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Le Roi Lear, une autopsie vitale (entretien)
Par Andrea Allerkamp et Michel Mathieu
Publication en ligne le 28 janvier 2010
Texte intégral
1Michel Mathieu est metteur en scène et fondateur du Ring à Toulouse, un lieu d’expérimentation et de formation théâtrale. Michel Mathieu s’est souvent confronté aux grandes œuvres ; de Heiner Müller à Euripide, de Bernard Noël à Alfred Jarry et de Rabelais à Werner Schwab, et sa dernière création avec le Théâtre de l’Acte redécouvre le King Lear de Shakespeare.1 C’est une véritable relecture. Dans sa présentation, Michel Mathieu affirme qu’il faut reprendre Shakespeare afin de répondre aux peurs et aux espoirs qui traversent l’heure présente.
Acte ll,scène 4: Lear (Dominique Collignon-Maurin), Cornouailles (Sébastien Lange), Régane (Séverine Astel), Le Fou (Hassan Ayoudj-Tess), « Lear reçu par Cornouailles et Régane: la comédie des apparences». Photo : Nadège Ricur.
2ANDREA ALLERKAMP:
3… Pour toi, la question qui se pose dans King Lear, c’est la faille insurmontable entre le destin individuel et le destin collectif. D’un côté, il y a des dissensions politiques avec les déchéances qu’elles entraînent, l’exil, la guerre et, de l’autre, les aventures existentielles des personnages principaux. Si Shakespeare semble te donner des réponses, il paraît surtout poser des questions.
4Daniel Loayza, dont tu as choisi la traduction, souligne l’ouverture abrupte «dont l’élan inaugural jette l’action en avant avec une telle puissance qu’avant d’en avoir pu scruter les origines, nous sommes déjà pris dans les décombres que l’on appelle les effets.»2 On pourrait donc commencer par ce moment où l’ordre bascule. Dès le début de la pièce se pose la question de l’héritage. Il me semble que la pièce se concentre sur cet objet, puisqu’elle montre que l’héritage, ce n’est pas seulement un droit matériel mais aussi un devoir moral, qu’il y va de la responsabilité ou plutôt de la réponse que les générations présentes doivent donner aux générations suivantes. Il y a donc cette question du respect et du legs. La fille exemplaire et le fils modèle semblent au départ remplir ce contrat, mais tu montres aussi que toute la complexité de cette pièce consiste à renverser ces symétries entre ceux qui agissent en mal et ceux qui agissent en bien. On pourrait peut-être d’abord se concentrer sur cette question de l’héritage.
Acte IV, scène 6: Lear (Dominique Collignon-Maurin), Edgar (Alex Moreu), « L'errance de Lear, la folie douce. Lear ‘Le mot de passe’, Edgar ‘Douce marjolaine’». Photo : Alberto Burnichon.
Acte III, scène 7: Cornouailles (Sébastien Lange), Régane (Séverine Astel), Gloucester (Jean-Yves Michaux), «Deux moments de l'aveuglement de Gloucester». Photos : Bruno Wagner.
5MICHEL MATHIEU:
6En fait, dans cette histoire, cette question de l’héritage est faussée dès le départ. D’abord, l’héritage se fait avant la disparition de l’ancêtre, puisque la répartition a lieu du vivant de Lear. Et c’est un partage «trafiqué» dans la mesure où Lear projette à l’origine de répartir le pouvoir exécutif entre ses trois filles, mais garde le pouvoir symbolique. Le pouvoir symbolique et la jouissance du pouvoir. La jouissance matérielle du pouvoir, en partie en tout cas, puisqu’il conserve une suite de cent chevaliers.
7Il met les héritières en position de lui rendre en échange un don complètement démesuré et inconcevable même, dans la mesure où il demande à chacune d’elles de lui donner la totalité de leur amour.
8Et donc, la seule honnête dans l’histoire, la seule sincère, c’est Cordélia qui dénonce la démesure du défi et répond à Lear que si elle lui donnait son amour exclusif, à quoi lui servirait de se marier avec le roi de France ou le duc de Bourgogne? Alors, voilà, c’est un partage tronqué; c’est une situation absolument intenable. On a donc par rapport à ça deux positions: les deux aînées, Régane et Gonéril, qui font mine d’acquiescer à ce pacte pour prendre possession d’une grande part du royaume, et Cordélia qui refuse.
9ANDREA ALLERKAMP:
10On parle aussi de l’amour. L’amour, comme le montre Cordélia, est une affaire de réciprocité. Le roi Lear attend une réponse à ses questions. Cordélia refuse cette réponse, en disant justement que l’amour n’est pas comparable, n’est pas quantifiable. Est-ce que tu penses que Cordélia pourrait représenter une figure de la résistance en quelque sorte?
11MICHEL MATHIEU:
12Oui. Cordélia est dans le bon sens. Elle est dans la limpidité, dans la vérité. Et c’est cette vérité qui fait éclater, d’une certaine façon, tout le corps social, parce qu’elle ne joue pas le jeu, qu’elle ne joue pas le jeu de l’hypocrisie, de la mondanité, de la langue de bois. Et, de ce fait, sa «vérité» va paradoxalement entraîner la tragédie. C’est l’attitude sincère de Cordélia qui, au départ, déclenche la tragédie, qui provoque la colère de Lear et le fait que Lear va se trouver «affronté» à ses deux filles aînées pour en mourir comme Cordélia. C’est ce qui est paradoxal, l’hubris de l’honnêteté en quelque sorte…. C’est ce qui est révélé dans le texte à un moment par Cordélia elle-même, lorsqu’elle déclare que les meilleures intentions peuvent conduire au pire: dire la vérité, puis rétablir son père dans ses droits. Cette attitude conduit à une guerre entre la France et l’Angleterre.
13Une ironie historique que l’on connaît tous. Dans quelle mesure les attitudes vertueuses sont parfois plus catastrophiques que l’hypocrisie?
14ANDREA ALLERKAMP:
15Cette sincérité exposée tout au début – relayé ensuite par la rivalité entre les deux aînées et les intrigues d’Edmond – aboutit au final à la guerre. Est-ce que cela peut se comprendre également dans un sens moderne, c’est-à-dire: ce n’est pas seulement une guerre qui entraînera des morts physiques, mais c’est aussi une guerre qui semble s’expliquer par, je dirais, une démesure de la communication, d’autant qu’au départ, ta mise en scène se situe volontairement dans le monde de la télévision. Tu expliques cela par rapport à ton décor. Tu parles d’un decorum qui n’est là que pour «faire image». Est-ce que tu penses qu’il y a donc aussi une guerre de la communication qui s’explique par le fait que l’on communique trop? Et, du coup, comme il faut «faire image», que cette communication serait privée de vérité?
16MICHEL MATHIEU:
17Mon intention est peut-être plus sommaire que ça. Je me suis posé la question de la langue. La première scène de Lear se passe à la cour. C’est une cérémonie qui est convenue, qui est un moment de la mondanité princière. Et, je me suis posé la question: aujourd’hui, quel est le lieu de pouvoir équivalent? Bon, on sait très bien que l’écran survalorise l’enjeu même quand il s’agit de débats à caractère strictement politique; on l’a vu encore lors des dernières élections. Donc, resituer cette scène du partage dans ce qui pourrait évoquer (on n’est pas dans le réalisme absolu) un studio de télévision me semblait justifié. Interpeler un peu les spectateurs sur ce qu’est aujourd’hui un lieu de pouvoir et comment, finalement, une parole vraie déstabilise le consensus télévisuel, ou le décorum royal, et dynamite de l’intérieur tout ce processus spectaculaire.
18Du reste, on retrouve également cette distorsion à la fin du spectacle, puisque la mort de Lear, alors qu’il traîne le cadavre de Cordélia, se joue avec le retour de la caméra aussi qui filme la scène au milieu des autres acteurs, entre indifférence et semi-compassion, acteurs qui, à ce moment-là, abandonnent peu à peu leurs personnages et commencent à ranger le décor. On a donc là aussi cet entre-deux où le spectateur, qui assiste «en live» à l’événement de la mort de Lear, est en même temps prisonnier de son image en gros plan qui passe en temps réel sur les écrans accrochés aux cintres. Ainsi le spectateur se retrouve-t-il mis à nu dans sa position de voyeur, coincé entre le «réel» (en l’occurrence le jeu de l’acteur) et sa représentation filmée. Une situation emblématique et fondamentale de notre société.
19ANDREA ALLERKAMP:
20La télévision pourrait être aussi une façade, ce serait donc une sorte de dramaturgie de la façade qui dédoublerait, encore une fois, le jeu théâtral.
21Mais il y a deux moments dans la pièce, disons plutôt qu’il y a deux personnages qui essaient quand même de briser ce jeu de miroirs en se mettant à nu eux-mêmes pour faire entrevoir, peut-être, un moment d’ humanité. Je pense ici à Lear qui arrache ses propres vêtements, et je pense aussi à Edgar / «pauvre Tom» qui se dénude pour échapper à son arrêt de mort en se faisant passer pour un autre. Les deux traversent une sorte de métamorphose, une transformation. Et on pourrait se poser la question de savoir si ce dévoilement, cette mise à nu, n’est pas aussi un moment où Shakespeare nous fait entrevoir la justice poétique, c’est-à-dire un autre lieu qui pourrait exister en dehors de ce langage corrompu que tu as actualisé avec cette référence à la télévision.
22MICHEL MATHIEU:
23Oui, c’est tout à fait vrai. Simplement, la situation des deux personnages, Lear et Edgar / «pauvre Tom», n’est pas identique (on pourrait aussi inclure Gloucester, même si Gloucester ne se met pas nu; mais sa mutilation le ramène à une sorte de nudité). Tom se met nu, parce qu’il est poursuivi et menacé de mort. Il est donc obligé de prendre l’apparence d’un pauvre vagabond que l’on a un peu traité comme une sorte de punk, de SDF en rupture de ban, et donc sa nudité est d’abord subie avant d’être revendiquée; c’est une nudité qui est un costume d’une certaine façon, puisque Edgar se dissimule derrière elle, même si Lear, en fait, le perçoit autrement.
24Mais quand Lear, lui, commence à enlever ses vêtements, c’est pour ressembler à Tom, parce que Tom lui semble être l’être humain réduit à sa racine, réduit d’une certaine façon à son animalité. L’animalité non dans un sens péjoratif, mais comme ce qui reste, le substrat, une fois que l’on a tout enlevé.
25Ça fait partie de la critique qui est menée par Shakespeare à travers le discours de Lear, mais aussi à travers ce que dit Gloucester. Critique du monde de la cour, de l’apparence, de la richesse, de tout ce qui est luxe en quelque sorte. C’est cette vérité que découvre Lear dans son périple. Et ça, c’est très important. Le fait d’être chassé de chez ses filles, de perdre tous ces avantages du royaume lui font comprendre le côté illusoire de toute la vie matérielle. C’est ce qui dit cette fable. Il y a, là dedans, un contenu chrétien bien sûr, évangélique, qui en même temps constitue une critique politique assez vive des possédants qui nous parle encore.
26ANDREA ALLERKAMP:
27J’ai une interrogation sur ce que tu as appelé la construction d’un chiasme. Tu considères Lear et Gloucester comme les gagnants alors qu’au départ ils semblent être les perdants: ils perdent leurs biens, leurs terres, leurs pouvoirs. Et ensuite ils reprennent moralement le dessus en dévoilant l’illusion. Ils gagnent en fait en lucidité, en clarté, tandis que les autres, pris dans la catastrophe générale, trouvent leur propre mort absurde sans avoir rencontré cette aventure spirituelle que leurs pères ont pu vivre à travers leur crise d’identité.
28MICHEL MATHIEU:
29Oui, tout à fait. Avec, peut-être, une petite nuance pour Edmond qui reconnaît d’une certaine façon son échec (un peu comme un joueur). Il dit avant de mourir :«la roue a parcouru son cercle». Mais c’est vrai de Régane (voire de Cornouailles qui est mort déjà au milieu de la pièce, tué par un de ses valets) et de Goneril qui se suicide après avoir tué sa sœur. C’est la mort violente et impromptue effectivement qui vient clore toutes les tentatives de l’une et l’autre pour s’accaparer le pouvoir avec Edmond en solde. À l’inverse, ceux qui sont les premières victimes de toutes ces manigances, Lear et Gloucester, font eux un parcours qui est comme une sorte d’initiation inversée, dans la mesure où l’initiation est au début de la vie, et qu’ils l’exécutent ici à la fin de leur existence; initiation vers la sagesse, vers une forme de lucidité vis-à-vis de la société, de leur propre rôle dans la société dans la redécouverte de l’amour. Lear, au bout du compte, retrouve l’amour de Cordélia, et Gloucester, juste avant de mourir, l’amour de son fils Edgar.
Acte III, scène 2: Lear (Dominique Collignon-Maurin), Le Fou (Hassan Ayoudj-Tess), Kent (Andrée Benchétrich), « L'orage informatique». Photo : Bruno Wagner.
30ANDREA ALLERKAMP:
31Cela pourrait être alors une tragédie «morale», si ce n’est que Cordélia est morte pour rien, juste pour un simple retard. Et on pourrait penser, en reprenant l’idée de justice poétique, qu’elle réhabilite finalement l’amour, mais en fait c’est juste une promesse. Il n’y a pas d’avenir pour la génération suivante. Il n’y a aucune reconstitution du pouvoir; tu as dit toi-même que c’est la seule pièce de Shakespeare où n’est pas annoncée la reconstruction d’un futur pouvoir. La question reste donc complètement ouverte à la fin; on ne sait pas exactement ce qui est à advenir.
32MICHEL MATHIEU:
33C’est d’abord l’hécatombe. Gloucester s’est peut-être réconcilié avec son fils, mais c’est pour mourir immédiatement après; Lear a dans les mains le cadavre de Cordélia et, dix minutes après, il expire à son tour; quant à Kent, lorsqu’on lui propose une partie du pouvoir, il refuse en disant qu’il doit suivre son maître. Alors, est-ce que cela veut dire que c’est peut-être un suicide qui se projette ou un nouvel exode? Edgar lui, refuse le pouvoir: «Aux plus vieux le plus lourd fardeau; nous sommes jeunes et ne pourrons tant voir ni vivre aussi longtemps.»3
34C’est vrai qu’il y a comme une sorte de «no future», une sorte d’aveu que l’histoire ne peut pas continuer, en tous cas, clairement. Et qui va prendre le pouvoir? Albany, visiblement, ne veut pas s’imposer comme un nouveau roi, et tout reste suspendu. C’est très étrange comme fin. Et en même temps je trouve cela très contemporain aussi dans la mesure où l’on ne sait plus très bien aujourd’hui quels sont les lieux du pouvoir. Ce qui est institué comme tel ne peut plus prétendre, en tout cas de manière empirique, au plein exercice puisque l’économie, la communication, l’action associative, tout cela va bien au-delà des structures d’État… L’indétermination de cette fin sans héritier me semble donc tout à fait stimulante dans sa modernité.
35ANDREA ALLERKAMP:
36Il me semble qu’il y a aussi une interrogation sur le droit puisque c’est le bâtard Edmond qui impose une autre loi, celle de la nature. En tant que bâtard, il a choisi la nature contre la loi positive. Cela m’a rappelé Franz Moor dans les Brigands de Schiller. Ces positions d’abus, de tromperie, de cruauté des enfants vis-à-vis des pères, et inversement de méconnaissance des pères vis-à vis des enfants, se dévoilent d’une maniere cruciale et trouvent des issues contrastées.
37MICHEL MATHIEU:
38Il faut quand même resituer la pièce au XVIe siècle. À cette époque de la Renaissance qui est aussi le moment où le libéralisme va commencer à pointer son nez, le libéralisme économique en Angleterre, apparaît la figure de l’individu dressé contre un monde qui reste dominé par la figure «pastorale» du monarque.4 Edmond revendique sa bâtardise. Edmond est un moderne. C’est l’individu qui est dressé contre les formes abusives de la tradition. On ne va donc pas traiter ça de façon manichéenne. Enfin, moi j’ai essayé en tout cas de ne pas en faire un traitement manichéen. Chacun, dans cette histoire, se bat pour lui-même avec les armes qu’il a et, en premier lieu, les femmes. Donc, voilà: Edmond, effectivement, se revendique de la nature contre la tradition. Et cela me semble tout à fait nouveau par rapport à la littérature précédente, celle du Moyen Âge.
39C’est une figure type de la Renaissance anglaise.
Acte III, scène 7: Cornouailles (Sébastien Lange), Régane (Séverine Astel), Gloucester (Jean-Yves Michaux), «Deux moments de l'aveuglement de Gloucester». Photos : Bruno Wagner.
40ANDREA ALLERKAMP:
41Tu as soulevé la relation entre la modernité et la reconstitution historique de la pièce de Shakespeare au XVIe siècle. On peut peut-être revenir sur ta mise en scène: tu as affiché ta volonté de créer une présence constante des acteurs en scène, ce qui doit entraîner un effet de distanciation. Une distanciation possible grâce aux corrélations avec telle ou telle figure de notre époque – anachronisme donc! Cela peut être aussi une corrélation entre, par exemple, des forces antagonistes, entre le maître et son esclave – nous avons déjà parlé de ce renversement des lieux de pouvoir. Comment as-tu donc tenu cette différence entre, d’un côté, cette volonté d’actualiser la pièce, et, de l’autre, de nous rappeler un siècle lointain où l’on peut observer les premiers pas vers le mercantilisme dans une Angleterre qui cherche à s’agrandir et à à explorer d’autres horizons?
42MICHEL MATHIEU:
43Notre lecture n’est pas une lecture historiciste. On n’a pas cherché à faire comprendre à travers cette pièce ce qui s’est passé au XVIe siècle en Angleterre. Simplement, le passé nous aide à resituer aussi les choses d’aujourd’hui. C’est vrai de la figure d’Edmond, et aussi de celle d’Edgar. Edgar, parce qu’il est rejeté par son père, sécrète lui-même l’image de cette répudiation en devenant sa propre négation à la manière des mendiants qui se mutilent en s’enfonçant des épines sous la peau ou autres «piercings» plus actuels…
44ANDREA ALLERKAMP:
45Donc, le corps est un de ces lieux de mémoire, pour ainsi dire, qui nous font comprendre qu’il y a une sorte de télescopage entre les époques et les différentes préoccupations économiques, politiques et existentielles. Je voudrais alors savoir comment tu as fait intervenir le son et l’image – avec des moyens très modernes, puisque tu as travaillé avec la vidéo et avec le son électro-acoustique. Dans quelle mesure ces médias reconstituent-ils toute une «chorégraphie» qui expose cet enlacement du politique et de l’existentiel?
46MICHEL MATHIEU:
47Pour arriver à cela, je reprends ta question précédente en ce qui concerne les acteurs et l’effet de distanciation. C’est vrai qu’autour de la scène, il y a des boxes où les acteurs peuvent se changer et sont visibles, et, d’une certaine façon, ils commentent, par des actions plus minimales, ce qui peut se réaliser dans la fiction centrale sur le plateau. Ce qui fait que la fiction nous apparaît constamment comme fiction.
48À l’inverse d’un théâtre d’illusion, il s’agit d’un théâtre où la fiction s’avoue fiction. C’est à ça que ces présences peuvent servir. Et, d’une certaine façon, l’utilisation de l’image, la plupart du temps, intervient dans le même sens. Soit pour nous rappeler notre propre environnement contemporain, soit pour nous aider à faire des références entre ce que la fiction nous raconte à proprement parler et le monde contemporain dans lequel nous sommes. Par exemple, quand Gloucester nous tient tout un discours au début de la pièce sur l’influence néfaste des comètes et sur la crise des générations, la fin du respect entre les anciens et les jeunes etc… on voit les images des CRS à Flins en 68 poursuivre quelques étudiants, mais de manière très fugace. Les choses ne sont pas trop appuyées, mais ça permet de raviver un peu notre mémoire sur notre contexte. Il y a d’autres moments à la fin de spectacle, pendant les derniers instants de Lear, où l’on revoit des images de publicité, comme si effectivement l’action se déprenait de sa gangue originelle pour se mettre dans un autre contexte qui est le nôtre. Donc, il y a des sauts comme ça qui permettent ces passages.
49L’utilisation du son est plus complexe, parce qu’il peut soit appuyer l’émotion ou préciser la couleur d’une scène, classiquement, soit faire office de signe voire nommer l’espace. Par exemple dans la scène de la tempête, quand Lear rencontre Tom, on entend l’orage se transformer en une bande sonore qui capte les sons d’autoroute avec des voitures qui passent à toute allure, comme si on était dans une ZUP, dans une banlieue. Donc, la lande devient, d’une certaine façon, la banlieue; une projection éphémère souligne ceci. Quand Lear et et ses fidèles quittent la cabane, on voit des immeubles qui s’écroulent.
50Il y a des choses comme ça, qui, sans arrêt, nous déportent. En fait, la fiction existe toujours, parce que les acteurs ont un jeu quand même très physique et très prégnant, et qu’il y a beaucoup d’émotion dans leur jeu, mais en même temps, l’image et le son permettent de resituer les choses, de les déplacer et de garder justement une distance critique.
51ANDREA ALLERKAMP:
52Tu as parlé, par ailleurs, du fait que tu voulais radiographier la chimie intérieure des êtres…
53MICHEL MATHIEU:
54Quand je parle de radiographier ce qui se passe à l’intérieur, c’est pour rendre visible par la voix et par le mouvement ce qui est généralement caché. C’est une façon de déborder le naturalisme, le jeu classique en apportant à l’extérieur par le mouvement et par la voix ce qui se passe dans l’âme, dans l’esprit du personnage. C’est dans ce sens là que je parle de radiographie. Comme quand on fait une radio, et que l’on voit l’intérieur du corps.
55ANDREA ALLERKAMP:
56Cela pourrait expliquer aussi ta démarche un peu brechtienne.
57MICHEL MATHIEU:
58Oui et non. Je pense que le côté brechtien vient plus de la confrontation entre les différents médias, disons les différents types de langage qui sont dans le spectacle. L’image, le son, le jeu etc. Mais le jeu de l’acteur lui-même stricto sensu, dans la fiction, est plus du côté de Grotowski à certains endroits que du côté de Brecht. Ce sont les autres paramètres, disons, qui permettent de donner plus de perspective… Il faut nuancer, parce que l’on est dans Shakespeare. Et Shakespeare passe sans arrêt d’une forme à une autre. Il y a des passages qui sont grotesques, il y a des passages qui sont plus réalistes, il y a des passages qui sont lyriques; en fonction de cela, sur le plateau, les types de jeu ne sont pas toujours de même nature. On a des moments qui sont grotesques dans notre Lear; d’autres sont, au contraire, plus organiques; l’acteur est vraiment confronté à ses abîmes, dans la voix, dans le geste. Et tout ça, ça évolue, ça bouge beaucoup, mais parce que Shakespeare n’est pas un classique, au sens de classique français. Il n’y a pas une couleur chez Shakespeare mais tout une palette. Et c’est ce qui est intéressant. C’est baroque d’une certaine façon, au sens usuel du terme.
59Et ce n’est pas un hasard s’il y a encore un fou chez Shakespeare. C’est encore un héritage du Moyen Âge qui côtoie en même temps la modernité. Tout ça se bouscule. Il y a des scènes qu’on a traitées comme sorties d’une comédie de mœurs ou d’un vaudeville. La scène où Lear se rend chez Gloucester et où il est accueilli par Cornouailles et Régane, on l’a traitée de cette façon-là, comme dans une comédie bourgeoise. La scène de l’orage, en revanche, est d’une toute autre écriture, parce qu’elle confronte d’autres enjeux. Notre interprétation a un côté baroque; on peut passer d’une forme de théâtre à une autre. Mais je pense que cette diversité de ton est dans Shakespeare.
60ANDREA ALLERKAMP:
61D’où l’intérêt de le relire et de le rejouer.
62MICHEL MATHIEU:
63Oui!
Notes
1 Coproduction TNT-Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées, Le Parvis – Scène nationale de Tarbes, l’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège, Théâtre Apollo de Mazamet. Première le 26 avril 2007 au Parvis de Tarbes.
2 William Shakespeare, Le Roi Lear, Traduction et postface de Daniel Loayza, Avant-propos de Georges Lavaudant, Ivry-sur-Seine, Éditions À propos, 2004, p. 182.
3 William Shakespeare, Le Roi Lear, trad. Daniel Loayza, V.3.324-325.
4 Nous utilisons «pastorale» dans le sens où – l’héritage archaïque – le Roi n’est pas seulement le détenteur du pouvoir exécutif, mais aussi, au sommet de la pyramide féodale, le guide, le protecteur et le référant oral et symbolique de son peuple.