- Accueil
- > Shakespeare en devenir
- > N°17 - 2024
- > Publics inquiets dans les théâtres de la première modernité : un jeu avec les conventions du genre
Publics inquiets dans les théâtres de la première modernité : un jeu avec les conventions du genre
Par Robert I. Lublin
Publication en ligne le 03 février 2024
Résumé
Intersecting the interests of theatre historians, New Historicists, Cultural Materialists, and feminist scholars, the early modern English convention of having boys play the women’s roles has proven a compelling subject of analysis, drawing considerable attention over the last forty years. Despite the broad range of methodologies employed to address the issue, one aspect of cross-gender casting has not been fully considered: the importance of audiences. This is significant since our understanding of the convention during the early modern period is tightly connected to the practice of spectatorship. To begin with, extant historical responses by those who attended the theatre inform our notion of how cross-gender casting was understood at the time. Additionally, along more theoretical lines, audiences, in the act of engaging the convention, helped to construct its meaning. Within theatre studies, we needn’t invoke Barthes’s notion of the “death of the author” to acknowledge the importance of audiences to the making of meaning in a performance.1 In this paper, I plan briefly to survey the responses to cross-gender casting that came out of the period. Then, I wish to reflect upon the nature of the available evidence to consider the range of arguments it supports. Finally, I hope to consider how audience responses shaped the experience of cross-gender casting when it was employed in performances of early modern English drama.
L’attribution des rôles féminins à de jeunes garçons sur la scène anglaise de la première modernité est une pratique ayant fortement attiré l’attention des chercheurs pendant ces quarante dernières années, se situant au croisement des domaines de l’histoire du théâtre, du « New Historicism », du matérialisme culturel et de la critique féministe. Malgré la vaste pluralité d’approches méthodologiques employées pour aborder la question, une facette de ce travestissement des acteurs n’a pas été, jusque-là, suffisamment prise en compte : le rôle du public. Un tel enjeu a toute son importance, dans la mesure où notre compréhension des conventions théâtrales élisabéthaines est intimement liée à l’expérience du spectateur. Dans un premier temps, les témoignages historiques dont nous disposons, issus des publics de l’époque, nous éclairent sur la manière dont le travestissement des acteurs était alors perçu. En outre, d’un point de vue plus théorique, le spectateur, en interagissant avec les normes, participait à la construction du sens de ces conventions. En ce qui concerne les études théâtrales, nul besoin de faire appel à la « mort de l’auteur » de Barthes pour reconnaître l’importance du spectateur dans la fabrique du sens de la performance2. Dans cet article, nous chercherons à passer brièvement en revue la réception des travestissements ayant eu lieu au théâtre pendant cette période. Nous nous intéresserons ensuite à la nature des preuves qui nous sont disponibles, afin d’examiner l’éventail des arguments qu’elles soutiennent. Enfin, nous examinerons comment les réactions du public nous ont permis de comprendre l’expérience du travestissement lorsque ce dernier était utilisé sur la scène de la première modernité.
Mots-Clés
Article au format PDF
Publics inquiets dans les théâtres de la première modernité : un jeu avec les conventions du genre (version PDF) (application/pdf – 245k)
Texte intégral
Article traduit par Louis André
1En dépit de l’impressionnante quantité d’études contemporaines consacrées à ce sujet, la pratique consistant à faire jouer les rôles féminins par des garçons, propre à l’Angleterre de la Renaissance, ne suscitait que très peu de réactions à l’époque. Dans son livre Playgoing in Shakespeare’s London, Andrew Gurr tente de recenser tout ce qu’il nous reste des témoignages significatifs de l’époque, portant sur le théâtre. Etant donné le nombre conséquent de références à l’expérience des spectateurs de théâtre que Gurr déniche, la mention d’une pratique courante consistant à donner les rôles féminins aux garçons brille par son absence3. Parmi la grande majorité des témoignages portant sur le théâtre, pratiquement aucun ne trouve nécessaire d’aborder le sujet des acteurs travestis. La convention suscitait pourtant des réactions quelque peu épidermiques chez une catégorie précise, des individus qui considéraient que cette pratique relevait de l’ignominie. Pendant la première modernité, les pamphlétaires anti-théâtre publient un certain nombre de tracts visant le théâtre en tant qu’institution ; parmi eux, certains mentionnent plus précisément le terrible danger du travestissement dans le milieu du théâtre. Les protagonistes de cette attaque sont Stephen Gosson, John Rainoldes et William Prynne4.
2Les argumentaires avancés par ces auteurs quant à la pratique du travestissement au théâtre ne sont pas tous analogues, mais ils ont en commun une même vision de cette convention comme contraire à l’orthodoxie religieuse, faisant naître chez le spectateur un désir indécent. Par exemple, dans Plays Confuted in Five Actions (1582), Gosson a tout d’abord recours à un argument tiré du Deutéronome (22:5) qui stipule que tout homme amené à se revêtir des vêtements de femmes serait une abomination aux yeux du Seigneur. Il poursuit son raisonnement en affirmant que, si le simple fait de porter les vêtements d’une femme est inacceptable aux yeux de Dieu, l’acteur, quant à lui, commet une bien plus grande offense. Ne porte-t-il pas « not the apparrell onely, but the gate, the gestures, the voyce, the passions of a woman5? » Dans Th’ Overthrow of Stage-Playes (1599), Dr. John Rainoldes, éminent théologien d’Oxford, affirme que les jeunes garçons jouant des rôles de femmes susciteraient l’appétit sexuel de leurs spectateurs.
The appareil of wemen is a great provocation of men to lust and leacherie… A womans garment beeing put on a man doeth vehemently touch and moue him with the rememberance and imagination of a woman; and the imagination of a thing desirable doth stirr up the desire6.
3En se déguisant en femme, l’acteur ferait naître un désir inacceptable en faisant appel à l’imagination et aux souvenirs des spectateurs qu’ils projetteraient ensuite sur lui. De surcroît, Rainoldes soutient que le spectateur éprouve une attirance homoérotique pour le garçon caché sous le costume : « an effeminate stage-player, while he faineth love, imprinteth wounds of love7 ». Dans Histriomastix (1633), William Prynne étaie cette crainte que les garçons travestis puissent engendrer un désir homoérotique, en précisant que
players and play-haunters in their secret conclaves play the sodomites; together with some modern examples of such, who have been desperately enamored with players’ boys thus clad in woman’s apparel, so far as to solicit them by words, by letters, even actually to abuse them8.
4Considérés ensemble, les textes de Gosson, de Rainoldes et de Prynne soutiennent que le théâtre est érotique et qu’il inspire un désir sexuel incontrôlable, soit destiné aux femmes qui sont suggérées par les costumes, soit aux garçons qui les portent9. Il s’ensuit que les spectateurs qui partageaient ces positions antithéâtrales d’une scène travestie considéraient l’excitation sexuelle, en particulier l’excitation homoérotique, comme la pierre angulaire de l’expérience théâtrale. Mais dans quelle mesure les opinions exprimées par ces auteurs étaient-elles répandues ?
5En examinant le corpus des auteurs antithéâtraux, Lisa Jardine a pu déclarer que « amongst those who opposed [the theatres], transvestism on stage was a main plank in the anti-stage polemic10 ». Si cela s’avérait, nous pourrions étudier la popularité des pamphlets antithéâtraux pour déterminer la prévalence de leurs arguments dans la société anglaise11. Cependant, tout semble indiquer le contraire. Seuls quatre pamphlets antithéâtraux mentionnent explicitement le travestissement sur scène (nous avons omis, consciemment, un pamphlet ancien et anonyme qui réitère l’interdiction faite dans le Deutéronome). La plupart des pamphlets antithéâtraux, y compris ceux écrits par John Northbrook, Phillip Stubbes, Anthony Munday, et d’autres, attaquent le théâtre mais ne font aucune mention de la pratique consistant à faire jouer aux garçons des rôles féminins. Parmi les tropes que nous retrouvons dans les divers textes de la polémique antithéâtrale se trouvent : un enseignement de l’immoralité ; un attrait des sens plutôt qu’un perfectionnement de l’esprit ; l’encouragement à ne pas respecter les édits somptuaires ; ainsi que sa nature de lieu de rencontre pour les prostituées et leurs clients12. Les pamphlets cités ici par Gosson, Rainoldes et Prynne consacrent, en vérité, des centaines de pages à une critique du théâtre, mais bien moins à la pratique du travestissement sur scène. Bien plus fréquemment, l’écriture polémique de l’époque attaque-t-elle la pratique du travestissement dans la société considérée comme plus délétère. Prenons l’exemple des célèbres pamphlets, souvent cités, que sont Haec Vir et Hic Mulier. Certes, ils s’en prennent directement aux hommes qui s’habillent en femmes et aux femmes qui portent les vêtements des hommes, mais il se trouve qu’ils ne mentionnent jamais le travestissement en ce qui concerne le théâtre. Les universitaires, à bien des reprises, évoquent ces œuvres lorsqu’il s’agit d’étudier le théâtre, mais nous devons nous garder de tirer des conclusions trop hâtives à cet égard en faisant correspondre leurs critiques et la pratique théâtrale. La nature d’espace-limite du théâtre ne lui permet-elle pas, après tout, de montrer des acteurs s’adonnant à des actes qui ne sont, en règle générale, pas permis au sein du cadre normatif de la société quotidienne ?
6Pis encore, la critique des femmes masculines et des hommes efféminés dans les pamphlets antithéâtraux trouve des échos textuels dans les pièces de théâtre de l’époque. Dans l’Epicoene de Ben Jonson, par exemple, un groupe de femmes, les « collegiates », sont la cible des traits d’humour du dramaturge en raison de leur décision de s’habiller et de se comporter d’une manière résolument masculine. Partant, le travestissement méta-théâtral (les garçons jouant les rôles des femmes) semble autorisé, tandis que le travestissement dans le contexte de la narration de la pièce est ridiculisé de manière comique.
7Ainsi, d’une manière assez contrintuitive, les attaques antithéâtrales critiquant le travestissement au théâtre pendant la première modernité furent d’une grande rareté. Un tel étonnement ne peut que se redoubler lorsque nous considérons la grande attention qu’elles ont reçues de la part des chercheurs. Il s’ensuit que nous ne pouvons pas tenir pour acquis que l’argument de ces mêmes chercheurs concernant la nature sexuelle et homoérotique du théâtre était largement partagé par le public de la première modernité. Il convient tout de même de noter que cette thèse est corroborée par certains éléments tirés de pièces de théâtre de l’époque. Dans le Poetaster (1601) de Jonson, un père craint que la décision de son fils de devenir dramaturge ne mène à une homosexualité, à entretenir des relations sexuelles avec des hommes : « What shall I have my sonne a stager now? an enghle for players13? ». D’une semblable manière, Middleton suggère que les jeunes garçons acteurs sont à la fois désirables et ouverts à la promiscuité sexuelle dans Father Hubburd’s Tales (1604), dans lequel un jeune gentleman est encouragé « to call in at the Blackfriars where he should see a nest of boys able to ravish a man14 ». Comme les propos de Jonson et de Middleton proviennent d’individus qui non seulement côtoient mais travaillent au sein de l’institution théâtrale, nous pourrions être portés à donner une crédibilité accrue aux conclusions de Rainoldes et de Prynne selon laquelle l’utilisation de garçons travestis pour jouer le rôle de femmes incitait au désir homoérotique dans leur public.
8Cependant, pour brouiller encore plus le tableau, il existe également des témoignages qui tendent à appuyer la conclusion opposée. Dans la romance en prose de Lady Mary Wroth, The Countess of Montgomery’s Urania (1621), l’expérience consistant à regarder un garçon jouer le rôle d’une femme est présentée comme une simple appréciation de l’action dramatique, rien de plus. Dans une telle configuration, la pratique du travestissement est totalement dissociée de tout désir sexuel :
there hee [her first lover] saw her with all passionate ardency, seeke, and sue for the strangers love; yet he [the stranger] unmoveable, was no further wrought, then if he had seene a delicate play-boy acte a loving womans part, and knowing him a boy, lik’d onely his action15.
9Si nous adhérons à une telle vision, nous devons alors affirmer que l’institution dramatique du travestissement, bien loin de susciter un désir sexuel à l’égard d’un jeune homme jouant le rôle d’une femme, est justement ce qui rend ce même désir impossible. L’exclusion des femmes de la scène a donc une utilité, à savoir la mise à l’écart du désir sexuel qui n’a plus lieu d’être sur la scène. Dans son Pierce Penilesse, his Supplication of the Divell (1592), Thomas Nashe souligne le lien entre travestissement dramatique et protection de la moralité de la scène anglaise, en précisant : « Our Players are not as the players beyond Sea, a sort of squirting baudie Comedians, that haue whores and common Curtizens to playe womens partes, and forbeare no immodest speech, or vnchast action that may procure laughter16 ». Selon Nashe, le risque de sexualisation de la scène anglaise est mis en échec par la restriction des performances aux seuls hommes. Le désir non seulement homoérotique, mais aussi hétérosexuel, est maîtrisé par le fait que les rôles féminins soient joués par des garçons.
10Thomas Heywood, dans son ouvrage An Apology for Actors (1612), prend explicitement les arguments des auteurs antithéâtraux pour cible, et les contredit lorsqu’il affirme que la coutume du travestissement est une coutume morale s’incarnant dans une tradition des plus respectables :
To see our youth attired in the habit of women. [W]ho knows not what their intents be? Who cannot distinguish them by their names, assuredly knowing that they are but to represent such a lady, at such a tyme appointed? Do not the universities, the fountains, and well springs of all good arts, learning and documents, admit the like in their colleges? [A]nd they (I assure myself) are not ignorant of their use. In the time of my residence at Cambridge, I have seen tragedyes, comedyes, historyes pastorals and shows publickly acted, in which the graduates of good place and reputation have bene specially parted17.
11Selon Heywood, le travestissement des jeunes garçons en vêtements féminins ne sert qu’à représenter les femmes. Loin de susciter un désir inapproprié, la pratique du travestissement est un exercice moral qui s’inspire des estimables pratiques des universités.
12Comment, dès lors, jauger les réactions du public au travestissement sur la scène anglaise de la première modernité ? Pour certains, le travestissement des acteurs masculins était une source scandaleuse d’attirance homoérotique. Pour d’autres, il s’agissait d’une alternative à la fois logique et morale à la présence et la performance de femmes sur scène. Ce que nous pouvons affirmer comme certitude est qu’il n’existe pas de réaction unique et unifiée du public ; mais pouvons-nous aller plus loin et dépasser le simple constat de la coexistence d’une position extrême et son contraire ?
13Un des aspects les plus remarquable des données disponibles à l’heure actuelle, mais qui mérite une plus ample considération tant il éclaire notre problème, est la surprenante pénurie de sources. Si l’on considère les soixante-quinze années qui séparent 1567, date de l’ouverture de la première salle de théâtre professionnelle en Angleterre, et 1642, date de la fermeture des salles de théâtre professionnelles par un acte du parlement, la quantité de témoignages concernant le travestissement sur scène est véritablement infime. Seulement quatre pamphlets antithéâtraux évoquent ce sujet, et des décennies séparent certaines de leurs dates de publication ! Qui plus est, seules deux pièces de théâtre soutiennent des positions semblables. Enfin, trois autres sources abordent la question, mais offrent des points de vue opposés. Si nous considérons la totalité des données, ces éléments présentent un message équivoque concernant les réactions du public par rapport au travestissement sur scène. Mais compte tenu de la rareté avec laquelle la question a été abordée sous quelque forme que ce soit, nous pouvons, en toute logique, conclure que la pratique du travestissement n’a pas inspiré une grande inquiétude aux membres du public qui l’ont régulièrement eu à voir au théâtre.
14Quand bien même certain spectateurs aient ou non trouvé dans les garçons travestis une source de désir sexuel, il demeure que très, très peu d’entre eux les ont considérés comme une source de préoccupation ou même d’intérêt significatif. Au contraire, le travestissement semble avoir été simplement accepté en Angleterre comme la norme de la représentation théâtrale18. Juliet Dusinberre met cette convention en perspective lorsqu’elle pose la question suivante :
Were [women] there or not? Of course, physically they were not there. But to assert that is, in my view, to say nothing. Because none of the shadows on Shakespeare’s stage are there. There are no kings, queens, murderers, monsters, fairies, politicians, wise counselors, or even fools. There are only actors. Why should it matter that they are not biologically female, any more than it should matter that they are not royal, Roman, Moors, Egyptian, or Italian19?
15Le théâtre est un art de conventions. Par conséquent, Kathleen McLuskie a certainement raison de conclure que, à un certain niveau, les acteurs masculins jouant des femmes ont dû être simplement acceptés par la grande majorité des spectateurs comme une convention parmi d’autres20. Si ce n’était pas le cas, comment le public aurait-il pu s’intéresser aux récits dramatiques fondés sur l’amour hétérosexuel et les différences entre les hommes et les femmes21 ?
16Cela ne nie pas, pour autant, la probabilité que, parmi les dix à vingt mille personnes qui allaient au théâtre chaque semaine dans l’Angleterre de la première modernité22, certains hommes aient été attirés sexuellement par les acteurs travestis, tout comme certains hommes dans le public étaient attirés par les acteurs adultes masculins. En outre, très peu de chercheurs se sont sérieusement penchés sur le désir hétérosexuel éprouvé par les femmes qui fréquentaient le théâtre en grand nombre. Nous cherchons alors à attirer l’attention sur la probabilité écrasante que la convention du travestissement n’ait pas été une source de profonde inquiétude pour la société anglaise de l’époque. Aucune loi n’interdisait aux femmes de se produire sur scène, et aucune nouvelle loi n’a été adoptée au début de la Restauration pour inciter les femmes à s’y produire non plus. Cette absence apparente de préoccupation concernant la portée des conventions théâtrales, ne peut que rendre infructueux tous les efforts visant à trouver une explication satisfaisante à la raison pour laquelle les garçons jouaient les rôles féminins sur la scène anglaise de la première modernité23.
17Par conséquent, il nous semble que la volonté, et la nécessité, de trouver une explication à la convention du travestissement est résolument tardive (ne datant que des XXe et XXIe siècles) et que cette convention n’avait pas beaucoup d’importance pour les hommes et les femmes anglais de la première modernité qui fréquentaient le théâtre. En effet, les méthodologies mêmes qui ont été mises en avant ces dernières années ont incité à la prise en compte croissante de cette question. Parmi ses divers objectifs et pratiques, le féminisme cherche à interroger le passé pour comprendre la construction du genre à travers l’histoire. Un tel objectif ne peut qu’inciter quiconque le poursuit à comprendre la place du travestissement sur scène. D’une manière semblable, le « New Historicism » et le matérialisme culturel tentent de considérer les textes au sein de contextes discursifs. Les pamphlets antithéâtraux, dont la circulation a été, de fait, très restreinte et, en fin de compte, dont l’influence sur le théâtre a été très limitée, fournissent des contextes discursifs. Ce faisant, ils ont contribué à surdéterminer notre compréhension de la manière dont le sens était établi et reçu dans l’Angleterre du début des temps modernes. Le tout de manière disproportionnée par rapport à la réalité. Ainsi, tant pour le féminisme que pour le « New Historicism » / matérialisme culturel, l’intérêt pour le travestissement révèle davantage sur les problématiques contemporaines que sur celles de la première modernité. Il s’ensuit que, plus encore qu’ils n’expliquent les préoccupations de l’Angleterre moderne, les nombreux articles et ouvrages qui évoquent le travestissement sur scène, et qui ont été publiés au cours des quarante dernières années, manifestent notre obsession moderne concernant les représentations du sexe et du genre au théâtre.
18Il semblerait alors raisonnable de suggérer que le travestissement intéresse et inquiète davantage les individus et publics contemporains que ceux de la première modernité. Gardant tout cela à l’esprit, nous pouvons reconsidérer et réévaluer la production du Henry V de Shakespeare qui a été proposée pour l’ouverture du nouveau Globe à Londres en 1997. Cette production était marquée par un souci de fidélité historique : des costumes fidèles à ceux de l’époque ont été fabriqués et teints à la main en utilisant à la fois des matériaux et méthodes de l’époque, et tous les rôles féminins ont été joués par des hommes. L’intention, selon le metteur en scène Richard Olivier, était de « undertake to explore certain authentic production methods or styles24 ». Cette production du Henry V a sûrement dû sembler aussi fidèle que possible à l’histoire. La mise en scène d’un texte de la première modernité se donnait à voir sur une copie conforme d’une scène de cette même époque, utilisant des tenues de l’époque, ainsi que les conventions de la scène élisabéthaine. Pourtant, un aspect fondamental de la mise en scène était sans aucun doute anachronique : le public. Par conséquent, si les études récentes reflètent effectivement une inquiétude accrue concernant la représentation théâtrale du sexe et des rôles de genre, il est probable que la production du Henry V de la fin du XXe siècle ait suscité beaucoup plus d’intérêt, de préoccupations et d’anxiété en faisant jouer les rôles féminins par des garçons que la production présentée au Globe en 1599 ne l’ait fait25.
Bibliographie
BARTHES, Roland, « La Mort de l’auteur », Manteia, n°5, 1968.
BULMAN, James C., Shakespeare Re-Dressed: Cross Gender Casting in Contemporary Performance, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2008.
CHAMBERS, E. K., The Elizabethan Stage, Oxford, Clarendon Press, 1923, vol. 4.
DUSINBERRE, Juliet, « Women and Boys Playing Shakespeare », in Dympna Callaghan (ed.), A Feminist Companion to Shakespeare, Malden, Blackwell, 2000, p. 245-280.
DUTTON, Richard & HOWARD, Jean E. (eds.), A Companion to Shakespeare’s Works: The Comedies, Malden, Blackwell, 2003.
GOSSON, Stephen, Plays Confuted in Five Actions, New York, Garland, 1972.
GURR, Andrew, Playgoing in Shakespeare’s London, New York, Cambridge University Press, 1987.
HOWARD, Jean E., « Crossdressing, the Theatre, and Gender Struggle in Early Modern England », Shakespeare Quarterly, vol. 39, n°4, 1988, p. 418-440.
HOWARD, Jean E., The Stage and Social Struggle in Early Modern England, New York, Routledge, 1994.
JARDINE, Lisa, « Boy Actors, Female Roles, and Elizabethan Eroticism », in David Scott Kastan & Peter Stallybrass (eds.), Staging the Renaissance: Reinterpretations of Elizabethan and Jacobean Drama, New York, Routledge, 1991, p. 54-65.
JONSON, Ben, The Complete Plays of Ben Jonson, vol. 2, ed. G. A. Wilkes, Oxford, Clarendon Press, 1981.
KIERNAN, Pauline, « Findings from the Globe Opening Season: Henry V », Research Bulletin, n°2, 1998, p. 1-7.
MCLUSKIE, Kathleen, « The Act, the Role, and the Actor: Boy Actresses on the Elizabethan Stage », New Theatre Quarterly, vol. 3, n°10, 1987, p. 120-130.
MIDDLETON, Thomas, « Father Hubburd’s Tale », in Gary Taylor & John Lavagnino (eds.), Thomas Middleton: The Collected Works, New York / Oxford, Oxford University Press, 2007.
ORGEL, Stephen, Impersonations: The Performance of Gender in Shakespeare’s England, New York, Cambridge University Press, 1996.
POLLARD, Tanya, Shakespeare’s Theatre: A Sourcebook, Malden, Blackwell, 2004.
POSTLEWAIT, Thomas, « Theatricality and Antitheatricality in Renaissance London », in Tracy C. Davis & Thomas Postlewait (eds.), Theatricality, New York, Cambridge University Press, 2003, p. 90-126.
PRYNNE, William, Histriomastix, London, 1633.
RAINOLDES, John, Th’ Overthrow of Stage-Playes, Middleburgh, 1599.
SHAPIRO, Michael, Gender in Play on the Shakespearean Stage, Ann Arbor, Michigan University Press, 1994.
WHITE, Paul W., Theatre and Reformation: Protestantism, Patronage and Playing in Tudor England, New York, Cambridge University Press, 1993.
WROTH, Mary, The Countesse of Mountgomeries Urania, London, 1621.
Notes
1 Cf. Roland Barthes, « The Death of the Author », Image / Music / Text, trad. Stephen Heath, New York, Hill & Wang, 1977.
2 Cf. Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », Manteia, n°5, 1968.
3 Cf. Andrew Gurr, Playgoing in Shakespeare’s London, New York, Cambridge University Press, 1987.
4 Identifier les pamphlétaires anti-théâtre comme des puritains est désormais monnaie courante, dès lors qu’il s’agissait la plupart du temps de prédicateurs au franc-parler. Toutefois, des études plus récentes ont démontré que ce rapprochement est abusif. Pour parler des écrivains antithéâtraux en tant que groupe, il est préférable de les qualifier de dévots, tant le langage qu’ils invoquent fait plutôt appel à la moralité et à la religion, sans qu’il s’agisse d’une religiosité tout particulièrement puritaine. Cf. Tanya Pollard, Shakespeare’s Theatre: A Sourcebook, Malden, Blackwell, 2004, p. 20; Paul Whitefield White, Theatre and Reformation: Protestantism, Patronage and Playing in Tudor England, New York, Cambridge University Press, 1993, p. xiii.
5 Stephen Gosson, Plays Confuted in Five Actions, New York, Garland, 1972, sig. C3v.
6 John Rainoldes, Th’ Overthrow of Stage-Playes, Middleburgh, 1599, p. 97.
7 Ibid., p. 18.
8 William Prynne, Histriomastix, London, 1633, p. 209.
9 Stephen Orgel, Impersonations: The Performance of Gender in Shakespeare’s England, New York, Cambridge University Press, 1996, p. 30.
10 Lisa Jardine, « Boy Actors, Female Roles, and Elizabethan Eroticism », in David Scott Kastan & Peter Stallybrass (eds.), Staging the Renaissance: Reinterpretations of Elizabethan and Jacobean Drama, New York, Routledge, 1991, p. 57.
11 Thomas Postlewait met son lecteur en garde contre l’idée que les tracts antithéâtraux étaient largement lus et acceptés dans l’Angleterre de la première modernité : « Most pamphlets had a limited distribution, so they probably did not carry much weight with theatre audiences, many of whom were not literate », Thomas Postlewait, « Theatricality and Antitheatricality in Renaissance London », in Tracy C. Davis & Thomas Postlewait (eds.), Theatricality, New York, Cambridge University Press, 2003, p. 98.
12 Jean E. Howard, The Stage and Social Struggle in Early Modern England, New York, Routledge, 1994, p. 75.
13 Ben Jonson, The Complete Plays of Ben Jonson, vol. 2, ed. G. A. Wilkes, Oxford, Clarendon Press, 1981, I.2.15-16.
14 Thomas Middleton, « Father Hubburd’s Tale », in Gary Taylor & John Lavagnino (eds.), Thomas Middleton: The Collected Works, New York / Oxford, Oxford University Press, 2007, ln. 559-561.
15 Lady Mary Wroth, The Countesse of Mountgomeries Urania, London, 1621, p. 60.
16 E. K. Chambers, The Elizabethan Stage, Oxford, Clarendon Press, 1923, vol. 4, p. 239.
17 Ibid., vol. 1, p. 252.
18 Michael Shapiro, Gender in Play on the Shakespearean Stage, Ann Arbor, Michigan University Press, 1994, p. 41.
19 Juliet Dusinberre, « Women and Boys Playing Shakespeare », in Dympna Callaghan (ed.), A Feminist Companion to Shakespeare, Malden, Blackwell, 2000, p. 251.
20 Kathleen McLuskie, « The Act, the Role, and the Actor: Boy Actresses on the Elizabethan Stage », New Theatre Quarterly, vol. 3, n°10, 1987, p. 121.
21 Jean E. Howard, « Crossdressing, the Theatre, and Gender Struggle in Early Modern England », Shakespeare Quarterly, vol. 39, n°4, 1988, p. 435.
22 Cf. Thomas Postlewait, op. cit., p. 103.
23 Phyllis Rackin, « Shakespeare’s Crossdressing Comedies », in Richard Dutton & Jean E. Howard (eds.), A Companion to Shakespeare’s Works: The Comedies, Malden, Blackwell, 2003, p. 115.
24 Pauline Kiernan, « Findings from the Globe Opening Season: Henry V », Research Bulletin, n°2, 1998, p. 6.
25 Si nous mentionnons ici la production du Henry V de 1997, c’est avant tout pour souligner les attitudes très différentes à l’égard du travestissement qui caractérisaient l’Angleterre de l’époque. Pour une étude plus approfondie des mises en scènes contemporaines de Shakespeare faisant usage du travestissement, nous recommandons l’ouvrage de James C. Bulman, Shakespeare Re-Dressed: Cross Gender Casting in Contemporary Performance, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2008. L’essai « Constructing Femininity in the New Globe’s All-Male Antony and Cleopatra » de Robert Conkie aborde directement cette version du Henry V et d’autres représentations faisant figurer des acteurs travestis sur la scène du nouveau Globe.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Robert I. Lublin
Droits d'auteur
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC BY-NC 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/) / Article distribué selon les termes de la licence Creative Commons CC BY-NC.3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/)