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Macbeth, d’après William Shakespeare, adaptation & mise en scène d’Aurélie Derbier, Compagnie du Contre poinG au Théâtre Prémol de Grenoble le 22 janvier 2020
« Make Macbeth Great Again? »
Par Ysaline Rossi
Publication en ligne le 18 février 2022
Table des matières
Article au format PDF
Macbeth, d’après William Shakespeare, adaptation & mise en scène d’Aurélie Derbier, Compagnie du Contre poinG au Théâtre Prémol de Grenoble le 22 janvier 2020 (version PDF) (application/pdf – 4,6M)
Texte intégral
Lady Macbeth (Margaux Lavis) & Macbeth (Fernand Catry)
Crédits : Roberto Calvo Rodriguez
« La vie n’est qu’une ombre en marche ; un pauvre acteur,
Qui se pavane et se démène son heure durant sur la scène,
Et puis qu’on n’entend plus ; c’est un récit
Conté par un idiot, plein de bruit et de fureur
Et qui ne signifie rien1. »
Conjurer le mauvais sort
1La célèbre pièce de Shakespeare bénéficie d’une réputation particulière auprès des compagnies de théâtre. On ne compte plus les malheurs attribués à « la pièce écossaise » dont la seule mention ferait frémir plus d’un acteur encore de nos jours2. Cependant, l’œuvre de Shakespeare a connu un vrai succès ces dernières années. Véritable source d’inspiration pour les metteurs en scène, La Tragédie de Macbeth a été souvent adaptée par le passé, mais il semblerait qu’elle ait particulièrement le vent en poupe actuellement. En 2019, on ne compte pas moins de quatre adaptations en France (dont deux avec cinq acteurs3) ! Les compagnies auraient-elles trouvé un moyen de conjurer le mauvais sort, du moins d’en faire fi ? C’est ce que semble avoir fait la compagnie du Contre poinG tout au moins. Se définissant comme un « ensemble assez cohérent d'individus plutôt mélodieux, indiscutablement indépendants et variés, assurément riches de leurs différences rassemblées et réunis autour d'une envie et de valeurs communes », la compagnie du Contre poinG proclame son « envie de défendre un théâtre populaire, non normé, pas comme il faut, un théâtre accessible à tous, et si possible, même à ceux qu'on ne voit pas assez, un théâtre résistant, en lutte, mais un théâtre vecteur de joie, de plaisir et de vie4 ».
2Déjouer la malédiction de Macbeth implique souvent de ne pas répliquer le Macbeth originel. Dans la mise en scène d’Aurélie Derbier, décors simples, costumes modernes (par Nathalie Gueugue), texte raccourci5 : pas de doute, l’œuvre Shakespearienne a bel et bien été adaptée et mise au goût du public actuel, suivant la tendance minimaliste de ces dernières années.
Masque d’une des sorcières
Crédits : Le Contre poinG
3L’immersion est immédiate. Un tonitruant « Bonjour ! Enchanté ! » accueille les spectateurs qui pénètrent dans la salle, et en fait sursauter plus d’un au passage. Trois des cinq comédiens sont présents (les sorcières : Simon Jouannot, Clotilde Sandri et Jean-Baptiste Sintès), d’argent et de noir vêtus, le visage masqué à la vénitienne. Le fait que leurs visages soient occultés par les masques complexifie leur travail d’acteur en reportant les fonctions d’expression sur la voix et le corps. Mais cela ne les empêche pas d’être très convaincants. Mi rieurs, mi inquiétants, ils n’hésitent pas à interagir avec l’auditoire à la manière de courtisans flatteurs : « Madame est sympathique […] Monsieur est gentil […] Vous êtes parfaite, ne changez rien ! » Tandis qu’ils échangent au sujet des attributs et des apparences de chacun et qu’ils donnent leurs premières impressions à haute voix, la gêne du public est palpable face à ces courbettes hypocrites. Le quatrième mur est tombé avant-même que ne commence le spectacle.
4« Ah ! C’est à nous ! Eh ! Pensez à éteindre vos portables ! » Les sorcières rejoignent la scène dont la scénographie épurée (un grand praticable seulement) rappelle la mise en scène de Matthieu Roy en 20196. Le spectacle commence sur un solo de guitare électrique joué en direct ‒ comme le sera toute la musique de la pièce ‒ par une des sorcières, un comédien (Jean-Baptiste Sintès) placé à cour, à moitié occulté par un pupitre décoré de façon kitsch (des arabesques sur fond noir). Fumée et effets de lumières colorées accompagnent les deux autres sorcières qui chantent sur un air de rock endiablé. Macbeth (Fernand Catry) danse un tango avec Banquo, matérialisé par un pantin blanc désarticulé. Sans personnalité, ce dernier acquiert dès lors une nouvelle dimension qui permet de redistribuer les cartes au fur et à mesure de la représentation : il n’y a que cinq comédiens, dont un musicien à plein temps et des marionnettes7.
5Le musicien n’est néanmoins pas exclu de la narration ; son absence provisoire s’inscrit dans la volonté de faire glisser les rôles préétablis vers quelque chose de différent, peut-être afin de « dédramatiser » l’œuvre de Shakespeare pour le spectateur contemporain. En altérant les rôles classiques des personnages, la compagnie Le Contre poinG s’efforce d’effacer la distance entre le théâtre élisabéthain, parfois perçu comme peu accessible, et le » théâtre populaire » qu’ils défendent8.
Pantins, marionnettes, sorcellerie : qui manipule qui ?
Les marionnettes (par Cléo Combe)
Crédits : Le Contre poinG
6Se succèdent alors les évènements incontournables de l’histoire de Macbeth : de retour de campagne au service du Roi Duncan, Macbeth et Banquo reçoivent la visite de la sorcière, une inquiétante créature masquée, dont la couleur rouge sang annonce la prophétie du couronnement de Macbeth ainsi que celle de la descendance royale de Banquo. Sa voix, amplifiée par un effet d’écho paraît sortir d’outre-tombe et le tango endiablé qu’elle danse ensuite avec Banquo trahit sa nature démoniaque, séductrice et tentatrice. Très vite arrive la nouvelle de la nomination de Macbeth par Duncan comme Baron de Cawdor, ce qui confirme la première prophétie. La nouvelle arrive sous forme de billet confié à Lady Macbeth (Margaux Lavis) qui convainc alors Macbeth d’accomplir ses sombres desseins, dont le premier consiste à assassiner Duncan pendant son séjour dans leur propre château. Après un baiser fougueux, Macbeth ne semble plus hésiter, comme si l’ambition de Lady Macbeth l’avait contaminé physiquement. Deux des sorcières aident alors Macbeth à passer un habit plus complexe, plus sombre, comme s’il revêtait symboliquement la gravité et la noirceur de ses choix, enveloppant son être des funestes intentions de son épouse, à la manière d’un voile déguisant sa vraie nature.
Les sorcières (Jean-Baptiste Sintès, Clotilde Sandri, Simon Jouannot), Lady Macbeth (Margaux Lavis), Macbeth (Fernand Catry). À l’arrière-plan, Duncan sur son trône
Crédits : Le Contre poinG
7Le roi Duncan, une tête sans visage dont le corps immense est matérialisé par du tissu noir drapé sur le praticable, entre alors en mouvement, actionné par deux des sorcières qui manient son bras droit. La marionnette gigantesque bouge souplement et silencieusement, de manière quasi fantomatique, peut-être un signe avant-coureur de son destin macabre ? Le roi s’endort. Lady Macbeth brandit alors son poignard à la lame fine. Sur un fond de guitare dérangée passé en boucle grâce à une loop machine, Macbeth et Lady Macbeth gravissent le praticable d’une démarche animale, tels des prédateurs rampant vers leur proie. Une fois leur crime commis, il ne reste du roi Duncan que l’énorme tête en haut de l’escabeau. Macbeth contemple son poignard, comme si les remords commençaient à se frayer un chemin dans sa conscience.
Macbeth (Fernand Catry)
Crédits : Le Contre poinG
Humour… et tragédie
8À cette scène terrible succède le célèbre épisode du portier, réduit par rapport à l’original9, qui par contraste, use et abuse du comique de répétition, ce qui provoque l’hilarité du public et fait appel au registre prosaïque pour soulager la tension créée par la scène précédente. Le portier (Clotilde Sandri) de la suite royale, vêtu de rouge, ronfle bruyamment, avachi sur le praticable. Dans sa torpeur, il n’entend pas les coups assénés par le garde à l’extérieur qui le presse d’ouvrir à Macbeth : il émerge de son sommeil, puis y replonge, de manière grivoise, complètement inconscient du sombre drame qui s’est produit cette nuit-là, l’esprit trop embrumé par l’alcool. Le garde réussit enfin à le réveiller en toquant avec force. Le portier sursaute, semble se remémorer sa mission, et ils font tous deux pivoter le praticable sur lui-même, ouvrant la porte de la chambre et révélant le triste spectacle qui s’y trouve : le roi en personne a été assassiné. Le portier éclate en sanglots bruyants ; Macbeth, prostré sur le défunt roi, joue la comédie et le pleure, mais son chagrin sonne vrai. Il semble avoir pris conscience de la gravité de son geste, comme si la culpabilité et le doute l’assaillaient et le torturaient déjà. La panique semble le gagner lorsqu’entre en scène Donalbain qui récupère la tête de Duncan et pose sur Macbeth un regard empli de doute et de méfiance.
La scène du portier
Crédits : Le Contre poinG
9L’avènement de Macbeth a alors lieu en grande pompe, mais semble terni par les remords de ce dernier. Sur un fond de guitare électrique, il est consacré à l’aide d’une couronne faite de couteaux, fourchettes et pacotille en tout genre qui, au-delà de « désacraliser » ce symbole d’autorité font peut-être également référence à l’appétit littéral de Macbeth pour le pouvoir. Les deux sorcières l’applaudissent et le complimentent. Un « Make Écosse Great Again » se fait entendre, sorte de clin d’œil à la campagne électorale de Donald Trump10. Pas de doute, l’adaptation se veut contemporaine et critique la soif de pouvoir et l’ambition insatiables. Comment ne pas voir la figure de l’homme politique en quête de puissance et ses machinations malsaines à travers le couple maudit des Macbeth ? Macbeth tue tous ceux qui souhaitent accéder au trône, et leurs corps gisent sur le praticable/échafaud. Il gravit cette macabre pyramide et s’assoit en tailleur sur le trône. Lady Macbeth entre à son tour, couronnée de la même manière, et s’installe sur la marche en dessous de lui : hiérarchie évidente qui contraste avec la nature manipulatrice de cette dernière.
10Puis, les sorcières entrent elles aussi en portant les pantins qui incarnent Banquo et Fleanzio, son fils. Macbeth valse avec le pantin de Banquo, pendant que les sorcières chantent et dansent. L’assassinat de Banquo est passé sous silence, censuré. Sa mort, qui n’est que suggérée par Lady Macbeth, est minimisée et contraste avec la théâtralité de l’exécution du Roi Duncan : son exécution n’est pas visible, et la fuite de Fleance est presque dissimulée : Ici, Macbeth agit en automate, comme possédé par une force externe.
Macbeth sur son trône
Crédits : Le Contre poinG
11Les faisceaux de lumière qui éclairent alors la scène ne sont pas sans rappeler des barreaux de prison. Macbeth, au summum de son pouvoir serait-il déjà condamné ? La scène du banquet achèvera de marquer le basculement de ce dernier dans la folie sanguinaire et la paranoïa. Les convives, des pantins blancs à taille réduite qui sont déployés de chaque côté du trône, font face à un Macbeth inquiet qui veut se donner une contenance et à une Lady Macbeth qui fait de son mieux pour sauver les apparences. À plusieurs reprises, le corps du défunt Banco apparaît aux yeux de Macbeth seul, et la terreur viscérale que cette présence spectrale lui inspire n’est qu’amplifiée par les élans de musique dramatique qui se font alors entendre. Lady Macbeth, en bonne hôtesse, prend des airs de comédienne chevronnée, et accapare l’attention des convives inertes, comme une enfant mettant en scène un récital pour ses jouets (ici au sens propre : dépourvus de toute personnalité, les membres de la Cour sont réduits à de simples pantins manipulables). Les préoccupations de cette dernière paraissent vaines et montées de toutes pièces, à l’inverse de Macbeth qui contemple ses mains avec dégoût. Cette mise en abyme théâtrale ‒ la présence d’un public inanimé et silencieux, la comédienne faisant tout son possible afin de préserver les faux-semblants, et Lady Macbeth et Macbeth en proie à leurs tourments ‒ nous laisse perplexes : sommes-nous les patients « consommateurs » de ce qui se déroule sous nos yeux ? Essayons-nous vainement de préserver les apparences dans notre propre (et vaine) quête de pouvoir et de puissance ? Ou serions-nous esclaves de nos pulsions et rongés par notre conscience ? Peut-être les trois à la fois ?
12À ce triptyque dérangeant succède une conversation entre des villageois, encore une fois des marionnettes manipulées, mais cette fois-ci de taille minuscule, et dont la disposition évoque une crèche monochrome (elles sont toutes de couleur blanche, sans visage, évoquant une sorte de toile vierge). Animées par les comédiens, et paraissant posséder leur propre identité et caractère (on saluera la prouesse vocale des comédiens qui réussissent à faire naître des personnages distincts et hétéroclites dans l’obscurité11), ces marionnettes échangent des banalités et font courir la rumeur que Macduff serait toujours en vie.
Les villageois
Crédits : Jean-Baptiste Sintès
13La scène reprend ensuite vie de manière spectaculaire : musique rock, fumigènes, lumière blanche, une des sorcières se lance dans l’interprétation animée d’une chanson avant d’être interrompue par sa consœur. Elles la reprennent en chœur tout en se chamaillant parfois. Puis, ces dernières exhibent leurs téléphones, et leur attention semble tout accaparée par des jeux et des réseaux sociaux, à tel point que l’irruption de Macbeth ne leur fait même pas relever la tête, ce qui crée un parallèle avec la société actuelle où l’on dénonce de plus en plus la prédominance du monde virtuel par rapport au réel. Le sérieux et la détresse de Macbeth contrastent avec l’attitude désabusée des sorcières, qui concèdent néanmoins de le laisser passer un appel à la sorcière lui ayant fait part de son futur. Bruits étranges, voix déformées, on ne peut que s’interroger sur cette présence mystique et malsaine (la voix d’Hécate) qui semble régir l’ordre des choses. Après avoir été mis en garde contre Macduff qui le soupçonne de régicide, Macbeth reçoit enfin la réponse à ses questions : tant que la forêt de Birnam ne se mettra pas en marche contre lui, il sera invincible, tout comme il ne pourra être vaincu par un homme né d’une femme. Le soulagement de Macbeth est de très courte durée : il paraît nerveux, toujours rongé par la culpabilité qui se reflète dans ses maniérismes anxieux, et va jusqu’à menacer les sorcières avant qu’elles lui révèlent que la lignée de Banquo règnera en maître sur l’Écosse.
Les sorcières (Simon Jouannot, Clothilde Sandri, Jean-Baptiste Sintès)
Crédits : Le Contre poinG
14Suite à cette révélation, Macbeth s’effondre, s’approche du public et s’écroule à leurs pieds, tandis que les sorcières gravissent le trône sur une musique étrange et déstabilisante. Elles viennent ensuite caresser le dos de Macbeth avant de l’empoigner plus brutalement et de lui arracher sa couronne. La dépossession de cet artéfact, symbole de pouvoir et de puissance, prend une dimension autre alors que Macbeth est malmené comme un pantin par les sorcières. Une nouvelle question s’impose alors : qui, règne chez les Macbeth ?
15À cette scène de destitution succède l’exécution de Lady Macduff et de sa famille. Les pantins qui les représentent sont de taille normale. Ils sont actionnés par les acteurs vêtus de noir. Le pantin plus petit, l’enfant, est arraché à sa mère prostrée, malmené puis étranglé. Son corps est passé de mains en mains, tel un vulgaire jouet, puis est jeté devant sa mère qui s’en empare pour le cajoler avant d’être elle-même exécutée. C’en est fini de la famille de Macduff. L’image est particulièrement forte, du fait que les pantins sans visage, si impersonnels mais si universels, sont clairement identifiables : les silhouettes de la mère et de l’enfant, sacrifiés au profit du sombre dessein des puissants, sont troublantes et traduisent l’expression manichéenne de la représentation du bien et du mal sur la scène, d’autant que la blancheur des pantins innocents contraste avec les tenues sombres des acteurs de chair.
L’assassinat de la famille de Macduff
Crédits : Le Contre poinG
La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien… un homme en somme
16Pleine lumière blanche. Praticable de trois quarts. Les corps enlacés de la mère et de son fils sont toujours présents à jardin, alors que Macduff apprend la terrible nouvelle, rejoint par Malcolm. Du déni au désespoir, puis enfin à l’accablement, Macduff laisse peu à peu monter sa colère contre Macbeth, allant jusqu’à vociférer son désintérêt pour le trône en prenant la posture du Christ sur la croix, et en hurlant : « je ne l’ai jamais convoité ! » Sa tristesse, celle d’un homme blessé, anéanti par la perte de ce qui lui était le plus cher, est peu à peu pervertie par Malcolm qui le convainc de s’allier à lui afin d’anéantir Macbeth et de venger les siens. La manipulation de Malcolm est séduisante tout autant qu’efficace, et le désir de vengeance s’empare peu à peu de Macduff dont les intentions paraissent désormais teintées de la même noirceur que celle qui enveloppe Macbeth. On notera qu’à l’instar du baiser de Lady Macbeth à son époux, la bouche (ou ce qui en sort) est encore une fois un instrument de passage, de contamination. Elle transmet la volonté et les intentions du personnage, révélant à la fois le pouvoir des mots qu’elle profère mais aussi une dimension érotique et tentatrice. La séduction – au sens physique et moral – serait-elle l’incarnation des passions qui prend le dessus sur la raison ?
17La messagère aux cornes rouges12 apparaît et annonce la prise du château de Macduff. Tous les comédiens quittent la scène. Seul demeure le trône. Silence. Lady Macbeth entre : sa présence est fantomatique, elle fixe le public comme si elle se tenait face au néant. Elle monte sur le trône, enlève sa couronne, puis étend ses bras en croix, le regard vide. Ses mains gantées de doré, qui rappellent la couleur du sang de Duncan, se posent sur sa gorge et l’étau se serre jusqu’à ce qu’elle s’immobilise. Entre ensuite Macbeth, comme dans un songe. Il regarde les mains de Lady Macbeth et la manipule à son tour comme un pantin. Les rôles se sont inversés : Macbeth, qui fut autrefois mené par son épouse, devient son propre agent. Il lui remet sa couronne, et l’aide à se mouvoir à la manière d’une marionnette humaine jusqu’à ce qu’ils quittent la scène ensemble. Ce couple étrange, torturé et ambivalent, détonne avec le reste des personnages. Fernand Catry (Macbeth) est celui qui semble incarner au plus près le personnage shakespearien originel. L’acteur, au regard souvent sombre et à la voix grave, paraît rongé par les remords. Son jeu tragique montre le personnage dans toute sa dimension humaine et sa proximité (physique et émotionnelle) avec l’auditoire défie les règles de la temporalité. Macbeth est autant un roi d’Écosse au XIe siècle et un héros shakespearien qu’un homme du XXIe siècle.
Macbeth (Fernand Catry) & Lady Macbeth (Margaux Lavis)
Crédits : Fernand Catry
18L’apparition suivante de Macbeth est tout autre. Il entre torse nu, seul, emprisonné par le trône qui fait office de cage. Il semble alors qu’il ait complètement perdu la raison et basculé dans la folie. Une chaussette sur la main en guise de marionnette qui le nargue, il apparaît mis à nu, dépossédé. De sa grandeur passée ne demeure qu’un monarque solitaire, que l’ambition et la soif de pouvoir ont conduit à la chute.
Macbeth (Fernand Catry)
Crédits : Le Contre poinG
19Lady Macbeth entre aussi, un fantôme donc, un fantôme tourmenté. Elle porte un lien doré autour du cou (en écho à la richesse et au sang de Duncan, mais aussi à sa propre mort), qu’elle retire aussitôt. Macbeth grimpe sur le trône comme sur des remparts et arrache la chaussette de sa main. Fumigènes : le praticable pivote sur lui-même et une multitude de pantins dorés, pendus par le cou, tombent soudainement des cintres. Macbeth et Macduff se font face, séparés par le trône. Macduff explique alors l’énigme des sorcières en révélant qu’il est né par césarienne, puis il étrangle Macbeth et lui arrache sa couronne. Malcolm, d’un coup de pied, fait alors tomber son corps qui roule jusqu’aux spectateurs. L’absence de quatrième mur renforce notre proximité avec ce personnage affligé, qui se trouve littéralement au niveau des spectateurs, au plus bas, alors qu’il apparaissait en souverain peu auparavant.
Les ovations du public le dernier soir au Théâtre Prémol
Crédits : Le Contre poinG
Et l’histoire continue…
20Malcolm, en tant qu’héritier légitime du trône, est couronné. Une litanie se fait entendre : « Dominus vobiscum et cum spiritu tuo » : que le Seigneur soit avec vous, et avec votre esprit. S’ensuit un rock endiablé, arrêté net par la troisième sorcière : « Tss-tss », fait-elle, avant d’éteindre la lumière d’un claquement de doigts. La vie n’est vraiment qu’une « histoire, dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, ‒ et qui ne signifie rien… ». L’importance accordée aux sorcières, peu présentes physiquement à la fin de la pièce originale, s’inscrit dans la démarche du Contre poinG qui vise à redéfinir les rôles. Ici, elles sont comiques, manipulatrices, dédaigneuses, alors que celles de Shakespeare sont plus mystérieuses et plus impressionnantes, mais à l’époque actuelle, où les capacités technologiques sur scène (comme sur le grand écran) ont atteint des sommets et que le théâtre peut devenir une expérience in vivo, le choix délibéré de l’humour comme point d’accroche pour le spectateur est osé13. L’aspect caricatural, imprévisible et exubérant des trois sorcières est particulièrement efficace pour maintenir l’attention du public.
Lady Macbeth (Margaux Lavis) & Macbeth (Fernand Catry)
Crédits : Le Contre poinG
21Les amateurs de « classiques » se lamenteront peut-être de la perte d’une partie du texte, de son déséquilibre, partiel aussi, ou encore du fait que cette adaptation puisse induire une partie du public en erreur, lequel ne retiendra de Shakespeare que ce qu’on a fait de lui, non ce qu’il était vraiment. Cependant, le Contre poinG remplit parfaitement sa promesse de « défendre un théâtre populaire, non normé, pas comme il faut, un théâtre accessible à tous, et si possible, même à ceux qu'on ne voit pas assez, un théâtre résistant, en lutte, mais un théâtre vecteur de joie, de plaisir et de vie14 ». L’enjeu est ici de « démocratiser » l’œuvre Shakespearienne qui a encore tant à nous dire, en la raccrochant aux enjeux politiques actuels et en exploitant les outils contemporains (musique décalée, jeux de lumière, brisure du quatrième mur). La mise en scène d’Aurélie Derbier défend « une notion d'opposition volontaire, à l'habitude, à l'usage, à la norme ou plus avant qui signifiait ‘faire le contraire de ce qu'il faudrait’15. » Ce Macbeth se veut participatif, citoyen, comme en témoigne sa production au théâtre Prémol situé dans la Maison des Jeunes et de la Culture de Grenoble, au cœur de la cité, qui donne la possibilité aux groupes scolaires d’assister aux répétitions ou de discuter du texte avec la troupe. Le succès de cette adaptation est indéniable : les applaudissements du public résonneront plus de trois fois dans la salle à la fin de la représentation, et les impressions et retours positifs du public se feront entendre pendant de longues minutes car, après le spectacle, un pot offert au public et à la compagnie invite à prolonger les échanges. Et une chose est sûre, Shakespeare y a encore son mot à dire…16
Affiche pour la représentation à l’espace culturel de Navarre
Crédits : Le Contre poinG
22Pour aller plus loin :
Notes
1 William Shakespeare, La Tragédie de Macbeth, trad. Jean-Michel Déprats, Paris, Solin, 1987, Acte V, scène 5, p. 116.
3 « Macbeth philosophe », d’Olivier Py et Enzo Verdet au festival d’Avignon en 2019 (URL). « Macbeth » de Julien Kosellek à L’ECAM – Le Kremlin-Bicêtre en 2019 (URL). « Macbeth » d’Anthony Magnier au festival d’Avignon en 2019 (URL).
5 Texte : d'après William Shakespeare. Adaptation et mise en scène : Aurélie Derbier. Avec : Fernand Catry, Simon Jouannot, Margaux Lavis, Clotilde Sandri. Musique live : Jean-Baptiste Sintès. Création lumière : Karim Houari. Marionnettes : Cléo Combe. Costumes : Nathalie Gueugue. Scénographie : Alain Bellin et Alain Duchasténier – Les Compagnons de la Scène. Machinerie : Mado Cogné.
6 On remarquera les similarités techniques entre ce Macbeth et celui de Matthieu Roy : cinq comédiens, un escabeau comme trône, l’utilisation de musique en live et du chant. Ces deux adaptations visuellement semblables témoignent de la pertinence de la pièce et des nouveaux codes scéniques établis, allant à l’encontre du Macbeth Shakespearien. URL.
7 Un Macbeth joué à cinq comédiens s’est déjà produit sur scène, comme le Macbeth Fatum d’Angelo Jossec en 2016 (ou encore celui de Matthieu Roy en 2019). La multiplicité des rôles incarnés par les acteurs pourrait être vue comme un écho au côté ambivalent des personnages ainsi qu’à la nature humaine déguisée et capable de subterfuges. URL.
8 Pour plus d’information au sujet de la compagnie, voir notamment le site. URL.
9 Ici, le monologue du portier dans lequel il s’imagine portier des Enfers n’a pas lieu au profit du comique de geste et de situation.
10 Cela pourrait, en effet, faire songer à la réutilisation par Donald Trump du slogan MAGA (Make America Great Again), d'abord présent chez Ronald Reagan.
11 On distingue par exemple, très aisément, le stéréotype d’une vieille dame, d’un jeune homme, d’un enfant, entre autres. À quoi cela sert-il ? Quel effet cela crée ?
12 Il s’agit de la sorcière qui a annoncé la prophétie du couronnement de Macbeth, ainsi que celle de la descendance royale de Banquo.
13 On pensera notamment à La Tempête mise en scène par Gregory Doran sur la scène du Barbican Theatre à Londres (URL).
15 Id.
16 Je voudrais grandement remercier Aurélie Derbier qui a accepté d’échanger avec moi et qui m’a apporté des précisions concernant son adaptation, la Compagnie du Contre poinG pour cette expérience très agréable, ainsi qu’Estelle Rivier-Arnaud et Pascale Drouet pour leurs précieux conseils et la relecture de ce compte-rendu.
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Quelques mots à propos de : Ysaline Rossi
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