Étonner l’œil : Le Marchand de Venise adapté par Julia Pascal (2007)

Par Sonia Massai
Publication en ligne le 03 mai 2010

Notes de la rédaction

Traduction de Claire Marché

Résumé

Julia Pascal’s adaptation of The Merchant of Venice, which openedat the Arcola Theatre in London in 2007, tackles the problematic place of the spectacle in this play more subtly than other playwrights and directors, who have cut, corrected, bowdlerized, framed or thoroughly rewritten the play without managing to de-familiarize their audiences from the rapt and mindless fascination generated by knife-wielding Jew in the trial scene.Pascal’s adaptation therefore represents an important point of departure from late twentieth-century stage traditions, which are not only ineffective but positively detrimental when it comes to tackling the spectacular image of the knife-wielding Jew at the heart of the trial scene.

Texte intégral

« The visual is essentially pornographic, which is to say that it has its end in rapt, mindless fascination1 ».
« The spectacle, being the reigning social organization of a paralyzed history, of a paralyzed memory, of an abandonment of any history founded in historical time, is in effect a false consciousness of time2 ».

1Les points de vue qu'ont Jameson et Debord sur le rôle du spectacle dans les cultures modernes et postmodernes donnent un aperçu intéressant de l’incontournable héritage véhiculé par une image spectaculaire qui se trouve au cœur du Marchand de Venise. En effet, l'image du Juif brandissant son couteau et menaçant d'ôter la vie à un Chrétien torse nu est «essentiellement pornographique», en ce sens qu’elle donne au temps historique l'intemporalité d’un mythe, produisant ainsi «une fascination intense et muette» chez le spectateur. Avraham Oz, spécialiste de littérature et traducteur, a rapporté une anecdote biographique intéressante à ce sujet:

A few days after my own Hebrew version of the play was first produced on stage [in 1972], the Israeli Open University applied for the rights to include some passages in one of its newly written courses. That course, however, formed part of neither the drama nor the literature programme: it was in Jewish history3.

2Shakespeare n'est pas le seul responsable du pouvoir saisissant de cette image; il l'a probablement empruntée à Il Pecorone de Giovanni Fiorentino. Mais elle est plus généralement ancrée dans les histoires populaires européennes sur les Juifs et le meurtre rituel qui remontent au début de l'ère Chrétienne, au deuxième siècle avant Jésus Christ4. Pourtant, l'évolution de Shakespeare, ce poète national propulsé dans la sphère culturelle internationale et dans le monde des nouveaux médias en plein essor (télévision et cinéma inclus), a permis à cette image portant la griffe de Shakespeare de circuler plus largement et de manière plus spectaculaire que jamais. L'adaptation du Marchand de Venise par Julia Pascal, présentée à l’Arcola Theatre à Londres en 2007, s'attaque à la place problématique du spectacle dans cette pièce plus subtilement que ne l'ont fait d'autres dramaturges ou metteurs en scène qui ont coupé, corrigé, expurgé, ré-agencé, voire complètement réécrit, la pièce sans réussir à libérer leurs spectateurs de la fascination «intense» et «muette» suscitée par le moment central de la scène du procès.

3Dans la mise en scène de Pascal, la pièce de Shakespeare est regardée par un nouveau personnage, Sarah.

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Scene 2 (Shakespare’s Act I, scene 1) : Sarah (Ruth Posner), watching Antonio (Roderick Smith) and Bassanio (Jonathan Woolf).

4Sarah est une rescapée de l'Holocauste et elle est incarnée par Ruth Posner, elle-même authentique rescapée, enfuit du ghetto de Varsovie à l'âge de douze ans. La pièce s’ouvre alors que Sarah est sur le point de visiter le ghetto vénitien. La visite ne commencera en fait jamais, car les eaux se mettent à monter, contraignant Sarah et son guide à finalement regarder une troupe de comédiens, bloquée elle aussi, et qui, à défaut de pouvoir rejoindre son théâtre, décide séance tenante de répéter Le Marchand de Venise. À partir de ce moment-là, Sarah est apparemment reléguée à la marge, éclipsée par le formidable déroulement de la pièce de Shakespeare, ne retrouvant la parole que pour conseiller vivement à Jessica de reconsidérer sa décision de s’enfuir avec Lorenzo et de devenir chrétienne (dans les scènes 13, 14 et 18), et pour faire le récit poignant des abus sexuels dont elle a été victime alors qu'elle se cachait en Pologne (dans la scène 15)5.

5Fait intéressant, Le Marchand de Venise de Pascal a suscité des critiques à la fois de la part de ceux qui pensaient qu'elle était allée trop loin dans la réécriture de Shakespeare, et de ceux qui avaient l’impression qu'au contraire elle n'était pas allée assez loin. Lyn Gardner, dans The Guardian, soutient que «Pascal’s play-within-the-play framing device and directorial decisions do not clarify but rather fudge» (17.09.2007), suggérant ainsi que la pièce shakespearienne a une clarté qui lui est propre, mais que celle-ci a été brouillée par la façon dont Pascal l’a revisitée. À l’inverse, dans The Financial Times, Ian Shuttleworth deplore le fait que Ruth Posner «has oddly little to work with […] and not a peep during the trail» (18.09.2007). Fiona Mountford donne un point de vue similaire dans The Evening Standard:

If only Pascal had had the courage of her convictions and written a play about The Merchant of Venice. It seems initially she has, as elderly Sarah chats with her tour guide in modern-day Venice […]. [But] just when this is shaping up, the rest of the cast bounces on […] and poor old Sarah can [only] sit – and sit – and spectate (17.09.07).

6Loin de signifier une absence d’action, l'acte conscient de regarder Le Marchand de Venise qui occupe Ruth / Sarah est essentiel dans la façon dont Pascal réinterprète la pièce shakespearienne. Quand j'ai demandé à Julia Pascal si elle avait envisagé de faire intervenir le personnage de Sarah plus souvent, elle m’a répondu : «[Ruth] herself asked why she couldn’t do more, but it was the power of her watching the play, the image of her watching the play, that worked for me». Quand je lui ai demandé plus de détails sur sa décision de re-présenter la scène du procès sans en pratiquement rien changer par rapport à l’original, elle à nouveau souligné l'importance du regard: «I did have Jessica and Sarah sitting in as witnesses», ce qui, en soi, a ajouté Pascal, «added another dimension [to the trial scene]6». De même, la prise de distance par rapport à la pièce de Shakespeare, que certains critiques ont associé à l'utilisation de Ruth / Sarah comme stratégie d’encadrement chez Pascal, est à mon sens l'un des aspects les plus intéressants de sa mise en scène, et non quelque chose qui la réduit.

7La stratégie d’encadrement de Pascal est particulièrement efficace dans la scène du procès où la présence silencieuse de Jessica et de Sarah sur scène rompt avec la rigidité que suggèrent les didascalies des premières éditions – didascalies que suivent les metteurs en scène dans la plupart des cas. D'après les deux éditions quarto de 1600 et de 1619, et l'édition folio de 1623, Shylock fait son entrée après un bref échange qui a lieu entre Antonio et le Duc. Antonio est soutenu, et dans de nombreuses mises en scène, littéralement porté par Bassanio, Gratiano et Salerio, tandis que le Duc et un nombre indéfini de nobles vénitiens, les «magnificoes», sont sur le même axe visuel que Portia et Nerissa, quand ces dernières entrent sur scène sous les traits du jeune avocat Balthasar et de son clerc. Même lorsque les metteurs en scène ajoutent d’autres spectateurs pour la scène du procès, comme Tubal et / ou d'autres Juifs vénitiens, l'impression d’ensemble demeure inchangée au final: Shylock se retrouve pris entre plusieurs personnages – ou encerclés par eux – qui tentent, àpremière vue, de canaliser sa rage mais qui finissent, en fait, par l’accabler7.

8Dans la mise en scène de Pascal, la scène est divisée en deux parties pendant le procès: l'une est occupée par le Duc, Bassanio et Gratiano, puis par Portia et Nerissa; l'autre, par Shylock et Antonio qui sont côte à côte face au Duc, par un groupe de Vénitiens turbulents qui se tient juste derrière eux, et par Jessica et Sarah, assises à des angles opposés, à la lisière extérieure de la scène – et donc presque entièrement cachées par les Vénitiens. L’ajout de Jessica et de Sarah à la scène du procès permet d'éviter que Shylock ne soit englouti dans l'espace fictif de la salle d'audience et, de façon plus significative, transforme cette salle d'audience fictive en un espace scénique complexe, ce qui, à son tour, remet en question le caractère archétypal du geste spectaculaire de Shylock.

9La notion de spectacle définie par Debord a fait réfléchir Jonathan Crary qui, lui, l’entend comme «the imposition of an illusory unity onto a more heterogeneous field8». Aussi le fait d'ajouter Jessica et Sarah à la scène du procès perturbe-t-il l'«unité illusoire» de l’archétype du Juif brandissant son couteau, archétype qui a laissé son empreinte au fil de l'évolution lente et complexe des rapports entre une Europe essentiellement chrétienne et sa population juive. Leur présence silencieuse sur scène remet en question la «consommation» de l'archétype spectaculaire en faisant de Shylock en un signifiant complexe: Shylock est à la fois un Juif malveillant résolu à tuer un chrétien et un père éploré, un paria en quête de compensation; il donne ainsi à voir une inversion grotesque de la justice mais aussi son reflet perturbant.

10Si ces deux Shylock pouvaient se fondre en un seul, il en résulterait, une fois de plus, un aplanissement du temps historique. Et c’est le cas, semble-t-il, dans les versions post-Holocauste du Marchand de Venise qui permettent au cadre et à la pièce de ne faire plus qu’un. L'adaptation de Hanan Snir, présentée au Deutsches Nationaltheatre de Weimar en 1995, en est un bon exemple. Inspiré par l'idée initiale de George Tabori, qui était de situer la scène du procès à Dachau en 1978, Snir met sa version de la pièce de Shakespeare en scène dans un camp de concentration. Dans cette version, les prisonniers sont contraints de jouer aux côtés d'officiers SS qui ont décidé de monter la pièce pour divertir leur commandant le soir de son anniversaire. Tandis que le prisonnier qui joue Shylock s'approche de l'officier incarnant Antonio et brandit son couteau, un autre prisonnier sort de scène et tente d'assassiner le commandant. La scène prend fin brutalement quand les officiers SS tuent les acteurs juifs9. Cette stratégie de cadrage peu subtile paraît contre-productive dans la mesure où elle amplifie le pouvoir de l'archétype originel, en suggérant un lien direct entre le juif au couteau de Shakespeare et le prisonnier du camp de concentration cherchant à venger son peuple en essayant de tuer son tortionnaire.

11Inversement, la présence de Jessica et de Sarah, spectatrices silencieuses de la scène du procès, non seulement transforme Shylock en signifiant complexe, mais fait aussi de l'espace scénique un champ hétérogène. Dans son étude sur la notion de spectacle telle qu’elle est définie par Debord, Crary ajoute que l'unité illusoire qui y est associée est aussi investie d'une «autonomie structurelle suspecte» («suspicious structural autonomy»). La scène du procès, quand elle est encadrée et canalisée par les limites fictives de la pièce de Shakespeare, acquiert le statut d'une puissante «formation culturelle et institutionnelle» («cultural-institutional formation»), ou d’un «spectacle» («spectacle»)10. Dans la mise en scène de Pascal, la position tout à fait particulière de Jessica et de Sarah en tant que personnages s’inscrivant dans les limites fictives de la cour d’audience mais dépassant néanmoins ces limites – ce qui, dans le cas précis de Sarah, est aussi vrai des limites fictives de l’encadrement – empêche l'espace scénique de faire sens en tant qu'unité spatiale fictive.

12Comme dans d’autres mises en scènes récentes11, l'ambiguïté de la position dans laquelle se trouve Jessica, dans la scène du procès, se révèle clairement aux spectateurs au moment où Shylock montre du doigt un homme noir et accuse : «You have among you many a purchased slave / Which, like your asses and your dogs and mules, / You use in abject and in slavish parts» (IV.1.89-91)12. Dans la mise en scène de Pascal, l'homme noir se trouve parmi les Vénitiens, derrière Shylock, lequel, alors qu'il se détourne du Duc, regarde dans la direction où Jessica est assise, silencieuse, sans même remarquer sa présence. En d’autres termes, la configuration de la scène et ce qui s'y passe suggèrent que Jessica est dans la salle d'audience tout en en étant absente. Shylock regarde à nouveau dans la direction de Jessica au moment où il est sur le point de découper une livre de chair dans la poitrine d'Antonio; là non plus, il ne remarque pas la présence de Jessica.

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Scene 21 (Shakespeare’s Act IV, scene 1) : Shylock (Paul Herzberg) holds a knife against Antonio’s throat (Roderick Smith) as he turns towards Jessica (Jodie Taibi)in the trial scene.

13Il semble plutôt que Shylock ait le regard perdu au loin, tout préoccupé qu’il est de la perte et de la trahison que signifient pour lui la fugue amoureuse de Jessica et qui attisent sa «vieille rancune» à l’égard d’Antonio. On peut dire, à nouveau, que Jessica à la fois assiste au procès, comme le suggère son visage où se lisent le choc et l’horreur à l’état pur (au moment où Shylock incarne le stéréotype du Juif assoiffé de sang prêt à ôter la vie à un chrétien), et observe son déroulement avec beaucoup de recul, comme à distance, depuis une position avantageuse qui comprend différents niveaux temporels.

14De la même façon, Sarah participe de la stratégie d’encadrement, tout en s’intégrant au monde fictif de la pièce de Shakespeare quand elle s’adresse aux acteurs en pleine répétition et qu'ils lui répondent sans sortir de leur personnage. En outre, la convergence du biographique et du fictif dans le personnage de Sarah tel qu’il est interprété par Ruth Posner donne à l’actrice, tout au long de la mise en scène, une visibilité en tant que Sarah mais aussi en tant que Ruth. En conférant plusieurs niveaux à l'espace fictif – lequel est censé, en principe, donner une illusion d'unité et une autonomie structurelle à l'image spectaculaire du Juif brandissant son couteau –, Pascal crée un espace scénique qui étonne l’œil. Certains critiques de théâtre ont fait remarquer que, dans l’adaptation de Pascal, les limites demeuraient fuyantes, les délimitations s’estompaient. En fait, on peut décrire plus précisément ce phénomène: il s’agit d’une fracture du champ de vision en des catégories étroitement liées quoique tout à fait distinctes – l'histoire et la fiction –, et en des niveaux temporels très différents – la longue histoire de l'antisémitisme européen, les récents ravages de l'Holocauste, et la position engagée de Pascal et de Posner vis-à-vis de la pièce de Shakespeare.

15À cet égard, la mise en scène de Pascal crée une rupture passionnante, tout à fait bienvenue, avec la «tradition» scénique très suivie du moment qui non seulement manque d’efficacité, mais s’avère préjudiciable quand on en vient à l'image spectaculaire du Juif brandissant son couteau. Selon Patrick Stewart, on fait traditionnellement de Shylock soit «[a] wolfish villain, sadistically lusting for the blood of a Christian he hates», soit «[a] dignified symbol of an oppressed people intellectually and morally superior to the Christians who taunt and abuse him13». Le premier parti pris ne peut être, de nos jours, que celui de ceux qui souhaitent suggérer que Shylock est une projection de l'antisémitisme de Shakespeare (ou de son public), ou que la vengeance est la seule forme de justice possible pour quiconque ne voit pas ses droits reconnus par les lois institutionnelles. Cependant, indépendamment de leurs qualités théâtrales et idéologiques respectives, ces deux partis pris – qui reflètent les choix actuels – ne parviennent pas à renouveler ou à désamorcer la qualité spectaculaire de la scène du procès.

16L'humanisation de Shylock crée une tension – qui demeure – entre la scène du procès et le reste de la pièce. Comme le fait remarquer Richard Foulkes : «One of the problems for a sophisticated Shylock, such as Irving's or Olivier's, is the business with the knife and scales, which is implied in the text14». Cette tension à l’état pur que soulève la coexistence d’un Shylock interprété comme un paria très digne, dont l’âme est empreinte de noblesse, et le Juif brandissant son couteau dans la scène du procès, a donné lieu aux stratégies les plus diverses, allant du ridicule au manque total de naturel. Pour prendre l’interprétation d’Irving, par exemple, Foulkes rappelle : «[he] kept the knife and scales concealed for as long as he could and when he did produce the former [a member of the audience] recorded: ‘it is not flourished in the butcher’s style we are accustomed to; it is more delicately treated, as though something surgical were contemplated’15». Un Shylock réticent, ou même un Shylock à la Brutus, se définissant comme l’auteur d’un «sacrifice» et non d’une «boucherie»16, est en totale inadéquation avec le Shylock qui affûte son couteau sur sa semelle, peu de temps après l'entrée en scène de Nerissa, et qui l’a toujours à la main lorsque Portia le pousse à prendre son dû quelques deux cents vers plus loin. Dans la mise en scène de Miller de 1970, Olivier n'affûtait pas son couteau sur sa semelle et la réplique de Bassanio – “Why dost thou whet thy knife so earnestly?” (IV.1.120) – était adressée à un serviteur qui accompagnait Shylock au tribunal. Cette stratégie rendait, du coup, le discourt à venir de Graziano peu cohérent. Car si les premiers vers – «Not on thy sole, but on thy soul, harsh Jew, / Thou mak’st thy knife keen» (IV.1.122) – peuvent être adressés au serviteur de Shylock, la suite – «But no metal can – / No, not the hangman’s axe – bear half the keenness / Of thy sharp envy. Can no prayers pierce thee?» (IV.1.123-125) – est clairement à l’attention de Shylock, et sa force rhétorique dépend de l'adéquation visuelle qui se fait entre le tranchant du couteau de Shylock et sa détermination à voir son contrat respecté.

17Jouer Shylock comme «[a] wolfish villain, sadistically lusting for the blood of a Christian he hates» rend la scène du procès tout aussi problématique aux yeux des spectateurs contemporains. Se penchant sur la première de couverture du quarto initial – où l’on peut lire: «The most excellent Historie of the Merchant of Venice VVith the extreame crueltie of Shylocke the Iewe towards the sayd merchant, in cutting a iust pound of his flesh» –,Stephen Orgel fait remarquer : « [it] seems to promise a quite different trail scene, in which Shylock is awarded his just pound of flesh17». Ceux qui voient Shylock comme un «wolfish willain» continuent de répondre aux attentes créées par cette première de couverture. Francis Gentleman, dramaturge et essayiste du dix-huitième siècle, présente «the wretched state to which Shylock is […] reduced» pendant la scène du procès comme «so agreeable a sacrifice to justice, that it conveys inexpressible satisfaction to everyfeeling of mind18». Il fait ainsi l'éloge de Charles Macklin dans le rôle de Shylock et souligne: «[his] forcible and terrifying ferocity […] as the author intended19». Bien qu’à l’heure actuelle certains critiques aient tendance à attribuer cette «férocité terrible et terrifiante» à l'interprète plutôt qu'à l'auteur, ils disent par là-même combien leur propre interprétation a été influencée. Warren Chernaik, par exemple, admet que : «he loathed [Bill Alexander’s 1987] production, walking out at the interval20». Ce qui a déplu le plus à Chernaik, c’est «the blood libel come to life»; s’il est parti à l’entracte, c’est pour éviter d’assister à la scène du procès montrant un Shylock «fully capable of butchering Antonio in open court21».

18Même les acteurs et les metteurs en scène qui ont essayé de nuancer le personnage de Shylock, en évitant de suivre les deux partis pris en vogue, ont le sentiment que la scène du procès représente une pierre d'achoppement de taille. Patrick Stewart, qui s’est consciencieusement efforcé d'éviter l’un et l’autre de ces partis pris, en témoigne : «So strong is [the] image of the Jew with the raised weapon that in rehearsals I had to resist the impulse to menace Antonio in this way, and throughout the life of the production I felt secretly guilty that I was denying the audience their right to see this traditional tableau22».

19Peut-être peut-on trouver dans Operation Shylock, ce roman de Philip Roth sciemment postmoderne et déconstructiviste, l'équivalent le plus proche de la façon innovante dont Pascal a traité ce «tableau traditionnel». Au moment où un membre du Mossad tente de recruter le personnage fictif de Philip Roth, l'héritage de Shylock est invoqué afin de présenter l'histoire de l'anti-sémitisme européen comme une narration unifiée qui n’a pas encore fini de se perpétuer :

To the audiences of the world Shylock is the embodiment of the Jew. […] [This] hateful, hateable Jew whose artistic roots extend back to the Crucifixion pageants at York, whose endurance as the villain of history no less than of drama is unparalleled, the hook-nosed moneylender, the miserly, money-maddened, egotistical degenerate, the Jew who goes to synagogue to plan the murder of the virtuous Christian – this is Europe’s Jew, the Jew expelled in 1290 by the English, the Jew banished in 1492 by the Spanish, the Jew terrorized by Poles, butchered by Russians, incinerated byGermans, spurned by the British and the Americans while the furnaces roared at Treblinka23.

20C'est exactement à cet aplanissement de l'histoire que Roth et Pascal résistent. Roth réussit à nous distancier de l'image spectaculaire de Shakespeare, celle du juif brandissant son couteau, en inscrivant l'héritage de Shylock dans des structures enchâssées, en le situant à de multiples niveaux de narrations complexes qui parfois se rencontrent. Plus précisément, le titre du roman de Roth est le nom de code d'une opération secrète qui a pour but de neutraliser une organisation clandestine, juive et pro-palestinienne, localisée à Athènes, et qui finance indirectement l'alter ego fictif de Roth, dont le nom est aussi Philip Roth, et dont le projet de vie est de pousser les Juifs israéliens de souche européenne à retourner vivre en Europe. L'alter ego fictif de Roth et, plus généralement, la Diaspora sont représentés, de façon récurrente, à la fois comme des illusions ridicules à la limite du crime et comme des alternatives utopiques à la logique des représailles sanglantes. Enfin, le roman de Roth suscite l’étonnement dans l’œil du lecteur en refusant de conférer à aucun des personnages fictifs de l'auteur, y compris Shylock, l'unité illusoire et l'autonomie structurelle que l'on trouvait chez les personnages de Shakespeare grâce à la qualité spectaculaire de la scène du procès. Comme dans le roman de Roth, l’adaptation de Julia Pascal avec son choix de traiter cette scène à plusieurs niveaux, en recourant notamment à la structure encadrante qui étonne l’œil, se réapproprie l'histoire juive après l'avoir sauvée de l'emprise du spectaculaire shakespearien.

Bibliographie

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STEWART, Patrick, «Shylock in The Merchant of Venice», in Philip Brockbank (dir.), Players of Shakespeare: Essays in Shakespearean Performance by Twelve Players with the Royal Shakespeare Company, Cambridge, CUP, 1985, p. 11-28.

Notes

1  Frederick Jameson, Signatures of the Visible, New York and London, Routledge, 1990, p. 1.

2  Guy Debord, Society of the Spectacle, 3rd edition, New York, Zone Books, (1967) 1994, p. 114.

3  Avraham Oz, «Transformations of Authenticity: The Merchant of Venice in Israel», reprinted in Martin Coyle (ed.), The Merchant of Venice, New Casebooks, Basingstoke, Macmillan, 1998, p. 214.

4  Pour plus de détails à ce sujet, voir James Shapiro, Shakespeare and the Jews, New York, Columbia University Press, 1996, p.100-111.

5  Julia Pascal, The Merchant of Venice, London, Oberon, à paraître.

6  Entretien avec Julia Pascal, Londres, le 14 Novembre 2007.

7  C’est, semble-t-il, généralement le cas sur scène et à l'écran. Pour des exemples probants, voir, entre autres, la mise en scène de John Barton pour la Royal Shakespeare Company (1981), et le long métrage de Michael Radford (2004).

8  Jonathan Crary, «Spectacle, Attention, Counter-Memory», in Tom McDonough (éd.), Guy Debord and the Situationist International: Texts and Documents, Cambridge, Mass. and London, MIT, 2002, p. 454.

9  Sabine Schülting s’intéresse à l'adaptation de Hanan Snir dans son article «‘I am not bound to please thee with my answers’: The Merchant of Venice on the post-war German stage», in Sonia Massai (éd.), World-Wide Shakespeares: Local Appropriations in Film and Performance, London and New York, Routledge, 2005, p. 69.

10  Jonathan Crary, op. cit.,p. 454.

11  Voir la mise en scène de Bill Alexander pour la Royal Shakespeare Company (1987).

12  Les citations proviennent de Jay L. Halio (éd.), The Merchant of Venice, Oxford, OUP, coll. «The Oxford Shakespaeare», 1993.

13  Patrick Stewart, «Shylock in The Merchant of Venice», in Philip Brockbank (ed.), Players of Shakespeare: Essays in Shakespearean Performance by Twelve Players with the Royal Shakespeare Company, Cambridge, CUP, 1985, p.11.

14  Richard Foulkes, «Henry Irving and Laurence Olivier as Shylock», Theatre Notebook 27 (1973), p. 33.

15  Ibid., p. 33.

16  «Let’s be sacrificers, but not butchers» (II.1.166). William Shakespeare, Julius Caesar, edited by T. S. Dorsch, London, Routledge, The Arden Shakespeare (3d Series), 1994.

17  Stephen Orgel, «Imagining Shylock», in Stephen Orgel, Imagining Shakespeare: A History of Texts and Visions, Basingstoke, Palgrave / Macmillan, 2003, p. 162.

18 Francis Gentleman, The Dramatic Censor or Critical Companion (1770), in John Wilders, Shakespeare: The Merchant of Venice, Casebook Series, Basingstoke, Macmillan, 1969, p. 26.

19 Ibid., p. 26.

20 Warren Chernaik, The Merchant of Venice (Writers and their Work), Horndon, Northcote House, 2005, p. 37.

21 Ibid., p. 37.

22 Patrick Stewart, op. cit., p. 13.

23 Philip Roth, Operation Shylock, London, Vintage, (1993) 2000, p. 275.

Pour citer ce document

Par Sonia Massai, «Étonner l’œil : Le Marchand de Venise adapté par Julia Pascal (2007)», Shakespeare en devenir [En ligne], N°2 - 2008, Shakespeare en devenir, mis à jour le : 17/09/2010, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=434.

Quelques mots à propos de :  Sonia Massai

Dr Sonia Massai teaches Shakespeare and Renaissance Studies at King's College London. She is the editor of World-Wide Shakespeares: Local Appropriations in Film and Performance (Routledge, 2005) and the author of Shakespeare and the Rise of the Editor (CUP, 2007). She has also contributed chapters and essays to several books and journals, including The Blackwell Companion to Shakespeare and the Text, Textual Performances, Shakespeare Survey, Studies in English Literature, and New Theatre Quarter ...