Mesure pour mesure : Shakespeare sans accroc
Théâtre Vidy, Lausanne, du 24 février au 7 mars 2009, mise en scène de Jean-Yves Ruf (1)

Par Dominique Drouet-Biot
Publication en ligne le 28 janvier 2010

Une scène d’exposition efficace

1Mise en place très rapide dont les partis-pris révèlent d’emblée deux traits dominants de la mise en scène: le Duc entre hors scène, il est dans la salle, et sa tirade augurale jaillit de l’ombre. Tout est dit: il est l’homme sans visage, le deus ex machina, le metteur en scène qui va diriger pour son instruction et son divertissement cette comédie acide sur le pouvoir. C’est lui qui tire les ficelles et pourtant à peine monte-t-il sur scène qu’il en repart aussitôt – rendons au dramaturge ce trait d’une géniale efficacité: faire sortir de scène et d’intrigue un protagoniste à peine présenté au spectateur. Mais c’est la fonction qui s’efface, pas l’homme; son départ prématuré et déceptif crée une attente que viendra combler le «one-man-show» jubilatoire du duc-prêtre – personnage qui s’inscrit dans la lignée traditionnelle des «dukes in disguise». Voilà donc la pièce placée sous l’œil attentif du personnage du duc, figure du dramaturge, et dont le spectateur, impuissant, n’est qu’un pâle double.

2Le deuxième parti pris, signalé dès les premières minutes, c’est celui de la comédie que Jean-Yves Ruf distille là où le texte de Shakespeare demeure neutre; le dépit qu’éprouve Escalus lorsqu’il voit le pouvoir confié à un autre, après que le duc a lui-même vanté ses mérites, ajouté à la méprise d’une poignée de main qu’il pensait lui être destinée alors qu’elle se referme sur un Angelo fraîchement promu, ne sont que quelques détails qui suffisent pourtant à placer l’action sous le signe du rire et à faire d’un serviteur impassible et zélé un personnage comique malgré lui.

Une construction contrapunctique?

3La suite se déroule selon ce contrepoint qui fait alterner tragédie politique – Angelo-le-pur face à la réalité tangible du pouvoir –, et farce populaire – l’aubergiste-maquereau et le monde interlope de la nuit viennoise, face au durcissement des lois contre la prostitution et le proxénétisme.

Avers tragique: le face à face Isabelle/Angelo

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Angelo (Eric Ruf) et Isabelle (Laetitia Dosch).

Photo:Mario Del Curto.

4Côté cour, Eric Ruf incarne gravement l’incorruptibilitéd’Angelo. D’abord sympathique au spectateur qui ne peut que louer sa vertu, le personnage évolue rapidement: son légalisme intransigeant, confinant à la tyrannie alors qu’il demeure inflexible après sa condamnation de Claudio, et ce malgré les requêtes d’Escalus et du prévôt – «Gardons le fil tranchant, coupons un peu / Plutôt que de frapper à mort3»(II.1) – le fait basculer d’une rigueur nécessaire à un rigorisme quasi obsessionnel. La rapidité avec laquelle il cède à la tentation Isabelle, sans aucun romantisme mais dans une sorte de délire pulsionnel incontrôlable, achève de le rendre tout à fait antipathique. Eric Ruf interprète magistralement ce retournement de l’excès, ce changement de proie d’une tyrannie qui s’éveille et doit satisfaire sa soif de pouvoir et de contrôle. Écoutons à ce propos les conseils de Jean-Yves Ruf (metteur en scène) à son frère Éric (comédien), répétant le premier face-à-face entre Angelo et Isabelle, à la scène 2 de l’Acte II :

c’est quelqu’un qui est rapté par le désir, mais qui le découvre tellement tard dans sa vie et qui a tellement fait d’efforts pour ne pas le vivre, que quand ça lui vient, ça prend une force… mais je crois que ce qu’il serait beau de voir, c’est qu’il n’a pas le choix presque4.

5Eric Ruf parvient bien à incarner l’homme travaillé par des forces contraires, victime du paradoxe de «pécher par amour de la vertu5».

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Angelo (Eric Ruf) et Isabelle (Laetitia Dosch).

Photo:Mario Del Curto.

6Face à lui, Isabelle, incarnée par Laetitia Dosch, est l’Innocence: la coiffure en bataille, portant un vêtement blanc de novice, elle fait l’effet d’une enfant que le destin a tiré du lit. Son personnage est travaillé par une diction enfantine, et sa naïveté fait parfois rire le spectateur à ses dépends – on pense notamment au premier face-à-face avec Angelo dans lequel Lucio, en retrait, l’exhorte à infléchir le tyran : l’injonction «Mettez-y plus de feu6» (II.2) provoque un effet comique tant sa candeur lui fait jouer maladroitement le feu dont elle embrasera, bien malgré elle, Angelo. En effet, l’Isabelle de Jean-Yves Ruf tient beaucoup plus de l’Antigone d’Anouilh que d’une femme qui va réveiller sa sensualité pour fléchir le puissant; et c’est peut-être un bémol à cette mise en scène: on comprend mal comment cette enfant gauche peut éveiller avec autant de rapidité et d’intensité les sens d’Angelo. Seule la fin de la pièce apporte un éclairage possible à ce choix: alors que tous les personnages sont sortis de scène, Isabelle reste seule, dos au public, visiblement abasourdie de la mascarade à laquelle elle vient d’assister et ne réalisant pas encore qu’on vient de décider de son avenir. Elle a été l’instrument grâce auquel tromper la conscience d’Angelo; elle sera désormais celui des plaisirs du duc. Jean-Yves Ruf confirme l’ambiguïté du dénouement en proposant de lire le happy end matrimonial «[c]omme l’ultime farce du Duc, ou l’ultime perversion7». Finalement, dans cette pièce assez noire, Isabelle est le seul personnage véritablement innocent; elle est, d’une certaine façon, hors-jeu, ce qu’indiquait son entrée au couvent, et ce qui pourrait expliquer ce jeu décalé.

Revers comique: le duo Pompée/Maîtresse Foutue

7Quittons la cour. La plongée dans le vice viennois est figurée avec succèsgrâce à un voilage permettant de créer un tableau vaporeux: une fontaine à tête de lion alimente un bassin où, tour à tour, on pisse ou on se lave après les ébats, et autour duquel minaudent des prostituées en habit de carnaval vénitien – Ce décor très onirique évoque l’univers fantasmatique de Stanley Kubrick adaptant à l’écran de La nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler dans Eyes wide shut.

8C’est le lieu de la farce, laquelle est servie avec brio par Alexandre Soulié, alias Pompée, aubergiste-proxénète de son état, dont le rôle, indiqué dans la traduction d’André Markowicz est celui de bouffon, serviteur de Maîtresse Foutue. Vêtu d’un pantalon dont la coupe laisse paraître une partie de son postérieur, il provoque l’hilarité dès qu’il tourne le dos au public. Il est une sorte d’exhibitionniste inversé.Sa verve et sa répartie, alliées à une gestuelle vive et précise qui éclaire souvent les doubles sens licencieux de ses propos, en font un personnage comique très efficace.

9Il forme, en outre, un duo détonant avec une Maîtresse Foutue qui fait pâlir d’un coup le cliché de la maquerelle vieillie, qu’on attend gouailleuse, rondouillarde et volontiers beauté fanée. Inopinément, cette Madame Foutue, interprétée par Laurent Menoret, est un travesti tout en jambe, ayant un style de meneuse de revue. Alors, quand elle se désole: «Voilà, avec la guerre, avec les fièvres, et la potence, et toute cette pauvreté, moi, je suis désachalandée8» (II.2), la salle jubile!

10L’effet de surprise est redoublé de façon inattendue quelques scènes plus tard, lorsque le même Laurent Menoret reparaît en Abhorson, bourreau taciturne et méticuleux: ces «retrouvailles» sont à la fois cocasses et dérangeantes. D’une part, elles sont un avatar de la ficelle comique de l’arroseur-arrosé, en l’occurrence, de l’arrosé-arroseur, du pendu-pendeur; d’autre part, elles révèlent la labilité de l’être humain. En outre, ce retournement est redoublé avec le personnage de Pompée. En effet, une fois arrêté, le maquereau parvient à éviter la prison en acceptant la proposition du prévôt de seconder le bourreau: «Monsieur, j’ai été un maquereau illégal depuis la nuit des temps, mais je serai content d’être un bourreau légal9»(IV.1). La possible volte-face de l’individu, évoquée de façon implicite par le partage des rôles d’un même comédien, est alors confirmée, au point d’être orchestrée par le pouvoir lui-même.

11Cette réversibilité des personnages est un écho, sur le mode mineur, à la réversibilité d’Angelo. L’homme n’a pas d’identité fixe; cette dernière est le fruit du contexte dans lequel il évolue: changez le contexte, vous changez l’homme. Et Angelo ne dit rien d’autre dans le monologue qui ouvre la scène 4 de l’Acte II: «Sur la corne du diable écrivez “ ange ”, / Et ce n’est plus le diable10».

12Ce glissement est, par ailleurs, figuré par la scénographie: dans le n°2 du Journal de la création de la pièce11, Laure Pichat, la scénographe, explique que la fontaine, le caniveau, le bassin et le trône qui sera ensuite installé dans le prolongement, forment un «axe du pouvoir». Le passage du monde du vice à celui de la cour n’entraîne pas de changement de décor: vice et pouvoir s’abreuvent, semblent-ils, à la même source. Le motif de l’eau symbolise cettecontinuité latente: le bassin (voir ci-dessous) est le réceptacle des humeurs (urine et sang) de la Vienne corrompue en même temps que les fonds baptismaux asséchés (est-ce une simple commodité scénique?) sur lesquels s’agenouille Isabelle-la-pure, implorant le pardon des péchés de son frère.

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Le duc (Jérôme Derre), Angelo (Eric Ruf), Escalus (Jean-Jacques Chep),

Isabelle (Laetitia Dosch), le prévôt (Jacques Hadjaje).

Photo:Mario Del Curto.

13La mise en scène mine donc, avec efficacité et subtilité, l’agencement manichéen opposant le monde du pouvoir et de la loi au monde hors-la-loi du peuple corrompu – opposition frontale illustrée par l’irruption farcesque du gendarme Ducoude, venant plaider sa cause contre le compère Lamousse (II.1), et offrant à cette occasion un face-à-face caricatural. Continuité du décor et renversement des personnages imbriquent les deux univers pour en montrer les relations complexes.

D’une face à l’autre, le Duc «planète à lui seul12»

14Louvoyant d’un univers à l’autre, le duc insuffle un sentiment d’euphorie ludique à la mise en scène. Disons que Jérôme Derre transmet au public la jubilation qu’il semble prendre lui-même à incarner son personnage. Dès sa requête à frère Thomas– «montrez-moi / Ce qu’il faut que je fasse à l’extérieur / Pour avoir l’air d’un frère13» (I.4) –, sa métamorphose s’opère: gestes précieux, à la limite de l’obséquiosité, souplesse féline. Tout, dans ses mouvements, dit la ruse, le larvatus prodeo cher à Descartes.

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Le duc (Jérôme Derre) et Isabelle (Laetitia Dosch).

Photo:Mario Del Curto.

15La prouesse du comédien tient indéniablement à la subtilité de son jeu corporel. Ses déplacements n’empruntent d’ailleurs pas l’axe du pouvoir évoqué plus haut: il apparaît, à plusieurs reprises, par les portes taillées dans le mur noir du fond de scène, utilisant à plein un espace que la scénographe voulait lieu où écouter, où rôder, où piéger. Il tisse sa toile avec un redoutable machiavélisme: il utilise Angelo comme un révélateur – mais on ne sait plus trop si l’expérience porte sur la cité viennoise ou sur l’individu qu’incarne Angelo – et Isabelle comme un appât. Et ce avec beaucoup de lucidité sur sa lâcheté et ses erreurs de gouvernance: «ma faute fut de trop laisser / Le peuple errer», «lui [Angelo], en embuscade, / Avec mon nom, il pourra frapper juste / Et ma nature, loin de la bataille, / Ne subira jamais la calomnie14» (I.4). On serait antipathique à moins.

16Et pourtant, le jeu virevoltant de Jérôme Derre nous le rend éminemment sympathique: le spectateur adhèrerait presque à cette pragmatique du pouvoir. La dernière scène de la pièce est, à ce titre, exemplaire, à partir du moment où le Duc lève lui-même le masque sur son identité. Il est le chef d’orchestre qui dénoue les fils qu’il avait lui-même contribué à tisser, il renvoie dans les cordes ceux qui avaient pris trop de place en son absence (Angelo et Lucio), il accorde les couples, il chapitre, il récompense, il remet de l’ordre dans un jeu brouillé par ses soins, en un mot: il s’amuse. Comme un Dieu en quête de divertissement dans sa création – « Redouté seigneur, / Je serais plus criminel que mon crime / D’imaginer qu’on ne peut me percer / Quand Votre Grâce, comme un œil divin, / A vu tout mon parcours», lui dit Angelo dans l’unique scène du dernier acte15.

17Et c’est le spectateur qui tire, en dernier ressort, profit de cet amusement, et qui quitterait la salle le sourire aux lèvres si Jean-Yves Ruf n’avait eu cette pertinente idée de laisser Isabelle «sur la scène» – comme on dirait familièrement «sur le carreau». Bien que vêtue de blanc, elle est paradoxalement l’ombre au riant tableau final: elle rend le happy end à son artifice et nous oblige à ne pas oublier la leçon qui vient de nous être donnée.

18La réversibilité de la structure grammaticale du titre annonçait donc la réversibilité de l’être: Mesure pour Mesure, c’est vice pour vertu. Et c’est aussi l’inextricable relation entre comédie et tragédie que la mise en scène de Jean-Yves Ruf, sans accroc, dévoile avec justesse.

Notes

1  La pièce a été créée le 7 novembre 2008 à la MC93 Bobigny. Coproduction : MC93 Bobigny, Théâtre de Vidy-Lausanne, Le Chat Borgne Théâtre, Maison de la Culture d’Amiens, Le Maillon-Théâtre de Strasbourg. Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National.

2  William Shakespeare, Mesure pour mesure, trad. André Markowicz, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2008, p. 120. Le texte n’est pas numéroté.

3 Ibid., p. 51.

4  Journal de la création, n°1, 17/10/2008, en ligne sur le site mc93bobigny. www.mc93.com

5 William Shakespeare, op. cit.,p. 75.

6 Ibid., p. 69.

7  Jean-Yves Ruf, extrait de l’entretien mené par Jean-François Perrier en juin 2008, paru dans le dossier de presse, p. 5.

8  William Shakespeare, op. cit., p. 37.

9  Ibid.,p. 120.

10  Ibid., p. 79.

11  Journal de la création, n°2, 24/10/2008, en ligne sur le site mc93bobigny.www.mc93.com

12  Jean-Yves Ruf, extrait de l’entretien mené par Jean-François Perrier en juin 2008, paru dans le dossier de presse, p. 4.

13  Ibid., p. 45.

14  Ibid., p. 44.

15  Ibid., p. 162. C’est nous qui soulignons.

Pour citer ce document

Par Dominique Drouet-Biot, «Mesure pour mesure : Shakespeare sans accroc», Shakespeare en devenir [En ligne], Mises en scène des pièces de Shakespeare, L’Oeil du Spectateur, N°1 — Saison 2008-2009, mis à jour le : 27/12/2019, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=173.

Quelques mots à propos de :  Dominique Drouet-Biot

Dominique DROUET-BIOT est agrégée de Lettres Modernes. Elle a travaillé sur l’œuvre de Jude Stéfan, sur la référence littéraire dans l’œuvre de Gilles Deleuze et a contribué à l’ouvrage Deleuze et les écrivains, littérature et philosophie, dir. B. Gelas et H. Micolet  (Éditions Cécile Defaut, 2007). Elle a écrit «Le monde à peu près de Jean Rouaud: de la faillite du fils à l’avènement de l’auteur» (à paraître, 2009) et «Le message codé nommé poème: Alain Jouffroy, poète secret?» (à paraître dans ...