Le Spectacle Vulnérable de Iago, Desdémone, et le mort de Venise

Par Marceau Deschamps-Ségura
Publication en ligne le 19 mai 2014

Texte intégral

1Iago est l’un des rares véritables malfaiteurs de la vertu et de l’amour. Par son action insidieuse, il sape les fondements les plus fragiles et les plus nécessaires à l’épanouissement d’une société : la vérité, l’amour, la confiance. Plus que celui qui ment, il est celui qui omet, tait, et surtout suggère : celui qui, par sa désinvolture, délivrant des informations biaisées, invite à une mésinterprétation qui le sert autant qu’elle nuit au monde. Razerka Ben Sadia Lavant, comme Iago, dans une moindre mesure, joue de l’approximation du discours pour travestir ses Amours Vulnérables de Desdémone et Othello sous des vêtements d’une vertu trompeuse. Elle tente de faire passer un travail scénique inabouti pour une œuvre engagée et politique. Pour cela, elle flirte avec les lieux communs du théâtre contemporain et de sa critique, sans offrir un spectacle pertinent ni bénéfique. Au mieux, Razerka Ben Sadia-Lavant ressasse une nouvelle fois les évidences contemporaines ou les audaces du siècle passé. Au pire, et c’est pour refuser cela que nous écrivons, elle perpétue des refus étouffants et porte le discrédit sur de véritables perspectives d’enrichissement scénique. Au passage, elle manque la pièce de Shakespeare en sous-estimant la portée de ses adaptations.

I – Le mensonge de Iago

Bonne intention

2Pourtant, le projet est noble et prometteur. Razerka Ben Sadia-Lavant se propose de penser « l’amour et la question de l’étranger » et, plus précisément, de « [s]’intéresser à la question de l’autre, de la différence, du processus néfaste et délétère qui peut nous faire tomber de la culture à la barbarie1 ». Ses outils pour y parvenir : l’actualisation, condition d’autonomie et de liberté ; le centrage sur l’intime plutôt que sur le collectif ; l’adresse directe à la salle ; la représentation de l’Orient et la pluridisciplinarité2. Le tout au nom d’une conception exigeante du théâtre : « Je crois profondément à la nécessité du débordement3. » Ce sont ces caractéristiques qui fondent la communication du spectacle, notamment dans des journaux tels que La Terrasse4, en faisant parfois l’économie d’un examen critique de la pièce. Elles sont mentionnées, parfois sans analyse, tant il est entendu que ces entrées font consensus. Véronique Hotte, par exemple, constate : « La tonalité orientale du spectacle par Razerka Ben Sadia-Lavant pointe avec justesse la question de l’altérité5 » ; or il nous semble insuffisant de dire que la représentation d’une culture tant soit peu exotique suffise à poser la question de l’altérité. N’est-ce pas l’essence même du théâtre de montrer un monde qui est autre ? En quoi l’ancrage oriental de la pièce pointe-t-il plus cette question que la pièce de Shakespeare ne le fait déjà ? Il nous semble également insuffisant, de la part d’un artiste qui prétend faire du politique le centre de sa démarche, de se contenter de pointer une question, sans mener sur elle une réflexion constructive, fouillée. Ces précautions intellectuelles n’entrent pas en compte, et la critique n’a qu’à relier les pointillés disposés par la metteure en scène dans sa note d’intention. Pourtant, l’incongruité de certains de ces différents projets devrait susciter au moins l’interrogation : pour n’en prendre qu’un exemple, que nous développerons plus bas, ne pourrait-on pas noter qu’il existe une contradiction entre le travail sur « la dimension intime des relations » et l’adresse ouverte à la salle, pour une artiste qui refuse le jeu psychologique6 ?

C’est la proposition qui compte

3Le premier constat que nous pourrions faire de la confrontation de ce spectacle à sa note d’intention est une grande déception. Par principe méthodologique, nous ne lisons la documentation (note d’intention, critiques, entretiens) qu’après avoir vu un spectacle ; il s’agit de pouvoir considérer l’œuvre de manière première, selon les mécanismes qu’elle mobilise dans son propre accomplissement. Cette réception première de l’œuvre, naïve, autant qu’on puisse la considérer telle, était assez claire : globalement, le spectacle est agréable. L’adaptation et la traduction que la metteure en scène signe en collaboration avec Manuel Piolat Soleymat condensent à la fois l’action de la pièce (autours de l’intrigue amoureuse et de sa manipulation) et la langue de Shakespeare, qui se fait plus directe, fluide, et toujours aussi imagée et sonore. Iago est devenu le centre de la pièce : il en dit les premiers mots et en clôt l’action par son vœux de silence vindicatif7. Il y a un peu de chorégraphies, un peu de musique, des acteurs et des actrices dont certains jouent agréablement ; l’histoire est émouvante, la langue jolie.

4La déception, la colère même, apparaît au moment de lire la note d’intention : on découvre la prétention d’un « théâtre du débordement » quand le spectacle était, somme toute, très fade et peu stimulant. On apprend avec surprise que le spectacle entend « mettre en place un rapport très direct à ce qui se passe8 » par un travail sur l’adresse directe à la salle, pourtant inexistant ou inconsistant dans le spectacle que nous venons de voir. On se heurte avec effroi, une nouvelle fois, à des sophismes, des contre-sens, des inexactitudes flagrantes (par exemple, nous détaillerons la question de la sincérité du jeu de Disiz plus bas) et des refus sans fondement, dont on comprend très vite qu’ils ont une responsabilité dans la fadeur du spectacle : la discrète condamnation du jeu psychologique, la fallacieuse critique du trash, « cette forme de débordement [qui] n’en est plus vraiment une, car elle participe souvent, aujourd’hui, à quelque chose d’attendu et même de désiré9 ». Le regret d’avoir passé sa soirée face à ce spectacle convenu et sage, sans la moindre pointe d’audace ni de proposition artistique, sans le moindre apport dans la compréhension de l’humain ni du théâtre ; ce regret amer nous envahit et se mêle à l’indignation et à la colère de lire l’infamie et la supercherie posés sur le papier. Cela pour s’attirer la condamnable approbation de celui qui, impressionnable, confiant ou complaisant, prendra la metteure en scène au mot. Cette note d’intention nous rappelle l’habit de ce roi, fait dans une étoffe prétendument invisible aux yeux des sots, et que tout le Royaume feignait habilement de voir. L’étoffe inconsistante de cette pièce, plutôt que d’accompagner ses mouvements, son corps, les recouvre de songes, ou les laisse entrevoir, obscènes et honteux. Certes, Iago a des desseins autrement plus dangereux et destructeurs, mais il utilise, pour les réaliser, la même étoffe. Cette étoffe détruit le théâtre, ainsi que les rapports sociaux : autant qu’elle méprise le naïf, elle nécessite le crédule ou le bienveillant au cœur de chacun, pour faire pardonner une nudité indécente. C’est cette nudité que nous nous apprêtons à épouser, pour mieux comprendre ce corps malmené et lui donner des habits qui lui siéent et le servent.

II – Étranger

La xénophobie comme moteur dramaturgique perdu

5Conformément à ce qu’annonce Razerka Ben Sadia-Lavant, la question de l’étranger occupe une place importante dans sa mise en scène. Les enjeux et les limites de son approche scénique de cette question se trouvent concentrés dans sa façon lacunaire (volontaire ou pas) de citer son propre texte. Pour elle, ces enjeux s’expriment dans le trouble d’Othello :

Dans une phrase qu’il adresse à Desdémone, Othello dit : « Puis-je te perdre, mon amour, à cause de mes manières qui ne sont pas celles d’un joli cœur vénitien ? ». La question essentielle que j’ai souhaité poser à travers ce spectacle est celle de l’étranger10.

6À la page précédente, le programme de salle propose la même citation, complète : « Puis-je te perdre, mon amour, à cause de la couleur de ma peau, de mes manières qui ne sont pas celles d’un joli cœur vénitien11 ? » Razerka Ben Sadia-Lavant fait le choix de déplacer la focale : être étranger, ce n’est pas être différent en ce que l’on vient d’ailleurs, c’est agir différemment, mal répondre aux codes sociaux.

Je parle de la notion d’étranger non plus par rapport à une frontière, mais celle d’étranger dans son propre pays, dans sa propre cité en fonction des codes sociaux imposés par les nouvelles règles d’un monde où la stigmatisation de l’autre dans sa différence ne cesse de se durcir12.

7De manière notable dans une récriture on ne peut plus proche du texte (et cette proximité irait presque à l’encontre de la volonté affichée par la metteure en scène de prendre ses liberté avec lui), il s’agit d’en infléchir le sens. Chez Shakespeare, Othello est clairement un étranger, venu d’au-delà des frontières. Outre ses voyages, qu’il raconte, il en porte les caractéristiques morphologiques. Elles sont fondamentales dans la perception d’Othello par la Cité, et donc dans la perception d’Othello par le spectateur, comme l’explique Richard Marientras : « La manière dont Venise juge Othello est inscrite dans la seconde image du protagoniste, celle que véhicule la rumeur, celle que présentent Iago, Roderigo et Brabantio13. » Or cette image cristallise sa différence morphologique : Roderigo l’appelle « the thicklips14 » ; puis s’installe une dichotomie entre le noir et le blanc, où le noir est lié à la haine et à la peur, quand le blanc dit l’innocence, la pureté et la vertu. Iago le premier pose l’opposition : « an old black ram / Is topping your white ewe15 ». Ce que confirme Barbantio dans la scène suivante : « the sooty bosom16 », que Desdémone aurait dû craindre, s’oppose aux « wealthy curled darlings of our nation17 », qu’elle repousse de manière incompréhensible. Enfin, dans la scène 3, la réponse du Duc à la plainte de Barbantio, si elle déplace cette opposition dans le champ moral, maintient en place les connotations de chaque couleur : « If virtue no delighted beauty lack, / Your son-in-law is far more fair than black18 ». La vertu n’annule pas le préjudice de la couleur, mais le compense. C’est pourquoi, pour Barbantio qui ne prend pas en compte la vertu d’Othello, la fuite de sa fille avec un maure est particulièrement choquante : elle l’expose à « la moquerie générale19 ». Ainsi, Othello incarne la victime d’un mal social, et la tragédie domestique qui le frappe par la manipulation de Iago dépasse sa dimension anecdotique, comme l’explique Marientras :

Mais ce n’est pas une pièce domestique au sens communément admis par la critique, qui voudrait y voir la mise en œuvre d’un conflit ne concernant que les individus.
[…]
Le crime de Iago, c’est d’abord le refus général qu’il a soulevé en lançant, contre Othello, la rumeur de Venise, se dressant, par là même, contre tous les hommes20.

8Othello est un cobaye dramaturgique qui permet de saisir, sur des êtres pourtant bénéfiques à la société, les conséquences de l’usure d’un mal social. Sans la xénophobie dont il a été victime, sans la rivalité raciale et la paranoïa qui en découlent, Othello serait bien moins prompt à suivre son porte-drapeau dans ses hypothèses qui contredisent pourtant toutes les évidences. Shakespeare, au moyen de ce drame domestique, donne à voir que le mal qui menace la Cité ne lui est pas extérieur (guerre contre les Ottomans, à Chypre) mais bien intérieur : sa xénophobie, justement « peur de l’étranger », qui cause la mort de deux de ses plus précieux citoyens21. Il s’agit d’un drame domestique, en cela que le mal est « dans sa propre maison », non en cela qu’il serait anecdotique ou sans portée sociale.

Une esquive métathéâtrale

9Or, l’adaptation de Razerka Ben Sadia-Lavant et Manuel Piolat Soleymat, en même temps qu’elle réduit l’importance des événements militaires extérieurs, expurge les détails morphologiques dans les descriptions d’Othello. En mettant l’Orient au centre du spectacle, par la mixité culturelle de sa distribution, Razerk Ben Sadia-Lavant noie Othello dans un horizon où il ne dénote pas. Elle travaille en effet à faire de lui « un étranger dans son propre pays22 ». Elle se heurte donc justement au problème qu’elle se propose de traiter : « Qu’est-ce qu’être étranger, donc, qu’est-ce qu’être étranger aujourd’hui23 ». Mais cette question semble rester sans réponse, sans ébauche de réflexion. Dans ses actions, Othello reste chez Razerka Ben Sadia-Lavant, comme chez Shakespeare, exemplaire et vertueux, et en cela digne représentant des valeurs vénitiennes, reconnu pour ses exploits militaires, notamment contre les Ottomans.

10Le seul recours de Razerka Ben Sadia-Lavant pour faire d’Othello un « étranger dans son propre pays » est métathéâtral. Assimilant les codes de la société vénitienne aux codes théâtraux, elle décide de choisir, pour incarner Othello, un artiste qui ne les maîtrise pas en la personne du rappeur Disiz, « figure contemporaine du guerrier Maure intégré à la société vénitienne24 ». Razerka Ben Sadia-Lavant explique :

En choisissant Disiz pour ce rôle, je fais aussi un parallèle avec la place singulière qu’occupe Othello dans la société vénitienne. Disiz, de la même façon, est étranger au monde dans lequel il évolue : aujourd’hui celui du théâtre25.

11Intellectuellement, le parallèle est séduisant, même s’il repose sur une analogie entre la société vénitienne et la nôtre qui serait à questionner d’autant plus sérieusement que la metteuse en scène voit en Iago son « symbole26 » répugnant. Même, la perspective d’un rapport travaillé à la langue est enthousiasmante, puisque celle de Shakespeare se pense de manière rythmique et sonore en même temps qu’elle se veut porteuse de sens et d’émotion, d’histoire. Mais séduction et enthousiasme retombent rapidement. Disiz semble en effet à part, mais c’est malheureusement par son effacement. Son jeu est désincarné, peu lisible, et ne dessine aucune qualité rythmique ni sonore remarquables ni bénéfiques à la pièce. Au contraire, ses phrases flottent, et l’interprète se réfugie maladroitement dans un jeu psychologique très peu maîtrisé dès lors que les scènes font appel à un plus grand investissement émotionnel. Razerka Ben Sadia-Lavant ne le dirige pas, refusant justement, dit-elle, toute « sophistication psychologique qui ne me correspond pas27 ». Elle laisse le rappeur enferré dans une forme qui lui est inhabituelle et lui devient inhospitalière, attendant de lui qu’il fasse « claquer les mots28 ». Mais les mots ne claquent pas. L’Othello de Razerka Ben Sadia-Lavant n’est pas un étranger dans une société : il est une anomalie esthétique muette et sans réflexion. Quelles « nouvelles règles » dénonce-t-elle ? Quelle est cette « stigmatisation de l’autre dans sa différence » qu’elle combat ? Comment s’expriment-elles et pourquoi ? Comment les éviter, les refuser ? Autant de questions importantes pour la communauté, en effet, mais que ce spectacle ne pose pas, en dehors de sa note d’intention. Autant de questions qui restent alors sans ébauche de réponse.

III – Un déplorable manque d’adresse

Un vieux présupposé

12Autrement que par un entrelacement plus intime du théâtre et des autres arts, qui aurait évité aux passages théâtraux de sembler moindres en intérêt et en émotion, le spectacle de Razerka Ben Sadia-Lavant aurait gagné à faire des choix plus cohérents et moins pédants quant à la direction de ses comédiens. L’axiome sur lequel la metteure en scène fonde sa démarche est assez simple et répandu : il existe une distinction fondamentale entre l’intime et le politique. Elle précise cependant :

Dans Les Amours vulnérables de Desdémone et Othello, c’est l’intime qui est au centre de tout. C’est lui qui détermine le collectif. Car on se rend compte que des vies faites de frustrations engendrent une société malade, envieuse. Ici, c’est l’intime qui détermine le politique, c’est l’infiniment petit qui détermine l’infiniment grand29.

13S’il faut s’inscrire dans cette distinction axiomatique, il nous semble légitime de distinguer deux modalités de jeu pour les acteurs (évoquées par la metteuse en scène dans ses entretiens), et que nous serions tentés de distribuer ainsi, sauf exceptions notables et nombreuses :

141 - l’intime traite implicitement des préoccupations de la Cité, vues par le prisme des individus. Il est caractérisé par l’échange et la relation entre deux personnages (rarement plus) qui se livrent leur intériorité respective. Pour cela, le jeu psychologique semble le plus approprié, puisqu’il s’agit d’explorer et de donner à voir ce qui est contenu dans la psyché des personnages. Le jeu psychologique fait recours à une convention qui veut que les spectateurs n’existent pas, tout en exigeant de l’acteur qu’il se fasse audible et visible, lisible pour ces derniers. L’effet escompté est la solitude apparente des personnages, ce qui leur permet de se livrer sans retenue l’un à l’autre. Le jeu est adressé de personnage à personnage.

152 – le politique traite ouvertement des préoccupations de la Cité, vues par le prisme des individus. Il est plus propice à la représentation de groupes, représentant la Cité, auquel le personnage ou le groupe de personnages s’adresse. L’assemblée des spectateurs représentant directement la Cité, il paraît légitime de pouvoir facilement lui assigner un tel rôle au sein d’une pièce, et donc de lui adresser directement le contenu des discours. Un jeu adressé au public trouvera donc facilement tout son sens et toute son efficacité au moment de traiter des problématiques collectives qui le concernent de premier chef.

16Razerka Ben Sadia-Lavant fait le choix de la distorsion : elle décide de traiter le collectif par le prisme de l’intime, mais se défend de l’utilisation du jeu psychologique, auquel elle dit préférer un jeu adressé (à la salle) :

La parole directe, « l’adresse » au théâtre est au centre de mon travail. Le théâtre que je fabrique n’a pas vocation à être seulement joué mais aussi et beaucoup à être adressé. C’est pour cela que je vais à la rencontre d’artistes virtuoses de la parole directe. Le rap et les artistes qui le pratiquent correspondent naturellement à ce que je recherche : faire claquer les mots sans y ajouter une sophistication psychologique qui ne me correspond pas30.

17Nous l’avons dit, le jeu psychologique nous semble pourtant plus commode pour l’expression de l’intime. Et de fait, en dépit de son discours sur sa création, il est manifeste que les comédiens, régulièrement, majoritairement même, dans ce spectacle, se détournent de l’adresse à la salle pour revenir durablement à une adresse close, de comédien à comédien. Mais le jeu d’acteur paraît alors entravé, voire maladroit pour Disiz : le travail de la metteure en scène n’ayant, selon ses propres dire, pas été dans le sens du jeu psychologique, les comédiens n’ont pas la possibilité de puiser dans ses immenses ressources, sa palette de nuances, sa précieuse intensité. Les colères d’Othello sont grossières ; le jeu de Iago perd dans cette distorsion beaucoup de son goût, beaucoup de sa puissance, beaucoup de son sens.

18Razerka Ben Sadia-Lavant prétend travailler sur l’adresse directe au spectateur, ce que ses spectacles précédents vérifient. Pourtant, dans Les Amours Vulnérables de Desdémone et Othello, cette forme, en plus d’être marginale, est en outre d’une qualité déplorable. Dans le meilleur des cas, l’adresse au spectateur est un outil précieux qui permet l’ancrage de la salle dans le temps du monde qui se déploie à la scène, par le travail minutieux du comédien qui, au moyen de sa voix, de son regard, de son art, jette des crochets qui harponnent les spectateurs, amarrent puissamment deux réalités voisines et étrangères ; il s’agit de détacher l’adresse de son partenaire de jeu pour la mieux nouer avec les spectateurs. Dans le moins satisfaisant, cette forme n’est qu’un refus infondé du jeu psychologique, qui joue à en être le symétrique inverse : les comédiens se tournent vers la salle pour ne pas avoir à se voir, et les émotions sont bannies, vues comme vulgaires ; il s’agit finalement de fuir l’adresse, et de parler seul, derrière ce quatrième mur inconsistant qui nous empêche cependant de nous lier à nos interlocuteurs ; en somme, un art du solipsisme. C’est ainsi que Iago parle, non pas à la salle, mais vers la salle31. Il serait impropre de parler d’adresse ; tout au plus s’agit-il de direction. Le travail sur l’adresse consiste à intensifier, à expliciter le lien entre deux pôles, qui sont déjà modestement et implicitement liés. Or le jeu dirigé de Denis Lavant utilise ce lien implicite et déjà présent que l’on nomme l’écoute, sans l’intensifier par un travail d’ancrage, de lien, d’émotion que l’on nomme adresse. Ses témoignages sont des confessions froides : des mots dits sans envie de l’autre côté d’une paroi béante, mais qui ne regardent que bien indirectement ceux vers qui ils sont dits. En se refusant le jeu psychologique, et en manquant son travail sur l’adresse, Razerka Ben Sadia-Lavant ne parvient pas à surmonter les difficultés posées par la distorsion qu’elle s’impose, et elle manque du même coup et l’intime et le politique, qu’elle visait l’un par l’autre.

L’hybridité baroque

19Il existe pourtant, contenue dans l’histoire du texte, une forme de jeu hybride qui dépasse cette distinction axiomatique et semble propice au projet de la metteuse en scène : l’esthétique baroque, ou l’expression ouverte et frontale des passions, adressée directement à l’assemblée. L’idéologie baroque, dans laquelle s’inscrit Shakespeare, est sous-tendue par l’idée de tension, de forces contradictoires qui vont tordre, déchirer les humains, et ainsi les faire agir32. Dans cette pensée de la tension, politique et intime ne s’opposent ni ne se distinguent, mais au contraire cohabitent dans l’être, et le tirent dans deux directions parfois opposées, parfois semblables. Concrètement, dans le travail de l’acteur, cela se traduit par un jeu adressé systématiquement à l’assemblée des spectateurs, et qui travaille en permanence à livrer l’intériorité des personnages, à exprimer les pensées, les émotions et les passions qui les habitent et les meuvent. La compréhension de ces passions et de leurs mécanismes, justement en cela qu’elles influent, bien qu’intimes, sur le devenir de la collectivité, est en effet un enjeu qui regarde pleinement l’assemblée des spectateurs.

20Les Amours Vulnérables de Desdémone et Othello manquent cette forme et sa richesse, si ce n’est dans sa première scène dialoguée. En effet, cette condensation des enjeux politiques et intimes du premier acte de la pièce (racisme du père de Desdémone et de l’acolyte de Iago, enlèvement amoureux et consenti de la belle), après avoir été longuement retravaillée, reprise, précisée (disparition du personnage du Duc, etc.), semble seule correspondre pleinement à la description que Razerka Ben Sadia-Lavant fait de son spectacle. Elle utilise les mêmes mécanismes que l’esthétique baroque. Othello et Desdémone sont à l’avant-scène, face au public. Ils lui témoignent de leur situation qui les émeut, et demande à cette assemblée de spectateurs, en même temps son empathie, son soutien dans le préjudice moral, social et politique qui vient de leur être infligé. Dans leurs yeux et dans leur voix, le spectateur existe : on lui montre son cœur, on lui demande son soutien, c’est-à-dire qu’on requiert sa propre émotion et son propre esprit critique, tous deux nécessaires à la compréhension de la situation exposée, et tous deux nécessaires à la prise de décision qui mènera à l’action pour le bien social, fût-ce de manière strictement symbolique ou métaphorique, ou bien concrètement par une réflexion et une prise de responsabilité du spectateur face à ces questions, une fois de retour dans son monde quotidien.

21Retirer à un spectacle le jeu psychologique, c’est refuser à l’acteur une corde précieuse à son art, c’est frustrer le spectateur d’un plaisir innocent, et c’est retirer au drame et aux situations sociales qu’il expose une part essentielle de leur intelligibilité, un enjeu primordial de la compréhension des problématiques sociales. Décider de cette amputation sévère pour éveiller la sensibilité d’autres membres semble tolérable – de prime abord. Puis on se souvient de ce faux médecin, chez Molière, qui préconisait de crever un œil bien portant pour voir plus clair de l’œil gauche, de se départir d’un de ses bras qui, semble-t-il, tirait à lui toute la nourriture de l’autre33. En matière de théâtre, il y a assez de nourriture pour cuisiner de tout à son aise, et l’on ne voit jamais si clairement ce que l’on observe que quand on y pose, grands ouverts, ses deux yeux.

Notes

1  Extrait d’un entretien avec Razerka Ben Sadia-Lavant, reproduit dans le programme de salle du théâtre de Nanterre-Amandiers à l’occasion des représentations de septembre 2013, Paris, p. 4.

2  Ibid., p. 4-5.

3  Ibid., p. 6.

4  Agnès Santi, http://www.journal-laterrasse.fr/les-amours-vulnerables-de-desdemone-et-othello/ (d. c. : 08/05/14)

5  http://hottellotheatre.wordpress.com/2013/09/16/les-amours-vulnerables-de-desdemone-et-othello-de-manuel-piolat-soleymat-et-razerka-ben-sadia-lavant/ (d. c. : 08/05/14)

6  Razerka Ben Sadia-Lavant, op. cit., p. 5.

7  La conclusion que prononce Othello semble un épilogue dit par quelque narrateur épique ou autre chœur, extérieur à l’action qui vient de se produire, et qui pourtant le concerne au premier lieu.

8  Razerka Ben Sadia-Lavant, op. cit., p. 6.

9  Id.

10  Id.

11  Ibid., p. 3 ; Manuel Piolat Soleymat et Razerka Ben Sadia-Lavant, Les Amours vulnérables de Desdémone et Othello, librement inspiré d’Othello, le Maure de Venise de William Shakespeare, Paris, Archimbaud, 2013, p. 52-53.

12  Extrait d’un entretien avec Razerka Ben Sadia-Lavant, op. cit., p. 4.

13  Richard Marienstras, Le Proche et le lointain, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 199.

14  Traduit par « l’homme aux grosses lèvres », in William Shakespeare, Œuvres Complètes, Tragédies, t. I, Othello ou le Maure de Venise, trad. Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1000-1001. Les traductions qui suivent sont aussi de Jean-Michel Déprats.

15  Trad. : « un vieux bélier noir / Grimpe votre blanche brebis », ibid., p. 1002-1003.

16  Trad. : « la poitrine de suie », ibid., p. 1018-1019.

17  Trad. : « Les chéris fortunés et bouclés de notre nation », id.

18  Trad. : « Si la vertu possède l’éclat de la beauté, / Votre gendre est bien plus clair que noir », ibid., p. 1042-1043.

19  Trad. « to incur a general mock », ibid., p. 1018-1019.

20  Richard Marienstras, op. cit., p. 213, 237.

21  Nous nous appuyons sur la réflexion de Richard Marienstras qui résume la pièce en ces termes : « Othello est une pièce où l’homme que l’opinion moyenne de la cité désigne comme un être bestial et un sorcier, parce que c’est un être venu de loin, est amené à détruire deux individus qui incarnent, chacun dans leur ordre, la perfection de la vertu : lui-même et Desdémone. Et il le fait sous l’influence d’un mal, ou d’un quasi-démon, qui gîtait au cœur même de la cité », ibid., p. 189.

22  Extrait d’un entretien avec Razerka Ben Sadia-Lavant, op. cit., p. 4.

23  Id.

24  Ibid., p. 5.

25  Id.

26  Id : « Iago, personnage qui est le symbole de l’aspiration à “l’avoir” et donc le symbole de la société Vénitienne, avec tout ce qui la compose : misogynie, racisme, individualisme, pouvoir de l’argent, carriérisme… »

27  Id.

28  Id.

29  Id.

30  Id.

31  Le jeu masqué tire une grande partie de sa puissance de cette distinction : pour l’acteur masqué, il s’agit de tenir l’attention du spectateur en notant par un regard et une adresse précise les micro-événements qui peuvent survenir au sein de l’assemblée des spectateurs. Nous nous fondons sur l’enseignement de Mario Gonzalez, enseignant de masque au CNSAD, ainsi que sur notre pratique de ce travail scénique sous la direction de Mariana Araoz.

32  Pour une analyse approfondie, se référer à Eugène Green, La Parole Baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

33  Molière, Le Malade imaginaire, A. III, sc. 9, in George Forestier et Claude Bourqui, Molière, Œuvres complètes, T. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », 2010, p. 704-706.

Pour citer ce document

Par Marceau Deschamps-Ségura, «Le Spectacle Vulnérable de Iago, Desdémone, et le mort de Venise», Shakespeare en devenir [En ligne], Adapations scéniques de pièces de Shakespeare, N°6 - Saison 2013-2014, L'Oeil du Spectateur, mis à jour le : 19/05/2014, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=701.

Quelques mots à propos de :  Marceau Deschamps-Ségura

Marceau Deschamps-Ségura est actuellement doctorant à l’université de Poitiers ; il est élève de la promotion 2017 du CNSAD. Sa recherche porte sur la question de l’articulation entre savant et populaire dans le geste artistique de William Shakespeare et ses adaptations contemporaines. Nourri par une formation pluridisciplinaire, il cherche à mettre en dialogue les études littéraires, les études théâtrales et sa pratique artistique pour contribuer à la recherche universitaire et à la critique co ...