Lear version ciné: la mise en scène du Roi Lear de Shakespeare par André Engel aux Ateliers Berthier du Théâtre National de l’Odéon1

Par Carole Guidicelli
Publication en ligne le 28 janvier 2010

Résumé

“Lear as if on screen: André Engel’s 2006 staging of Le Roi Lear at the Ateliers Berthier, Théâtre National de l’Odéon”André Engel’s 2006-2007 production of Le Roi Lear in the vast room of the Ateliers Berthier (Théâtre National de l’Odéon, Paris) bore the double hallmark of film hybridization and intertextuality. Without distorting Jean-Michel Déprats’s French translation, Engel used a condensed version of the text as if to script it. Under the influence of both Howard Hawks’s Scarface (and American “films noirs” more generally) and Orson Welles’s Citizen Kane, Engel transposed the action to the America of the 30s, resorting to the film codes and motifs of that period of time and transposing some film techniques to the stage—effects indebted to film editing, effects of realism usually associated with the screen, use of soundtrack.  Rather than representative of the way the Shakespearean repertoire is staged in France, such hybridization could reflect the influence of some “post-drama drama”, as Hans-Thies Lehmann puts it, which transgresses and transcends boundaries between arts and genres.

Texte intégral

1De la toute première représentation de La Tragédie du Roi Lear de Shakespeare, nous ne savons presque rien, sinon qu’elle eut lieu le 26 décembre 1606 à Whitehall devant le roi Jacques 1er et sa cour. Quant à sa mise en scène au Globe par la troupe de Shakespeare, les informations sont encore plus rares. En revanche, nous savons que dès la fin du XVIIe siècle, la pièce n’est plus représentée que tronquée et réécrite de façon à en ôter ce qui, pour un Nahum Tate notamment, en constitue les impuretés et irrégularités. Il devient alors courant de supprimer le personnage du Fou et d’inventer un dénouement heureux où Lear ne meurt pas et où Cordélia épouse Edgar. Les libertés trop souvent prises avec cette œuvre, comme avec beaucoup d’autres de Shakespeare, ont donc privé les spectateurs du texte d’origine au moins jusqu’au XIXe siècle: le public anglais a dû, par exemple, attendre 1838 pour voir William Macready rétablir l’intégrité du Roi Lear3. De ces habitudes tenaces d’adaptation découle peut-être la facilité avec laquelle les textes shakespeariens ont été investis par les cinéastes, bien que ceux-ci gardent à l’esprit qu’ils se confrontent à la pierre de touche de la culture anglo-saxonne. Les pièces de Shakespeare constituent pour le cinéma dès ses débuts un réservoir si inépuisable de situations, de personnages et d’intrigues que Philippe Pilard soutient «qu’une histoire du cinéma pourrait être écrite uniquement en prenant appui sur l’œuvre shakespearienne4.» Devant la nécessité d’adapter le texte dramatique aux impératifs de la caméra, les réalisateurs, dont Orson Wellesou Peter Brook, en bouleversant souvent l’ordre des scènes ou des répliques, ré-agencent en fait la tragédie. Pour son film King Lear (1971), le metteur en scène anglais déplace aussi l’action dans de vastes espaces ouverts à toutes les violences météorologiques et où la recherche esthétique du contraste violent du noir et du blanc s’opère par tout un panel de techniques cinématographiques – depuis l’insertion de cartons–intertitres, des fondus au noir ou au blanc, des variations des plans (du plan très large au très gros plan) jusqu’aux effets de flou. Même si Peter Brook n’a plus, depuis, réalisé de film à partir de Shakespeare, cette expérience a constitué pour lui une étape décisive, au point que Georges Banu affirme sans détour que: «les grandes mises en scène shakespeariennes de Brook peuvent être assimilées à ces films qu’il n’a pas réalisés et dont il éprouve le manque parfois5.» C’est également sous le signe d’une logique d’échange et d’interpénétration du théâtre et du cinéma à travers l’œuvre shakespearienne qu’il importe de placer la mise en scène du Roi Lear que réalise André Engel6, en 2006, pour la Grande salle des Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon (Paris). Pour sa première mise en scène d’une pièce de Shakespeare, le metteur en scène nourrit son interprétation de sa culture cinématographique, sans pour autant que celle-ci soit celle des adaptations cinématographiques marquantes de l’œuvre shakespearienne. Soumis par Engel à un traitement qui doit beaucoup à l’univers filmique, Le Roi Lear s’imprègne plutôt de références au cinéma américain. En effet, tant par son écriture que par sa mise en scène, le cinéma influe sur le texte même de la tragédie, renforçant ainsi le dynamisme et le réalisme de la représentation tout en rapprochant l’intrigue et les personnages de quelques grands films de l’entre-deux guerres.

Un traitement du texte marqué par le cinéma

2Avec une grande fidélité à la traduction de Jean-Michel Déprats7, la version scénique fixée par André Engel et son dramaturge Dominique Muller limite la durée de la représentation à deux heures quarante sans entracte. Par resserrements et allègements successifs, sous l’influence manifeste de certains codes de l’écriture scénaristique, cette version tend à gommer bon nombre nombre d’éléments formels purement théâtraux. La suppression des apartés et d’une partie des monologues, ou encore la réduction des tirades atténuent ainsi la marque des conventions scéniques en même temps que la dimension psychologique qu’on pourrait y trouver. Du long monologue d’Edgar, le fils calomnié et réduit à la mendicité, ne subsiste que la phrase «Edgar n’est plus rien» qui se perd dans la violence d’un effet sonore et lumineux noté ainsi dans la version scénique: «Edgar fuit dans la nuit. L’orage gronde. La foudre frappe Edgar qui tombe8.» De même, le court monologue où Kent expose sa stratégie du déguisement9 disparaît totalement au profit d’un jeu de scène assez spectaculaire: «Kent se fracasse le nez en se cognant à plusieurs reprises la tête contre un poteau. Puis il dépose ses vêtements dans une poubelle10.» À la manière du cinéma, dont la narration progresse par l’action des personnages qui dévoilent leur caractère à travers elle, les jeux de scène des acteurs se doivent de suffire à fournir au spectateur une idée précise de la situation autant que de la psychologie des personnages. Ainsi le dessin des personnages pourrait-il presque, parfois, se réduire à des fonctions. La rivalité féminine entre les deux sœurs, soutenue par des images du texte de Shakespeare qui exacerbent le partage entre Régane la féline et Goneril la calculatrice, sera d’autant plus facilement assimilable à des stéréotypes du film noir.

3En outre, avec des coupures régulières et systématiques dans toutes les scènes, la version scénique, par rapport à la traduction initiale de Jean-Michel Déprats, perd en poéticité mais gagne encore en efficacité immédiate sur le plan des dialogues, comme pour souligner l’attention manifeste du traducteur à la restitution d’une forme de «style oral11». Sur le modèle cinématographique, les échanges dialogués deviennent plus prosaïques: désormais inhérents aux faits narrés, ils sont régulièrement débarrassées de nombreux éléments philosophiques et motifs légendaires du texte originel. Ainsi la longue scène 1 de l’acte I, coupée et réorganisée en une série de saynètes séparées par des noirs, débarrasse-t-elle le texte du motif structurel des «trois coffrets» qu’on pouvait identifier à travers la présence des trois sœurs, et qu’une certaine critique psychanalytique tout autant qu’anthropologique avait pu commenter12. Ces nouvelles saynètes entraînent le spectateur dans un enchaînement rapide d’actions isolées. En effet, contrairement à la pièce de Shakespeare qui fait précéder la scène du partage du royaume d’un dialogue entre Kent et Gloucester, la version scénique débute in medias res. Lear n’y dévoile son intention de régler la question de son héritage qu’au cours de l’entretien particulier qu’il accorde successivement à chacune de ses trois filles, en respectant l’ordre d’aînesse. La notation de la nouvelle scène indique par exemple : «Lear et Régane sa seconde fille. Ils sont seuls. Ils écoutent sur un magnétophone l’enregistrement du discours de Goneril. Lear arrête le magnétophone13 ». La trouvaille de l’enregistrement au magnétophone répond à une logique à la fois narrative et scénique, laquelle repose sur la nécessité de montrer conjointement la rivalité entre sœurs et la compétition instaurée par Lear entre ses filles.

4En outre, la version scénique, découpée en scènes et tableaux, s’organise selon une succession de lieux récurrents qui finit par esquisser un parcours à partir de «l’entrepôt» au tableau I (lieu inventé de toutes pièces par les adaptateurs) pour y revenir dans le sixième et dernier tableau. À l’impression d’accélération du passage d’un lieu à un autre s’ajoute d’abord celle d’éclatement, puis celle de resserrement de l’espace. Le tableau V, par exemple, réunit des scènes qui, d’après leurs intitulés, se déroulent dans des lieux qui auparavant figuraient dans des tableaux différents: tout se passe comme si ces lieux récurrents («Chez Gloucester», «Chez Goneril») s’étaient tout d’un coup rapprochés avec la marche de la guerre pour se fondre dans un espace certes vaste mais unique. Ainsi « la guerre» (scène 24 de la version scénique) qui ouvre le tableau VI s’achève-t-elle «dans l’entrepôt». La mention régulière de «Noir» entre les scènes et les lieux renforce également l’impression de rapidité dans le passage d’un lieu à l’autre en même temps qu’elle rend manifeste les avancées de l’action. Si les intitulés des différentes scènes indiquent un lieu plus ou moins défini («Chez Goneril», «Dans la ville»), ou un moment d’action particulier («Dans la guerre», «Dans la tempête»), ils s’apparentent aussi parfois à des indications scénaristiques. L’exemple le plus significatif se situe au tableau III:«Scène 7 bis. Extérieur nuit. (Edgar fuit dans la nuit. L’orage gronde. La foudre frappe Edgar qui tombe). (Noir)14». Or, la mention «Extérieur nuit» correspond à l’une des quatre conventions d’éclairage dérivées des lois photographiques en usage dans l’écriture des scénarios. Pour la scène 7 bis (la fuite d’Edgar), aux indications sonores données (un bruit précis, avec une intensité: le tonnerre) s’ajoutent des effets lumineux avec une indication d’intensité (la foudre) de façon à créer une ambiance particulière (l’orage violent). Trois des quatre scènes du tableauI (celui qui montre le double complot d’Edmond contre Gloucester et de Régane et Goneril contre Lear) sont à peine moins explicites sur le plan cinématographique: «Intérieur entrepôt» pour la scène 1; «Extérieur rue» pour les scènes 2 et 4.

5Même si, vraisemblablement, l’imaginaire cinématographique du spectacle accompagne le passage à la scène plutôt qu’il ne le précède, il a néanmoins des conséquences sur la dynamique et sur l’esthétique de la représentation.

Dynamisme et réalisme

6La mise en scène impose un rythme qui se rapproche de celui des films d’action. Si, au cours de la représentation, les noirs sont fréquents, produisant un effet qui rappelle celui du montage cinématographique, ils sont soulignés par des éléments musicaux, souvent des percussions, qui tiennent le spectateur en haleine. L’univers sonore est capital: il installe immédiatement une ambiance, presque un imaginaire. Avant toute parole, la représentation commence par les bruits d’une fête, dont la musique, venue d’un hors scène, ressemble fortement à celle qui accompagne le mariage sicilien qui ouvre le Parrain de Coppola15. Dès lors, s'interpose l’image de Don Corleone (Marlon Brando) qui, en smoking, a réuni son clan pour les noces de sa fille, connotant dès le départ Le Roi Lear. Plus tard, la guerre que livre Cordélia à ses sœurs se fait à la mitraillette, puis à l’explosif. Le bruitage nous transporte donc dans le règlement de comptes du film noir. En imitant ces effets de réel que le cinéma excelle généralement à restituer (bruitage, plongée directe dans les lieux de l’action sans transition), la représentation théâtrale fait directement entrer le spectateur dans l’action. L’éclairage qui se fait majoritairement par zones, donnant l’équivalent théâtral des séquences cinématographiques, voire des cadrages par les découpes et les angles d’éclairage, renforce encore cette impression. Le traitement de l’espace entre donc lui aussi au service de l’effet de réel de la représentation.

7Pourtant, tout porte à croire que le texte obéit aux contingences du lieu de création et confirme le goût déjà ancien d’André Engel pour les lieux insolites (hangar, mine, hôtel…) qui favorisent une relation plus active entre le spectateur et ce qu’il voit. Avec les ateliers Berthier, l’entrepôt élaboré par Garnier retrouve pour une part sa fonction première. À son entrée dans la salle, le spectateur hésite entre ce qui relève du décor installé par Nicky Rieti et ce qui appartient en propre à l’armature du bâtiment. À cause de l’inscription à l’envers sur la verrière de l’entrepôt («Lear Entreprises & Co.»), il a la curieuse impression d’être intégré à l’espace scénique. Pourtant cette impression ne persiste pas: les comédiens n’évoluant pas parmi les rangées des spectateurs, ceux-ci retrouvent donc assez vite la conscience d’un espace d’occupation bien distinct, bien séparé de l’espace de jeu. Et les attitudes conventionnelles reviennent majoritairement. La scénographie est donc tout simplement au service d’une esthétique réaliste, reposant sur des effets de réel s’imposant avec plus ou moins de force, mais qui transposent l’intrigue de la pièce dans le monde du film de gangsters. Les personnages sont replacés dans un contexte socio-géographique précis, celui des États-Unis de la fin des années 20 / début des années 30. Les robes et les coiffures de Régane (Lisa Martino) et Goneril (Anne Sée), les costumes trois pièces et chapeaux d’Edmond (Gérard Watkins) ou encore de Cornouailles (Gilles Kneusé) le traduisent clairement. Par ailleurs, l’utilisation très fréquente du clair obscur renforce l’utilisation de l’ombre et de la lumière, symbolisation du bien et du mal dans le film noir.

8Les éléments symboliques sont très explicites et reflètent des stéréotypes: à Cordélia la pureté et la justice, à ses sœurs la séduction trompeuse et perverse. Les cheveux lâchés et vêtue d’une longue robe crème, Cordélia (Julie-Marie Parmentier) représente le naturel, contrairement à ses deux sœurs qui arborent des robes différentes à chaque nouvelle entrée en scène au gré des apparences qu’elles veulent créer, des images qu’elles veulent donner d’elles (richesse des fourrures, des soieries et des bijoux ou, au contraire, bas résille, talons aiguilles et robe fendue sur la jambe). Elles ne sont qu’apparence, artifice de mode. Si Cordélia abandonne un temps le blanc dans la pièce au profit d’une couleur sombre, c’est pour se faire guerrière, et sa tenue est marquée par les heures sombres et le malheur qui se sont abattus sur son père et ses rares fidèles.

9Sans rompre ni avec le film noir ni avec l’époque privilégiée pour la transposition de l’intrigue, l’une des plus belles réussites du spectacle porte sur la transformation du bouffon en artiste de music-hall, au pseudonyme de Funiculi, auquel le comédien Jean-Paul Farré prête ses talents multiples. Chansonnier qui semble improviser son texte (en prose) au piano, humoriste, ventriloque ou marionnettiste accompagné d’un animal en peluche ou d’une poupée à son effigie, ce type d’artiste est aussi devenu une figure cinématographique marquante. Importé du music-hall, cet artiste a souvent une place de choix dans les films des années 30, comme ceux des Marx Brothers par exemple.

10Cependant, bien que l’univers du cinéma marque le spectacle, ce n’est pas sans une certaine distance humoristique. Si Michel Piccoli donne dans le rôle-titre la pleine mesure de son talent de comédien – tour à tour, dans la même scène, enfant rebelle et facétieux courant et se dérobant habilement à ses poursuivants, petit être fragile à la silhouette courbée et la voix cassée par les épreuves, figure se drapant dans sa noble dignité et grondant de colère –, il le fait avec la conscience amusée de celui qui, sans jamais céder à la tentation du cabotinage, connaît les horizons d’attente du public et en joue pour le surprendre. Soudain agacé, Michel Piccoli, roi déchu sur la lande, s’immobilise brusquement, demande à ce qu’on ferme le rideau et arrête la représentation: on vient d’entendre les premières mesures de la musique du Mépris de Godard. Dans ce cas précis, la citation cinématographique intervient donc ironiquement pour rompre les conventions de l’illusion théâtrale.

11La représentation du Roi Lear se nourrit d’ailleurs d’une riche «intertextualité» cinématographique. Deux films irriguent majoritairement la création d’André Engel: Scarface d’Howard Hawks et Citizen Kane d’Orson Welles16.

Lear contemporain de Scarface et de Kane

12«Citizen Lear»: c’est ainsi qu’André Engel voulait d’abord intituler ce spectacle pour rendre hommage au film de Welles qui lui a fourni une entrée pour aborder la tragédie de Shakespeare. Communs aux deux œuvres sont l’époque (puisque André Engel transpose Lear dans l’entre-deux guerres aux États-Unis), le statut des deux personnages éponymes et dans un certain sens leur parcours (à cette différence près que Welles retrace l’ascension fulgurante de Kane avant de montrer le processus de son déclin, alors que Le Roi Lear débute au moment-clé qui fait basculer le destin du personnage et amorce sa chute). Dans les deux cas nous est racontée l’histoire d’un homme à la tête d’un empire et qui finit vieux et seul, ayant lui-même œuvré à sa perte.

13Dans le rapprochement avec Citizen Kane, c’est l’image de la neige que l’on retient généralement du spectacle: celle de Lear déambulant sur le sol neigeux avec ses deux compagnons d’infortune, Kent (Gérard Desarthe) et Funiculi (Jean-Paul Farré). Mais sitôt la beauté de l’image passée, la présence de la neige est porteuse d’autres significations. La tempête de neige qui éclate à l’intérieur de l’espace unique (même découpé par les jeux de lumière) de l’entrepôt «Lear Entreprises & Co» brouille la distinction entre intérieur et extérieur. Elle est tout autant le signe du dérèglement de l’ordre du monde17 que la manifestation du vent de folie, de la crise violente qui éclate en Lear. Dans le spectacle d’Engel, la neige fait figure de nature qui reprend ses droits sur un espace totalement urbanisé, où la main de l’homme s’est efforcée d’effacer méticuleusement toute trace de cette nature: les zones industrielles et les objets manufacturés se sont substitués aux règnes végétal et animal.

14Nous voilà donc bien loin de Citizen Kane en apparence… Et pourtant, un objet nous ramène inévitablement au film de Welles: le petit globe de verre contenant un joli paysage enneigé. Réfugié avec Tom, Kent et Funiculi dans un box industriel à l’abandon, enveloppé dans une couverture, Lear s’émerveille comme un enfant devant la poésie dérisoire de cette boule de verre, le seul objet resté en sa possession. «Nos plus misérables mendiants ont quelque pauvre objet en superflu18», avait dit précédemment Lear à Régane qui le reprenait sur ses besoins effectifs. Sur son lit de mort, Kane serre dans la main la même petite boule de verre comme on s’accroche avec nostalgie à ses souvenirs pour éviter que les paradis perdus de l’enfance ne s’en échappent. Lorsqu’il livre dans son dernier souffle le mot «rosebud» créant l’énigme qui motive l’enquête du journaliste et amorce le film, il libère de son emprise le petit globe de verre qui roule dans le palais de Xanadu jusqu’à voler en éclats. L’énigme du «bouton de rose» («rosebud»), levée à la fin pour le seul spectateur, se réfère tout simplement à la marque d’une luge d’enfant. Cette métaphore cristallise le seul bonheur de toute une vie, mais à jamais perdu: celui de l’enfant qui joue dans un paysage enneigé auréolé de la lumière de l’amour maternel. Arraché à son univers familial pour connaître une réussite sociale et financière exceptionnelle, Kane a oublié l’essentiel. Cette leçon pourrait s’appliquer à Lear, et pourtant Le Roi Lear de Engel ne se construit autour d’aucune énigme poétique. L’expérience de la perte faite par Lear n’est pas sur le mode de la nostalgie mais de la régression. Certes, Lear regrette la perte de Cordélia et affirme pouvoir être heureux d’une vie de prisonnier à condition que ce soit avec sa fille chérie. En un sens, Cordelia incarne le «bouton de rose», l’innocente vêtue de blanc au début et à la fin de la pièce, celle qui vient embrasser son père en guise de déclaration d’amour, avant même qu’il ne lui pose la question fatidique, celle qui revient de France pour le secourir et ne lui demande que sa bénédiction en guise de remerciement. La référence au chef-d’œuvre d’Orson Welles, si elle est parlante, trouve donc ses limites.

15Plus réguliers sont les échos à Scarface d’Howard Hawkes. Certains choix de mise en scène de la part d’Engel tendent d’ailleurs à faire ressortir une parenté structurale et thématique entre les deux œuvres. À la transposition à l’époque de la prohibition et d’Al Capone s’ajoute le leitmotiv de la perversion du monde assimilable dans ce contexte à la corruption par la mafia.

16Lear devient un magnat des affaires possédant une firme sur les docks «Lear Entreprises & co.». Avec le bruit de sirènes de bateaux et les ruelles glauques bordant des hangars où se livrent des trafics de toutes sortes sont reconstitués les lieux incontournables des films de gangsters. L’assaut à la mitraillette des hommes de Cordélia contre ceux de Goneril et Régane ressemble à une guerre de gangs et l’entrepôt où il se déroule évoque immanquablement le fameux massacre de la Saint-Valentin, haut fait d’Al Capone et de ses hommes. C’est justement cet épisode mémorable qui a inspiré Howard Hawks pour son film: Paul Muni (Antonio «Tony» Camonte, dit Scarface) découvre une caisse de mitraillettes dans l’entrepôt où une bande rivale avait tenté de les prendre au piège. Ses hommes et lui, qui s’en servent alors pour la première fois, font un massacre.

17En outre, dans le traitement du personnage d’Edmond Gloucester par Gérard Watkins, on peut retrouver certaines ressemblances avec celui de Tony Camonte composé par Paul Muni. Cette similitude de traitement repose sur certains points communs aisément repérables entre les deux personnages. Tous deux connaissent une ascension rapide par le crime. De même que Scarface est un être brut, inculte, issu des bas-fonds et aux origines obscures, de même Edmond est un «bâtard», c’est-à-dire un individu socialement déclassé et en mal de reconnaissance. Si Scarface, dominé par des réactions instinctives, se laisse à aller à ses pulsions sanguinaires et sexuelles, Edmond, dont les armes sont la ruse et la manipulation par le langage, se réclame de la loi de la nature («Nature, tu es ma déesse», revendique-t-il fortement) et suit ses inclinations qui le poussent vers le plaisir, le pouvoir et la cruauté.

18«The world is yours» (le monde t’appartient) ne cesse de répéter Scarface: cette enseigne publicitaire lumineuse, leitmotiv du film, devient la devise du personnage éponyme. Quant à Edmond vu par Engel, il reprend, à chaque étape de sa réussite, la phrase-clé de son monologue: «Je grandis, je prospère…». Dans le film aussi bien que dans la pièce, un mouvement de balancier (ascension/chute) caractérise l’itinéraire du jeune ambitieux, tout comme la phase ascensionnelle du jeune homme s’accompagne de la chute de celui qu’il sert ou dont il dépend. Ainsi Scarface gravit-il les marches du pouvoir au détriment de son premier patron, dont il finit d’ailleurs par se débarrasser. Pour ce qui est d’Edmond Gloucester, le même phénomène est observable, mais à y bien regarder, il s’y trouve démultiplié: le «bâtard» s’élève d’abord au détriment de son frère, le fils légitime, puis de son père (c’est-à-dire de ceux qui lui rappellent inévitablement son illégitimité). «Lear et Edmond, qui ne se croisent qu’une seule fois et ne s’adressent jamais la parole, se tiennent donc l’un et l’autre sur le plateau d’une effrayante balance. La chute de l’un, l’ascension de l’autre, sont deux aspects d’un double mouvement», écrit Daniel Loayza dans le dossier de presse du spectacle.

19Par ailleurs, il n’est pas jusqu’au jeu un peu décalé de Gérard Watkins (Edmond) qui paraît faire écho à celui de Paul Muni (Scarface). Ces deux comédiens ont l’art de doter leur personnage d’une dimension animale, brutale, mêlée d’une séduction extrême. Dans leur jeu, ces deux mauvais garçons adoptent parfois une diction chantante et une voix quelque peu traînante, aux accents un peu rustres.

20Pour finir, les deux œuvres sont porteuses d’une forme d’enseignement. On peut dire qu’Howard Hawks cède aux très fortes pressions de la censure pour permettre la diffusion de son film, en affichant clairement, grâce au sous-titre (The Shame of a Nation) et au générique de début, le propos dénonciateur de son portrait de gangster. Par là, il incite le spectateur et la société à juger le criminel, tout comme il pousse les autorités à agir contre le fléau de la corruption.

21Tout comme la pièce originelle, la version scénique d’André Engel et Dominique Muller se clôt par le rejet du mensonge et du poids des convenances, au nom des souffrances endurées par les pères: «Nous devons obéir au fardeau de ce triste temps. Exprimer ce que nous sentons, non ce qu’il faudrait dire. Les plus vieux ont souffert le plus: nous qui sommes jeunes n’en verrons jamais autant, ni ne vivrons autant d’années», dit Edgar19. Mais, dans le spectacle d’André Engel, cet appel final à la sincérité et au respect des pères est bientôt suivi d’un autre message, plus énigmatique. Quelques lignes inscrites sur un bout de papier volant, presque tombé du ciel, sont lues par Albany (Rémy Carpentier) qui, n’y comprenant rien, le jette parterre: «… et quand il a voulu retourner sur terre, la terre était un pot renversé et il était tout seul; et alors il s’est assis et il a pleuré et il est encore assis là et il est toujours tout seul20

22Empruntées au Woyzeck de Büchner, ces lignes établissent une passerelle entre le dénouement des deux pièces. Le drame allemand se termine sur la découverte des cadavres de Woyzeck et Marie au petit matin, et sur la figure de leur petit garçon désormais orphelin. Dès lors, la fable que la vieille grand-mère a racontée aux enfants à peine plus tôt devient prémonitoire tout en assenant une leçon de désespoir absolu:

Il était une fois un pauvre enfant, il n’avait ni père ni mère; ils étaient morts tous les deux et il n’avait plus personne au monde. Morts ils étaient. – Et l’enfant s’est mis en route et a cherché jour et nuit et comme il n’avait plus personne sur terre, il voulait aller au ciel, et la lune le regardait si gentiment, et quand il arriva sur la lune, c’n’était qu’un morceau de bois pourri. Et il est allé sur le soleil et quand il arriva sur le soleil, c’était un tournesol fané, et quand il arriva sur les étoiles, c’étaient des petites mouches dorées, et quand il voulut revenir sur terre, la terre était un pot-de-chambre renversé – et il était tout seul et il s’est assis et il a pleuré, et il est toujours assis au même endroit, tout seul21.

23La parabole du dernier homme, celui voué à la solitude irrémédiable dans un monde sans merci privé d’utopie, sur laquelle André Engel choisit de finir, Albany ne la comprend pas. Seul Edgar pourrait en deviner la clé… lui, l’héritier de ce waste land d’où toute forme d’idéal, de beauté et de bonté a été chassée, et où l’homme se voit refuser jusqu’aux consolations du rêve et de l’imagination.

24Pour qualifier le travail de certains praticiens de théâtre tout autant auteurs, plasticiens, cinéastes que metteurs en scène, le théâtrologue allemand Hans-Thies Lehmann reprend à la critique new-yorkaise l’expression de «théâtre cinématographique22». Sous cette appellation, il désigne l’une des multiples formes du «théâtre post-dramatique23» contemporain, celle qui «explore les relations entre le théâtre et le cinéma24» selon diverses modalités comme l’insert de dialogues de films célèbres, «le principe du montage […] radicalisé25», ou encore «les changements très rapides de lieux de jeu délimités par les éclairages et accessoires dans un espace des plus restreints26», ce qui fait que «le rythme du montage de cinéma envahit le théâtre27». La réalisation d’André Engel nous permet de mieux comprendre comment fonctionne un certain type d’hybridation et d’intertextualité entre théâtre et cinéma, et de montrer au final comment la mise en scène des pièces du répertoire se trouve infléchie par les pratiques scéniques contemporaines «postdramatiques», pour reprendre la terminologie de Lehmann.

Notes

1  Spectacle programmé dans la grande salle des Ateliers Berthier du 19 janvier au 25 mars 2006 et du 13 janvier au 24 février 2007.

2 Scarface. The Shame of a Nation (1932) réalisé par Howard Hawks. Scénario de Ben Hecht d’après le roman d’Armitage Trail. Noir et Blanc, USA, 93 mn.

3  Pour les questions érudites concernant l’historique des premières représentations du Roi Learjusqu’à l’abandon de la version de Nahum Tate, se reporter par exemple à l’édition du Théâtre complet de Shakespeare dans La Bibliothèque de la Pléiade, Tragédies II, Paris, 1938, p.1375.

4  Philippe Pilard, Shakespeare au cinéma, Nathan / HER, Paris, 2000, Armand Colin, coll. «128», Paris, 2005 pour la présente édition, p.16.

5  Georges Banu: «Brook et son double. Le cercle de l’interprétation», in Peter Brook, Avec Shakespeare, introduction de Georges Banu, Arles, Actes sud-Papiers, 1998, p.7.

6  Au théâtre et à l’opéra, André Engel s’est surtout illustré par la mise en scène d’œuvres du répertoire allemand. Parmi ses nombreuses réalisations, citons notamment Les Légendes de la Forêt Viennoise d’Odön von Horvath (Maison de la Culture de Bobigny, 1992), La Walkyrie (Scala de Milan, 1994), La Force de l’habitude de Thomas Bernhard (Scènes Nationales d’Annecy et Chambéry, 1996), Woyzeck de Büchner (Scènes Nationales d’Annecy et Chambéry, 1996, et MC93 de Bobigny, 1998), Don Giovanni de Mozart (Opéra de Lausanne, 1996), Siegfried de Wagner (Scala de Milan, 1997), Le Jugement dernier d’Odön von Horváth (Théâtre National de l’Odéon 2003, reprise en 2004 : prix du meilleur spectacle décerné par le syndicat de la critique dramatique).

7  William Shakespeare, Le Roi Lear, traduction nouvelle de Jean-Michel Déprats, édition présentée et annotée par Gisèle Venet, Paris, Gallimard, coll.«Folio Théâtre», 1993.

8  Version scénique inédite établie d’après la traduction de Jean-Michel Déprats par André Engel et Dominique Muller, p.24. Voir Le Roi Lear, op. cit., II, 3, p.106.

9 Cf. Le Roi Lear, op. cit., I, 4, p.66.

10  Version scénique, p.9.

11  Jean-Michel Déprats, «Traduire Shakespeare pour le théâtre?», in Palimpsestes n°1: Traduire le dialogue. Traduire les textes de théâtre. Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3, Centre de recherches en traduction et stylistique comparée de l'anglais et du français. Premier numéro réalisé sous la responsabilité de Paul Bensimon, Didier Coupaye et Guy Leclerc. 1987, p54.

12  Voir notamment Sigmund Freud, «Le motif du choix des coffrets», in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard, coll. «folio essais», 1985, p. 61-81.

13  Version scénique, p.2. VoirLe Roi Lear, éd. cit., I, 1, p.42-43.

14  Le Roi Lear, éd. cit. II, 3, p.106.

15  Le Parrain (The Godfather, 1ère partie, 1972), réalisé par Francis Ford Coppola, scénario de Mario Puzo et Francis Ford Coppola, d'après le roman de Mario Puzo, Technicolor, États-Unis, 175 mn.

16  Citizen Kane (1941), réalisé par Orson Welles, scénario d’Herman J. Mankiewicz et Orson Welles, Noir et Blanc, États-Unis, 119 mn.

17  La référence à l’astrologie et aux mauvais présages est l’un des moyens utilisés par Shakespeare pour traduire l’idée d’un dérèglement de l’ordre naturel, tout comme la série d’images assimilant les filles de Lear à des fauves ou à des rapaces (I.4; II.4; III.7).

18  Version scénique, p. 29. Voir Le Roi Lear, éd. cit. II, 4, p.122.

19  Cette dernière réplique est attribuée à Edgar dans l’in-folio, à Albany, personnage de plus haut rang, dans l’in-quarto.

20  Cet ajout est donc une façon de laisser le dernier mot à Albany, comme dans l’in-quarto.

21  Georg Büchner, Woyzeck, in Théâtre complet, Traduction de Marthe Robert, Paris, L’Arche, 1953, p.167.

22  Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, traduit de l’allemand par Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche, 2002, p.182.

23  L’expression «théâtre postdramatique» désigne l’ensemble des formes scéniques apparues internationalement dans les dernières décennies du XXe siècle et qui, mettant à distance les modèles dramatiques traditionnels, transgressent les genres et catégories pour faire dialoguer le théâtre avec les arts plastiques, la danse, la performance et la musique.

24  Hans-Thies Lehmann, op. cit, p.182.

25 Ibid., p.182.

26 Ibid., p.183.

27 Ibid., p.183.

Pour citer ce document

Par Carole Guidicelli, «Lear version ciné: la mise en scène du Roi Lear de Shakespeare par André Engel aux Ateliers Berthier du Théâtre National de l’Odéon1», Shakespeare en devenir [En ligne], V. Mises en scène récentes, N°1 - 2007, Shakespeare en devenir, mis à jour le : 30/04/2010, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=122.

Quelques mots à propos de :  Carole Guidicelli

ATER en Arts du spectacle à l’Université de Rennes 2 – Haute Bretagne, Carole Guidicelli a soutenu un doctorat d’études théâtrales sur Daniel Mesguich dirigé par Georges Banu (Paris3). Auteur d’articles sur la mise en scène contemporaine pour différentes revues comme Alternatives théâtrales (Bruxelles), ThéâtreS (Presses Universitaires de Rennes), Double Jeu (Presses Universitaires de Caen) et Puck (Institut Supérieur de la Marionnette, Charleville-Mézières), elle a participé à des colloques et ...