géométrique est accentuée par l’emploi des couleurs fixes – le jaune, le rouge, le bleu – indispensables dans les scènes de bataille », Aldo Tassone, op. cit., p. 284.

20 Pour Richard Lacayo, le contraste entre le mouvement des flèches et l’immobilité de tout le reste crée un sentiment d’étrangeté : « These arrows fly through eerie stillness », Richard Lacayo, « The Magic of Kurosawa: A Legend Behind the Lens », Time, n°28, 1985, p. 68. Cité dans Saviour Catania, op. cit., p. 2.

21 Deux cavaliers témoins de la scène cherchent l’origine du coup de feu puis, ne voyant personne, concluent : « C’est le destin qui a frappé ».

22 Pour Saburo Kawamoto, qui remarque la similitude entre la mort de Saburo et celle de Taro lors du siège du château, l’absence de tireur visible donne l’impression qu’ils se changent soudain en cadavres, sans explication rationnelle : « Both Taro and Saburo are attacked from out of nowhere and by someone who remains unknown. It is almost possible to say that they died by some stray irrational bullet; no, they turned into corpses », Saburo Kawamoto, « Ran: shi o ishiki shita rokantoku no hakucho no uta » (« Ran: the song of a white bird of an old director who has become conscious of death »), Kinema Junpō, n°913, 1985, p. 32, cité dans Zvika Serper, « Blood visibility/invisibility in Kurosawa’s Ran », Literature/Film Quarterly, vol. 28, n°2, 2000, p. 2.

23 « The fishermen, that walk upon the beach, / Appear like mice; and yond tall anchoring bark, / Diminish’d to her cock; her cock, a buoy / Almost too small for sight » (IV.6.17-20).

24 Cette opposition n’est pas caractéristique du seul Ran, comme le montre Aldo Tassone : « La vie comparée à l’ombre, à l’illusion, sera l’un des thèmes dominants de Kagemusha », Aldo Tassone, op. cit., p. 175. Le Château de l’araignée constitue un autre exemple, d’autant plus que la tension entre surface et profondeur en gouverne également l’esthétique.

Pour citer ce document

Par Sébastien Lefait, «« Nothing will come of nothing. Speak again. » Ran d’Akira Kurosawa : répétition, reformulation ou création ex nihilo ?», Shakespeare en devenir [En ligne], III. Adaptations cinématographiques, N°1 - 2007, Shakespeare en devenir, mis à jour le : 12/08/2023, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=114.

Quelques mots à propos de :  Sébastien Lefait

Sébastien Lefait est Maître de Conférences à l’Université de Corse, où il enseigne depuis 2005. Auteur d’une thèse consacrée à l’œuvre filmique d’Orson Welles comme adaptation de et à la pensée shakespearienne, il étudie à présent la question plus générale des nouvelles formes d’adaptation cinématographiques d’œuvres littéraires. Ses dernières publications traitent notamment de la difficulté à adapter Don Quichotte (articles sur le Quichotte inachevé d’Orson Welles et sur Lost in La Mancha de Ke ...