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Shakespeare d’Avril ! Entretien avec Marie-Pierre Dupagne
Par Marie-Pierre Dupagne et Pascale Drouet
Publication en ligne le 18 février 2022
Article au format PDF
Shakespeare d’Avril ! Entretien avec Marie-Pierre Dupagne (version PDF) (application/pdf – 2,8M)
Texte intégral
1Pascale Drouet :
Marie-Pierre Dupagne1, vous êtes Présidente de « La Fabrique Shakespeare » et vous avez lancé, au printemps 2019 (du 23 mars au 28 avril), une manifestation que vous avez appelée Shakespeare d’Avril ! et qui inclut lectures, rencontres, projections, concerts, spectacles pour nous inviter à entendre le texte shakespearien mais aussi à découvrir la variété de ses adaptations contemporaines. Vous présentez ce festival comme « une manifestation drôlement accessible ». Pourriez-vous nous préciser ce que vous entendez par là et en quoi cela participe de l’originalité de votre projet ?
L’affiche du festival 2019
Crédits : Diane Pelly
Marie-Pierre Dupagne
Crédits : Thierry Guillaume
2Marie-Pierre Dupagne :
La volonté affirmée de la manifestation est de faire découvrir Shakespeare à tous ceux qui, en France, ne le connaissent pas. Il faut bien dire qu'hormis les gens de théâtre et les universitaires, ils sont encore nombreux. La réputation de Shakespeare reste en effet souvent celle d'un auteur poussiéreux et ennuyeux, réservé à un public qui aimerait s'interroger lugubrement sur le sens de l'existence. Ceux qui le connaissent, en revanche, savent qu'il est tout sauf cela, et que tous les jours, il avait l'obligation dans son théâtre de Londres de satisfaire un public formidablement hétérogène, composé aussi bien de gentilshommes, qui connaissaient leurs lettres classiques, que de ruffians qui pour la plupart ne savaient ni lire ni écrire et venaient pour la farce et le spectaculaire. La puissance du langage de Shakespeare, de sa poésie, de ses images, de ses intermèdes comiques, sa capacité à raconter des histoires, son habileté à créer des personnages nuancés et approfondis (bref, son génie) lui permettaient de relever ce défi. Son ami et collègue Ben Jonson a même dit de lui alors (avec une clairvoyance édifiante) : « He wasn’t of an age but for all time » (Préface du First Folio de 1623), c’est-à-dire, qu’il n’est pas l’homme d’une époque précise mais de tous les temps.
3Je fais partie de celles et ceux qui non seulement partagent le point de vue de Jonson (a posteriori, c'est toujours plus facile !), mais qui sont en outre persuadés que Shakespeare est aussi « un homme pour toutes et tous ». Encore faut-il faire en sorte que toutes et tous le rencontrent, et c'est toute l'ambition de l'association « La Fabrique Shakespeare » qui porte Shakespeare d'Avril !
4Pascale Drouet :
Dans votre programmation, votre préférence est allée à deux pièces de Shakespeare : Roméo et Juliette et Le Songe d’une nuit d’été. Qu’est-ce qui a motivé votre choix ? Comment avez-vous pensé l’articulation de la tragédie et de la comédie dans l’esprit de votre manifestation ?
5Marie-Pierre Dupagne :
Je voulais placer la première édition sous les auspices de pièces éminemment populaires, ce que sont indéniablement ces deux pièces. Pour être tout à fait honnête, je ne me suis pas posé la question du genre. Je dois vous dire que je ne pense jamais les pièces de Shakespeare en termes de genre, tant elles sont toujours infiniment autre chose et davantage.
6En ce qui concerne Roméo et Juliette, la version filmique de Zeffirelli présentait un double intérêt : celui d'une version cinématographique clé, unanimement reconnue comme l'une des meilleures versions filmiques de la pièce, tournée en Italie en décors naturels et avec des lumières magnifiques ; et celui de personnages interprétés par de jeunes comédiens qui avaient l'âge du rôle, à savoir, des adolescents (pour mémoire, Leslie Howard, le Roméo du film de Georges Cukor de 1936, avait 43 ans).
7Quant au Songe d'une nuit d'été, Irina Brook le montait à Nice avec ses jeunes comédiens Les Éclaireurs. Je les avais découverts la saison précédente dans Tempête. Leur talent, leur force comique, leur capacité à émouvoir, leur fraîcheur, parfaitement mis en valeur dans le spectacle d'Irina, m'avaient enthousiasmée. Quand j'ai su qu'elle montait une adaptation du Songe d'une nuit d'été, je lui ai fait confiance et j’ai acheté son Dream « sur plans ». Je ne l'ai pas regretté : le public a été tout comme moi enthousiaste !
Issam Kadichi, Kevin Ferdjani, Irène Reva et Marjorie Gesbert interprètent les artisans dans le spectacle Dream ! Mise en scène d’Irina Brook, production du Théâtre National de Nice
Crédits : Gaëlle Simon TNN
Issam Kadichi (Lysandre), Irène Reva (Helena), Marjorie Gesbert (Hermia) dans le spectacle Dream ! Mise en scène d’Irina Brook
Crédits : Gaëlle Simon TNN
8Pascale Drouet :
Vous avez programmé Dream ! deux fois : une représentation dite « relax » l'après-midi et l’autre dite « classique » en soirée. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ces deux types de représentations ?
9Marie-Pierre Dupagne :
Lorsque j'étais responsable de l'offre jeune public du premier festival de cinéma de Vincennes, entre 2008 et 2012, j'avais créé la « Séance pas comme les autres », une séance ouverte à tous, même à ceux qui ne sont pas tout à fait comme les autres. L'idée, imaginée par l'association Ciné-ma différence dès 2005, était de mettre en place une séance de cinéma où tous auraient leur place, où tous seraient bienvenus, même ceux dont le handicap s'accompagne de troubles du comportement qui les excluent le plus souvent des salles de spectacles. Les aménagements consistaient (et c'est toujours le cas) en une information claire de l'ensemble du public avant la séance, en un accueil personnalisé et renforcé de tous, et, enfin, en un discours de bienvenue qui rappelait le principe d'une atmosphère bienveillante : chacun pouvait exprimer ses émotions à sa façon, sans crainte d'être jugé. Tous, familles, amis, proches, grand public, avaient passé un formidable moment de partage dont chacun étaient ressorti ému et heureux. Le succès de l'expérience avait dépassé nos espérances puisque notre "Séance pas comme les autres" avait accueilli plus de 350 personnes, tous publics confondus, et avait pu s'enorgueillir de la plus fréquentation la plus élevée de tout le festival !
10L'accessibilité étant au cœur de mon projet de faire découvrir Shakespeare à tous, j'ai eu envie d'étendre cette accessibilité à tous les publics, y compris à ceux que le handicap exclut des loisirs culturels. L'association Ciné-ma différence a accepté d'être le partenaire privilégié de la manifestation et de lui apporter son expertise et ses ressources. Nous avons donc proposé, sur le modèle de cette "séance pas comme les autres", une représentation « relax » en après-midi et une représentation classique le soir. Un petit film de trois minutes réalisé par la ville de Vincennes rend compte de l'atmosphère particulière de cette représentation et de la joie du public et des comédiens2. Les bénévoles de l'Association Ciné-ma différence et les bénévoles de Shakespeare d'Avril ! assurent un accueil privilégié à tous les spectateurs lors de la représentation « relax3 ».
Un bénévole Ciné-ma différence distribue les livrets du spectacle Dream !
Crédits : Thierry Guillaume
11Pascale Drouet :
Vous avez fait le choix inattendu de proposer une projection du ballet Roméo et Juliette dansé par Rudolph Noureev, Margot Fonteyn et le Royal Ballet (filmé en 1965 par Paul Czinner). Ce choix semble plutôt osé pour un public du vingt-et-unième siècle, même si la musique de Prokofiev continue de nous transporter. Comment les spectateurs ont-ils réagi à cette projection et qu’est-ce que l’entretien avec la célèbre danseuse Marie-Claude Pietragalla leur a apporté ?
12Marie-Pierre Dupagne :
J'aime l'idée d'arriver à Shakespeare par plusieurs chemins. Les mots de Shakespeare restent et resteront toujours absolument primordiaux dans la programmation de Shakespeare d'Avril !, mais l'idée de conduire à l'univers Shakespearien par différents biais me semble intéressante.
13J'ai découvert le ballet Roméo et Juliette filmé par Paul Czinner à l'âge de vingt ans et il m'a éblouie, alors que je ne connaissais absolument rien à la danse classique. La virtuosité de Noureev et sa présence sur scène, la grâce de Margot Fonteyn, l'affection et la complicité tangibles de ces deux immenses danseurs ont impressionné la jeune fille que j'étais. La musique de Prokofiev, quant à elle, ne m'a plus quittée. Lorsque, bien plus tard, j'ai montré ce film à mes jeunes enfants, je ne m'attendais pas à ce qu'ils insistent pour le regarder jusqu'à la fin. Ils l'ont fait, et c'est ce souvenir qui m'a confortée dans l'idée que ce film plairait. Cela s'est confirmé : le public a été enchanté, et je vous assure qu'il y avait beaucoup de jeunes, voire de très jeunes spectateurs dans la salle.
14Quant à la rencontre avec Pietragalla avant le film, elle restera un temps fort et un moment de grâce du festival. Pietra et son mari Julien Derouault ont parlé, chacun à leur façon, de leur admiration pour Noureev. Ils ont raconté la rencontre improbable de la danseuse étoile anglaise qui avait eu son heure de gloire avec le jeune transfuge soviétique, immensément talentueux mais qui avait tout à apprendre. Ils ont aussi parlé avec beaucoup de simplicité et de gentillesse de leur métier, de leur rencontre, de leur admiration pour Shakespeare. Julien Derouault a même accepté de lire au débotté un monologue de Richard II. Le public a été extrêmement touché par cette rencontre.
Julien Derouault, Marie-Claude Pietragalla, Marie-Pierre Dupagne
Crédits : Thierry Guillaume
15Pascale Drouet :
Entre les mises en voix (par la comédienne Geneviève Esménard), les entretiens (avec des comédiens, des danseurs, des chefs d’orchestre), les projections (la chorégraphie de Kenneth MacMillan et le film de Franco Zeffirelli), les mises en scène (professionnelle, par la troupe d’Irina Brook ; amateur, par les élèves de la classe d’art dramatique du Conservatoire de Vincennes) et les transpositions musicales de Berlioz et de Tchaïkovski (par l’orchestre symphonique Les Clés d’Euphonia), qu’est-ce qui, selon vous, a le mieux emporté l’adhésion du public ? Ou, pour ne pas introduire de hiérarchisation, quels effets ces différents supports ont-il produits sur les spectateurs ?
16Marie-Pierre Dupagne :
C'est bien sûr une question très difficile, d'autant que nous n'avons pas réellement mené d'enquête de public. Pour autant, je dirais que deux moments ont particulièrement marqué les visiteurs : la rencontre avec Pietragalla dont je vous parlais à l'instant. Cela me conforte dans l'idée qu'une rencontre est une belle façon de transmettre, et je voudrais en programmer davantage. Ensuite, la représentation « relax » a beaucoup frappé les esprits. Nombreux ont été émerveillés par la facilité apparente avec laquelle, finalement, on pouvait partager ensemble, et chacun à sa façon, des moments culturels. Pour finir, le moment où les élèves du lycée professionnel de Vincennes sont venus me voir à la fin de la projection du film de Zeffirelli pour me dire qu'ils l'avaient beaucoup aimé reste l'un des moments les plus touchants. J’ai pensé que tous aimeraient avoir accès à un album-souvenir du festival4.
17Pascale Drouet :
Shakespeare d’Avril ! revient, pour le plus grand bonheur de tous vos spectateurs, aussi différents soient-ils, en 2021. Avez-vous déjà réfléchi au corpus que vous vouliez explorer ? Avez-vous des idées d’invitation et de programmation ? Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
18Marie-Pierre Dupagne :
Oui, en effet le succès de cette première manifestation (moyenne des taux de fréquentation des événements : 75 % !) a conduit la ville de Vincennes à nous accorder sa confiance pour une deuxième édition. Nous en sommes très heureux et très fiers.
19Pour répondre plus directement à votre question, vous savez que le grand roi anglais Henry V, celui de « We few, we happy few, we band of brothers5 » (IV, 3, 59), est mort au château de Vincennes ! Il y est mort en 1422, et cela fera quasiment 600 ans lors de la prochaine édition. Comment ne pas avoir envie de redonner vie aux magnifiques mots que Shakespeare lui a prêtés, et, pourquoi pas, sous les voûtes qui l'ont accueilli ?
20En tout état de cause, l'édition 2021 de « Shakespeare d'Avril ! » mettra en valeur les pièces historiques de Shakespeare, au premier rang desquelles Henry V. La programmation est déjà bien avancée, mais tant que les engagements des uns et des autres ne sont pas signés, il faut faire preuve de patience. Sachez seulement que de très grands noms de la planète shakespearienne ont été approchés et que quoi qu'il advienne, il y aura de quoi apprendre, se réjouir, rire et s'émouvoir.
21Comme en 2019, nous garderons la diversité des formes et des approches : il y aura à nouveau du théâtre, du cinéma, de la musique, des rencontres, des lectures – dont une dans le noir…
22Nous voulons également proposer un nouvel événement, une sorte de festival dans le festival : « Shakespeare comme il nous plaira ! ». Pendant une demi-journée en amont de la manifestation, des groupes de comédiens amateurs de tous horizons donneront à voir des pépites de leur travail et se feront passeurs auprès de leurs proches.
23Permettez-moi d'ajouter que nous avons de nombreuses autres nouvelles idées, parmi lesquelles une joute collective de traduction et une « battle » de monologues. En outre, il y aura bien cette fois-ci une offre scolaire, je m'y engage personnellement ; et bien sûr, des propositions pour tous – quelle que soit la situation de chacun et chacune.
24Pascale Drouet :
Merci, Marie-Pierre Dupagne, d’avoir accepté cet entretien. On ne peut que se réjouir de vous retrouver au printemps 2021 pour une nouvelle édition de la manifestation, au château de Vincennes, espérons-le.
Marie-Pierre Dupagne, fondatrice du festival « Shakespeare d’Avril ! »
Crédits : Christophe Lapierre
Notes
1 Professeure agrégée d’anglais en lycée pendant 17 ans, Marie-Pierre Dupagne prend en charge en 2006 la coordination bénévole de l’offre jeune public des Rencontres Internationales du Cinéma de Patrimoine – Prix Henri Langlois. En 2010, elle y crée, en partenariat avec l’association « Ciné-ma Différence », la » Séance pas comme les autres », ouverte à tous, y compris à ceux qui ne sont pas tout à fait comme les autres. En 2017, après avoir obtenu un diplôme de troisième cycle en ingénierie culturelle à l'IESA, elle crée « La Fabrique Shakespeare » dédiée au rayonnement de l’œuvre de William Shakespeare auprès du public français. En 2019, « La Fabrique Shakespeare » crée Shakespeare d'Avril !.
3 L’idée de représentation « relax » a été depuis lancé officiellement le 18 décembre 2019 à l'Opéra Comique de Paris, en présence des Ministres de la Culture et de l’Accessibilité, Frank Riester et Sophie Cluzel. Il est appelé à se déployer en France dans les prochains mois.
5 « […] nous, cette poignée, cette heureuse poignée d’hommes, cette bande de frères », trad. J.-M. Déprats, William Shakespeare, Histoires II (Œuvres complètes, IV), éd. J.-M. Déprats et G. Venet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Pascale Drouet
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