Pourquoi les dramaturges anglais étaient-ils fous de la folie ?

Par Richard Hillman
Publication en ligne le 28 janvier 2010

Texte intégral

1Il ne peut subsister aucun doute quant à l'existence du phénomène: une pléthore de critiques en témoigne depuis les débuts de la critique. La folie est très répandue, voire incontournable, sur la scène anglaise de la Renaissance: on la représente sous des formes allant de la déraison «classique» de Lear, fuyant à travers son imaginaire une réalité insupportable, jusqu'à la bouffonnerie professionnelle de son bouffon éminemment réaliste, en passant par la mélancolie amoureuse ou autre; on parle de la folie au point de la fixer comme point de repère pour juger du comportement humain; on s'en affuble pour faire progresser une intrigue, ou en détourner une autre en dupant ses ennemis. Et, naturellement, la critique suit la tendance avec une prolifération d’études ciblées.

2C'est une idée reçue que la folie monte sur scène au moment où l'asile de «Bedlam» (Bethlehem) à Londres la transforme en spectacle pour un public friand1 – inspiration mimétique ou manifestation épistémique d'après Foucault, peu importe. Voilà une explication tentante et évidente du lien récurrent entre folie et méta-théâtre. Ce lien, qui est ici au centre de mon propos, va jusqu’à se retrouver parfois dans des pièces jouées par des fous «véritables», comme dans The Changeling de Middleton et Rowley, ou The Duchess of Malfi de Webster. Mais il commence – et ce sont plutôt ses origines qui me préoccupent – avec quelques vengeurs qui correspondent à un type de personnage répandu dans le théâtre anglais de la Renaissance dès ses débuts. Ces vengeurs pourraient être véritablement fous (tel Hieronimo dans The Spanish Tragedy de Kyd) ou à moitié (tel le protagoniste éponyme de The Tragedy of Hoffman de Chettle, ou tel Vindice dans The Revenger’s Tragedy de Tourneur ou peut-être Middleton). L’ambiguïté peut subsister, comme dans le cas de Hamlet. Quoi qu'il en soit, tous ces personnages projettent leur obsession personnelle sur le monde extérieur sous la forme d'un scénario alternatif, afin de réaliser une idée de soi-même aux dépens – c’est typique – de sa propre vie. La définition ultime de la folie se présente alors comme l'usurpation et le détournement de la prérogative divine fondamentale selon la religion chrétienne, celle de la création; on devient créateur du fait de détruire ce que Dieu a déjà créé. Si l'on avait affaire aux Grecs, il s'agirait de l’hubris. Mais, justement, ce n'est pas le cas, et c’est un point sur lequel je compte revenir.

3S’adonner aussi activement à la destruction constitue, en général, un privilège masculin, mais la folie se décline également au féminin selon une tradition qui remonte dans le théâtre anglais jusqu'aux mères des nouveau-nés massacrés sur l'ordre d'Hérode dans les pièces bibliques médiévales. Pour les femmes folles, il est plutôt question de récréer un monde déchu – déchéance normalement due à la perte d'un être aimé – en se réfugiant dans des fantasmes plus ou moins compensatoires où elles se font donner des paroles, des textes à jouer. Ce sont donc également des mises en scène, bien qu'intérieures, dans lesquelles ces femmes entrent ensuite pour assumer non le poids de leur souffrance, mais leur rôle en tant que comédiennes. Ces scénarios, eux aussi, débouchent régulièrement sur des suicides, mais qui sont solitaires – celui de Zabina dans Tamburlaine de Marlowe lorsqu'elle perd son mari, ou celui d'Isabella dans The Spanish Tragedy lorsqu'elle perd son fils, ou encore, avec une ambiguïté digne de l'homme qui l'a rejetée puis qui a tué son père, celui d'Ophélie.

4Pour s'écarter un peu des sentiers follement battus, on peut trouver la trace d'une telle folie dans des endroits inattendus. Ainsi Cléopâtre a beau figurer la reine d'Égypte au plus haut de sa dignité, étant donc capable de mettre en œuvre un scénario masculin, elle redevient «No more but e'en a woman» (IV.15.72)2 en faisant revivre dans son imaginaire son Antoine mythifié qui lui parle, qui l'appelle:

Methinks I hear
Antony call; I see him rouse himself
To praise my noble act. (V.2.282-285)

5Il me semble utile de souligner, même si c’est peu habituel, que la force de sa réponse, à ce moment on ne peut plus tragique et émouvant, « Husband, I come! » (V.2.287), découle en partie d'une résonance avec la riche tradition de la folie féminine. Car le modèle immédiat, c’est, dans Tamburlaine, le suicide de Zabina, affolée detrouver «My husband dead!» : «Hell, death, Tamburlaine, hell! Make ready my coach, my chair, my jewels. I come, I come, I come!3». Dans le cas de la reine égyptienne, il s'agit sans doute d’une folie plus noble, plus «classique», mais c'est une folie quand même qui, dans des détails inventés par le dramaturge, dote Cléopâtre mourante non seulement d'un mari, mais aussi d'un bébé, en réalité le serpent mortifère.

6Si mes exemples tendent à prouver que la folie est particulièrement liée à la tragédie, cette conclusion est confirmée par la façon de la traiter dans les autres genres. Même si on en rit dans la comédie, on y conjure toujours un spectre noir et on y frôle toujours une menace. On y est menacé d'une perte de réalité déstabilisante entraînant une perte de son identité, donc de soi-même. Aussi le dénouement joyeux de The Comedy of Errors découle-t-il d'une tension poussée à l'extrême par l'imputation de la folie à l’un des jumeaux principaux, qui se retrouve attaché et emprisonné, puis à tous les personnages pris dans la confusion générale – comme le remarque le duc : «I think you all are mated, or stark mad» (V.1.282). Il est significatif que la résolution s'effectue par des révélations méta-théâtrales: la découverte du double jumelage, donc du mécanisme structurel de la pièce, puis l'apparition de l'Abbesse sous la forme de dea ex machina pour tout éclairer. Dans Twelfth Night, il s'agit du trouble-fête Malvolio qui se trouble lui-même, mais qui, d'une façon calculée, vise aussi à troubler le public. Son interprétation biaisée des mots dans la fausse lettre d'amour se trouve maintenant transformée en folie par Feste, ce «corrupteur de mots» avoué devenu metteur en scène, et sert de contrepoint à la récupération de toutes les identités toujours en suspens. Et, dans A Midsummer Night’s Dream, c'est le cadre méta-théâtral qui donne son sens aux manipulations affolantes de Puck – «Cupid is a knavish lad / Thus to make poor females mad» (III.2.440-441); si l'on veut se garder de tels effets déstabilisants, il vaut mieux ignorer toute distinction entre théâtre et réalité, et mettre toute expérience sur le même plan, grâce à l'imaginaire. Ainsi fait notamment Bottom qui, grâce à la force de son imaginaire, réussit à rester serein et sain d’esprit en dépit de sa transformation on ne peut plus radicale – mais qui, en même temps, n'en est pas une.

7Finalement, pour ne dire que quelques mots de la tragi-comédie, il est évident que la folie de Leontes, dans The Winter’s Tale, tend à imposer un scénario tragique qui ne peut être contrecarré que par une mise en scène émanant du pouvoir divin. Dans The Tempest, en revanche, pas de pouvoir divin «véritable», mais le besoin ne s’en fait pas ressentir : à sa place s'installent les manipulations éminemment théâtrales de Prospero, personnage qui d'ailleurs se sert de la folie comme outil majeur pour arriver à sa fin présumée heureuse, en frôlant la tragédie puis en la détournant. Finalement, pour ce qui est du côté féminin, n'oublions pas la folie amoureuse de la Fille du Geôlier dans The Two Noble Kinsmen de Shakespeare et Fletcher. Elle ne peut être guérie de son obsession impossible pour le noble Palamon, et donc restaurée à elle-même, que par une ruse – le «bed-trick» – par laquelle elle couche avec son humble prétendant sous un déguisement; c'est donc encore le méta-théâtre qui vient à la rescousse pour détourner le potentiel tragique que contient toujours la folie.

8Comment comprendre alors le lien, apparemment très enraciné chez les dramaturges anglais, entre ces trois éléments: la folie, le méta-théâtre et la tragédie ? Comment le comprendre même comme une spécificité anglaise? – car malgré les parallèles que l’on peut trouver ailleurs, je n'ai pas le sentiment que cette association tripartite vaille autant pour les autres théâtres européens. Je tiens à proposer ici une nouvelle hypothèse ayant trait aux origines du genre en Angleterre, ce qui n'exclut pas, au contraire, un apport d'influence sociale ou plus largement culturelle.

9Ce qu'il faut comprendre d'emblée, c'est que dès les années 1570, au moment où le théâtre dit «public», c'est-à-dire commercial, s'établit à Londres avec ses conditions et ses besoins particuliers, les Anglais avaient surtout à réinventer la tragédie comme forme dramatique. Il n'y en avait pas de précédent dans la riche tradition théâtrale religieuse du Moyen Âge, et pour cause: il n'existait pas de base éthique ou métaphysique possible pour une tragédie véritablement chrétienne. Une telle tragédie ne pouvait avoir pour sujet que la damnation de l'âme, tandis que les moralités médiévales montraient toujours l'âme sauvée, même si c’était de justesse. Il n'y a qu'une seule tragédie qui en ait vraiment fait l’expérience sur la scène publique, prenant pour sujet la damnation d'une âme: il s'agit, évidemment, du Doctor Faustus de Marlowe, pièce qui montre et dit quasiment tout, avec d'ailleurs une telle résonance qu'elle s'est avérée, avec l'aide sans doute d'une censure de plus en plus contraignante, inimitable.

10Il y avait, bien sûr, des définitions de la tragédie plus ou moins adaptables et adaptées à la scène – notamment celle, courante au Moyen Âge, qui se limite à une chute de la prospérité. En effet, ce schéma s'est diffusé théâtralement, surtout dans les pièces dites «historiques», par le biais du Mirror for Magistrates. Il y avait aussi le principe pragmatique, que le théâtre anglais n'a jamais perdu de vue, qui était d'offrir au public des spectacles sanglants; les premières expériences en la matière incluent des pièces, par exemple Cambises, King of Persia de Thomas Preston (1560) ou Tancred and Gismunda (dont la version originale anonyme semble dater d’environ 1570), où des plus ou moins gratuites prolifèrent sur scène.

11Toutefois, le théâtre commercial anglais n'était pas que populaire; au contraire, il acquit assez tôt, et rapidement, des prétentions littéraires et moralisatrices, en partie comme moyen de se défendre contre les attaques des Puritains et contre le regard toujours méfiant des autorités. La tragédie, forme prestigieuse et noble par excellence, était indispensable pour conforter de telles prétentions. C'est dans ce contexte qu'il faut situer l’importance des modèles classiques – surtout Sénèque, comme partout en Europe, et un peu les Grecs – pour la tragédie anglaise; si cette dernière s’en est inspirés, elle a néanmoins conservé des spécificités anglaises– action sur scène le plus possible, négligence générale des unités. Car, en Angleterre, il n'y avait pas Aristote, du moins comme autorité pour la grande majorité des praticiens. Les emprunts à Sénèque en Angleterre étaient donc moins liés au classicisme qu'en France, par exemple. Même lorsque le sujet relève de l'antiquité, on ne trouve pas d'imitations ou d'adaptations à l'instar de Jodelle ou de Garnier; même lorsque l'univers représenté est païen, le royaume des dieux ne se confine pas à un décor. Au contraire, il a une forte tendance à s'animer, et à ainsi créer un aspect méta-théâtral – ce qui me ramène au cœur de mon sujet.

12S’il est une chose que l’on trouve chez Sénèque et chez les Grecs, et qui a beaucoup intrigué les Anglais, peut-être pour des raisons culturelles – et je ne pense pas seulement à l'affirmation du Fossoyeur à propos de Hamlet: «there the men are as mad as he» (V.1.154-155) –, c’est précisément l’abondance de la folie. En outre, la folie y revêt souvent un aspect méta-théâtral, comme la critique le reconnaît de plus en plus4. Mais ce qui a donné tout son sens à la folie dans le contexte culturel original, c’était forcément sa dimension religieuse. Pour les Grecs, la folie sous ses différentes formes était d'inspiration divine5. Quant à Sénèque, quelles qu’aient été ses propres croyances6, il adoptait aussi ce principe, notamment pour ses deux fables théâtralisées qui influèrent le plus la dramaturgie anglaise, à savoir Thyestes et Hercules Furens.

13Il est évident que cet élément, qui porte toute la perspective cosmique de Sénèque, est essentiel à la grandeur tragique à laquelle les dramaturges anglais aspirent. Mais comment en profiter, comment faire entrer dans un texte chrétien, pour un public chrétien, la force et l'énergie d'un univers païen qui ne peut être qu'une fiction avouée, donc désavouée7? On entrevoit certains dramaturges aux prises avec la question, parfois à travers le mélange ou le chevauchement de mythologies si répandu à la Renaissance. C'est le cas, par exemple, dans la pièce de vengeance pionnière de Kyd où un cadre on ne peut plus païen, à l'instar de Thyestes, contient une histoire censée se dérouler dans l'Espagne catholique. Hamlet aussi propose un étrange amalgame en le personnage de son spectre. Et faut-il comprendre ainsi le moment dans King Lear où le protagoniste, éprouvant quelque répit dans sa folie quasi herculéenne8, semble mettre Dieu au singulier – «God's spies» (V.3.16) – au lieu des dieux tant invoqués9?

14Il me semble que la réponse apportée par le théâtre anglais – réponse toute simple, mais efficace et lourde de conséquences – fut de développer l'aspect méta-théâtral en soi, pour prendre la place, en quelque sorte, de la dimension divine associée à la folie et maintenant, a priori, discréditée. La théâtralité non seulement remplace mais s’approprie la spiritualité, en ajoutant à la perception des spectateurs un degré supplémentaire qui ne s'arrête pas au niveau de la simple humanité. C'est ainsi, d'une part, que la folie revêt encore des résonances cosmiques et, d'autre part, que ce théâtre résolument profane revendique sa part du sacré. J'entends bien entendu par «sacré» toute évocation du numen, y compris par le biais infernal, comme c'est le cas la plupart du temps, lorsqu'il s'agit de la folie tragique.

15À l'intérieur de cette dynamique, la métaphore, ancienne mais particulièrement répandue à l'époque, qui consiste à représenter le monde comme un théâtre – donc la métaphore méta-théâtrale par excellence – peut devenir hautement fonctionnelle, surtout grâce à sa prémisse maintenant chrétienne. Car il est toujours implicite que Dieu sert universellement de metteur en scène et de spectateur, cautionnant la «réalité» ultime de l'au-delà, préparant le moment où il se révélera en tant que juge. Les vengeurs qui agissent en tant que dramaturges, en rejetant l'ordonnance divine, «Vindicta mihi» – Hieronimo le fait de manière explicite10 –, pour projeter leur univers refaçonné sous forme de pièces dans les pièces, illustrent aussi l'aspect usurpateur de leur illusion. De ce point de vue, l'ambiguïté de l'état mental d'Hamlet est maintenue avec finesse, car sa mise en scène (quelque peu déguisée) de l'assassinat de son père est détachée de l'acte de vengeance et rattachée à une recherche de la vérité qui pourrait être conforme à la volonté divine.

16Il existe d'autres cas où la métaphore-clé vient confirmer de façon plus indirecte la folie du mal et ses conséquences. Dans The Changeling, le spectacle donné par les fous, bien que redondant par rapport à l'intrigue, ouvre une perspective quasi cosmique sur les personnages soi-disant normaux mais moralement aveugles. Car, par une ironie on ne peut plus amère, ce spectacle préfigure l'inversion des fonctions de comédien et de spectateur dans l'au-delà. En effet, les fous anticipent sur les démons évoqués pour servir de public éternel aux trompeurs des vertueux, aux pécheurs principaux dignes de punition, dont les rôles criminels seront scellés aux enfers comme leurs identités véritables:

[…] rehearse again
Your scene of lust, that you may be perfect
When you shall come to act it to the black audience
Where howls and gnashings shall be music to you. (V.3.114-17)11

17Dans The Duchess of Malfi, en revanche, la tentative de Ferdinand d'utiliser le théâtre dans le théâtre comme une arme pour affoler l'héroïne – outre le spectacle de fous, il présente de fausses images de ses êtres chers comme cadavres – échoue face au courage de la victime, qui affirme à sa dame d'honneur, paradoxalement:

nothing but noise, and folly
Can keep me in my right wits, whereas reason
And silence make me stark mad. Sit down,
Discourse to me some dismal tragedy. (IV.2.5-8)12

18La duchesse elle-même transforme la méta-théâtralité en instrument d’auto-défense. Même aux assassins qui l'étranglent, elle oppose son propre sens d'une réalité spirituelle valorisante: «Pull, and pull strongly, for your able strength / Must pull down heaven upon me» (IV.2.226-227).

19Néanmoins, pour revenir une dernière fois à la folie de Lear, la métaphore du monde comme théâtre peut aussi réapparaître justement comme le signe d'un pouvoir mystérieux, d'autant plus puissant que peut-être illusoire. Il n'y a pas d'autre personnage atteint de folie sur la scène anglaise de la Renaissance qui fait appel si souvent aux dieux. En fait, Lear s'imagine être l'instrument de leur justice, notamment dans la scène hautement méta-théâtrale où son imaginaire désordonné organise le procès de ses filles (III.6). En revanche, il n'y pas le moindre signe de l'existence de ces dieux sans cesse invoqués, ou d'une autre divinité. Sa tentative de dialoguer avec eux dans la scène de l'orage, où il leur demande de diriger les éléments à son propre gré, se retourne contre lui, comme il s’en rend compte plus tard : «When the rain came to wet me once, and the wind to make me chatter, when the thunder would not peace at my bidding» (IV.6.100-103). C'est suite à cette prise de conscience qu'il se représente l'existence humaine comme une mise en scène absurde où, dupes nées, nous jouons notre comédie devant des spectateurs inconnus, indifférents, voire inexistants: «When we are born, we cry that we are come / To this great stage of fools» (IV.6.182-183).

20Le théâtre anglais de la Renaissance donne d'amples preuves de son pouvoir polysémique, de sa capacité à faire proliférer des sens inattendus et à mettre en cause des certitudes politiques, idéologiques, métaphysiques, voire – car c'est la base de tout – linguistiques (c’est pourquoi Feste, en s’identifiant comme «corrupteur de mots», va à l’essentiel et s’empare des racines les plus profondes de la folie). Parmi ces preuves, je rangerais la tendance qu’a la perspective méta-théâtrale à se retourner contre ceux qui voudraient se l'approprier et s'en servir pour produire «leur» vérité. Je l'ai déjà dit: le scénario du vengeur – et Lear en est un, entre autres – comporte toujours sa propre mort, prix qu'il est toujours prêt à payer. Mais avant d’en arriver là, il éternise également, sous une forme ou sous une autre, la perte de ceux qu'il aime le plus, engendrant ainsi sa propre souffrance; son destin pourrait toujours être exprimé par l'image de Lear mourant, tenant dans ses bras Cordélie morte à cause de lui. Et si Lear l'imagine toujours vivante, comme la version du premier in-Folio (1623) peut encourager à le supposer13, ne pas se rendre compte de ses propres forces et de ses propres faits aux effets autodestructeurs, n'est-ce pas l'ultime mesure à la fois de la folie et de la tragédie ?

Notes

1  Voir, par exemple, Jean Fuzier, «King Lear et le théâtre de l'asile», dans Folie, Folies, Folly dans le monde anglo-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du colloque tenu à Paris les 22 et 23 octobre 1982, Aix-en-Provence, Centre Aixois de Recherches Anglaises, Université de Provence, Service des Publications, 1984, p. 115-123.

2  Toutes les citations des pièces de Shakespeare se réfèrent à The Riverside Shakespeare, éd. G. Blakemore Evans, J. J. M. Tobin et al., 2e éd., Boston, Houghton Mifflin, 1997.

3  Christopher Marlowe, Tamburlaine: Part One, dans The Complete Plays of Christopher Marlowe, éd. Irving Ribner, New York, Odyssey Press, 1963, V.2.242, 253-255.

4  Voir notamment Gregory W. Dobrov, Figures of Play: Greek Drama and Metafictional Poetics, Oxford, Oxford University Press, 1991.

5  Voir E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1968, p. 64-101 (Chapter 3, «The Blessings of Madness»).

6  Il convient de se rappeler que, dans ses Epistulae Morales (24.18), Sénèque démentit comme puérile la peur des terreurs de l'au-delà.

7  Je mets à part la tradition distincte de la folie chrétienne telle qu'elle a été évoquée notamment par Érasme et ponctuellement dans la comédie shakespearienne.

8  Voir Robert S. Miola, Shakespeare and Classical Tragedy: The Influence of Seneca, Oxford, Oxford University Press, 1992.

9  Comme le fait remarquer R. A. Foakes dans son édition (The Arden Shakespeare, 3d Series, London, Cengage Learning, 1997), peu importe l'orthographe, le public entend « God's » (note to V.3.17).

10  Voir Thomas Kyd, The Spanish Tragedy, éd. J. R. Mulryne, 2e éd., London, Black, 1989, III.13.1 et seq.

11  Thomas Middleton et William Rowley, The Changeling, éd. N. W. Bawcutt, Manchester, Manchester University Press, coll. «The Revels Plays», 1958.

12  John Webster, The Duchess of Malfi, éd. Elizabeth M. Brennan, 2e éd., London, Black, coll. «New Mermaids», 1983.

13  Dans l’in-Folio, Lear meurt sur les mots, absents de l'in-Quarto de 1608: «Do you see this? Look on her! Look her lips, / Look there, look there!” (V.3.311-312).

Pour citer ce document

Par Richard Hillman, «Pourquoi les dramaturges anglais étaient-ils fous de la folie ?», Shakespeare en devenir [En ligne], Shakespeare en devenir, N°3 — 2009, mis à jour le : 28/01/2010, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=155.

Quelques mots à propos de :  Richard Hillman

Richard Hillman is Professor at Université François-Rabelais, Tours (English and Centre d'Études Supérieures de la Renaissance - CNRS), with a particular interest in early modern theatre. He has published numerous articles and several monographs, most recently Self-Speaking in Medieval and Early Modern English Drama: Subjectivity, Discourse and the Stage (Macmillan, 1997) and Shakespeare, Marlowe and the Politics of France (Palgrave-Macmillan, 2002). He has also translated four French political ...