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De King Lear à Ran d’Akira Kurosawa (1985) : chaos, tumulte ou les couleurs de la violence
From King Lear to Akira Kurosawa’s Ran (1985): chaos, rebellion, and the colours of violence
Par Anne-Marie Costantini-Cornède
Publication en ligne le 12 janvier 2007
Résumé
Ran belongs to the genre of the Jidai-Geki or historical film. The action is set in XVIth century Japan, during the obscure age of Sendogu Jidai torn by violent wars among bellicose lords. The plot unfolds on the tragic story of Lord Hidetora Ichimonji, who stands here both as Lear and the real historical figure Lord Motonari Mori, and his three sons. The whole film can be seen as an allegory of the hopeless condition of man, and as such it both echoes the dark pessimism of the play and Kurosawa’s own nihilism. This paper aims at analysing some of the most convincing transpositions of the play verbal images into the visual mode to show the specific nature of the filmmaker’s stylised aesthetics and essential symbolism. The simplification of the plot and dialogues, the use of primary colours as a means of creating a metaphorical minimalist system, the alternation of movement and stasis in the battle and indoor sequences mostly resorting to Noh drama conventions are powerful cinematic means of illustrating the violence of Shakespeare’s universe.
Table des matières
Texte intégral
1Pour sa grande fresque sanglante librement inspirée de King Lear, Akira Kurosawa adopte un mode épique. Le titre du film qui se dessine en lettres rouge sang sur l’écran noir au moment du générique indique déjà le tumulte, ou le chaos à venir. Ran, cela signifie l’intrigue et la rébellion. Nous sommes au cœur de la tragédie essentielle, celle de l’ambition, de la folie et de la mort. Le réalisateur capte l’essence de la tragédie en modifiant toutes les données culturelles, et en transposant l’action dans le Japon féodal du XVIe siècle.
2Cette adaptation semble au premier abord très « libre » et assez loin du modèle de la pièce, ceci au point que certains critiques lui ont même contesté le statut d’adaptation d’une œuvre de Shakespeare, puisque le film est ancré dans un contexte culturel différent et que les dialogues ne reprennent pas ceux du dramaturge. Il nous a tout d’abord paru important de revenir sur la genèse de l’œuvre. Kurosawa dit avoir réécrit le scénario à partir d’une lecture très approfondie et minutieuse de l’œuvre modèle. Le détail est capital pour cerner la nature particulière de cette adaptation complexe qui procède d’une refonte du texte de Shakespeare ou, plus précisément, de la fusion de deux histoires : l’histoire d’un personnage historique réel du Japon médiéval, celle du seigneur Mori et de ses trois fils, et celle, fictive, de Lear et de ses filles. On retrouve effectivement l’intrigue de la pièce. La figure pathétique de Lear est évoquée par le personnage du vieux seigneur et chef de clan Hidetora Ichimonji (Tatsuya Nakadai), un personnage certes vieillissant, mais qui montre encore la force du guerrier. Les filles de Lear deviennent des fils samouraïs, belliqueux et rebelles. Hidetora divise son domaine. Le cadet Saburo Naotora1 (Daisuke Ryu) est banni pour son insolence et les deux premiers fils, l’aîné Taro Takatora (Akira Terao) et le puîné Jiro Masatora (Jinpazi Nezu), trahissent le père et se livrent une guerre sans merci, largement attisée par la redoutable Dame Kaede (Mieko Harada), l’épouse de l’aîné et première dame du clan. Hidetora deviendra fou, et tous les personnages mourront du fait de leurs errances, de leur folie, ou encore de manière totalement absurde.
3Pour dessiner la saga tragique du clan Ichimonji, Kurosawa recourt au pictorialisme et aux jeux de contrastes, utilisant tour à tour minimalisme symbolique, couleurs primaires et crues, et lyrisme coloré pour signifier les couleurs de la violence. Le cinéma de Kurosawa est avant tout un cinéma pictural. Les couleurs obéissent à une symbolique simple et sont agencées selon un jeu de contrastes entre quelques couleurs primaires, par exemple les couleurs chaudes des bannières des fils, symboles d’autorité et de pouvoir. Le vert luxuriant des séquences d’ouverture et de clôture représente la force génératrice de la nature et forme un contraste avec les couleurs sombres et grises des châteaux à l’aube, avant l’assaut, couleurs qui annoncent la tragédie. Le bleu et le blanc (Saburo et Fujimaki), les roses du crépuscule sont les couleurs paisibles de la douceur, de la clémence et de la loyauté. La couleur dorée est celle qui marque la violence sensuelle ou qui représente la lumière religieuse.
4Le cinéaste alterne pause et mouvement, empruntant à la gestuelle mesurée du théâtre Nô pour les scènes d’intérieur et jouant sur l’amplitude du mouvement pour les scènes de guerre en extérieurs. À partir de l’analyse de six grandes séquences filmiques et au moyen d’une comparaison de texte (dramatique) à texte (filmique), nous nous pencherons sur ce travail de refonte ou de réécriture en profondeur. Puis nous verrons comment le réalisateur impose sa vision personnelle en gardant l’essentiel des thèmes shakespeariens. Le pessimisme de la pièce est en effet amplement relayé par la vision pessimiste et nihiliste du cinéaste, à la fois vision personnelle et propre à un Japon en proie au doute métaphysique après l’holocauste nucléaire. Nous tenterons donc de voir en quoi cette adaptation se présente à la fois comme une appropriation culturelle et un travail de transcodage complexe.
I. L’histoire d’un film
5Ran est le vingt-septième film d’Akira Kurosawa2. Coproduit par la Greenwich Film Production et la Nippon Herald3, avec un budget plusieurs fois revu et définitivement arrêté à neuf millions de dollars, il est le film le plus coûteux de l’histoire du cinéma japonais. Le tournage, qui débute en juin 1984, va durer neuf mois. Certaines scènes, tournées une vingtaine de fois, ont donné lieu à un travail acharné de la part des techniciens comme de la part des acteurs. Les décors sont élaborés minutieusement pour répondre aux exigences extrêmes de réalisme et de vraisemblance historique du réalisateur, bien connu pour son « démon de la précision » et sa « manie du détail4 » : « After all, the real life of any film lies just in being as true as possible to appearances5 ».
6Ran, Throne of Blood/Le Château de l’araignée, la transposition en noir et blanc de Macbeth (1957) et Kagemusha (1980), qui représente une sorte de répétition générale pour Ran, appartiennent à la tradition du Jidai-Geki, c’est-à-dire du film historique. Comme pour Kagemusha, un film flamboyant en costumes, l’action se situe au Japon, au XVIe siècle, à la fin de l’âge du Sendogu Jidai ou « Âge du pays en guerre », alors que le pays est déchiré par de sanglantes guerres féodales entre les seigneurs (1392-1582).
7Le scénario a été rédigé par Kurosawa lui-même, avec l’aide de ses scénaristes préférés, Hideo Oguni et Masato Ide, avec qui il travaille depuis la réalisation de L’Ange ivre en 1948 : « Ran est le meilleur scénario que j’ai écrit depuis longtemps6 ». Presque dix années se sont écoulées entre le début de la rédaction du scénario et l’achèvement du film en 1985. Durant cette longue période de maturation et de réflexion, période d’oubli nécessaire selon le réalisateur, celui-ci a pu relire la pièce King Lear et réécrire le scénario entièrement plusieurs fois. Un simple dialogue de quelques lignes pourra être parfois revu et corrigé pendant deux années avant que le réalisateur s’estime satisfait : « L’intrigue n’a pas changé, mais j’ai éliminé les détails inutiles. Au cours des répétitions, certains dialogues tombent d’eux-mêmes, on s’aperçoit que ce n’est pas essentiel7 ». Cependant, la pièce de Shakespeare n’est pas la première source du film. À l’origine, Kurosawa se dit avoir été « très intrigué par la personnalité de Motonari Mori (1497-1571), seigneur du XVIe siècle8 » qui était à la tête d’un des plus importants domaines de l’époque, situé loin de la capitale politique, dans une contrée sauvage déchirée par de sanglantes guerres féodales. Trop vieux pour jouer un rôle prépondérant lors de l’unification du Japon, il était cependant entouré de ses trois fils et passa une vieillesse heureuse. Progressivement, le réalisateur s’est demandé quel aurait été l’avenir de cette famille si les fils s’étaient opposés à leur père au lieu d’obéir aux lois rigoureuses du giri qui commandaient une obéissance absolue au patriarche ; inévitablement, il s’est imposé à son esprit le rapprochement avec le roi Lear : « C’est à partir de cette hypothèse que j’ai commencé à réfléchir au scénario, puis, au fur et à mesure, Le Roi Lear m’a influencé. […] Dans le film, l’histoire de Mohri et celle de Lear se superposent, se fondent à tel point qu’il est difficile d’évaluer ce qui appartient à Shakespeare : d’ailleurs, cette évaluation n’a aucune importance9 ». L’idée de refonte ou de superposition de deux histoires, celle du réel Mori et celle du fictif Lear, est donc l’idée essentielle qui préside à l’écriture du scénario. Il s’agit avant tout de simplifier l’intrigue et les dialogues jusqu’à l’épure stylistique et mettre ainsi en évidence le sens l’essentiel. Le réalisateur entend ainsi « proposer une nouvelle perspective10 », en d’autres termes adapter les événements de la pièce au contexte japonais, de même que, sur le plan esthétique, transcoder les images verbales en images visuelles personnelles.
8Les analogies ne s’arrêtent pas au personnage central. Motaharu, le second fils de Mori, était connu pour sa force et son extraordinaire indépendance d’esprit. Selon le réalisateur, il est le personnage qui « d’une certaine façon représente Cordélia11 ». Il devient ici le juste Saburo, loyal et franc, mais aussi un guerrier samouraï plus agressif que la modeste Cordélia qui se rebelle ouvertement contre la folie du père.
9Ainsi, le choix de protagonistes masculins permet au réalisateur de respecter la légende de la famille Mori et de donner une authenticité historique au récit filmique. Dans un Japon profondément patriarcal, il eût été en effet impensable d’accorder un quelconque pouvoir à des femmes, alors qu’à une époque à peine plus tardive, l’Angleterre était gouvernée par la reine Élisabeth.
10Si on retrouve bien l’intrigue principale du drame shakespearien dans cette transposition culturelle, certains critiques déplorent ces transpositions, la perte du texte ou la suppression de l’intrigue secondaire (Edmond, Edgar, Gloucester) :
Lear’s daughters are made into sons in Ran and the feminine dimensions in the drama are therefore provided by the daughters-in-law. Their distance from Hidetora (the Lear figure) tends to vitiate their dramatic effectiveness, for the whole issue of marriages, dowries and the particular significance of Cordelia’s rejection loses its force. […] Having no secondary Gloucester plot, the film lacks, too, the particular dimension of vindictiveness which Edmund brings to Lear’s world. The rigid ritualization of the culture within which Kurosawa places the action, with its restrained expression of feeling, reduces the drama of individual confrontation between father and offspring so profoundly embedded in Shakespeare’s play12.
11Ces remarques posent le problème de fond de toute adaptation libre. Au-delà des différences cependant, des multiples déplacements ou des écarts, l’esprit du texte a bien été respecté par le cinéaste. De fait, le processus d’adaptation, qu’il soit fusion, passage ou transcodage, s’effectue de manière souple, sans « raccord » visible entre les deux histoires : « À un certain moment, […] l’histoire de Mori et de ses fils et celle de Lear se sont mêlées. On refit plusieurs fois le scénario tant qu’on ne fut pas satisfait ; à la fin, mes collaborateurs habituels et moi-même, nous ne savions plus ce qui appartenait à Shakespeare et ce qui au contraire était le fruit de notre imagination13 ». La refonte du texte dramatique ne concerne pas seulement l’intrigue, la caractérisation des personnages ou la thématique essentielle, mais aussi les dialogues, les mots ou les images verbales du texte, souvent déplacées ou simplifiées sous forme de métaphores assez immédiates ou exprimées dans des dialogues épurés, mais qui reprennent l’idée ou le sens essentiels. De fait, la réécriture s’effectue sous forme de « condensations métonymiques » de texte à texte, c’est-à-dire de « glissement de sens par contiguïté14 », une stylisation des images verbales du texte dramatique ainsi réduites en quelques symboles essentiels, qui n’efface pas le sens initial, mais au contraire le renforce. Christian Metz parlerait à cet égard d’un « double mouvement de dédiégétisation et de rediégétisation du texte15 ». Le travail d’adaptation, pour être complexe, est donc effectif et profond16. L’analyse de cette adaptation s’efforcera dès lors de retrouver les détails du récit filmique qui entrent en correspondance avec les images du texte et de cerner la nature particulière de cette adaptation indirecte, de même que les correspondances du mode verbal au mode visuel entre les deux textes, dramatique et filmique.
12Les plans d’ouverture, avant que le générique et le titre ne défilent sur l’écran, montrent une scène de chasse au sanglier qui réunit le clan Ichimonji, Hidetora et ses trois fils. Elle permet de présenter les personnages principaux du film et d’introduire sur le mode visuel une des métaphores clés de la pièce.
II. Hidetora le prédateur
1. Scène de chasse : de la métaphore verbale à la métaphore visuelle
13La scène de chasse, qui n’est que brièvement évoquée dans King Lear : « When he returns from hunting / I will not speak with him » (I.3.7-8)17, est amplement traitée dans cette séquence, manifestement symbolique et destinée à illustrer les rapports de force ou les relations contre-nature qui prévalent entre les personnages. Le cérémonial de la chasse sera suivi du conseil et du partage du domaine : on note là une inversion par rapport à l’ordre des événements dans la pièce. Le guerrier Hidetora, cheveux et barbe au vent, apparaît face au spectateur en train de bander son arc et de viser sa proie. De face, il semble nous menacer de la pointe de sa flèche, sorte d’ironie méta-cinématique qui place d’emblée le spectateur dans la position de la proie face au prédateur et donne au film une tonalité menaçante. La caméra ainsi placée en position frontale se substitue au regard du spectateur, permettant l’identification de celui-ci avec le narrateur du récit filmique. Il s’agit là d’une manière implicite pour le cinéaste de prendre le contrôle du regard du spectateur, comme si le film revendiquait ici son identité et sa force propres.
14L’arc et la flèche sont évoqués dans King Lear pour illustrer de manière métaphorique le courroux du vieux roi après que Kent se s’est insurgé contre la décision de déshériter Cordélia : « The bow is bent and drawn; make from the shaft » (I.1.143). C’est d’ailleurs au moment où Hidetora est en train de viser sa proie que le cadre verdoyant de la montagne fait place au titre rouge sang sur fond noir qui signale le début de la tragédie. Cette image de l’arc bandé et de la flèche pointée sur nous matérialise effectivement la colère de Lear.
15La métaphore visuelle du prédateur chassant sa proie reprend une métaphore récurrente dans le texte dramatique. Ainsi, Edgar tente de fuir l’ennemi en se faisant passer pour fou et il présente la persécution dont il est victime comme une chasse à l’homme : « I heard myself proclaimed, / And by the happy hollow of a tree / Escaped the hunt » (II.2.164-66) ; « And with presented nakedness outface / The winds and persecutions of the sky » (II.2.174-75). La métaphore de la chasse renvoie à la logique de la loi de la jungle, et à la lutte sans merci qui met en présence des prédateurs impitoyables qui n’hésitent pas à écraser leurs faibles proies dans leur quête de pouvoir : « […] [P]redation and animal terror [...] rapidly overtake human events; within the family as well as within the state, individuals lay snares and traps and give chase to each other, irrespective of their personal and social bonds18 ». Cette image d’un guerrier agressif ainsi placée en début de film sert également à révéler le caractère du personnage central. Lear a été interprété au théâtre de nombreuses manières : il est tantôt un tyran domestique possessif et capricieux, qui reste néanmoins une figure d’autorité incontestable, tantôt un vieillard faible et une victime19. Loin d’être présenté comme un vieillard sénile destiné à devenir la victime d’un monde égoïste et dur, Hidetora apparaît ici comme un samouraï, un archer habile, encore robuste malgré son âge, même si la décrépitude physique est annoncée. Plus loin, au moment du repos, il se comparera non sans ironie à ce sanglier trop vieux et presque immangeable avant de s’endormir épuisé. Il reste donc un « personnage fort20 » et un chef de clan belliqueux encore capable de s’imposer au monde.
16Le guerrier est l’un de ces prédateurs qui peuplent un univers violent situé aux confins de la civilisation. À la différence de Lear, le personnage d’Hidetora n’est en effet pas innocent. Il n’est autre qu’un tyran vieillissant qui a autrefois conquis son domaine par le feu et le sang et n’a pas hésité à piller, à voler et à exterminer ses ennemis pour agrandir son fief. Aussi a-t-il combattu les clans adversaires et assassiné les familles de Dame Kaede et Dame Sue (Yoshiko Miyazaki), les épouses de Taro et de Jiro : « Dans un fortin après la crête, la plaine était la proie de guerres sans nombre […]. Je devins maître de ce fortin là-bas. Je me battais sans trêve21 ». Plus que la vieillesse ou que le comportement de ses filles donc, ce sont « les erreurs et les méchancetés, […] le mal qu’il a fait22 » qui seront la cause de sa folie.
17L’histoire du protagoniste évoque donc aussi la folie meurtrière de Macbeth. Comme lui, Hidetora hanté par les fantômes du passé devient fou de remords. Les cauchemars révèlent ces troubles de la conscience. Ainsi celui où, épuisé après la chasse, il s’est endormi, et tout à coup il s’éveille en hurlant (« J’ai fait un rêve, une lande sauvage et sur cette lande, où que j’aille. Pas âme qui vive ! Je criais, je hurlais, j’étais seul, seul en ce monde ») évoque la terreur de Macbeth à la vue du fantôme de Banquo sacrifié. Filmé en gros plan, le visage grimaçant et les yeux exorbités montrent le masque expressionniste d’une terreur intense.
18Le vieillard endormi est veillé par Saburo. La silhouette pathétique du vieillard recroquevillé sur lui-même, s’abandonnant à l’assoupissement, suggère une forme de perte ou de dissolution. Dans cet état de relâchement volontaire, se devine déjà en filigrane le thème de la perte de l’autorité et de la raison. Hidetora ferme les yeux sur la réalité et s’oublie à la recherche du paradis perdu de son enfance. Le fils plein de prévenance cueille une branche d’arbuste qu’il plante à côté de son père pour le protéger du soleil, alors que les vassaux et ses deux frères s’interrogent sur son assoupissement, déjà pragmatiques et intéressés : « Votre père paraît las. Cela ne lui ressemble guère. Une chasse a suffi. Étrange ! Autrefois une conquête ne l’aurait pas épuisé ». Le vent souffle sur l’arbuste que Saburo remet patiemment en place. Le dévouement silencieux du fils cadet montre l’amour désintéressé qu’il porte à son père et rappelle le silence de Cordélia devant les preuves d’amour réclamées par Lear. Le geste attentionné évoque aussi le geste d’Edgar envers Gloucester : « Here, father, take the shadow of this tree / For your good host; pray that the right may thrive » (V.2.1-2). On note ici un procédé de condensation des deux intrigues qui permet de retrouver les personnages de l’intrigue secondaire, Edgar et Gloucester, au travers des personnages de Hidetora et de Saburo.
19Ces détails nous permettent de faire allusion à quelques-uns des procédés essentiels utilisés par Kurosawa pour réécrire le texte dramatique, le déplacement des détails de l’intrigue et la condensation des deux intrigues en une. Le choix de la réduction et de la condensation est celui qu’il fera de manière générale, considérant que la pièce comporte trop de personnages et que, en outre, « ils sont trop bavards23 ».
2. L’intrigue secondaire, réécriture : disparition ou condensation ?
20De fait, Kurosawa choisit ouvertement de supprimer l’intrigue secondaire. S’agit-il en fait d’une véritable disparition ou simplement d’un déplacement ? Il semble que l’on peut, en fait, retrouver certaines caractéristiques des personnages de l’intrigue secondaire (Edgar, Edmond, Gloucester) concentrées ou condensées chez d’autres personnages. Par ce procédé de rapprochement, Saburo apparaît ici en effet comme le symbole de l’enfant naturel, attentionné et discret, à la fois Cordélia et Edgar. Le refus de l’effet de duplication et au contraire la mise en parallèle implicite réalisée par ce rapprochement contribuent à faire apparaître les personnages du film, comme ceux de Shakespeare d’ailleurs24, non pas tant comme des personnages uniques aux motivations complexes que comme des types abstraits, presque des allégories. À l’allégorie de l’enfant naturel créée par cette fusion des caractéristiques de Cordélia et d’Edgar (modestie et sincérité) correspondra l’allégorie inverse, celle du bâtard dénaturé. Ainsi, le machiavélisme d’Edmond se retrouvera chez l’effrayante Dame Kaede, qui n’a de cesse de se venger du clan. Elle aussi est un personnage de second rang dans le clan en vertu de son statut de simple épouse de chef, mais sa ruse et son intelligence en font quelqu’un de beaucoup plus important dans l’intrigue. Personnage surprenant, à la fois forte et virile, une caractéristique inhabituelle dans un Japon patriarcal où la femme est effacée et soumise à son époux, elle apporte cette dimension vindicative qui, selon Anthony Davies25, semble manquer dans l’adaptation du fait de la disparition (apparente) de l’intrigue secondaire. Kaede, de fait, sera à la fois Régane, Goneril et Edmond, symbole essentiel de l’enfant ingrat et de la bâtardise morale, de même que Saburo est à la fois Cordélia et Edgar, mais aussi l’enfant naturel aussi rebelle que le réel Motahari et aussi sincère que le loyal et bouillonnant Kent.
21D’autres personnages comme le fou Kyoami (joué par Peter ou Pita), l’acteur travesti, ou encore Tsurumaru, qui a priori apparaissent comme des créations, sont peut-être en fait le fruit de transpositions ou de refontes des personnages de l’intrigue secondaire. La cécité et la solitude de Tsurumaru (Takeshi Nomura), le frère de Dame Sue, qui vit, exilé et misérable, dans une pauvre cabane en bois évoquent manifestement la destinée tragique de Gloucester. Comme sa sœur qui a trouvé la paix intérieure dans le bouddhisme et qui pardonne à Hidetora, il fait preuve de miséricorde envers son ancien bourreau (« l’homme qui a épargné ma vie en me crevant les yeux ») auquel il accorde l’hospitalité. Hidetora effrayé devant tant d’abnégation s’enfuit et chute dans la pénombre. Tsurumaru, cet autre Gloucester, symbole de la pureté inutilement immolée, n’est autre que l’œil du souvenir et du remords.
22Kyoami reprend clairement le rôle du Fou et d’Edgar / Tom. Là encore, un seul et même personnage joue les deux rôles parallèles du fou sage et du philosophe, ce qui évite la disparition brutale du Fou à la fin de l’acte 3. Dans un premier temps, Kyoami se présente comme le gardien moqueur des institutions qui use de lazzi satiriques et du chant dansé emprunté au Kyogen26 pour fustiger l’imprudence du seigneur et pour signifier les désordres d’un monde à l’envers (« Et je donne ma maison, et je donne ma terre, roi des épouvantails ! Serais-je fou ? Pardon, c’est moi le fou pour vous servir ! »). Dans la deuxième partie du film, la moquerie fait place à la compassion alors qu’il accompagne le vieux seigneur devenu fou dans sa recherche du château Azusa qu’il a autrefois incendié, dans un périple quasi mystique (véritable Pilgrim’s Progress) à la recherche des erreurs du passé et de lui-même. Celui qu’il nomme désormais affectueusement « le vieux » est devenu un pèlerin en marche vers la connaissance de soi.
23Aussi plutôt qu’il ne l’a supprimée, Kurosawa a-t-il transposé et déplacé l’intrigue secondaire en réunissant les caractéristiques de deux ou trois personnages en un seul.
24Nous retrouvons cependant les grandes lignes de l’intrigue principale dans la séquence suivante qui montre le partage du fief. Comme Lear pris dans l’un de ces moments de « légèreté sénile27 » qui montrent l’inconséquence de la vieillesse, Hidetora annonce sa décision de renoncer au pouvoir.
III. Flèches unies, flèches brisées : Saburo ou la prole directe
1. Partage du domaine et géographie du pouvoir
25Dans la pièce, le roi Lear fait part de son intention de diviser son royaume au moyen d’une carte qui représente l’étendue de son domaine : « Give me the map there. Know that we have divided / In three our kingdom, ... » (I.1.37-38). Division symbolique qui mènera à la rupture de l’ordre et de la discipline dans le royaume, et qui introduira tumulte, divisions, divergences et discordes au sein du corps social.
26Il n’est pas besoin de carte pour Hidetora. La nouvelle délimitation du territoire se fait directement sur le terrain, puisque la scène est tournée en extérieurs, sur les pentes vertes du mont Fuji-Yama. La géographie du royaume s’inscrit dans une géométrie à la fois primaire et circulaire. Le vieux seigneur est au centre d’un large cercle dont les trois châteaux délimitent la circonférence28. Dès lors, l’action se déroulera autour de ces trois pôles : trois fils, trois châteaux, trois couleurs primaires (jaune, rouge et bleu, dans une symbolique épurée à l’extrême), et ce rythme ternaire a pour effet d’inscrire le récit filmique dans une dynamique qui propulse l’action dramatique avec un rythme à la fois sec et presque saccadé. D’un lieu à l’autre, d’un fils à l’autre et d’un désastre à l’autre, la tragédie se déroule, inéluctable. Cette stylisation amplifie et épure la dimension tragique de l’histoire jusqu’à en saisir l’essence même. Le système met en évidence le parti pris de simplicité adopté par le réalisateur pour représenter l’étendue du domaine des Ichimonji. La désignation concrète des trois châteaux rend plus accessible ce qui, dans la pièce, procède d’une démonstration un peu abstraite. Dans Ran, c’est l’espace même qui est divisé en trois domaines distincts. Ainsi, là où le dramaturge choisit de montrer la division du royaume de manière virtuelle dans l’espace scénique nécessairement restreint du fait des contraintes de la scène théâtrale, le cinéaste semble faire le choix d’utiliser les possibilités du cinéma et de montrer l’immensité d’un espace extérieur élargi. La mise en scène cinématographique permet en effet la prise de vue d’espaces situés en milieu naturel : « The great difference between stage and screen is that the film is always free to use natural or man-made locations, adapting real streets, landscapes, seas. The screenplay, unlike the stage play, by its photographic nature is liberated from the confines of the theater’s acting area29 ». Cependant, la rhétorique du cinéaste reste ambivalente car, pendant toute la durée de la démonstration de Hidetora, les châteaux ne sont pas visibles : ils restent dans l’« espace suggéré » du hors champ30. Lorsque le seigneur décrit l’étendue de son fief à l’assemblée des courtisans réunis autour de lui, il est filmé de dos et en plan rapproché, en train de désigner d’un geste ample le premier château à gauche, puis le deuxième à droite, puis toute la plaine devant lui. La technique est paradoxale. Car, même si la scène est filmée en extérieurs, on assiste à une véritable neutralisation de la spatialité cinématographique (vues larges, mouvement ample, caméra mobile) et à un retour vers un espace théâtralisé (caméra fixe et figée sur le personnage, lieu circonscrit, gestuelle mesurée des personnages). C’est d’ailleurs la même technique qui est utilisée pour filmer le cérémonial du thé après la chasse. Les personnages assis sont figés dans une attitude déterminée par les conventions (fils à gauche, roi au centre, courtisans à droite), et c’est une caméra fixe qui les filme de loin en plan d’ensemble. Seul le Fou apporte une mobilité et une légèreté naturelles à la scène en dansant au milieu des courtisans. Comme le spectateur, la caméra est placée immédiatement face à un espace scénique clairement délimité qui évoque la scène de théâtre : là encore, il y a effet de stylisation et évocation de la mise en scène théâtrale.
27Le film, dans l’ensemble, s’appuie sur le contraste entre les scènes d’intérieur qui empruntent à la gestuelle stylisée, lente et mesurée du Nô ou, pour le Fou, aux danses plus joyeuses du Kyogen, et les scènes d’extérieur prédominantes dans la deuxième partie du film où le mouvement se libère. On remarque ainsi les scènes de bataille qui donnent au film l’amplitude d’une fresque ou encore le moment de la traversée du désert du protagoniste après l’assaut du troisième château. Hidetora, devenu fou, court sans but sur les cendres volcaniques, au sein d’un décor effrayant et lunaire. Il court au-dessous du volcan comme sur les cendres de son passé, et progresse dans cet espace aride, situé hors du temps, comme il le ferait au sein de sa propre conscience et de sa mémoire pour revenir vers les crimes à l’origine du mal. Le mouvement ainsi libéré symbolise un nouvel espace : qu’il soit espace de liberté ou espace de la folie, il est un espace hors du temps, libéré de l’étiquette et des conventions du pouvoir.
2. La métaphore des flèches
28On retrouvera un exemple frappant de l’écriture métaphorique et de l’épure stylistique de Kurosawa dans la scène suivante. Le seigneur tente de prêcher l’union à ses fils au moyen d’une symbolique simple et directe, en montrant trois flèches réunies que nul ne peut ployer ou briser. Les trois frères unis seraient donc forts comme ces flèches qui, ensemble, semblent indestructibles. Saburo se rebelle en brisant les trois flèches sur ses genoux et en s’insurgeant ouvertement contre l’inconséquence de son père : « Vous êtes sénile, sénile ou fou ! […] Dans ce monde, on y survit sans foi ni loi vivant sans merci ni pitié, Vous comptez sur nous parce que nous sommes vos fils ? Vous n’êtes qu’un fou ! » – une forme de rébellion agressive qui semble bien loin du timide et laconique : « Nothing my Lord » (I.1.87) de Cordélia. Les propos outrés et les réactions à fleur de peau montrent un Saburo, là encore, symbole du rebelle positif et naturel (Cordélia, Edgar ou Kent), et lui valent le bannissement.
29La logique de l’action dramatique est enclenchée grâce à un dialogue direct et percutant qui reprend effectivement le sens du texte dramatique mais non les mots eux-mêmes. Ainsi, de texte à texte, le cinéaste-scénariste opère selon une technique de condensation métonymique. Le corps du texte n’est pas véritablement modifié, mais il est envisagé de manière synthétique : mots, images et leitmotive sont à la fois déplacés et réduits en une image différente qui exprime le même sens essentiel. Le procédé a pour effet de donner aux mots un caractère abstrait et au récit filmique la dimension d’une fable, simple et claire.
30On retrouve le même type de procédé alors que Kyoami apostrophe à son tour Hidetora pour son imprudence : « Oiseau stupide, l’œuf se brise et lâche le serpent ». La parabole de l’oiseau stupide trahi par une progéniture contre-nature résume à elle seule l’intrigue de King Lear. Le raccourci métaphorique exprime de façon saisissante l’erreur tragique d’Hidetora qui cède imprudemment son domaine à ses trois fils dans un monde fou et cruel (« sans foi ni loi », rappelle Saburo). La métaphore de l’œuf qui se brise en particulier reprend presque directement les paroles du Fou dans la pièce : « Why, after I have cut the egg i’th’ middle and eat up the meat, the two crowns of the egg » (I.4.141-42).
31L’erreur d’Hidetora est de même nature que celle de Lear. À l’inverse du Fou ou de Kyoami, personnage éminemment raisonnable et en perpétuel état d’éveil, Lear et Hidetora acceptent la flatterie autant que les certitudes faciles. Ils pensent naïvement continuer à bénéficier des égards dus à leur âge et à leur statut de père (« The offices of nature, bond of childhood, / Effects of courtesy, dues of gratitudes », II.2.351-52 ; « Je m’inviterai au château, au premier, puis au deuxième ! »). Les protagonistes ne voient pas les tumultes ou le chaos d’une âme humaine en perpétuelle contradiction. De ce refus de toute méfiance surgit le chaos (« Ran ») qui les mènera à la folie et à la mort.
IV. Scènes de bataille ou « scènes de l’enfer » : mouvement et picturalité
32Après les manœuvres de Dame Kaede, les troupes de Taro et Jiro attaquent à l’aube le troisième château où Hidetora a trouvé refuge après avoir été chassé des deux premiers châteaux. Dans le premier, Kaede aidée du traître Ikoma, un personnage qui rappelle celui d’Oswald dans la pièce, l’exhorte à abandonner les insignes du pouvoir à Taro. Il subit l’humiliation du rejet de ses trente sanjuris. Le film respecte donc parfaitement l’intrigue de la pièce, reprend l’épisode du rejet successif de Lear des demeures de Régane et Goneril, les humiliations et le refus d’accueillir ses serviteurs et enfin l’expulsion finale dans la tempête.
33Les séquences de l’attaque du château, que le réalisateur a lui-même nommées les scènes « de l’enfer » en référence à Dante, sont les moments-clés de cette fresque sanglante. Ces séquences sont filmées sur les pentes du Mont Fuji-Yama à Gotemba. Ce ne sont que cavalcades effrénées, mouvements désordonnés de chevaux qui se cabrent de toutes parts et farandoles de bannières jaunes (Taro) et rouges (Jiro) entremêlées dans la confusion générale. En réalité, le réalisateur a habilement orchestré cette dynamique en filmant les armées en train de se déplacer selon des schémas précis (de droite à gauche, de face et en avant) et au moyen de plusieurs caméras. En optant pour des couleurs franches, chaudes et primaires pour les bannières des fils ingrats, le rouge signe de violence et le jaune – symbole de traîtrise en occident mais symbole d’autorité et de pouvoir en orient31 – couleurs chaudes qu’il oppose au bleu clair du juste Saburo et au blanc, Kurosawa adopte un système symbolique essentiel pour représenter émotions et violence à leur état brut. On note dans l’ensemble de cette séquence la prédominance de couleurs noires ou grises pour les vues du château dans la pénombre de l’aube qui contrastent avec les couleurs rouges et orangers des flammes qui illuminent l’écran. L’alliance du rouge et du noir représente les extrêmes du chaos guerrier et crée un effet de clair-obscur.
34Des pluies de flèches enflammées s’abattent sur la porte de bois monumentale de l’entrée32 et sur les murs gris du château qui se distinguent à peine dans les lueurs bleutées de l’aube. Des coups de feu sont tirés de toutes parts, d’épaisses fumées envahissent le décor. Des cadavres ensanglantés, déchiquetés et criblés de flèches, jonchent le sol. Si l’enfer apocalyptique de la guerre est illustré de manière concrète par la multitude de cadavres maculés de sang, la violence n’est pas exacerbée par le recours à un réalisme de style frontal. Elle est au contraire contenue, comme mise à distance par des moyens formels sophistiqués. Pour ce passage, le cinéaste choisit en effet les vues d’ensemble plutôt que les plans rapprochés, de même que les couleurs sombres ou les clairs-obscurs qui masquent les détails les plus crus de l’horreur. Enfin, la bande son et les bruitages sont supprimés durant toute la première partie de l’assaut. Seule reste audible la musique de Toru Takemiku composée à partir des adagios de Mahler, musique d’un lyrisme sombre qui transmet une impression de désespoir.
35La neutralisation de la dimension acoustique crée un effet de distanciation qui permet au spectateur de mieux supporter ces images en eau-forte. Si l’esthétique stylisée atténue le choc visuel des images, cet intermède muet sert aussi « de caisse de résonance à la bêtise humaine33 ... » et donne au discours filmique une dimension nihiliste en montrant la guerre comme une pantomime absurde. L’humanité semble abandonnée dans ce silence tragique qui traduit l’indifférence des dieux : « In eliminating the sounds from the scene of battle, I wanted to indicate that the perspective was that of the heavens: the heavens watch such unthinkable and bloody battles and become literally mute34 ». Au moment crucial où Taro est brutalement abattu d’un coup de revolver dans le dos, on entend à nouveau le vacarme de la guerre (hurlements, coups de feu, bruits de cavalcades) à plein volume.
36On remarque dans cette séquence une sorte de « mobilité critique » des caméras qui cernent l’action, se déplacent sans relâche d’un pôle à l’autre et embrassent divers aspects de l’horreur guerrière, dans un regard global et sans complaisance, ironique presque, sans jamais s’attacher à un centre. Dans cet éparpillement général du regard et de l’action, les événements semblent survenir par accident, par le jeu d’un hasard absurde, et se dérouler presque sans but. Ce décentrement suggère la présence de forces entropiques qui font brutalement basculer la raison vers l’absurde et le néant, d’où le choix de Ran pour le titre, qui renvoie à l’image du chaos des origines. Peut-être peut-on voir dans le mouvement des caméras qui tournent autour des flammes de l’enfer une visualisation du paysage mental d’un protagoniste nouvellement atteint de folie, ou encore l’illustration directe de la roue de feu qui symbolise les tourments de Lear : « I am bound / Upon a wheel of fire » (IV.6.39-40).
37Dans cet enfer, le vieux seigneur tente en vain de résister. Dans le château en flammes et alors que ses concubines se donnent la mort, Hidetora tente vainement de se faire sappuku et, absurdement, son sabre brisé l’en empêche. La scène de l’incendie du château (que la presse japonaise appelait le « Fort-Kurosawa »), présentera un gros risque technique et financier car elle devra être tournée en un seul plan très long, sans interruption et au moyen de plusieurs caméras en mouvement35. Toute cette séquence qui dure une quinzaine de minutes en tout, montée à un rythme étourdissant, constitue une extrapolation importante par rapport à la pièce. En effet, Lear devient fou de douleur alors qu’il est doublement victime de l’ingratitude de sa progéniture et des éléments déchaînés : « Here I stand your slave, / A poor, infirm, weak and despised old man, […]. O, ho, ’tis foul! » (III.2.19-24). Ici le protagoniste est au cœur même de la guerre, prisonnier de ce château torche devenu véritable citadelle de la violence.
38Si les séquences de guerre sont un exemple crucial du cinéma de la cruauté de Kurosawa, la cruauté s’exprime aussi de manière froide et mesurée au rythme de la gestuelle Nô. C’est le cas en particulier pour les séquences qui montrent les manœuvres de Dame Kaede.
V. Kaede : la renarde à la tête de pierre
1. Le théâtre des passions
39Dame Kaede, dont le nom évoque un bois d’érable dense, est un personnage féminin hors norme dans ce Japon féodal qui exige des femmes effacées et soumises : elle incarne à la fois la force, la détermination et le mal absolu. Son mari tué par Kurogane, elle parvient à séduire Jiro, qu’elle exhorte à combattre les troupes de Saburo pour détruire le clan meurtrier de sa famille. Le masque de cire blanchâtre qui recouvre son visage, la gestuelle très calculée du Nô — dont l’effet Men o Kiru, par exemple, qui consiste pour l’actrice à tourner la tête de l’autre côté de l’objet qui retient son attention —, montre un personnage froid et calculateur, presque asexué, qui évoque la saisissante et silencieuse Lady Asaji (Isuzu Yamada) dans Throne of Blood. Toutes deux sont cloîtrées dans une violence contenue et un désir muet, glaçant. Femme encore jeune, Kaede ne désire pas renoncer à la vie et se plier aux coutumes du veuvage (cheveux coupés et retrait du monde). On note l’analogie avec Edmond le bâtard qui s’estime lésé en étant privé de tout droit d’héritage et victime d’une société trop rigide. Le détail permet de nuancer le personnage de Kaede souvent présenté comme totalement noir et monstrueux. À l’origine, Kaede et Edmond sont tous deux victimes d’événements qui les dépassent, monstres par nécessité autant que par nature36. Ils évolueront ensuite vers un mal plus radical et gratuit. Ainsi, Kaede exige de son amant qu’il fasse tuer son épouse légitime, la pieuse Dame Sue.
40La scène de la séduction de Jiro est filmée dans la pièce dite « d’or », baignée de lumière et ornée de décors de panneaux dorés qui suggèrent une sensualité crue et violente. L’approche de Kaede est planifiée comme une prise d’assaut : la marche lente au rythme de la gestuelle Nô, le rire fortissimo destiné à annihiler la volonté de Jiro qu’elle menace d’un poignard avec lequel elle lui taillade le cou par deux fois avant de lécher goulûment le sang et de l’embrasser, ont fait de cette séquence l’une des plus difficiles à tourner pour les acteurs. D’après les instructions du cinéaste, Kaede devait « se ruer sur Jiro comme un chat, puis au fil des tentatives, c’est devenu une panthère, une lionne, une tigresse37 ». Le but est de révéler un personnage monstrueux, mi-femme mi-féline, qui renvoie à ces monstres hybrides, ces tigresses barbares et dégénérées que le texte dramatique évoque : « Tigers, not daughters, … / Most barbarous, most degenerate […] monsters of the deep » (IV.2.41-51)38. On peut donc voir dans ce personnage une refonte des personnages de l’intrigue primaire et secondaire, à la fois le machiavélisme et les frustrations d’Edmond et la cruauté comme les désordres moraux de Régane et de Goneril.
2. Des félines de Shakespeare à la renarde, ou le cœur de l’image
41L’adaptation est donc d’autant plus réussie qu’elle reprend indirectement la thématique essentielle du texte. La réécriture prend la forme d’un double chassé-croisé au niveau de l’intrigue entre personnages primaires et personnages secondaires, comme au niveau de la caractérisation. De même que le cinéaste avait choisi de remplacer les trois filles de Lear par trois fils afin de signifier leur force de caractère, c’est cette fois en femme séductrice et volontaire que Kaede reprend le rôle d’Edmond le bâtard. Kurosawa, en bon scénariste, joue à l’envie de ces métamorphoses identitaires. Il met ainsi en évidence la présence d’un monde à l’envers et d’une inversion du masculin et du féminin dans la pièce.
42Kaede, Régane et Goneril sont des personnages hybrides, femmes-hommes, femmes-louves ou monstres-féminins des origines – « women will all turn monsters » (III.7.91).
43Dans la pièce, Régane et Goneril sont représentées comme des serpents, des louves, des panthères ou des renardes, et montrent l’image de la ruse, de la duplicité et de la traîtrise : « She’ll flay thy wolvish visage » (I.4.288) ; « A fox when one has caught her, / And such a daughter, / Should sure to the slaughter, ... » (I.4.297-99). Les vautours, les panthères ou les tigresses (« False of heart, light of ear, bloody of hand; hog in sloth, fox in stealth, wolf in greediness, dog in madness, lion in prey », III.4.86-88) sont symboles de cruauté. Pour Régane, le « renard » Gloucester est l’image même du traître : « Ingrateful fox, ’tis he » (III.7.28). Le cinéaste reprend dans le film ce bestiaire foisonnant autour de l’image centrale de la féline ou de la femme-hybride, avec une métaphore essentielle, simple et directe, celle de la tête de renarde en pierre. Kaede a demandé la tête de sa rivale Sue. La tête de la statue de pierre rapportée par le fidèle lieutenant Kurogane à Kaede en lieu et place de celle de Sue opère un raccourci saisissant des images du texte. Il réunit toutes ces images en une seule métaphore visuelle assortie d’une fable. Dans la parabole contée par Kurogane, la renarde à neuf têtes est en effet un être hybride, mi-femme mi-bête, symbole essentiel d’un mal monstrueux. Cet être intemporel peut se réincarner en neuf vies et surgir cycliquement des replis du temps, pour apporter désastres et misère.
44On retrouve ici le double procédé de déplacement métaphorique et de condensation. La métaphore (la renarde comme symbole essentiel de la ruse et de la duplicité) s’appuie sur un effet de condensation métonymique du texte : une image essentielle, simple et unique, propose la synthèse de l’ensemble des images verbales ou de l’isotopie sémique autour de ce thème. En outre, la tête de pierre dure et inflexible suggère la froideur et l’inhumanité de l’être hybride. Elle peut donc, par glissement de sens, représenter les cœurs durs et insensibles comme le métal ou comme la pierre, ainsi que Lear envisage Régane : « Then let them anatomize Regan; see what breeds about her heart. Is there any cause in nature that makes these hard-hearts? » (III.6.34-36). Ainsi comparée à une statue, à un bloc de pierre dur et froid, le personnage de Kaede se trouve réduit à un être d’airain inhumain et insensible. Quelques plans simples suffisent au cinéaste pour rendre compte de toutes les invectives de Lear ou d’Albany, de Kent et du Fou, à l’égard du monstre féminin. L’écriture de Kurosawa, métaphorique et synthétique, vise le cœur de l’idée autant que le cœur de l’image.
45Comme celui d’Edmond, de Régane ou de Goneril, le destin de la renarde sera dès lors inéluctablement tragique. La renarde à la tête et au cœur de pierre finira victime de ses ruses, décapitée par Kurogane. La scène, très brève, est filmée en ellipse39, un hors champ salutaire pour éviter le choc frontal d’une extrême violence, laquelle est simplement suggérée par la tache de sang éclaboussant le takomona40 argenté.
46Kaede représente donc l’essence du mal mais aussi toute la violence contenue de la société japonaise. À travers ce personnage-type, c’est tout une poétique de la cruauté et de la violence que le cinéaste exprime tout autant que dans les scènes de guerre.
47Dans la deuxième partie du film, le rythme se ralentit, comme à l’acte 4 de la pièce. Hidetora part à la recherche du passé. Les ruines du château Azusa finalement retrouvé se résument aux sombres poutres des anciennes fortifications du château. Les lignes brisées, obliques et abruptes qui quadrillent l’écran en gros plan, obstruent l’espace, bloquent la vue et emprisonnent le regard, accentuant ainsi l’effet d’« étrange étrangeté » menaçante des lieux. Hidetora, filmé derrière ces lourdes lignes noires, apparaît alors comme doublement prisonnier, des ruines et du temps.
48Les scènes finales du film illustrent plus encore la philosophie pessimiste du cinéaste.
VI. Le monde aveugle : de la tragédie sans héros au crépuscule des dieux
1. « Is this the promised end? ». Fins de parties
You do me wrong to take me out o’th’ grave.
Thou art a soul in bliss, but I am bound
Upon a wheel of fire, that mine own tears
Do scald like molten lead (IV.6.38-41).
49C’est en ces termes que Lear exprime son désarroi à Cordélia et son refus de renaître à la vie après avoir banni la fille aimée. La honte de l’erreur le tourmente. Lorsque Saburo revoit son père, les retrouvailles sont décrites avec le même pathos que les retrouvailles de Cordélia et de Lear. Les deux protagonistes hurlent et pleurent de joie avec un sentimentalisme qui ne sied guère à des samouraïs. Les retrouvailles sont brèves. Saburo transporte Hidetora sur son cheval mais, au moment où on va leur annoncer que la guerre est gagnée et que la troupe de Jiro est vaincue, un tireur embusqué atteint Saburo et le tue, un accident du hasard qui fait écho à la mort absurde de Cordélia survenant presque par accident après le repentir tardif d’Edmond. Il s’agit là de l’un de ces détours absurdes du destin, qui figurent une faille ou une fracture du temps : « Is this the promised end? » (V.3.238). La mort brutale de Cordélia a souvent désarçonné la critique. La fin du juste Saburo s’inscrit dans la même logique de l’absurde. Le hasard prévaut sur la logique de la restauration de l’ordre moral et le grotesque l’emporte dès lors sur le tragique. Jan Kott parlerait à ce sujet de tromperie :
50La tragédie est une tromperie où celui qui trompe est plus juste que celui qui ne trompe pas, et celui qui est trompé plus intelligent que celui qui n’est pas trompé. En dernière instance, la tragédie est un jugement sur la condition humaine, une mesure de l’absolu ; le grotesque est la critique de l’absolu au nom de l’expérience humaine. La tragédie conduit à la catharsis ; le grotesque n’apporte aucune consolation41.
51Dans le film, comme dans la pièce, les dieux restent absents et sourds à la souffrance humaine. Les personnages éplorés qui se tiennent autour de Saburo et d’Hidetora, qui agonise sur le cadavre de son fils, s’insurgent contre cette fatalité et contre l’indifférence presque malveillante des dieux. L’adresse de Kyoami aux dieux cruels (« Ni dieux, ni Bouddha, c’est si drôle de nous voir pleurer ? Pourquoi les dieux et Bouddha s’amusent-ils à regarder les hommes qui se tuent mutuellement comme des vers ? »), rappelle effectivement les paroles désespérées de Gloucester : « As flies to wanton boys are we to th’ gods; / They kill us for their sport » (IV.1.38-39). Il y a là encore un travail de transposition presque directe des mots de la pièce eux-mêmes (et non pas simplement de l’idée essentielle). Le procédé de réécriture et de simplification contribue à donner à ces paroles plus d’importance encore et à les présenter comme la leçon principale de la fable, de manière directe et explicite.
52Tango reprend et corrige les invectives de Kyoami : « Même les dieux et Bouddha sont impuissants devant la folie des hommes […] qui cherchent la souffrance au lieu de la joie. […] La bêtise des hommes qui répètent sans fin le meurtre ! Ainsi va le monde. Le monde cherche la douleur. Se complaire à tuer ! ». Ces paroles correspondent à la modération bienveillante d’Edgar lorsque celui-ci accepte de pardonner Edmond et qu’il refuse tout scepticisme religieux : « Let’s exchange charity. / I am no less in blood than thou art, Edmond. […] / The gods are just, and of our pleasant vices / Make instruments to plague us » (V.3.157-62).
2. L’être et le néant
53L’image finale est celle d’un Tsurumaru solitaire dont le profil se détache en contrepoint sur un ciel pourpre embrasé par le soleil couchant. Le jeune homme est doublement seul : il ne peut pas voir le monde et, en particulier, le gouffre qui s’ouvre à ses pieds, et il ne reçoit aucun écho à ses appels, puisque Dame Sue (dont le nom, de manière emblématique, signifie « fin du monde ») est partie chercher la flûte oubliée et n’est pas revenue, probablement tuée par un homme de Kaede. Solitaire et incertain, Tsurumaru chancelle, titube au bord du vide que son bâton d’aveugle lui a fait repérer in extremis. Mais, dans ce brusque mouvement, il lâche le parchemin qu’il transporte, qui tombe et qui se déplie pour révéler alors au spectateur le visage du Bouddha se reflétant au soleil. Fin emblématique pour certains, « appel au retour aux valeurs de la culture et de la religion classiques42 », tandis que pour d’autres, cette chute symbolise la dérision et l’impuissance du sentiment religieux à vaincre la faiblesse de l’homme et sa propension au tumulte et à la guerre. La métaphore finale, celle d’une humanité aveugle au bord du gouffre, montre le pessimisme ultime du cinéaste marqué par l’holocauste nucléaire, à une période où l’homme a perdu tous ses repères moraux. Dans ce chaos existentiel, l’homme en quête de valeurs et de repères se tourne vainement vers des dieux indifférents ou inexistants : « Si l’on continue stupidement à chercher le bonheur dans la vexation et dans la guerre plutôt que dans l’harmonie et dans la paix, pourquoi le ciel devrait-il intervenir pour nous sauver de notre stupidité43 » ? Dans la pièce, les fous, les aveugles ou les faibles sont les seuls vrais visionnaires qui deviennent les rédempteurs du monde. Les voyants ou les puissants (Régane, Goneril, Edmond, Cornwall) restent quant à eux dans l’invision ou l’aveuglement, l’erreur ou l’errance morale.
54Ici, seul Tango, dont les remontrances finales au scepticisme désespéré de Kyoami font écho aux mots de consolation d’Edgar, survit à l’hécatombe finale. Pour autant, le film, selon le réalisateur44, n’est pas plus pessimiste que la pièce car Hidetora, comme Lear ou Macbeth, est conscient de ses fautes. Dans ce tiraillement s’inscrit le tumulte d’une tragédie qui oscille entre les petites victoires individuelles et l’effondrement final du monde.
Conclusion : Ran, une écriture essentielle
55Ran offre donc une réécriture libre, latérale et indirecte du texte de Shakespeare. Au-delà des modifications nécessaires dues à la transposition culturelle et au transcodage des images verbales en images visuelles, (langue et contexte culturel japonais, déplacements et écarts dans la caractérisation des personnages, dialogues abrupts et incisifs), le réalisateur procède à une réécriture effectivement à partir de l’intrigue et de l’imagerie élaborée du dramaturge. Malgré les raccourcis et les déplacements, les personnages ne sont nullement décalés mais, au contraire, parfaitement ajustés à leurs modèles. La transcription du texte se fait sur un mode direct et explicite. Ceci semble avoir pour effet d’accentuer les caractéristiques psychologiques des personnages (errances verbales du roi, flagornerie intéressée des frères aînés, sincérité maladroite du cadet) et de mettre clairement en évidence les rouages de l’intrigue et les articulations de l’action dramatique. D’une certaine manière, le texte adapté s’en trouve épuré et plus accessible, ce qui imprime un rythme rapide au récit. Le texte, loin d’être écarté ou négligé, est comme condensé et saisi dans son essence. Il est réécrit au gré d’une poétique personnelle qui respecte cependant l’essentiel de sa veine philosophique. Les images du texte dramatique sont certes modifiées, esthétique cinématographique oblige, mais le réalisateur opère selon un principe de refonte en profondeur pour adapter le texte.
56L’esthétique du cinéaste peut se définir comme une écriture essentielle ou une épure. Le réalisateur recourt au symbolisme et à des métaphores visuelles directes qui reprennent à la fois les images foisonnantes du texte dramatique et les fables traditionnelles japonaises. L’image filmique, en mouvement perpétuel, s’écrit autour de multiples tensions, de bruits extrêmes et de silences, de cris et de chuchotements, de clairs-obscurs, de couleurs primaires exacerbées jusqu’à la couleur fondamentale, et enfin autour d’un mouvement continu d’expansion et de contraction de la durée de l’action, montrant une alternance d’actions précipitées et de moments de pause ou de ralentis qui relativisent le temps de l’histoire.
57Si l’adaptation se présente comme une recréation personnalisée, elle respecte aussi l’essentiel des thèmes et de la philosophie de King Lear. Le choix par Kurosawa de la pièce la plus noire du dramaturge n’est certes pas un hasard. Le cinéaste japonais a voulu voir une tragédie familiale là où la légende des Mori, les belliqueux samouraïs du XVIe siècle, n’offrait pas une dimension aussi pessimiste. Son propre pessimisme est venu à la rencontre de l’incroyable pessimisme du dramaturge, de sorte que l’extrapolation s’est imposée comme une nécessité pour le réalisateur.
58Ce film se présente donc comme une véritable expérience d’adaptation et une anamorphose du texte dramatique. Il ne paraît s’éloigner du texte et du contexte de l’œuvre que pour mieux revenir à son essence. C’est en cela qu’il jette sur King Lear un éclairage à la fois nouveau et juste.
Bibliographie
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Notes
1 Les termes « Takatora », « Masatora » et « Naotora » signifient en japonais fils aîné, puîné et cadet.
2 Il s’agit aussi du troisième film shakespearien après The Throne of Blood / Le Château de l’araignée et The Bad Sleep Well / Les Salauds dorment en paix (1960), une adaptation très libre de la pièce Hamlet dont l’action se situe dans le milieu corrompu des affaires et des hauts fonctionnaires au Japon dans les années cinquante.
3 La société Greenwich est alors dirigée par Serge Silberman connu pour son audace et son indépendance d’esprit. Il a été également producteur des films de Bunuel. Les producteurs sont finalement convaincus quand le réalisateur leur montre les centaines de dessins coloriés réalisés lors de l’élaboration de son projet en 1978-1979.
4 Bertrand Raison & Serge Toubiana éds, Le Livre de « Ran », Paris, Éditions du Seuil/Cahiers du Cinéma/Greenwich Film Production, 1985, p. 141. L’histoire du tournage de Ran est, par ailleurs racontée, en détail dans cet ouvrage. Le film dure deux heures quarante-deux minutes. Emi Wada, responsable de la confection des costumes, a créé presque cent vingt kimonos, soit environ deux à six costumes par acteur. Les acteurs ont subi des séances de maquillage de plusieurs heures et ont été entraînés par des maîtres du combat, des professeurs de danse, de maintien ou des spécialistes du théâtre Nô (le maître Honda).
5 Donald Richie, The Films of Akira Kurosawa, Berkeley et Los Angeles, California University Press, 1984, p. 122-23.
6 Akira Kurosawa est cité par Aldo Tassone, (entrevue réalisée en 1980), dans Akira Kurosawa, Paris, Édilig, 1983, p. 185.
7 Bertrand Raison & Serge Toubiana, op. cit., p. 11.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Bertrand Raison & Serge Toubiana, op. cit., p. 13.
11 Ibid, p. 11.
12 Anthony Davies, Filming Shakespeare’s Plays. The Adaptations of Laurence Olivier, Orson Welles, Peter Brook, Akira Kurosawa, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 152.
13 Aldo Tassone, op. cit., 1990, p. 274.
14 Ibid., p. 183.
15 Christian Metz, dans Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1993, p. 231, définit d’ailleurs ce glissement de sens métonymique comme le propre de toute adaptation cinématographique, et comme une manière de s’adapter à une réalité physiquement absente.
16 Nous ne pourrons traiter ici que quelques-uns des nombreux détails qui montrent cette adéquation profonde au texte modèle.
17 Les citations sont tirées de l’édition de Gary Taylor et Stanley Wells, William Shakespeare. The Complete Works. Oxford, Oxford University Press, 1988, (d’après l’édition Folio datée de 1623).
18 James Goodwin, Akira Kurosawa and Intertextual Cinema, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 199.
19 « If the figure of Lear dominates the play, whether as king, poor old man, or representative of mankind, it is a work richly peopled with a varied cast of characters », R. A. Foakes, « Introduction », King Lear, Methuen, « The Arden Shakespeare », 1997, p. 34. Voir en particulier la discussion p. 13-34, sur les différentes nuances entre les mises en scène. Dans les mises en scène classiques des XVIIIe et XIXe siècles, celles de Garrick en 1756 ou de Macready en 1838 en particulier, Lear apparaît en tenue d’apparat et arbore les insignes de l’autorité royale. Ces mises en scène contrastent avec le dépouillement minimaliste des années soixante. Peter Brook (1962) et Giorgio Strehler (1972) montrent le protagoniste comme un représentant de l’humanité. Dans les mises en scène des années quatre-vingt, c’est un vieillard pathétique, poussé dans un fauteuil roulant (ainsi la mise en scène de Deborah Warner pour le National Theatre en 1990) ou encore un personnage misérable vêtu de haillons, d’une chemise et de jeans usés dans la mise en scène de Nicholas Hytner pour le Royal Shakespeare Theatre en 1990.
20 Kurosawa cité par Bertrand Raison & Serge Toubiana, op. cit., p. 93.
21 Il s’agit d’une citation du dialogue du film. Les citations provenant de ce dialogue, placées entre parenthèses, ne feront pas l’objet de notes.
22 Télérama 1781, 29 février 1984, entrevue par Patricia Duval et Daniel Pélegrin.
23 Bertrand Raison & Serge Toubiana, op. cit., p. 13.
24 C’est précisément cette condensation de deux intrigues ou cette refonte qui met en évidence, par rebond, l’effet de miroir ou l’effet de parallèle entre l’intrigue primaire et l’intrigue secondaire dans la pièce.
25 Voir note 14.
26 Le Kyogen est la forme théâtrale à l’origine du Nô, qui sert aujourd’hui d’intermède comique au spectacle lui-même.
27 Aldo Tassone, op. cit., 1990, p. 274.
28 Les décors et les maquettes des châteaux réalisés par Yoshiro et Shinobu Muraki trouvent leur modèle à partir de trois forts du XVIe siècle : le château fort d’Himeji, au sud d’Osaka pour le premier, celui de Kumamoto (île de Kyushu) pour le second et Muraoka, le plus ancien des forts nippons, sur la mer du Japon pour le dernier.
29 Roger Manvell, Theater and the Film. A Comparative Study of the Two Dramatic Forms of Dramatic Art, and of the Problems of Adaptations of Stage Plays into Films, Londres, Associated University Press, 1979, p. 27.
30 André Gaudreault & François Jost, Cinéma et récit II : le récit cinématographique, Paris, Nathan, 1990, p. 86.
31 Le noir est aussi signe d’autorité, d’élégance et de raffinement. L’insigne du clan Ichimonji montre d’ailleurs une lune et un croissant jaunes sur fond noir. Voir les remarques de Michel Pastoureau et Dominique Simmonet, dans Le Petit livre des couleurs, Paris, Éditions du Panama, 2005. Les auteurs rappellent que si les couleurs sont plus souvent porteuses de symboles universels ; elles peuvent aussi avoir divers sens selon les lieux et les périodes, ou être ambivalentes. Ainsi, le rouge peut signifier à la fois l’amour passion, ou la violence de l’enfer, comme c’est bien sûr le cas ici.
32 Ces portes devaient permettre aux cavaliers et aux bannières de passer sans encombre. Or, ce genre de porte n’existait pas au XVIe siècle. Ce détail vient contredire l’idée d’un réalisateur très pointilleux en matière de décors et soucieux de respecter à la lettre le réalisme historique. Kurosawa, malgré sa grande exigence, n’est donc pas à l’abri de la tentation de « tricher » par pur souci pratique.
33 Akira Kurosawa, cité dans l’entretien reporté dans Bertrand Raisonet Serge Toubiana, op. cit., p. 16.
34 Akira Kurosawa cité par James Goodwin, op. cit., p. 211. Kenneth Branagh a recours à une technique du même genre pour sa peinture de la bataille d’Azincourt dans Henry V : l’effet de ralenti et de mise à distance des sons accentue la dimension épique de la bataille. Ici cependant, le lyrisme est sombre et l’épopée déconstruite.
35 De la même façon les séquences de batailles finales tournées dans le parc naturel du Mont Aso dans l’île du Kyushu, au sud de Tokyo, seront filmées d’un seul tenant et en un seul plan, parfois long de plus de neuf minutes (c’est d’ailleurs un principe adopté pour soixante pour cent des scènes du film), et au moyen de trois caméras placées à des points stratégiques différents.
36 Peut-être peut-on faire la même remarque concernant l’opposition entre bâtardise et liens naturels véritables : Kaede comme Edmond est une « pièce rapportée » au clan Ichimonji, et elle ne peut donc que les trahir.
37 Bertrand Raison & Serge Toubiana, op. cit., p. 144.
38 La citation est tirée de l’édition de R. A. Foakes, op. cit., p. 313.
39 Francis Vanoye, dans Cinéma et écrit I. Récit écrit, récit filmique (Paris, Nathan, 1989, p. 112), définit l’ellipse comme une allusion ou une suggestion métaphorique par déplacement « de la description censurée sur celle d’un autre objet », ceci afin de ne pas contrevenir aux bienséances. Ce procédé allusif est particulièrement bien adapté à l’écriture essentielle de Kurosawa.
40 Le takomona est l’alcôve au mur argenté où on place traditionnellement une peinture et une fleur.
41 Jan Kott, Shakespeare notre contemporain [1962], trad. du polonais par Anna Postner, Paris, Payot, 1978, p. 112.
42 Aldo Tassone, op. cit., 1990, p. 283.
43 Ibid.
44 « In contrast to King Lear, who has no regrets, who does not contemplate his past, who needlessly falls in this terrifying drama, Hidetora reflects on his past and regrets it. In this sense, I think my work is less tragic ». Kurosawa cité par Max Tessier, dans « Propos d’Akira Kurosawa », Revue du cinéma, n°408, 1985, p. 69.