RICHARD III de William Shakespeare
Un tyran dépassé par les femmes
Lausanne, théâtre de Vidy
Du 4 au 14 mars 2014
Mise en scène de Laurent Fréchuret
Traduction de Dorothée Zumstein
Dramaturgie de Vanasay Khamphommala

Par Dominique Drouet-Biot
Publication en ligne le 01 avril 2014

Texte intégral

1La scène est parsemée de roses blanches et rouges, disposées non pas en un savant parterre mais jetées, çà et là, comme les reliefs floraux d’un lendemain de fête. Pour occuper cette vacance – vacance de l’esprit festif, vacance, bientôt, du pouvoir – une toile à la Rothko, mêlant les aplats blancs et rouges, est suspendue verticalement en guise de rideau de scène. L’ombre du duc de Gloucester s’y projette, grandissant l’avorton et figurant l’étendue de sa soif de pouvoir.

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Le duc de Gloucester (Dominique Pinon)
© Christophe Raynaud de Lage

2La sobriété du décor laisse toute sa place aux corps des comédiens et à la profération des répliques haineuses ou hypocrites qui fusent dans cet espace d’une royauté en décomposition. Tout est déchéance à la cour du roi Édouard IV, à l’image de la maladie qui ronge le souverain. Cette verticalité mortifère est figurée par la tour de Londres, évoquée simplement par un rideau de fond de scène sur lequel se découpe, à mi-hauteur, une fenêtre donnant dans la geôle où mourront, tour à tour, Clarence puis les héritiers d’Édouard IV. Signe de l’instabilité du pouvoir dans cette querelle entre les familles York et Lancastre, il n’y a aucun trône ; le duc de Gloucester, devenu Richard III, est perché au sommet d’un échafaudage qui symbolise aussi bien l’éloignement du peuple que l’aspect transitoire d’un pouvoir toujours en chantier. D’ailleurs, salle royale, chambre funéraire, lieux écartés, champ de bataille n’ont, pour seul mobilier, que des tables. Celles-ci servent de cercueil où gisent les cadavres, d’estrade plaçant au-dessus de ses sujets Édouard IV, pourtant déclinant ; dressées à la verticale, elles deviennent portes ou murs ; elles dessinent enfin les deux camps avant la bataille finale de Bosworth, et le sol sur lequel Richmond et Richard dorment tandis que les spectres qui viennent habiter leurs songes en jaillissent par dessous.

3Dans cet espace, modulable au gré des scènes, évolue une troupe de dix comédiens dont la chorégraphie est impeccable ; le jeu collectif, rythmé et minutieux, donne à voir une belle et inéluctable mécanique tragique à laquelle nous participons. En effet, lorsqu’ils quittent la scène, les comédiens viennent s’asseoir au premier rang, instaurant une circulation entre les deux espaces ; l’interaction avec le public est portée à son comble lorsque la troupe s’interrompt, descend la rampe et s’enquiert auprès des spectateurs de leur compréhension de l’intrigue, tout en poursuivant le jeu de la scène 3 de l’acte II dans laquelle des citoyens échangent leurs opinions sur la situation politique, à savoir la mort du roi Édouard. C’est le tournant tragique. L’ultime obstacle à l’irrésistible ascension de Richard III vient de céder, et la sagesse populaire pressent l’imminence du carnage :

Quand les nuages sont en vue, les sages endossent leur manteau ; quand dégringolent les feuilles vertes, l’hiver n’est pas loin ; quand le soleil se couche, qui ne s’attend à la nuit ? Les orages intempestifs font supputer la disette. (III, 3)1

4Spectateurs silencieux, nous sommes les « soliveaux sans langue2 » qui assistent passivement à l’usurpation du trône par Richard III : « ils n’ont pas dit mot : mais comme des statues muettes ou des pierres douées de souffle, ils se dévisageaient les uns les autres, pâles comme la mort3 ». En une parfaite dissymétrie, l’immobilité des corps des spectateurs répond aux mouvements imprévisibles d’un pouvoir incarné par la troupe comme un grand corps organique. C’est une indéniable réussite de la mise en scène de Laurent Fréchuret : nous figurons l’immobilisme du peuple et ce rôle qui nous est donné, les conventions nous le font jouer à merveille.

5De ce ballet choral se détachent des comédiens dont le jeu est remarquable. Les personnages féminins sont la sève de la pièce, ils constituent la part émotive de l’humanité au milieu du pragmatisme froid des hommes : Pauline Huruguen, qui interprète Lady Anne, exprime à la perfection la haine viscérale que lui inspire l’abject duc de Gloucester, meurtrier de son époux Edouard, prince de Galles, et de son beau-père, Henri VI. Le visage ensanglanté par la déploration du corps de ce dernier, elle donne à ses répliques une intensité rare qui rend ses mots effilés et tranchants ; s’il n’y avait le langage, elle tuerait de ses mains le duc de Gloucester.

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Lady Anne (Pauline Huruguen) face au duc de Gloucester (Dominique Pinon) au chevet du corps d’Henri VI (Pierre Hiessler)
© Christophe Raynaud de Lage

6Répliquant du fond de la salle et s’invitant à la querelle entre la reine Elisabeth et le duc de Gloucester, la reine Marguerite (Martine Schambacher) monte sur scène vêtue comme une vagabonde, figurant l’errance à laquelle l’a condamnée le double-meurtre de son mari et de son fils. Libérée de toute fonction politique, elle délie sa langue et, d’une voix oraculaire, dit la scélératesse du futur Richard III et annonce à chacun son funeste destin. Loin de tout hiératisme, elle livre, avec une extraordinaire vivacité de mouvement, son combat de mots. Allégorie de la lucidité qui confine à la folie, elle est à la fois l’oracle et le bouffon. C’est l’une des scènes les plus réussies. Avec le jeu plus figé que requiert le rang de son personnage, Nine de Montal (la reine Elisabeth) oppose à Richard III une fière et farouche détermination.

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Richard III (Dominique Pinon) et la reine Elisabeth (Nine de Montal)
© Christophe Raynaud de Lage

7Les comédiennes ont sur scène une telle présence4 qu’on attend, pour leur faire face, un Richard aussi machiavélique que séduisant. Or, si Dominique Pinon (connu du public français pour ses rôles dans les films de Jean-Pierre Jeunet) campe avec justesse la part sombre du duc de Gloucester, aiguillonné par le désir d’une puissance politique qui compenserait son impuissance à exister comme les autres hommes, il échoue en revanche à incarner la part fascinante de Richard III.

Mais moi qui ne suis pas taillé pour les jeux charnels,
Ou pour faire les yeux doux à mon reflet dans le miroir,
Moi qui suis trop mal dégrossi et n’ai pas les attraits requis
Pour faire le beau devant les nymphes aguicheuses

Moi qui suis privé d’une belle allure,
Lésé de toute grâce par la nature sournoise
Difforme, inachevé, jeté avant terme
Dans la vie – pas même à moitié fini,
Et si bancal et si contrefait
Que les chiens aboient quand je passe en boitant :
En ce temps de paix doucereux comme le son du pipeau,
Je n’ai d’autre plaisir, pour tuer le temps
Que d’observer mon ombre sous le soleil
Et disserter sur ma propre difformité.
Par conséquent, ne pouvant jouer les amants,
Pour être au diapason avec cette époque de beaux parleurs,
Je suis déterminé à jouer les méchants. (I, 1)5

8Si la tirade d’ouverture du duc de Gloucester est convaincante, le face-à-face de ce dernier avec les femmes l’est beaucoup moins ; ainsi, on peine à croire que Lady Anne cède au meurtrier de son époux et que la reine Elisabeth consente à lui donner sa fille. C’est l’art consommé de la duplicité qui manque à ce Richard III. Peut-être est-ce d’ailleurs le défaut de la mise en scène – ou son parti pris : dans l’ensemble, les personnages masculins sont entiers, et l’on perçoit peu l’arrière-plan de calculs, de stratégies opportunistes qui se proposent à chacun dans ce jeu de trônes musicaux auxquels tous participent. Il est néanmoins des comédiens marquants par la justesse et la précision de leur jeu : Thierry Gibault incarne un duc de Buckingham auquel sa loyauté aveugle à Richard coûtera la vie ; Jean-Claude Bolle-Reddat campe un Hastings qui, bien que pensant maîtriser les rouages de la politique, se trouve lui aussi dépassé par la stratégie de Richard III. Enfin, Pierre Hiessler – tour à tourClarence, le roi Edward IV, le cardinal, James Tyrrel puis Oxford – joue aussi, avec brio, le second rôle du maire de Londres : ce dernier ne prononce que quelques répliques mais le comédien, par les postures de son corps et ses mimiques, fait ressortir la nature falote et soumise d’un élu qui ne fera que suivre la voix du plus fort. Il parvient ainsi à faire exister le comique de son ridicule personnage face au sérieux des décisions qu’est en train de prendre Richard et qui scellent l’avènement de la tyrannie.

9C’est le deuxième élément moins réussi de cette mise en scène : le comique est souvent étouffé et le décrochage farcesque a rarement lieu. On le pressent dans la querelle pour le deuil que se livrent l’ex-reine Marguerite et la reine Elisabeth, il affleure dans les dialogues entre les assassins de Clarence assaillis par le scrupule alors qu’ils ont le couteau en main. La farce est latente, mais jamais n’éclate, ce que regrette le spectateur. Laurent Fréchuret privilégie la part tragique de la pièce de Shakespeare et porte sur le devant de la rampe des personnages féminins très travaillés qui font de l’ombre à un Richard III auquel manque la séduction vipérine. Sa mise en scène n’en demeure pas moins une très belle incarnation du théâtre shakespearien, dont elle rend la vitalité et l’actualité6.

Notes

1 . William Shakespeare, Richard III, Traduction de Pierre Leyris, Paris, Aubier, p. 145.

2 . Ibid., p. 205.

3 . Ibid., p. 203.

4 . Cette présence est, d’ailleurs, concrètement rendue puisque toutes les comédiennes incarnent aussi des personnages masculins : Pauline Huruguen est Lady Anne, le jeune prince Edward, puis Norfolk ; Jessica Martin est le petit Richard d’York et la jeune Elizabeth ; Nine de Montal est la reine Elizabeth puis James Blunt ; Martine Schambacher est la reine Margaret, la duchesse d’York, le greffier puis Richard Ratcliffe.

5 . Richard III, acte I, scène 1, extrait de la traduction de Dorothée Zumstein, cité dans le dossier de presse.

6 . Pour plus de renseignements sur la pièce, voir le dossier de presse, le dossier pédagogique et la revue de presse ci-joint.

Pour citer ce document

Par Dominique Drouet-Biot, «RICHARD III de William Shakespeare
Un tyran dépassé par les femmes», Shakespeare en devenir [En ligne], L’Oeil du Spectateur, N°6 — Saison 2013-2014, Adapations scéniques de pièces de Shakespeare, mis à jour le : 01/04/2014, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=700.

Quelques mots à propos de :  Dominique Drouet-Biot

Dominique DROUET-BIOT est agrégée de Lettres Modernes, en poste dans l’enseignement secondaire. Elle a travaillé sur l’œuvre de Jude Stéfan, sur la référence littéraire dans l’œuvre de Gilles Deleuze avec une contribution à l’ouvrage Deleuze et les écrivains, littérature et philosophie (Éditions Cécile Defaut, 2007) ; elle a participé au colloque « Les écritures secrètes » (Université de Poitiers, septembre 2007) à l’occasion duquel elle a publié « La poésie d’Alain Jouffroy : élaboration rhétor ...