Romeo and Juliet au Globe, printemps 2024 : acrobatique et virevoltant
Shakespeare’s Globe Theatre, 19 Mars-13 Avril 2024

Par Nathalie Robert-Jurado
Publication en ligne le 14 décembre 2024

Texte intégral

Production
Metteur en scène : Lucy Cuthberston (Globe’s Director of Education)
Ensemble : Sarah Agha, Joshua John
Costumes et décor : Natalie Pryce
Photographies : Nathalie Robert-Jurado

Comédiens
Lady Montague : Mariéme Diouf
Romeo : Hayden Mampasi
Friar Lawrence : Marieme Diouf
Benvolio : Saroja-Lily Ratnavel
Lady Capulet : Sharon Ballard
Capulet : Gethin Alderman
La Nourrice : Miriam Grace Edwards
Juliet : Felixe Forde
Mercutio : Ashley Byam
Paris : Simeon Desvignes
Tybalt : Liam King

Participation
Le Cycliste : Owen Gawthorpe
Musicien Percussions : Rosie Bergonzi et Zands Duggan, Dave Price
Directeur associé : Kevin Bennett 
Directeur de casting : Nick Hockaday
Co-Composer : Ben Hales et Dave Price
Directeur de combat : Kevin McCurdy
Voix : Tess Dignan

Le projet pédagogique et culturel de Lucy Cuthbertson

1En mars 2024, le Théâtre du Globe accueillait à Londres une nouvelle mise en scène de Romeo et Juliet dirigée par Lucy Cuthbertson, directrice du Département pour l’Éducation au Globe1. Ce spectacle adapté pour un public jeune de 11-16 ans est une version condensée en quatre-vingt-dix minutes, où des comédiens circulent en vélo tout terrain, naviguent entre les différents lieux sur une scène qui se veut urbaine et dynamique. La pièce vise non seulement à soutenir le programme scolaire, mais aussi à aborder la question de la lutte contre la criminalité. Pour ce faire, les acteurs et l’équipe ont travaillé avec l’unité de la « Violence Reduction Unit » (VRU) de Sadiq Khan2. Toutefois, « [l]a mission n’est pas simplement d’éduquer, mais de divertir3 ». Lucy Cuthbertson souhaite que le public scolaire passe le meilleur moment possible : « where they’ve fallen in love with the Globe, loved the production, understood it, and, somewhere in their minds, it’s resonating that it’s Shakespeare. They’ve loved this thing that is Shakespeare and see that those two things don’t have to be mutually exclusive4 ».

Un décor pour plaire à la jeune génération

2Entre tradition et contemporanéité, la troupe s’installe et propose une version propre au XXIe siècle, colorée, qui file à vive allure. Le décor est planté : d’immenses fresques de graffiti décorent les palissades en bois. Le public entre, prend place et découvre les portraits revisités des personnages clefs : Romeo et Juliet, nouvelle génération.

Image 1000000000000376000001A2128351550BAB290A.jpg

Figure 1. Graffiti dans l’espace des galeries du public.

Crédits. Nathalie Robert-Jurado.

3Les personnages sont peints à la bombe et préfigurent la mise en scène virevoltante, alors que Lucy Cuthbertson place Vérone dans un univers aussi moderne qu’inquiétant, une Vérone aux quartiers défavorisés, dominés par des gangs et submergés par la violence. Des graffitis ont été ajoutés aux piliers de marbre et aux galeries. Des pancartes colorées et écrites avec des lettres au format grossi sont accrochées aux façades des balcons donnant sur la cour, avec des mots comme « Sorrow », « Death », « Hatred », peints à côté de tags de gangs plus simples indiquant « Mon », pour « Montague », et « Cap », pour « Capulet ».

Image 1000000000000376000001A6A56BCF3544E80CC9.jpg

Figures 2 et 3. Graffitis accrochés aux balcons.

Crédits. Nathalie Robert-Jurado.

4Trois ouvertures se distinguent dans le mur du fond, par lesquelles les personnages peuvent entrer et sortir : deux arcades à gauche et à droite, et au centre, une grande paire de portes lambrissées en bois. Entre celles-ci, les murs sont couverts d’autres graffiti, certains rendant hommage aux morts (l’un indique « Too Soon Married », un autre, « Oppressed »). Une boîte en métal, comme on en trouve dans la rue, contenant des câbles électriques, se dresse devant elle à gauche, couverte de graffiti elle aussi. Quelques bougies blanches y sont posées. Pour finir, le mur du fond est haut de deux étages, et au sommet se trouve une galerie où des musiciens, vêtus de survêtements modernes comme le reste de la troupe, vont jouer tout au long de la pièce.

Image 100000000000037500000173AF3DA5BE2F685A3C.jpg

Figure 4. Espace dédié aux musiciens et pancartes colorées.

Crédits. Nathalie Robert-Jurado.

5L’Acte I débute. La violence entre les Montague et les Capulet fait rage. Sur scène, les sans-abris se blottissent autour des poêles pour se réchauffer. Un cycliste menaçant et masqué, vêtu de noir, parcourt les rues avec dextérité, interrompant périodiquement ses figures techniques pour se précipiter et voler les téléphones des passants sans méfiance. À d’autres moments, il apparaît dans la cour, où se trouve une plateforme rectangulaire légèrement surélevée. Des garde-corps métalliques d’un mètre de haut longent les deux côtés les plus longs, les séparant des fondations, pour créer une allée ouverte. Des lignes jaunes doubles s’étendent sur environ deux mètres, le long du sol des deux côtés, avec les mots « KEEP CLEAR » en guise d’avertissement, car c’est le « skate-park » urbain du gang. Sur la plateforme se trouvent trois blocs de béton, deux petits de chaque côté d’un grand bloc central, chacun recouvert de graffiti supplémentaires. De temps à autres, le cycliste traverse l’espace du public pour sauter de bloc en bloc, ou même sur les rampes sur une seule roue avec un contrôle total, parfois à quelques centimètres des coureurs au sol.

Image 10000000000004890000020E451008FD3BD96BB7.jpg

Figure 5. À gauche : bloc de béton ; à droite : espace de circulation du cycliste.

Crédits. Nathalie Robert-Jurado.

6Les trafiquants de drogue vendent des potions mortelles dans des sacs de livraison de nourriture « Mantua Eat ». Des fleurs, des ballons, un ours en peluche et des bougies jalonnent les sanctuaires où reposent les victimes de crimes au couteau. Le thème de la mort causée par la violence est, dès le début de l’Acte I, visuellement mis en scène par la présence de fleurs déposées au fond de la scène, comme pour rendre hommage aux disparus et se souvenir des morts survenues par cette violence latente, image qui préfigure aussi de la fin tragique de la pièce.

Image 1000000000000376000001F4295875DB29F3ECFE.jpg

Figure 6. Vue d’ensemble de l’espace scénique.

Crédits. Nathalie Robert-Jurado.

7Mantua, à proximité, est identifiée par un panneau représentant le signe du métro de Londres. Le public peut ainsi faire le lien avec certains lieux de la capitale anglaise que la décoratrice et costumière Natalie Pryce avait en tête, et lire « lives, not knives » sur une pancarte improvisée, à côté d’une photo de l’une des personnes récemment décédées. La première impression qui se dégage : celle d’une Vérone ancrée dans le crime et dans la violence urbaine.

8L’entrée des comédiens est percutante : ils se présentent baskets aux pieds, coiffés de casquettes, vêtus de vêtements de sport amples et de vestes qui donnent une allure décontractée et moderne. Ils sont issus de plus de treize origines différentes. La noblesse est remplacée par la hiérarchie de la rue, et les duels à l’épée sont transformés en rixes urbaines entre jeunes à capuches.

Image 10000000000003760000016ACDA222BB43B3EACA.jpg

Figures 7 et 8. « Performer » de rue : Tybalt (Liam King).

Crédits. Nathalie Robert-Jurado.

9Le cycliste professionnel débarque sur scène, il porte un masque qui lui couvre entièrement le visage et terrorise les personnages déjà présents par sa danse lugubre matérialisée par les figures diverses qu’il exécute autour d’eux.

Derrière la violence, l’espoir ?

10Et cependant, même si un sentiment de violence imminente n’est jamais loin, l’espoir demeure. Le public découvre le bienveillant Frère Laurence (Mariéme Diouf) qui gère une banque alimentaire de la communauté locale du centre pour jeunes (« Youth Club ») et qui encourage les jeunes à occuper leur temps dans une ferme de la ville. Même si ses répliques sont coupées pour les bienfaits de la version courte, il reste un personnage emblématique qui favorise les liens, grâce à son rôle d’éducateur, avec le jeune public présent. Ce dernier semble apprécier cette interprétation du Frère Laurence, ainsi que les décors, les représentations contemporaines et les références à un quotidien familier pour certains. Quand la scène se situe au club pour jeunes, une pancarte descend du plafond, en forme de crucifix, avec le nom « The Cell », illuminé en rose fluorescent. Frère Laurence est une femme noire avec des cheveux en tresses de perles jusqu’aux épaules ; son style n’est ni féminin, ni masculin : elle porte un jeans droit enroulé sur des bottes marron et une chemise noire. Un collier de chien de Vicaire est visible au niveau de son cou. Parfois, elle porte un pull en tricot rayé par-dessus, avec de nombreux badges soutenant les droits LGBTQ et d’autres causes épinglées sur la poitrine.

11La nourrice (Miriam Grace Edwards) arrive à son tour (Acte I, scène 3) et se dévoile aussi comme un personnage proche du public jeune. Elle montre, par exemple, qu’elle aime les plats à emporter du « Burger King ». Elle pourra paraître une bonne confidente pour ce public qui valide sa présence auprès de l’adolescente Juliet. De plus, c’est une nourrice qui effectue plusieurs tâches : à la fois en tant que confidente de Juliet, mais aussi comme ambulancière en uniforme du « NHS » (« National Health Service »). C’est une femme blanche, avec des cheveux blonds aux reflets bruns. Elle porte une blouse verte ; l’insigne « NHS » est visible sur son pantalon. Parfois, elle revêt un duffel-coat, quand ce n’est pas une veste haute visibilité. Mais pour le bal de l’Acte I, elle porte aussi une tenue dorée — un haut court, à col licou, et un pantalon ample.

12Les amoureux maudits se rencontrent (Acte I, scène 5) lors d’un bal aux allures de rave party savamment chorégraphié. La scène de la rencontre est écourtée pour les besoins de cette version de quatre-vingt-dix minutes, sans pourtant perdre en intensité : le premier baiser est bien plus long qu’un chaste baiser sur la joue.

13Le public est ensuite, sans transition, plongé dans l’Acte II, ce qui met l’emphase sur l’action, et donne un coup d’accélérateur à la représentation. L’attention du public est à son paroxysme. Hayden Mampasi incarne un Romeo en survêtement Adidas. La plupart du temps, il porte un ensemble de sport noir aux rayures vertes, jaunes et rouges sur le côté. Pétillant et naïf, il semble passer une grande partie de son temps à rêver. Les cheveux rasés sur le côté, il frappe l’air et salue ses amis lorsqu’il rencontre la fille de ses rêves. Mais sa personnalité trahit un profond manque de confiance. En effet, Romeo doit se tourner vers le public pour obtenir un soutien moral avant de clamer son texte depuis le balcon. Il déglutit et renifle sans arrêt, comme un enfant. Le personnage de Juliet, incarné par Felixe Forde, paraît bien plus sérieux et plus mature. Juliet est une fille noire, brillante et enthousiaste, avec une abondance de boucles noires montées en chignon sur la tête. Elle porte un pull et un bas de survêtement assortis, dans un tissu beige uni et doux, sur des baskets blanches ; elle enfile parfois un gilet noir. Pour la fête, elle porte une petite robe à paillettes dorées, avec des collants pâles et des chaussures plates couleur chair. Parfois, on aperçoit l’intérieur de sa chambre, suggéré par un cadre de lit en métal et surmonté de housses de couette lilas.

14Inévitablement, les coupures drastiques dans les répliques de Romeo ne permettent pas de conserver les subtilités de la scène du balcon, mais cela ne semble pas affecter la portée de la pièce, ni le plaisir du public. En effet, l’adaptation de Lucy Cuthbertson véhicule des images optimistes grâce à son rythme tourbillonnant, accélérant le rythme en allant à l’essentiel, mais sans compromettre le développement du récit, ni lui donner un aspect précipité. En fait, une telle décision parvient à souligner certains des thèmes principaux de la pièce, rendant ainsi plus compréhensibles les choix impulsifs des personnages, tout en commentant discrètement la nature instinctive de l’âme humaine qui ignore les conseils de prudence et de raison lorsque la passion prend le dessus.

Romeo et Juliet ou le portrait d’une jeune génération ?

15L’alchimie entre les deux jeunes amoureux est sans aucun doute cruciale pour le succès du récit. Romeo apparaît toujours comme l’amoureux transi qui adore et vénère son « Bright Angel » (Acte II, scène 2)5. Lucy Cuthbertson fait le choix de le présenter dans sa complexité. En effet, il incarne le « gentle Romeo » (Mercutio, I.4.15), le « sweet Romeo » (Juliet, II.2.147), le passionné « Romeo ! humours, madman ! passion ! lover ! (Mercutio, II.1.9), puis le juste « Fair Montague » (Juliet, II.2.104), sans oublier le « good son » (Frère Laurence, II.3.50). Malheureusement, cette version courte ne nous laisse pas entrevoir longtemps la magie du couple que forment Romeo et Juliet. Très vite, le Romeo de Hayden Mampasi perd en crédibilité, interprété avec trop de légèreté ; il devient un personnage plus populaire que noble, voire parfois comique.

16Lucy Cuthbertson n’a jamais édulcoré le message central qu’elle a pour son jeune public : celui de la violence qui engendre la violence. Les combats surviennent et sont très récurrents. Il s’agit d’affaires brutales menées à coups de matraque de police et de couperets de cuisine. « Throw your mistemper’d weapons to the ground / And hear the sentence of your moved prince » (I.1.15-16), dit le Prince furieux, qui est aussi le chef de la police. Au fur et à mesure de la représentation, de grandes photographies des victimes de la guerre des gangs sont placées sur le devant du balcon central. Puis, après une bagarre, Lady Montague (Mariéme Diouf)6, une femme noire portant un foulard bleu et jaune et une robe chemise assortie jusqu’aux genoux, vient avec inquiétude à la recherche de son fils, Romeo.

17Le public constate, en parallèle, qu’il s’agit d’une production inclusive7, notamment lorsque Mercutio (Ashley Byam) attire Tybalt (Liam King) dans cette spirale infernale. Il le fait avec un long et persistant baiser sur les lèvres, à la grande surprise du public, qui accompagne le geste du comédien tantôt par des applaudissements, tantôt par des acclamations de joie. La présence des jeunes adolescents dans le théâtre donne d’autant plus de vigueur à la pièce qui s’emballe dès le premier Acte au rythme des réactions et des cris du public enchanté. Cette réaction va de pair avec la cadence de la première partie de la pièce. Dans l’un des moments les plus effrayants de la représentation, lorsque le cycliste s’arrête près du cadavre de Mercutio (Acte III, scène 1), ce n’est pas pour offrir de l’aide mais pour prendre des selfies. La mise en scène, ancrée dans une réalité contemporaine violente, présente des scènes de crime visuellement parlantes à un jeune public habitué aux séries télévisées policières et aux fictions sanglantes. C’est en effet le matériel des experts en criminalité qui est utilisé : scotch au sol, sacs mortuaires, gants de légiste. Les comédiens incarnant des policiers apparaissent en uniformes, comme ceux qu’ils porteraient dans la réalité s’ils étaient appelés sur une scène de crime à Londres — des policiers avec des gilets anti-couteau, des vestes haute visibilité et des chapeaux noirs avec des motifs en damier. Les légistes, eux, sont vêtus de blanc jusqu’aux pieds, capuches relevées pour couvrir leurs cheveux.

18Dans une interview parue dans The Official London Theatre, Lucy Cuthberston explique : « lorsque l’on travaille avec les enfants, bizarrement, il n’est pas tant question de défi […], ils viennent avec aucune idée préconçue et prennent l’intrigue et le tout au pied de la lettre …8 ». Ainsi, le rythme est endiablé, accéléré dans cette version créée spécialement pour un jeune public, invitant à la découverte du monde de Shakespeare. Romeo and Juliet demeure une des intrigues les plus connues auprès des jeunes à travers des thématiques atemporelles comme la passion amoureuse, ou la rivalité entre les clans.

19À l’Acte IV, l’un des moments forts est l’épisode où les hallucinations prennent le dessus sur le verbe et le geste : Juliet est hantée par le fantôme de son cousin mourant et sa présence physique traduit sa souffrance. La scène s’accompagne en effet d’hallucinations où se mêlent des personnages qui portent des oreilles de lapin, d’autres des lunettes en forme de cœur. Lucy Cuthbertson cherche à aborder le sujet de la violence, de la drogue et de la mort en mêlant humour et gravité. Ces épisodes déguisés permettent à la fois une pause dans la narration, un moment de comique de situation, ce qui permet d’alléger le message et de faire en sorte que les jeunes puissent « digérer » le contexte contemporain et turbulent de la violence de rue.

20Juliet s’endort après avoir bu la potion (scène 3). Et le cycliste menaçant réapparaît portant un masque de panda et un tutu rose fluorescent, toujours dans ce souci de désamorcer un sujet difficile pour des jeunes, tandis que l’ensemble des personnages danse au rythme des percussions. Paris (Simeon Desvignes), vêtu d’un costume argenté, entame un strip-tease étonnant qui amuse le jeune public9. La tension demeure présente : le cycliste qui tourbillonne rappelle les cercles infernaux dans lesquels les personnages sont enfermés. Sa performance est à couper le souffle. Il reproduit des figures de haute voltige au-dessus du lit de Juliette, juste au-dessus de son visage. Les spectateurs retiennent leur souffle alors que Juliet est saisie dans sa tourmente.

Quand l’art des rues s’invite à l’intérieur du Globe10

21Dans cette adaptation, l’idée est de relocaliser la pièce dans une culture de « street art ». Le partenariat entre le théâtre du Globe et la Deutsche Bank11 permet aux jeunes générations de découvrir l’expérience shakespearienne et de la vivre pleinement. Et, en effet, la production capture l’essence même de l’intrigue : la culture de la violence qui peut s’infiltrer à tous les niveaux et détruire des vies souvent très jeunes. Dans un entretien daté de 2009 pour la Kidbrooke School, Lucy Cuthberston justifiait déjà ce choix de mise en scène très contemporaine et très réaliste en expliquant que les fais récents de violence de l’époque à Londres l’avait menée à opérer des résonnances avec l’actualité12. Ainsi, dans la version accélérée de 2024 au Globe, elle reprend les prémisses de la version de 2009 proposée dans les ateliers de la Kidbrooke School. De plus, en faisant appel à Owen Gawthorpe, cycliste professionnel de « trial », Lucy Cuthberston revient sur son idée initiale13 : mettre en scène des vélos, se souvenant d’un fait divers survenu à Londres14. S’agissant d’une version raccourcie, le risque est de rentrer dans une cadence trop soutenue qui effacerait les épisodes plus romantiques, comme le premier baiser de Romeo et Juliet. Néanmoins, même si la première partie semble très accélérée, force est de constater que les moments les plus forts, comme cette rencontre et ce premier baiser, sont préservés. Aussi l’adaptation raccourcie semble-t-elle réussie. Chris Wiegand du Guardian met en avant le succès de cette version et en relève le côté enflammé15. Dans le Broadway World, Alice Cope ajoute qu’il s’agit d’une adaptation passionnante par sa contemporanéité16. À son tour, The Indiependent17 souligne l’engagement des comédiens dans cette version accessible, aux thèmes si contemporains, à laquelle un jeune public pourra s’identifier18.

22Finalement, en adaptant Shakespeare à la jeune génération, c’est toute une production qui se lance le défi de faire vivre une expérience culturelle, littéraire, esthétique et théâtrale. À travers sa proposition, Lucy Cuthberston s’impose encore une fois comme une metteuse en scène prometteuse. La puissance de son imagination et de sa réalisation artistique et esthétique dans un lieu aux décors street-art a su permettre à un public jeune de s’approprier sa proposition scénique, et aux spectateurs plus aguerris de se familiariser avec une version scénique raccourcie, audacieuse et efficace malgré son rythme soutenu.

Notes

1 Lucy Cuthbertson est directrice du Département pour l’Éducation au Globe Theatre et mène, depuis 2019, un programme d’apprentissage en famille (« Learning and Family work »). Elle a notamment proposé un vaste panel d’offres pendant le confinement. URL.

2 La « Violence Reduction Unit » (VRU) de Londres est une équipe de spécialistes qui rassemble les habitants de Londres pour mieux comprendre pourquoi la violence se produit et prendre des mesures pour la prévenir maintenant et à long terme. URL. Accès 05/11/2024.

3 « Playing Shakespeare with the Deutsche Bank », article par Fay Barrett, 4 Avril 2024 (nous traduisons). URL.

4 Ibid.

5 William Shakespeare, Romeo and Juliet 1594-96, The Library Shakespeare, Limited Edition, London, Midpoint Press, 2006.

6 Mariéme Diouf joue à la fois le rôle de Lady Montague et de Frère Laurence. Plus qu’une nécessité pratique, ce choix d’attribuer deux personnages différents (« role doubling ») à un même comédien permettait, à l’époque élisabéthaine, de mettre l’emphase sur les connections thématiques entre les personnages, d’établir des liens, des contrastes entre eux. Cette technique repose sur l’engagement et la capacité du public à s’impliquer dans la représentation.

7 Le théâtre inclusif est un théâtre dans lequel chacun peut être représenté, peu importe son genre, son origine, sa religion ou son orientation sexuelle. Dans cette représentation, Lucy Cuthbertson intègre le thème lié à l’identité sexuelle et à l’acceptation de soi et crée ainsi un récit qui résonne pour de nombreuses personnes. Elle offre une représentation positive et complexe de l’homosexualité et du genre.

8 Interview de Kitty Underwood, 24 août 2022, mise à jour 31 août 2022. « I think when you work with children that age weirdly they’re aren’t that many challenges! They don’t come with any preconceptions, so they just take it at face value, and they take the story at face value. I think the way children think is very different, they’re less confined by logic and often Shakespeare’s plays— » (c’est nous qui traduisons). URL. Accès 05/11/2024.

9 Dans une interview donnée en 2021 pour la NAPE (« National Association for Primary Education »), Lucy Cuthbertson explique que le public voit souvent Romeo et Juliet comme une romance, alors qu’il s’agit d’une tragédie qui traite du thème de la mort. Elle ajoute qu’à la fin de la représentation, le jeune public sera amené à réfléchir à des questions plus profondes. Mais cependant, il s’agit, pour elle, de susciter l’intérêt de ce jeune public, de le divertir et de le garder impliqué, car le théâtre et les arts en général pourraient être bénéfiques aussi pour la santé mentale et le bien-être. Elle revient d’ailleurs sur l’expérience pendant et après la Covid et sur la nécessité de revoir les formats et de trouver des biais différents pour impliquer ce jeune public. URL. Accès 05/11/2024.

10 On pense ici notamment au graffiti représentant le portrait de Shakespeare peint par Jimmy C. dans les quartiers populaires de la rive sud de la Tamise (Clink Street), non loin du Globe.

11 La Deutsche Bank soutient le Globe à travers un partenariat éducatif afin de permettre aux jeunes, qui soit sont dans le secondaire, soit poursuivent leurs études au-delà de seize ans, de vivre l’expérience Shakespeare. Chaque année, une production accélérée de 90 minutes d’une pièce du curriculum scolaire est mise en scène. Des sessions et ateliers sont également proposés aux jeunes étudiants ainsi qu’aux enseignants.

12 Entretien avec Lucy Cuthbertson et sa troupe sur sa mise en scène de Romeo et Juliet au Riverside Studios à Londres, du 17 au 21 novembre 2009. Kidbrooke School on Romeo and Juliet. October 2009. URL.

13 Ibid.

14 Ibid. Dans cette interview de 2009, Lucy Cuthbertson fait référence à un meurtre (« a nasty murder ») survenu à Londres quelques années auparavant, qui marqua les esprits par sa violence : un groupe de jeunes cyclistes à capuche avaient encerclé un jeune garçon, et cela avait semblé être une véritable exécution aux yeux des passants. Et d’ajouter qu’ils avaient alors pu fuir grâce à leurs vélos. Lucy Cuthbertson explique ainsi l’intérêt de la présence de vélos sur scène : « the bikes have almost become a sort of romance, a sort of get away ».

15 Chris Wiegand, Stage director for The Guardian : « Well-performed across the board … This is a thrilling, fiery-footed staging », 24 Mars 2024. URL. Accès 25/05/2024.

16 Alice Cope, Broadway World, « an exciting and contemporary makeover at the iconic Globe Theatre, enchanting younger audiences with modern twists, an engaging diverse cast and daring BMX stunts », 8 Mars 2024. URL. Accès 25/05/2024.

17 À noter qu’il s’agit bien de The Indiependent et non The Independent.

18 « The performances are engaging enough to keep anyone invested even when the action is minimal and it is simply two characters having a conversation. The choice to set the play in modern South London makes it not only easily accessible for today’s younger audience, but also reminds us how resonant its messages still are today », Gareth Griffiths, The Indiependent, 24 Avril 2024. URL. Accès 25/05/2024.

Pour citer ce document

Par Nathalie Robert-Jurado, «Romeo and Juliet au Globe, printemps 2024 : acrobatique et virevoltant», Shakespeare en devenir [En ligne], Shakespeare en devenir, N°18 — 2024, L’Œil du spectateur. Play Reviews, mis à jour le : 02/01/2025, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=3142.

Quelques mots à propos de :  Nathalie Robert-Jurado

Nathalie Robert-Jurado est professeure certifiée au Lycée Pierre du Terrail à Pontcharra où elle enseigne l’anglais de spécialité. Formée à l’Université Stendhal de Grenoble (UGA), elle est titulaire d’un DEA en langues, littératures et civilisations du monde anglophone, d’une double licence LLCER-Lettres et d’un module « Imaginaire et Imagination » en maîtrise de lettres modernes. Ses travaux de recherche de doctorat portent sur l’exploitation des textes de William Shakespeare dans les classes ...

Droits d'auteur

This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC BY-NC 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/) / Article distribué selon les termes de la licence Creative Commons CC BY-NC.3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-nc/3.0/fr/)