Des usages de la pieuvre dans l’antiquité grecque : The Comedy of Errors
Mise en scène par Blanche McIntyre ; avec Simon Harrison, Matthew Needham, Brodie Ross, Jamie Wilkes, Hattie Ladbury ; du 30 août au 12 octobre 2014 au Globe de Londres.

Par Anne-Kathrin Marquardt
Publication en ligne le 03 novembre 2014

Texte intégral

1C’est une pièce quasi inconnue du grand public, car très peu jouée. Pourtant, ce n’est pas la première mise en scène de The Comedy of Errors que produit le théâtre du Globe à Londres, et tant mieux : cette adaptation nous rappelle que les pièces de Shakespeare parfois considérées comme « mineures » n’en sont pas moins drôles, intéressantes, et gagnent infiniment à passer de la page à la scène.

2Deux frères jumeaux qui portent le même nom, Antipholus, ont été séparés à la naissance et ont grandi dans deux villes différentes, Syracuse et Éphèse. De même pour leurs domestiques, les jumeaux Dromio. Antipholus of Syracuse se met en quête de son frère, vient à Éphèse, et sera, pendant toute la pièce, confondu avec son frère. Les péripéties tournent notamment autour de la femme d’Antipholus of Ephesus, Adriana, qui prend le mauvais jumeau pour son mari, et d’une chaîne d’or livrée au frère syracusien, mais dont le paiement est réclamé au frère éphésien. À la fin, bien entendu, les deux paires de jumeaux ainsi que leurs parents se reconnaissent, et le pardon est accordé à leur père, Egeon, qui risquait la peine de mort.

3La mise en scène suit la tradition du Globe. Une pantomime muette au début, pendant laquelle l’un des Dromio tente de décrocher du linge d’une corde haut-perchée, place la pièce immédiatement dans le genre de la comédie et annonce la thématique domestique. De même, la pièce se termine avec un chant et une danse. Les costumes suggèrent l’ère élisabéthaine, mais avec un exotisme adapté à Éphèse – les hommes portent des turbans.

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Le Globe reste spécialiste des grandes scènes d’ensemble avec chant et danse, notamment pour assurer les transitions entre les scènes. On aperçoit Adriana (Hattie Ladbury) sur la gauche, foulard jaune à la main.

Photo : Marc Brenner

4Les deux Antipholus étaient habillés de la même façon ; le même dédoublement de costumes était opéré pour les Dromio. En revanche, les deux paires d’acteurs n’étaient pas des jumeaux, ce qui permettait tout de même au public de différencier les personnages. Leur gémellité, telle que perçue par les autres personnages sur scène, était donc affaire de convention théâtrale, fondée sur les costumes.

5La mise en scène utilise également les ressources de la convention théâtrale pour résoudre ce qui est certainement le problème le plus épineux lorsque cette pièce est adaptée au théâtre : celui des lieux. De manière inhabituelle pour une pièce shakespearienne, des lieux très nombreux et extrêmement précis sont cités ; ils nécessitent souvent un espace intérieur, ou du moins une porte à laquelle on peut frapper. La question est résolue ici en ajoutant des frontons triangulaires montés sur des colonnes devant chacune des portes donnant sur scène. Cela permet non seulement de suggérer le monde grec, mais aussi d’inclure un élément circulaire au milieu du fronton qui tourne pour révéler tour à tour un phœnix (« My house was at the Phoenix ? », II.2.111), un porc-épic (« he din’d with her there, at the Porpentine », V.1.276), et les autres signes indiquant un lieu.

6La troisième scène du premier acte pose particulièrement problème, car elle se déroule essentiellement sur un seuil, Antipholus of Ephesus essayant de rentrer chez lui tandis que Dromio of Syracuse, à l’intérieur, refuse d’ouvrir et l’insulte copieusement. On a choisi ici de faire se dérouler la scène devant la porte fermée du « discovery space », ce qui permet à Antipholus of Ephesus de frapper rageusement sur les battants, alors que Dromio apparaît de temps en temps à une petite lucarne pour dire ses répliques. Ce choix peut poser problème pour les spectateurs qui ne sont pas immédiatement devant la scène, et qui ne voient pas grand-chose, mais il permet de déployer une comédie physique et bouffonne, lorsque les personnages tentent de forcer la porte, propice au rire.

7En effet, cette mise en scène s’inscrit clairement dans le genre de la farce. À peu près tout et n’importe quoi y est utilisé comme arme : des poissons, des choux, des raisins – tous en caoutchouc, que l’on se rassure. L’une des nombreuses batailles culinaires est si violente que l’un des frontons s’écroule et que des vases grecs – également en caoutchouc – finissent par tomber du balcon sur scène. Le digne couronnement arrive lorsque les personnages se combattent en se lançant une pieuvre et que l’un des Dromio est coiffé d’un poulet (toujours en caoutchouc). Précisons tout de même que cette abondance a le mérite de mettre en avant l’une des thématiques de la pièce qui se rapproche du genre de la « city comedy ». Éphèse est une ville riche, peuplée d’hommes d’affaires, et la profusion de marchandises de toutes sortes présentées dès le début sur scène dans de grands paniers nous le rappelle.

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Antipholus of Syracuse (Simon Harrison, gauche) et Dromio of Syracuse (Brodie Ross, droite). Cette farce fait usage de moult poissons en caoutchouc.

Photo Marc Brenner

8En outre, les moments farcesques entrecoupent bien à propos des scènes assez longues, où se déploient des jeux de mots alambiqués, parfois difficilement compréhensibles pour un public moderne. Mais l’attention méticuleuse portée au texte permet aux acteurs de jouer ces épisodes avec aplomb et de faire rire. Citons également le soin avec lequel la psychologie des personnages est travaillée, alors que le texte ne s’y prête pas forcément. Antipholus of Ephesus se distingue clairement de son jumeau par sa personnalité, plus cholérique. Adriana, sa femme, est une mégère parfaite – mais uniquement parce qu’elle aime son mari peut-être un peu trop – qui passe des insultes rageuses aux déclarations d’amour larmoyantes en un clin d’œil.

9Il s’agit d’une pièce qui, à la lecture, peut paraître sèche et présenter des longueurs, mais la metteur en scène Blanche McIntyre2 et les excellents acteurs3 arrivent à la rendre bien vivante. Le Globe occupe en effet une position particulière dans le paysage théâtral londonien, puisque de nombreux touristes (dont certains ne parlent pas forcément anglais) le visitent, ainsi que des familles qui profitent de l’atmosphère détendue du théâtre. Il s’agit donc avant tout de rendre les pièces de la première modernité accessibles à un public très divers. Cette mise en scène dans la plus pure tradition du Globe, mettant l’accent sur une représentation d’ensemble plutôt que la présence de stars, s’acquitte très bien de cette mission. Cette adaptation qui n’a pas peur de la farce et qui travaille le texte avec soin, enveloppant le tout dans une mise en scène ingénieuse, nous rappelle que les textes de Shakespeare ne prennent tout leur sens qu’une fois joués.

Notes

1  William Shakespeare, « The Comedy of Errors », in The Arden Shakespeare Complete Works, éd. Richard Proudfoot, Ann Thompson et David Scott Kastan, London, Bloomsbury, 1998.

2  Il s’agit d’une étoile montante de la scène britannique. Loin d’être spécialiste de Shakespeare, c’est une touche-à-tout qui, d’après ce journaliste, sait « faire chanter » les classiques et les rendre accessibles : David Jays, « Blanche McIntyre : the stage director who works hard to make it all look easy », The Guardian, 5 octobre 2014, http://www.theguardian.com/stage/2014/oct/05/blanche-mcintyre-stage-director-accolade

3  La distribution inclut : Simon Harrison (Antipholus of Syracuse), Matthew Needham (Antipholus of Ephesus), Brodie Ross (Dromio of Syracuse), Jamie Wilkes (Dromio of Ephesus), Hattie Ladbury (Adriana), Becci Gemmell (Luciana), Emma Jerrold (Courtesan), Linda Broughton (Aemilia), James Laurenson (Egeon), Peter Hamilton Dyer (Solinus).

Pour citer ce document

Par Anne-Kathrin Marquardt, «Des usages de la pieuvre dans l’antiquité grecque : The Comedy of Errors», Shakespeare en devenir [En ligne], L’Oeil du Spectateur, N°7 — Saison 2014-2015, Adaptations scéniques de pièces de Shakespeare, mis à jour le : 03/11/2014, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=730.

Quelques mots à propos de :  Anne-Kathrin Marquardt

Anne-Kathrin Marquardt a obtenu une licence et un master en études anglophones à l’École Normale Supérieure de Lyon, ainsi qu’un master d’études européennes à Berlin. Agrégée d’anglais, elle enseigne actuellement à l’université du Havre. Elle est en troisième année de thèse sous la direction de Sarah Hatchuel (Le Havre) et de Line Cottegnies (Paris 3), et travaille sur « L’économie du don : échanges matériels dans le théâtre de Shakespeare ».