Le Macbeth Kanaval de Pascale Nandillon ou l’invisible impossible

Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 20 janvier 2014

Résumé

This paper invites us to travel through the scenographic tableau of The Tragedy of Macbeth produced by Pascale Nandillon who directs the “Atelier Hors Champ” – currently residing at the Espal, a theatre laid down by the State and situated in Le Mans, France. Five actors share the total cast of the play and their work (a so-called “archeological site”) includes the memory of past productions such as Carmelo Bene’s, Kurosawa’s, Orson Welles’s, and broadcasts extracts of Apocalypse Now. In so doing it summons African and Haitian ritual forms because “universal fundamentals of some founding myths can be shared with those that are the basis of the proto-history of Macbeth,” Pascale Nandillon says. The variations of props, sets and costumes directly occur on stage, although Macbeth wishes the night would conceal his deeds: “[...] with thy bloody and invisiblehand / Cancel and tear to pieces that great bond / Which keeps me pale!” (III.2.49-51). But invisibility is impossible in the space of both text and stage.
Through the study of the theatrical codes that are willingly made visible within this Macbeth Kanaval (as Nandillon’s production is named), this paper aims at highlighting the palimpsest of images and of meanings that are anchored in the play. Not only do the ghosts of the past reappear there, but also the contingencies of contemporary adaptation of a classic.

Nous proposons de partager le parcours scénographique du Macbeth mis en scène par Pascale Nandillon – laquelle dirige « l'Atelier Hors Champ » en résidence au théâtre de l’Espal (scène conventionnée) du Mans depuis 2009. Le travail mené avec cinq comédiens (qui se partagent la totalité des rôles) se veut un « site archéologique » faisant apparaître la mémoire de précédentes mises en scène (Carmelo Bene, Kurosawa, Orson Welles, Apocalypse Now) et convoquant les formes rituelles, haïtiennes ou africaines car, précise Pascale Nandillon, « les fondamentaux universels de certains mythes fondateurs peuvent y être partagés avec ceux qui fondent la proto-histoire du texte Macbeth ». Les changements de décors, de rôles, d'accessoires se font à vue, dans l'aire de jeu où Macbeth voudrait pourtant que la nuit voile ses méfaits – « [...] with thy bloody and invisiblehand / Cancel and tear to pieces that great bond / Which keeps me pale ! » (III.2.49-51). Mais l'invisible est impossible dans l'espace du texte et de la scène.
C'est le palimpseste d'images et de sens présents dans la pièce que nous tâchons de mettre en lumière à travers l'étude des codes de l'adaptation théâtrale laissés visibles dans ce Macbeth Kanaval (titre donné à la mise en scène de Pascale Nandillon). Non seulement les fantômes du passé y réapparaissent, mais aussi les principes de l'adaptation des classiques à la scène contemporaine.

Texte intégral

1Tout comme son héros, la réputation de Macbeth est légendaire. Dans sa préface à l’édition de la pièce, Jean-Pierre Vincent, qui monta cette œuvre en 1985 pour la Comédie-Française, note : « La tragédie de Macbeth passe pour être une pièce maudite. De génération en génération, les acteurs se transmettent cette appréhension. Et des accidents multiples viennent bien sûr alimenter cette croyance1. » Parallèlement, l’ouvrage de Richard Huggett, The Curse of Macbeth and Other Theatrical Superstitions en dresse le bilan à la fois affligeant et quelque peu sarcastique2. On ne peut toutefois s’arrêter à ces considérations qui avilissent toute initiative et condamnent la pièce à ne rester que dans les bibliothèques. Ces dernières décennies, les mises en scène de Macbeth se sont multipliées. Très récemment, par exemple, Laurent Pelly, au Théâtre National de Toulouse, avec Thierry Hancisse et Marie-Sophie Ferdane de la Comédie-Française, a proposé une version utra-moderne emprisonnant des sorcières bi-sexuées dans des murs de béton armé.

2Lien vers mise en scène de Laurent Pelly : http://www.theatre-video.net/video/Macbeth-de-William-Shakespeare-mise-en-scene-Laurent-Pelly-bande-annonce

3De même que Declan Donellan au Théâtre des Gémeaux à Sceaux en 2010, il aura permis par son audacieuse scénographie de ré-investir les pistes interprétatives de la pièce et de faire jaillir les réseaux poétiques de la fable.

4L’Atelier Hors Champ dirigé par Pascale Nandillon, artiste en résidence à l’Espal, scène conventionnée du Mans, a fait le choix de cette œuvre en 2012, et il nous a alors paru pertinent de suivre le travail minutieux opéré par cette troupe pour comprendre la résonance de la pièce à notre époque3. La mise en scène s’est inscrite dans les axes de travail précédemment investis par la compagnie : questionner la dissolution du jeu/je, l’exil et la porosité des frontières intimes (comme dans Salomé deMichauxet La Pluie d’été deDuras) et opter pour une distribution chorale (comme dans Variations sur la mort de Jon Fosse où la question de la « revenance » est centrale). La compagnie se dit avant tout attirée par les « textes-partitions », des écrits bruts qui traitent de la folie comme autant de « langues-corps » où l’acteur n’est pas un mais un million. Les premières représentations de Macbeth ont vu le jour en septembre 2012 : cinq acteurs se partagent les 27 rôles de la pièce et les codes de jeu sont laissés visibles dans l’espace afin que ni le spectacle ni le texte ne souffrent de lenteur et paraissent incohérents.

5Quelles ont été les conséquences de cette réduction drastique et les contraintes réelles que cette compagnie a acceptées afin de donner corps à Macbeth ? Dans quelle mesure la transparence de l’encodage scénique a-t-elle révélé le sens ou l’insensé de la pièce puisque « Macbeth, écrit Pascale Nandillon, témoigne d’un effondrement du sens, met en perspective les peurs et les crimes de notre époque contemporaine4 » ?

L’effet collage

img-1.jpg

Capitaine de l’armée Chan et ses tatouages

© Livret pédagogique de la mise en scène Macbeth Kanaval(Atelier Hors Champ, p. 12)

6Les tatouages sur ce Capitaine de l’armée Chan représentent des figures de Bouddha, mandalas, des textes en sanscrit, censés protéger le corps du soldat des balles ennemies. Ils sont aussi un langage en soi qui raconte l’histoire d’un rite et les superstitions qui y sont liées. Enfin, ils sont porteurs de la mémoire d’un homme puisqu’ils gardent la trace des événements douloureux de son passé guerrier. Le modèle historique du personnage de Macbeth porte aussi les traces ou tatouages du passé : la vie de ce roi écossais, qui régna de 1040 à 1057, est retracée dans les Chroniques d’Holinshed publiées en 1587. Ces traces constituent la source du texte de Shakespeare bien que des chroniques antérieures, probablement méconnues de Shakespeare, aient existé. Les personnages historiques et dramatiques sont néanmoins différents. Shakespeare n’a pas adapté les Chroniques à la scène : il a fusionné la réalité et la fiction en ajoutant du matériau fantastique à la fable originale. Et, par conséquent, l’épisode légendaire de l’Histoire du roi écossais au 11ème siècle est bien plus tourmentée et tumultueuse sous la plume du dramaturge.

7La mise en scène de Pascale Nandillon donne forme à cette dichotomie en recourant à divers procédés. Par le biais de la scénographie tout d’abord : il s’agit d’un espace a priori nu où le carré central (qui n’est pas sans évoquer le carré rouge de l’espace brookien5) est supposé magique. Il capture et enferme les corps qui l’investissent. Vu que tous les personnages sont sur scène pendant la représentation, ils deviennent quelqu’un lorsqu’ils font un pas dans le carré central. La scène est une scène d’observation et d’action. Elle répond au processus d’exploration engagé dans chaque projet mené par Pascale Nandillon. Au bord de la scène, l’acteur se laisse guider par son corps avant de le laisser s’exprimer dans le carré. L’esprit ne précède pas le mouvement ; c’est le corps qui est censé traduire l’idée, comme dans la philosophie bouddhiste qui cultive le lâcher prise.

8Les éléments de décor sont progressivement insérés dans l’aire de jeu apparemment nue : des chaises, un banquet, des masques, entre autres. Ils ne définissent aucune temporalité précise. Des micros, des réflecteurs, des haut-parleurs, des costumes et du maquillage sont mis à la disposition des acteurs sur les côtés et le devant de la scène. Ils sont laissés sur des chariots, des mannequins ou des portants et paraissent momentanément inactifs, en attendant d’être investis d’une fonction et de prendre vie. « Les acteurs composent […] les sites du récit, précise Pascale Nandillon, aménagent les conditions des apparitions. Les sites s’additionnent et les espaces-temps se superposent, créant des raccords, une archéologie des lieux du texte. La table du banquet est [par exemple] le lit des amants [puis] l’estrade sanglante6. »

9Cette superposition est aussi temporelle : à travers les accessoires anachroniques auxquels sont ajoutés des effets sonores et visuels (dont nous parlons plus bas), l’interprétation vise à réduire, voire gommer, la frontière entre le Macbeth médiéval et le Macbeth contemporain. Le temps n’a plus d’importance dans la mesure où l’intrigue parvient à gloser des préoccupations actuelles. Il ne semble en effet pas nécessaire d’ancrer la mise en scène dans un espace-temps précis, surtout s’il est lointain. Ce qui compte, c’est de montrer que le sujet de Macbeth est d’actualité, qu’il traduit les ambitions malsaines d’aujourd’hui. Pascale Nandillon ajoute : « l’aire de jeu est l’espace rituel où se rejoue le sacrifice du tyran, où le théâtre explore les dispositifs de représentation7. » Ce qui fait écho aux propos de Macbeth, acte V, scène 7 :

Macduff :
Alors, rends-toi, pleutre,
Et vis pour être l’attraction et le spectacle de ce temps :
Nous te peindrons comme nos monstres rares
Sur un panneau au sommet d’un mât avec cette inscription :
« Ici on peut voir le tyran8 ». (V.8. 23-27)

10Dans cette perspective, des extraits d’archives historiques sont entendus pendant la représentation, notamment des discours politiques et des extraits du procès d’Adolf Eichmann. Est aussi présente la mémoire des différentes versions cinématographies et radiophoniques de Macbeth : celles de Carmelo Bene, d’Orson Welles, ainsi qu’Apocalypse Now en voix off.La voix des acteurs est altérée comme si elle sortait de corps malades. Ces fragments sont aussi les fantômes explicites du passé qui est sans cesse rejoué tout comme l’on répète une pièce. La mise en abyme du jeu théâtral est ainsi perçue dans la répétition du texte et de l’histoire qu’il porte.

Un texte choral

11Pour tout metteur en scène non-anglophone, le choix de la traduction d’une pièce est toujours délicat. Dans un premier temps, Pascale Nandillon a choisi de ne pas choisir. Elle a donc gardé à portée de main diverses partitions afin d’entendre et de construire son propre espace imaginaire. Ce qui donne lieu à une partition vocale de Macbeth composée des hurlements de meurtres, d’appels au secours, de chuchotements, de prophéties secrètes. « Nous souhaitons creuser l’écart entre des registres vocaux qui mêlent une parole lâchée, débordante, déchirée, et une parole étouffée, retenue, murmurée », explique alors Pascale Nandillon9. Ce patchwork subtil d’expressions, vise cependant à réduire la distance entre l’implicite et l’explicite du texte. Pascale Nandillon ajoute : « le cri, comme à l’opéra, c’est ce qui menace de déchirer le chant ; le chuchotement, le seuil où la voix risque de s’éteindre. La voix des acteurs est toujours au-delà et en-deçà, bordant l’entre-deux où la parole est stupéfaite10. » Pascale Nandillon construit sa mise en scène comme s’il s’agissait d’un long poème dramatique. La forme originelle de la pièce en est inévitablement bouleversée : la chronologie des scènes est modifiée afin de mettre en lumière certaines analogies et leitmotive qui font partie de la structure souterraine du texte. Les images qui peuplent les corps et les voix insomniaques sont valorisées par l’entremise du chœur d’acteurs. L’acteur et le texte semblent être des parchemins écrits à l’encre invisible : par leur biais, quelque chose est dit, quelque chose qui a été refoulé par le Fou, Madbeth, et qui requiert la glose explicative. À l’acte V, scène 7, avant le duel entre Macduff et Macbeth, ce dernier confie :

Macbeth :
Et qu’on ne croie plus ces démons tricheurs
Qui nous abusent avec des doubles sens,
Qui tiennent leur parole pour notre oreille seule,
Et la violent pour notre espoir. (V.7.48-51)

12Les mots sont ambivalents et confus à l’oreille de celui qui les écoute, à l’image de la réplique antinomique prononcée par les sorcières Acte I, scène 1 :

Les sorcières :
Le clair est noir, le noir est clair :
Planons dans la brume et le mauvais air11. (I.1.11-12)

13Dans sa préface, Jean-Pierre Vincent avait fait allusion aux réseaux lexicaux contradictoires qui prolifèrent dans la pièce (nuit/jour ; peur/courage ; paradis/enfer ; sommeil/insomnie »). Shakespeare les produisit afin de nourrir l’imaginaire du spectateur. La confrontation de ces mots était faite pour choquer et pour montrer les pulsions les plus sombres de l’âme criminelle de l’homme. Dans le même élan, Pascale Nandillon envisage la pièce tel un laboratoire où se déroule l’autopsie d’un esprit déréglé. À l’acte V, lorsque le docteur intervient, le public assiste à la dissection métaphorique de l’espace criminel puisqu’il est témoin des divagations du héros éponyme.

Nous sommes dans le vase clos d’un espace paranoïaque, explique le metteur en scène, où nous voyons avec les yeux de Macbeth – du côté des spectres. La cour fuit le tyran et son royaume malade ; nous, spectateurs, restons seuls avec lui – nous faisons l’autopsie du dérèglement12

14La fable est ainsi perçue par le prisme d’une focalisation multiple ; chaque individu est supposé pouvoir en rendre compte :

Rosse : […] Comment va le monde, Monsieur, à présent ?
Macduff :Eh quoi, ne le voyez-vous pas ? (II.4.21)

15L’espace devient un « site d’apparitions » peuplé par les vivants et les morts à la fois. Les visages et les visions se mélangent ou se confondent : ils « rejouent la mascarade politique dans un rituel qui tient du carnaval, » conclut Pascale Nandillon13.

img-2.jpg

Lady Macbeth dans le carré magique.

© Frédéric Tétart

Macbeth Kanaval

16Pascale Nandillon a nommé sa création « Macbeth Kanaval », faisant ainsi référence au rituel haïtien. Tous les personnages peuvent apparaître sous les traits d’un autre. De façon clownesque, les acteurs peignent leur visage de maquillage grossier (poudre blanche et rouge à lèvres dégoulinant) afin de symboliser le passage d’un personnage à un autre. Une bassine remplie d’eau est située à l’avant-scène. Les acteurs viennent s’y laver et dépouiller leur faciès des artifices de l’un avant de revêtir ceux de l’autre. Ce procédé renforce l’idée de neutralité des sexes : le corps féminin peut paraître masculin lorsqu’il est masqué derrière un long manteau par exemple. Ceci n’est pas sans évoquer les paroles mêmes de Macbeth prononcées acte III, scène 2 :

Macbeth :
Et faire de nos visages le masque de nos cœurs
Pour déguiser ce qu’ils sont. (III.2.34-35) 

17Les genres perdent leur signification première, ce que l’œuvre induit à travers le gouvernement autoritaire de l’action par Lady Macbeth.

18Dans le même ordre d’idées, Shakespeare multiplie les allusions aux vêtements inadaptés à leur propriétaire : Macbeth est le premier à remettre en question la prophétie des sorcières à travers le champ lexical vestimentaire : « Le thane de Cawdor est vivant : pourquoi m’habillez-vous / De vêtements d’emprunt14 ? » Ces paroles sont bien vite prolongées par celles de Banquo : « Ces habits qui lui échoient, / Comme des habits qu’on étrenne, ne se feront à lui / Qu’à l’usage15. » (I.4.144-45), puis de Macduff : « Je crains que nos habits neufs ne soient moins séants que les vieux16 ! » (II.4.38). Mais les habits ne sont qu’accessoires. Ce sont les enveloppes vides ou bien l’icône improbable du cadavre des fantômes. Puisque Macbeth est traître et usurpateur d’une couronne et d’un trône, ses atours ne lui conviennent pas.Il est visiblement inapte dans ce rôle ou bien est-ce le rôle qui lui est inadapté ? N’est-il pas le corps féminin du couple criminel ainsi que sa peur le trahit ? Il ne parvient pas à satisfaire les exigences du monarque despotique qu’il s’est rêvé. « Les acteurs endossent [alors] des habits et s’y dissimulent […], explique Pascale Nandillon. [V]êtements trop larges ou trop étriqués qui ne vont pas avec les corps, qui racontent l’écart entre l’homme et la fonction17 ». Macbeth avance dans un carnaval, où le chaos et l’ordre s’opposent et où il sera finalement dépossédé de tous ses apparats, comme mis à nu :

Macbeth :
La vie n’est qu’une ombre en marche ; un pauvre acteur,
Qui se pavane et se démène son heure durant sur la scène,
Et puis qu’on n’entend plus : c’est un récit
Conté par un idiot, plein de bruit et de fureur
Et qui ne signifie rien. (V.5.24-28)

19Dans cette célèbre tirade, l’approche méta-dramatique à l’histoire est clairement énoncée. Macbeth, bien que fondée sur des faits réels, n’est qu’un récit de fiction : « La fiction et l’artifice se fabriquent sous nos yeux, écrit Pascale Nandillon. La lumière charge et décharge la magie du plateau, consume les figures18. » Le théâtre permet de souligner la fine frontière séparant les deux mondes, le naturel et l’irrationnel : comme au carnaval, c’est le lieu où la transgression est paradoxalement autorisée parce qu’elle est ponctuelle. Dans le carnaval haïtien, le masque est aussi le lien entre le monde des vivants et celui des morts. Il est un rite social de convocation et de conjuration des morts. C’est aussi le lieu politique où les gouvernants peuvent être publiquement critiqués. Dans les défilés, les personnages de l’Histoire d’Haïti côtoient les figures-fantômes du carnaval, les figures archaïques issues de la culture Vaudou. Selon l’approche de Pascale Nandillon, Macbeth pourrait être assimilé à une mémoire renfermant ces silhouettes inertes. Elle s’interroge sur la symbolique portée par le souverain sanguinaire :

Comme Macbeth, attendons-nous que le poignard déchire l’écran et nous laisse face à face avec le visage refoulé de la mort ? Comme dans tout rituel d’exorcisme, Macbeth endosse jusqu’au bout le masque de la mort, de la Gorgone, que la communauté a besoin de fixer et de conjurer. Le simulacre de la représentation nous libère-t-il des images en suspens, dont le refoulement et l’accumulation empoisonnent le corps social et la pensée ?19 

img-3.jpg

Les masques : Lady Macbeth et Macbeth

© Frédéric Tétart

Mots étranges dans un monde dérangé

20Le monde de Macbeth est une énigme. L’espace dessiné par Nandillon est l’échiquier intelligent où les acteurs avancent comme les jouets du destin. Si les mots de Macbeth ne « signifient rien » (V.4.28), c’est parce qu’ils sont prononcés par des individus possédés, trompés, ou, inversement, clairvoyants. À l’instar d’une synesthésie, les mots disent l’invisible et voient l’innommable. Les Sœurs du Destin ou Sœurs des Mots (puisque « weird » n’est autre que la façon dont les Écossais prononcent le mot « word ») subvertissent la chronologie logique des événements. Ce faisant, elles subvertissent la vision que nous en avons. Est-il alors possible de réparer l’hallucination collective qu’elles ont déclenchée ? Un monde né de fantasmes, de prédictions, de superstitions et de paroles surnaturelles peut-il être racheté ? Sans surprise, le « noir » et le « clair » réapparaissent enfin sous les traits du mot « night » où le fantôme du meurtre avance :

Lady Macbeth :
[…] Viens, épaisse Nuit,
Enveloppe-moi des plus sombres fumées de l’Enfer ,
Que mon couteau pointu ne voie pas la blessure qu’il fait,
Que le Ciel ne vienne pas épier à travers la couverture des ténèbres
Pour me crier « Arrête, arrête ! » (I.5.49-53)

21Grâce à leur pouvoir destructeur, les mots infectent le corps de la dramatis persona. Le metteur en scène considère la langue de Macbeth comme « la métaphore des engorgements et des blessures du corps20 ». Les mots deviennent incontrôlables, ils s’échappent de la bouche des individus, ce qui rend d’autant plus suspect le silence lorsqu’il s’invite insidieusement :

Malcolm :
Pourquoi gardons-nous le silence, quand cette affaire
Nous touche au premier chef ? (II.3.103-4)

22Tout comme les mots, les secrets et les complots infectent le royaume, son corps politique et ses corps tout court. Les mots sont des armes qui servent à contrecarrer le sort, ou bien à répondre à ses projets malsains. Macduff le dit explicitement : « Je n’ai pas de mots à te dire ; / Ma voix, c’est mon épée, scélérat plus sanguinaire / Que la langue ne peut l’exprimer » (V.8.6-8). Parmi ces mots qui traînent d’autres maux dans leur sillon, celui de « sang » revient de façon récurrente. Dans la mise en scène, le sang est symboliquement, et visiblement, présent sur le rouge des costumes et du maquillage : Macbeth ne peut jamais totalement se débarrasser du rouge à lèvres qui le défigure. Balafre omniprésente du mal qui court.

23Finalement, tout comme le langage est performatif, il ne peut jamais se dissocier de la sphère dramatique. Dès que la pièce commence, les registres de langue s’entremêlent. La parole magique des Sœurs Fatales est immédiatement suivie de la parole royale, celle de Duncan. L’action se déploie jusqu’à ce que le héros « plein de bruit et de fureur » meure et, à sa suite, la fable et ses mots nourriciers.

img-4.jpg

Macbeth

© Frédéric Tétart

Conclusion : Macbeth autopsié.

24Le traitement que fait Pascale Nandillon de Macbeth est ostensiblement méta-dramatique : oscillations et variations d’accessoires, projection d’images et de sons, recours au masque et au costume interchangeable, palimpseste de voix et de techniques théâtrales sont rendus visibles à tous. Les frontières temporelles s’effacent, créant une proximité entre la scène et le public. Mais dans le même temps, elles ostracisent la fable car celle-ci s’enrichie de diverses références allégoriques tirées du folklore haïtien ou du carnaval populaire. La scénographie s’inscrit ainsi dans un no man’s land qui pourrait représenter le partout et le nul part alternativement. La lecture de Pascale Nandillon ne désavoue pas une forme d’engagement politique, du moins idéologique. Le metteur en scène « autopsie » la pièce de Shakespeare, la dissèque sans retenue, afin de porter un regard critique sur la société contemporaine qui est aussi menacée par l’infection, qu’elle soit culturelle, économique ou étatique. Rappelons que son approche toute personnelle s’inscrit dans la lignée de précédents projets dont le thème commun serait peut-être celui de l’être menacé par la folie de l’Histoire. Dans Forces, Éveil et L’Humanité d’August Stramm, « l’individu est relié aux bouleversements et aux révolutions du cosmos, remarque Pascale Nandillon. De même, Macbeth témoigne d’un effondrement du sens, met en perspective les peurs et les crimes de notre époque contemporaine21 ». Or ces paroles ne résonnent-elles pas dans la bouche de Lady Macduff qui va bientôt mourir ?

Lady Macduff :
[…]
Mais je me ressouviens
Que je suis dans ce monde terrestre, où, faire le mal
Est souvent louable ; faire le bien parfois
Tenu pour dangereuse folie […]. (IV.2.72-75)

img-5.jpg

Bibliographie

Macbeth observant sa couronne

© Frédéric Tétart

Huggett, Richard, The Curse of Macbeth and Other Theatrical Superstition: An Investigation, Chippenham, Picton Publishing, 1981.

Nandillon, Pascale in Macbeth Kanaval, Atelier Hors Champ, création 2012, Dossier pédagogique, 2011, 19 p.

Morth, Ruth, « Monsieur Macbeth: From Jarry to Ionesco » in Peter Holand (ed.), Macbeth and its Afterlife, Shakespeare Survey n° 57, Cambridge, Cambridge University Press, March 2007, p. 112-125.

Rivier, Estelle, « Macbeth: The Autopsy of Our diseased World » in Eric C. Brown and Estelle Rivier (eds.), Shakespeare in Performance, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2012, p. 210-222.

Shakespeare, William, La Tragédie de Macbeth, Traduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Solin, 1985.

Liens :

Site de la Cie Hors-Champ :

http://www.atelierhorschamp.org/Compagnie/compagnie.html

Remerciements à Pascale Nandillon et la Cie Hors-Champ pour les échanges fructueux qui se sont déroulés en amont du spectacle, pour les photos et les documents riches d’enseignement qui ont rendu « transparents » les enjeux du spectacle.

Notes

1  Jean-Pierre Vincent, « Préface », dans William Shakespeare, La Tragédie de Macbeth, Traduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Solin, 1985, p. 9.

2  Richard Huggett, The Curse of Macbeth and Other Theatrical Superstition : An Investigation, Picton Publishing, 1981.

3  Pendant leur travail, Pascale Nandillon et l’Atelier Hors-Champ m’ont accueillie dans les locaux de La Fonderie (Théâtre du Mans) pour discuter du projet et assister aux répétitions. Deux comédiennes, Séverine Batier et Myriam Louazani, sont également venues lire des extraits de la pièce lors du colloque « Shakespeare in Performance » co-organisé par les Universités du Maine, France et USA, en novembre 2011 et mai 2012. Avec les étudiants de l’Université, nous avons assisté à la pièce en 2012 et participé à une rencontre-débat après la représentation. La pièce est ensuite partie en tournée notamment à la Cartoucherie de Vincennes (janvier 2013).
Distribution de MACBETH KANAVAL . Mise en scène : Pascale Nandillon ; Assistante à la mise en scène : Aliénor de Mezamat ; Collaboration artistique, scénographie, création sonore : Frédéric Tétart ; Avec : Séverine Batier, Serge Cartellier, Alban Gérôme, Myriam Louazani, Sophie Pernette ;Lumière : Frédéric Tétart, Soraya Sanhaji ; Régie lumière : Soraya Sanhaji ; Costumes : Odile Crétault ; Construction décor : Loïc Richard

4  Pascale Nandillon in Macbeth Kanaval,Dossier pédagogique, 2011, p. 17.

5  Nous faisons référence ici au carré rouge central délimitant l’aire de jeu dans Hamlet, mis en scène par Brook en 2000 (Théâtre des Bouffes du Nord, Paris). Unique élément de décor, il est le passage obligé dans lequel la tragédie puise son souffle et par lequelle elle prend vie. Autour, les personnages, inactifs tout comme les spectateurs de la salle, observent.

6  Pascale Nandillon, ibid., p. 16.

7  Ibid., p. 16. (C’est nous qui soulignons.)

8  William Shakespeare, La Tragédie de Macbeth, Traduction de Jean-Michel Déprats, Paris, Solin, 1985, p. 122.

9 Pascale Nandillon, ibid.., p. 15. Reprendre cette note.

10 Id.

11  Une réplique à laquelle Macbeth fait bientôt écho :
Macbeth : Jamais je n’ai vu jour si noir et si clair. (I.3.38)

12  Ibid., p. 5.

13  Id.

14  Ibid. p. 24.

15  Ibid., p. 26.

16  Ibid., p. 56. D’autres citations peuvent émaner des actes II et III (scènes 3 et 1).

17  Ibid., p. 9.

18  Ibid., p. 16 (Nos italiques).

19  Ibid., p. 10.

20  Ibid., p. 13.

21  Ibid. p. 17.

Pour citer ce document

Par Estelle Rivier-Arnaud, «Le Macbeth Kanaval de Pascale Nandillon ou l’invisible impossible», Shakespeare en devenir [En ligne], N°7 — 2013, Shakespeare en devenir, mis à jour le : 17/02/2022, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=696.

Quelques mots à propos de :  Estelle Rivier-Arnaud

Estelle Rivier est maître de conférences à l’Université du Maine, Le Mans. Elle est spécialiste du théâtre de Shakespeare (Performance Studies). Sa thèse, « L’espace scénographique dans les mises en scène des pièces de Shakespeare en France et en Angleterre de 1950 à nos jours » est publiée chez Peter Lang (2006) ; plus récemment Shakespeare dans la maison de Molière est paru aux Presses universitaires de Rennes (2012). En 2012, elle a co-organisé avec Eric Brown deux colloques “Shakespeare in P ...