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Simplicité et efficacité pour une Tempête raffinéeMise en scène : Christophe Lidon26 septembre-12 octobre 2014, Carré Saint-Vincent, Orléans
Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 19 février 2015
Texte intégral
1La Tempête (1611), qui figure parmi les dernières pièces inscrites dans la chronologie du canon shakespearien, est un composite de féerie et de comédie, sans omettre ― cela est courant chez Shakespeare ― une part de noirceur visant à édifier le spectateur. Ce dernier est alors souvent impatient et curieux d’assister à un spectacle flamboyant, mêlant effets spéciaux et poésie, susceptible d’impressionner autant que d’émouvoir.
2La Compagnie NMT (La Nuit et le Moment théâtre) de Christophe Lidon a-t-elle su répondre à ces attentes ? L’affiche du spectacle pour le CADO, Centre national de création d’Orléans, était pour le moins prometteuse. Y découvrant un Prospéro vêtu d’un manteau couleur naufrage, demi-Dieu marchant sur les eaux domptées par un geste ample, on pouvait croire que la scène offrirait elle aussi un tableau à la Turner, flou en son lointain, terriblement beau au premier regard.
Couverture du programme, Cado, Orléans.
(Vue partielle)
Photo © Frédéric E. Mei
3Mais, tournant les pages du programme, les contours de ce tableau imaginaire s’estompaient car c’était une autre mise en bouche, beaucoup plus humoristique et contemporaine, qui annonçait le spectacle.
Distribution présentée dans l’avant-programme du CADO, Orléans.
Photo © Frédéric E. Mei
4La distribution en est riche : Alain Pralon (sociétaire honoraire de la Comédie-Française) dans le rôle de Prospéro (en remplacement de Claude Rich), Dominique Pinon dans celui de Caliban, Joël Demarty campant un Alonso touchant, et Denis Berner (Trinculo) dont le timbre de voix nous est familier1. Le parti-pris semble être résolument celui de l’adaptation comique, davantage évocatrice de « La croisière s’amuse » plutôt que de la version cinématographique de Julie Taymor (2010) avec Helen Mirren dans le rôle d’une Prospéra diabolique. La représentation commence d’ailleurs dans la salle : un des spectateurs du premier rang se lève brutalement, ôte son imperméable, s’empare d’une bouée de sauvetage accrochée à la scène, puis, dans son chadburn2 laissé sous le siège, appelle, face public, son « Maître ! » à la cantonade. Du fond de la salle, le reste de l’équipage arrive alors, vêtu d’une marinière et d’une bouée, tandis que la tempête s’exprime par l’effet d’éclairages capricieux et d’une bande son.
5Ce n’est qu’une fois la tempête passée que le rideau de scène se lève et que nous découvrons le décor : un dispositif unique composé d’un iceberg volumineux, troué de portes, et monté sur un socle rond pouvant pivoter sur lui-même. Sur celui-ci défilent parfois des images. Par exemple, le visage des naufragés en train de se noyer, des cordages évoluant tels des serpents menaçants, ou bien un gros plan sur les yeux terrifiants de Prospéro, ou encore des images-mémoires montrant un homme en fuite, portant sur ses épaules une petite fille, cela bien sûr pour faire référence au triste épisode vécu par le Duc de Milan et sa fille Miranda. La lune, objet concret suspendu aux cintres, est omniprésente.
Caliban (D. Pichon).
Photo : La-tempête-©-Cossimo-Mirco-Magglioca.
6Les contrastes lunaires varient au gré de l’éclairage de scène souvent très élégant. L’esthétique d’ensemble est raffinée, sublimée même par les costumes très changeants, cousus dans de riches étoffes. Miranda (Sarah Biasini) revêtira trois tenues différentes dont une finement brodée, à l’image des parures de scène élisabéthaines dont la qualité et la magnificence contribuait au spectaculaire de la représentation.
Costume dessiné pour La Tempête (mise en scène de Daniel Mesguich, Comédie-Française, 1998),présenté lors de l’exposition « Shakespeare, l’étoffe du Monde »,
Centre National du Costume de Scène, Moulins (14 juin 2014-4 janvier 2015)
Photo © Pascal François/CNCS
7Caliban (Dominique Pichon), pour faire corps avec le monstre dépeint par Prospéro (Acte I, scène 1) ou, plus loin, par Trinculo et Stephano (Acte II, scène 2), porte sur une moitié du corps un manteau de peau grisâtre, sur l’autre, une combinaison couverte d’écailles de poisson. Ariel (Maxime d’Aboville), en gris argent, surgit des cintres ou s’y échappe . Un bruit de vent rapide accompagne chacun de ses mouvements. Les deux acteurs interprètes des rôles semblent particulièrement appropriés pour se fondre dans ces accoutrements hermétiques. De petite taille tous deux, ils évoluent avec agilité dans le décor : Dominique Pichon, grimaçant, rampant, roulant sur le sol, se juchant parfois au sommet de l’iceberg ; Maxime d’Aboville, s’asseyant par ruse sur les genoux des naufragés ou virevoltant dans les hauteurs de l’espace.
8Dans le ciel animé de nombreuses nuances symbolisant l’orage ou, à l’opposé, les fonds marins, semblent se refléter les humeurs des personnages. C’est le cas lors du récit du naufrage par Ariel ou de celui de l’exile forcé narré par Prospéro à Miranda. Les cieux créent l’illusion d’un nouveau décor, plongeant partiellement l’iceberg géant dans la pénombre. Pour évoquer les changements de lieux, les comédiens le font pivoter à vue. Certains moments plus intimes se déroulent à l’avant-scène, le dispositif servant alors d’écran masquant les préparatifs du plan suivant. Par exemple, la rencontre entre Trinculo, Stephano et Caliban (Acte II, scène 2) se déroule juste avant l’épisode romanesque entre Ferdinand (Adrien Melin) et Miranda (Sarah Biasini) (Acte III, scène 1). Le jeune homme qui porte des bûches trébuche sous l’œil quelque peu inquiet du premier rang de l’orchestre, pour venir s’agenouiller devant la belle insulaire. La proximité entre acteurs et spectateurs est intéressante, surtout dans ce type de scénographie froide, car épurée, et somme toute peu changeante, malgré les projections d’images et les éclairages nuancés. En réalité, Christophe Lidon a rêvé son spectacle comme un « navire fen[dant] les rêves et [l’] emport[ant] dans des univers emplis d'histoires et d'émotions3. » Il envisage donc la salle de théâtre comme le « fameux bateau que Prospero veut voir sombrer pour assouvir sa vengeance4. » Il est vrai que le tableau d’ensemble restitue le merveilleux de la fable de façon convaincante et, dans une version concise de 1h45 minutes servie par des acteurs talentueux, il a la vertu de ne pas lasser.
De gauche à droite (debout) : Alonso (Joël Demarty), Miranda (Sarah Biasini), Ferdinand 5adrien Melin), Antonio (Jean-Marie Lardy), Prospéro (Alain Pralon), Jacques Fontanel (Sébastien)
(au sol) : Trinculo (Denis Berner), Caliban (Dominique Pinon).
Photo : La-tempête-©-Cossimo-Mirco-Magglioca.
9La dynamique de jeu est à souligner également. Même si l’espace scénique se cantonne essentiellement au rond central et à son pourtour, la dimension verticale est exploitée. Des bateaux miniatures voguent parfois sur les crêtes du dispositif ; des portes s’ouvrent pour dévoiler, ici, la cache de Caliban, là, la grotte de Prospéro regorgeant d’habits soyeux que, bientôt, Trinculo, Stéphano et Caliban viendront dérober. Alain Pralon incarne un Prospéro grave et majestueux, attendri devant sa fille jouée par Sarah Biasini, jeune actrice gracieuse et déjà expérimentée. Fille de Romy Schneider, elle en a hérité l’élégance et le talent. Son idylle avec Ferdinand (Adrien Melin) est digne des duos cinématographiques, tout en retenue, pudeur et néanmoins volupté.
De gauche à droite :Ferdinand (Adrien Melin), Miranda (Sarah Biasini), Alonso (Joël Demarty).
Photo : La-tempête-©-Cossimo-Mirco-Magglioca.
10En jouant sur la sobriété et sur un indéniable onirisme, la mise en scène de Christophe Lidon estréussie. Elle emporte le public dans un conte drôle et sensible, sans longueur ni exubérance inutile. Cela est appréciable à l’égard de l’œuvre de Shakespeare bien souvent soumise à des bizarreries esthétiques qui desservent le propos5.
Notes
1 Il a, notamment, prêté sa voix pour la création radiophonique Le Triomphe de la raison, l’Épidémie, Topaze, Le voyage de Monsieur Perrichon. Réalisations de Georges Gravier pour France-Culture dans les années quatre-vingt.
2 Le Chadburn est un appareil servant à transmettre les ordres de la passerelle aux machines. Il est habituellement composé d’un tube en cuivre et d’un bouchon à chaque extrémité.
3 Christophe Lidon, « Les navires fendent les rêves », http://www.acte2.fr/fiche.php?menu=106&fiche=405
4 Id.
5 Liens utiles : Compagnie NMT : http://www.christophelidon.fr/