« Du balcon de Roxane à celui de Juliette »
Entretien avec Eric Ruf, acteur, metteur en scène, scénographe et administrateur de la Comédie-Française, 17 novembre 2016

Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 26 janvier 2017

Texte intégral

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Éric Ruf, administrateur de la Comédie-Française

Photo © :Christophe Raynaud de Lage

Imaginer et concevoir la scénographie

1Estelle Rivier (ER) – Vous avez scénographié deux œuvres dont on connaît la filiation : Cyrano de Bergerac, mis en scène par Denis Podalydès en 2006 (et repris en 2015-2016), et aujourd’hui Roméo et Juliette que vous mettez également en scène. Dans quelle mesure les dispositifs scéniques sont-ils comparables ?
Éric Ruf – Ni la mécanique ni l’esthétique ne sont similaires dans les deux pièces, mais d’une certaine manière, elles résultent d’un même processus. C’est le cas de l’effacement progressif du balcon dans les deux scénographies. Si je ne l’ai jamais considéré en tant que tel, il y a en effet un réflexe commun aux deux scénographies. Au sujet de Roméo et Juliette, je n’arrivais pas à comprendre ce que signifiait la scène de l’acte II, scène 2, son endroit dans la pièce, la qualité augmentée de l’amour qui s’y exprimait, enfin à quoi elle servait dans la narration. Lorsque je posais la question autour de moi, la confusion immédiate se faisait avec la pièce de Rostand. Par exemple, si l’on y regarde de plus près, le baiser, c’est dans Cyrano, pas dans Roméo et Juliette. Le premier baiser, c’est celui de la gloire, celui du grand timide qui n’a pu parler, qui a fait des signes muets dans le parc et pour qui, tout à coup, est donnée une première fois. Cela n’est pas le cas de Roméo.

2ER – Il est vrai que l’on est parasité par d’autres mises en scène où ce baiser est souvent restitué, où le rapprochement des corps se fait. Dans votre mise en scène, la scène du baiser a lieu lors du bal des Capulet, dans les vestiaires. Le rapprochement des amants est très sensuel. On s’attend alors à ce que, lors de la scène du balcon, Roméo grimpe jusqu’à sa belle pour lui voler un nouveau baiser…. mais il reste coincé en bas et le spectateur en ressort quelque peu frustré…
Éric Ruf –Sauf erreur de lecture de ma part, c’est écrit dans le texte de Shakespeare. C’est en cela que je ne comprenais pas pourquoi il y avait la scène du balcon à cet endroit-là de la pièce. Roméo a vu Juliette au bal, ce qui a effacé la présence de Rosaline d’une manière extrêmement rapide. La rencontre entre Roméo et Juliette s’apparente à un coup de foudre. Ils s’embrassent deux fois, cela est indiqué par Shakespeare. Deux fois. Ils ne s’embrassent pas la main. Ils s’embrassent. La première fois, cela peut être chaste, mais la seconde est totalement suspecte. Si on embrasse une seconde fois, c’est parce que l’on y a pris goût. Une fois que l’on a embrassé une femme, c’est un avant-goût, mais il n’y a plus grand chose à gagner ensuite. Quand on a embrassé quelqu’un, il est acquis d’une certaine manière.
Pourquoi donc Roméo escalade-t-il ensuite deux murs dans le verger pour se retrouver dans l’enceinte des Capulet ? C’est un acte très courageux pour celui qui se jette dans la gueule du loup et il pourrait se faire trucider. Roméo a de quoi être fier. Il n’est pas manchot puisqu’il a grimpé deux murs, donc pourquoi ne grimpe-t-il pas le long du balcon effectivement ? Il n’est pas peureux, donc ce n’est pas la présence de la nourrice qui l’arrête. Et il n’a pas rendez-vous alors que chez Rostand, Christian a rendez-vous. La situation est préparée puisque Cyrano et lui viennent ensemble. Au début de l’acte II, Roméo se dit « qu’est-ce que je fous là ?1» Il n’est pas parti avec ses amis. Il s’est enfui. On le cherche et il s’approche de l’épicentre de quelque chose en se demandant pourquoi il est venu en pleine nuit alors que sa belle dort certainement. Quand Juliette sort elle-même, elle ne vient pas pour le rencontrer. Elle sort pour s’interroger sur le nom de Roméo, qui est selon moi une réflexion très concrète.

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Juliette (Suliane Brahim) et Roméo (Jérémy Lopez)

© Divergence images

3ER – Est-ce l’absence de baiser qui vous a conduit à construire un mur vertigineux et infranchissable dans Roméo ?
Éric Ruf – Est-ce que dire l’amour dans la distance change la donne ? Est-ce différent de ce que l’on oserait dire derrière un mur en papier dans un hôtel japonais, sans la pudeur avec laquelle on parlerait si on voyait le visage de la fille aimée ? Est-ce que rester à se tenir la main dans un hôtel, tout habillé, sans rien faire, provoque une rétention ou une augmentation d’un je-ne-sais-quoi ?
Au cours de ma réflexion, je suis tombé sur une gravure du Globe où il y a un balcon. Shakespeare faisait avec ses moyens. Tous les metteurs en scène essaient de travailler sur la verticale tellement la pesanteur terrestre est pénible au théâtre. Il faut diriger le regard vers le haut. Aujourd’hui, il y a des normes de sécurité qui sont beaucoup plus contraignantes qu’aux temps de Shakespeare et de Molière. Pourtant, il faut construire. Or qui dit balcon, dit construction énorme et qui dit construction à la Comédie-Française où l’on n’a pas d’espace en coulisse, dit jouer avec les rideaux. Toutefois, la rapidité de jeu que nécessitent les pièces de Shakespeare est telle qu’on ne peut pas avoir un dispositif trop complexe.

4ER – Dans quelle mesure cette verticalité a-t-elle changé l’interprétation des comédiens (Jeremy Lopez/Roméo et Suliane Brahim/Juliette) ?
Éric Ruf – J’ai essayé d’inclure un balcon qui va à l’encontre des clichés. Lorsqu’on est sur un balcon classique, on n’a rien à jouer parce que l’espace y est trop étroit. On est coincé comme sur une nacelle. Faire des lumières sur un joli balcon fleuri, cela n’avance pas à grand chose. Or elle est longue cette scène. Elle est belle, mais longue. Comment donc tendre la scène ? C’est Suliane qui m’a inspiré. « Cette scène est faite pour Juliette, pas pour Roméo, m’a-t-elle dit. J’ai l’impression qu’elle outrepasse quelque chose comme si elle faisait le mur. » Juliette m’apparaît alors comme un petit chat qui se serait aventuré sur un arbre et qui ne saurait comment reculer. Et si quelque chose poussait Juliette à fuir ? Pas seulement l’idée de rejoindre Roméo, mais juste le désir de fuir, de sortir, de faire le mur. Ce serait comme si elle cherchait à se donner une liberté, une marge, une pause défendue. J’ai alors dessiné un souvenir de mur…

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Juliette (Suliane Brahim) et Roméo (Jérémy Lopez).

© Divergence

5ER – Une fois les contours du balcon définis, comment avez-vous revisité l’arrière-plan historique de l’œuvre ?
Éric Ruf – J’étais parti sur cette histoire de vendetta, le lieu d’où vient le premier crime. Je voyais des gens vivant dans une architecture extrêmement haute et délabrée qu’ils ont oublié de réparer. Cette architecture inspire le passage du temps. J’ai voulu représenter des gens qui ne savent pas qu’ils sont dans une haute architecture. Des fois, lorsque l’on visite des sites majestueux, les guides n’y prêtent même plus attention. Les lieux sont remplis de détritus et si on le leur fait remarquer, ils nous envoient sur les roses parce qu’ils s’en moquent. Ils sont dans le tableau.
J’ai alors envisagé le vestige du balcon. Cela m’intéressait que les spectateurs découvrent qu’en réalité le balcon était tombé ! D’autant qu’avec une simple corniche, si Juliette tentait en effet de fuir, elle serait coincée. Prise au piège dans cet espace-là comme un sentiment fuyant, ce serait du point de vue interprétatif, explicite. Roméo la découvrirait dans une position qui n’est pas confortable. Il la verrait comme l’on voit un somnambule auquel on doit parler avec précaution et raccompagner à son lit doucettement, de peur qu’il ne tombe. Ce danger réciproque – fuir sans tomber et empêcher quelqu’un de tomber – devait, selon moi, tendre la scène. Et effectivement, cela a été fertile.

Jeux de balcons

6ER – En quoi la scène mythique du balcon de Roméo et Juliette évoque-t-elle des sentiments universels valables de nos jours encore ?
Éric Ruf – « To fall in love » ou tomber en amour… cela est ridicule. On déteste tomber devant les autres. Or l’amour entre en résonance avec cela. Le véritable amour que Shakespeare décrit surprend tout à fait. On touche rarement la personne qu’on voulait atteindre. On est atteint par quelqu’un dont on ne comprend pas du tout les qualités. Tout à coup on est amoureux. On est « tombé » dans quelque chose et il n’est pas simple de s’en relever. Cela fait souffrir et on n’ose pas le dire. Pour ôter la couche de romantisme que le dix-neuvième siècle a mis chez nous, cela me semblait intéressant de partir du ridicule de cette situation.
Assez vite, je me suis dit qu’on n’avait que faire des Capulet et des Montague car ce que décrit Shakespeare magnifiquement, c’est la différence d’engagement entre un homme et une femme. Qu’on ait quinze ou soixante-dix ans, il y a toujours une part de « j’menfoutisme » chez les garçons, une sorte de pudeur qui fait qu’ils y vont sans y aller. Contrairement aux filles qui acceptent la force de l’amour et entrevoient le temps qu’il lui faut consacrer. D’un côté, Roméo veut jurer, de l’autre, Juliette s’y refuse. Cette scène a fait beaucoup réagir les jeunes, ce qui est, selon moi, le signe d’une transposition réussie.
Comme ce n’est pas qu’une histoire d’amour mais aussi une histoire de haine, je me disais que l’Italie de l’entre-deux-guerres qui transportait ce sentiment dans l’univers collectif, c’était la Sicile.

7ER – Revenons à votre choix de balcon dans Roméo et Juliette. Il est vertigineux. Le public retient son souffle. Techniquement quelles difficultés cela pouvait-il engendrer ?
Éric Ruf – Je consens à la scène du balcon mais je ne la donne pas tout à fait. Dans cette scène extrêmement connue, Juliette apparaît au balcon et plus personne n’écoute. Le fait que le lieu soit dangereux, cela rend les spectateurs actifs car ils s’interrogent : va-t-elle tomber ? Cela donne aussi de l’activité à Roméo en dessous. J’avais en tête l’image de ces grandes tours qui forment une agora ou un dédale. Dans les villes d’Italie du sud ou même du Maghreb, quand on visite les tombeaux, cela donne l’impression que l’on a passé toute sa vie là, avec cependant un toit en plus. Je voulais montrer ces mêmes matériaux. On a beaucoup réfléchi sur la façon dont Suliane devait grimper à l’intérieur de la colonne, […] de façon à ce qu’on ne la sente pas venir, qu’on ne la reconnaisse pas en quelque sorte – une proposition qui rend l’actrice différente, enrichie.

8ER – Comment avez-vous fait le choix des interprètes pour ces héros mythiques que sont Roméo et Juliette ?
Éric Ruf – Quand on monte Roméo et Juliette , c’est un véritable « sandwich » entre ce que les gens voient et ce qu’ils n’ont en fait jamais vu ! Tout le monde est persuadé que c’est « ça », et ce « ça » est formé d’autant de connaissance que de méconnaissance. C’est un « sandwich » fait du ballet, de l’opéra, des films et de diverses mises en scène. Il y a, par exemple, beaucoup de poncifs sur le nombre d’acteurs en scène ou sur l’apparence physique des deux héros. Selon moi, Roméo n’est pas un chef de bande, mais un mélancolique indécis, une préfiguration d’Hamlet, totalement paumé. Je l’adore pour cela, mais il est presque pauvre, maigre. En termes scéniques, il a beaucoup moins à dire que Juliette qui ne se révèle pas du tout être l’oie blanche qu’on adore. Elle n’est pas innocente du tout. […] À travers toute la distribution – ce qui vaut aussi pour les frères Jean (Bakary Sangaré) et Laurent (Serge Bagdassarian), tous deux dissemblables et pourtant complémentaires – j’ai cherché à montrer la façon dont, en amour comme en amitié, on se lie souvent avec des gens qui ne nous ressemblent pas, avec lesquels on n’a pas forcément les mêmes goûts ni les mêmes idées. Shakespeare a une vision de ces relations-là, de cette crasse humanité. Et cela devient extrêmement lisible pour nous.

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Juliette (Suliane Brahim)

Photo © Jacques Demarthon – AFP

Jouer avec l’imaginaire

9ER – Vous dites qu’il s’agit d’un « sandwich » lorsque l’on monte une pièce célèbre, dans quelle mesure avez-vous été influencé par vos prédécesseurs ?
Éric Ruf – J’ai construit mon décor sans y penser à l’avance, étant sur deux fronts différents [la mise en scène et la scénographie]. Paradoxalement, je voulais ne pas répondre aux attentes des spectateurs et y répondre malgré tout. À la Comédie-Française, on est coincé dans un entre-deux : si on répond aux attentes des spectateurs, on échoue parce qu’ils vont nous dire « ça n’existe pas, on ne l’a jamais vu ». Mais si on n’épouse pas leurs fantasmes, ils pensent qu’on ne les a pas considérés. Il y a donc un cœur de cible qui se déplace et que l’on doit trouver.

10ER – Comment les costumes de Christian Lacroix s’ancrent-ils dans votre conception de la pièce, dans une Italie pauvre et contemporaine ?
Éric Ruf – Je ne voulais pas de costumes chatoyants, de cols en fourrure, de grand manteaux de doges, de culottes à trousses. La langue de Shakespeare est tellement du velours elle-même, du chatoyant, du moiré que si on met ça plus ça, ça fera un moins, comme en mathématiques ; le rendu sera redondant. J’ai donc demandé à Christian Lacroix de travailler sur des costumes maigres. […]
Cyrano de Bergerac est le premier grand projet que j’ai mené avec Christian Lacroix. On a tous montré ce qu’on savait faire : Lucrèce Borgia, c’était très noir, Roméo et Juliette, très blanc. Non pas que je ne veuille jouer avec les couleurs, mais j’essaie toujours de prévoir un fond neutre pour valoriser les costumes de Christian. Si je fais un décor en manteau d’Arlequin et que l’acteur arrive vêtu d’un « patchwork », on ne va plus rien lire du tout. Tandis que si je lui propose une ardoise ou un pan de neige, tout-à-coup, le moindre accessoire va s’avérer être un signe.

11ER – Vous avez su surprendre avec les choix esthétiques, que ce soit dans Cyrano de Bergerac ou dans Roméo et Juliette. Quel est votre moteur d’action, ce qui nourrit votre imagination et anime votre soif de création ?
Éric Ruf – Mes idées, mes projets, viennent d’une lecture, d’une volonté d’échapper à un piège enfermant. J’aime beaucoup l’imaginaire collectif, ainsi que les traditions de l’interprétation. On les suppose toujours aux acteurs, ce qui est vrai. Mais il y a aussi les traditions de l’interprétation chez le public. On n’en parle jamais, Or cela crée des déceptions, des épousailles. J’aime bien les notions d’emploi, d’attente, d’imaginaire collectif parce qu’on peut y répondre, intelligemment déplacer la chose, tendre un élastique au maximum.

12ER – Quelles libertés vous octroyez-vous dans vos adaptations ?
Éric Ruf – Deux ans avant de monter Roméo et Juliette, je tombe des nues en relisant la pièce. Je découvre des sens, des contresens par rapport à ce que j’avais entendu ou lu. Ce qui m’intéressait dans cette pièce, c’est la différence entre la lecture qu’on en a et sa réalité. Dans notre maison [la Comédie-Française], on ne fait que slalomer entre ces deux entités. En tant qu’acteur français, je suis impressionné par la capacité qu’ont les Russes ou les Anglais à jouer avec leur répertoire. Ils bougent des choses, les réécrivent, les replacent […]. Ce qui peut paraître épouvantable aux yeux d’un spécialiste ou d’un traducteur est époustouflant à ceux d’un spectateur. J’ai pris des libertés vis à vis de Roméo et Juliette, notamment la première scène, très longue, où les hommes font des blagues salasses et intraduisibles, incompréhensibles et indigestes. J’ai décidé de commencer avec l’entrée en scène du prince, sous forme de karaoké façon fête du 14 juillet. […]

13ER – Vous avez opté pour une traduction somme toute classique (François-Victor Hugo), ce qui peut surprendre eu égard à vos autres choix, plutôt iconoclastes. Pourquoi ?
Éric Ruf – J’ai lu toutes les traductions de la pièce et me suis aperçu que celle de François-Victor Hugo malgré certaines lourdeurs (dans le choix des inversions sujet/verbe/complément) convenait. Ce qui n’empêche qu’on a parfois dû re-muscler la phrase et faire des coupures. […] Si l’on s’imagine que la langue de Shakespeare est celle de ceux capables de s’exprimer très facilement (c’est-à-dire les gens de la haute), on peut néanmoins prendre le contrepoint et suggérer que ce sont des gens qui n’arrivent pas à s’expliquer, c’est-à-dire la langue de la palabre, africaine, très imagée. Un acteur qui recourt à cinq synonymes dans une même réplique, cela signifie qu’un mot unique ou qu’une seule métaphore n’est pas suffisant pour dire la chose. C’est pour cela que chaque mot doit être dit de manière différente. […]
Peu de temps avant sa mort, j’ai vu Chéreau ; il travaillait alors sur Comme il vous plaira. Toutes les traductions étaient sur son bureau. Je l’ai interrogé sur ses choix et il m’a donné un conseil qui est devenu un viatique : « il faut vulgariser Shakespeare en français, la tentation étant que ce qu’il y a d’obscur en anglais doive le rester en français. » […] Il disait qu’il fallait privilégier la clarté. La complexité du langage anglais devait alors être déportée sur la construction des personnages et leurs rapports entre eux. Cela est très intelligent : on garde les mêmes charges, mais on les répartit différemment.

De Cyrano à Roméo

14ER – Si l’histoire littéraire identifie les amants de Rostand à ceux de Shakespeare, avez-vous été influencé par vos choix esthétiques dans Roméo et Juliette ? Dans quelle mesure finalement les deux oeuvres (Cyrano et R&J) dialoguent entre elles à travers l’espace de la salle Richelieu ? On note, par exemple, que dans les deux scénographies, les balcons s’effacent au profit de la parole.
Éric Ruf – Je crois qu’en vérité je n’aime pas les balcons ! Là est certainement le parallèle à établir. L’aire de jeu sur un balcon est toute petite. Le balcon ne bouge pas. Mettre un balcon avec un rail de tête, c’est joli comme à l’opéra, mais cela, pendant la première minute. Après trois heures d’écoute, on n’en peut plus. Un balcon, ça m’ennuie. D’autant que les scènes dites « de balcon » sont des scènes amoureuses, avec des chatoiements, des reculs, des avancées, psychologiquement, amoureusement. Il y a foule de choses qui s’y passent : littérairement, poétiquement, physiquement, sensuellement, sexuellement, sauf que ce petit tatami vous entrave : on peut jouer sur la diagonale, se situer frontalement, mais l’évolution dans l’image est restreinte. Donc, je ne les aime pas en soi, et c’est la raison pour laquelle je tente de m’en débarrasser en inventant quelque chose.

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Cyrano (Michel Vuillermoz) et Roxane (Françoise Gillard)

© Fonds Comédie-Française

15ER – Cela rejoint votre désir de faire « travailler » également le public…. de le rendre actif.
Éric Ruf – Oui, j’aime jouer avec l’imaginaire des spectateus, leur proposer d’autres choses qui les surprennent, les fassent rire, les interrogent. Au théâtre, on n’a pas grand chose pour faire de la magie […]. L’espace est simple, une boîte à chaussures, avec des cintres, des dessous, des espaces à cour, jardin, lointain et face. Quand vous osez quelque chose et que vous le montrer aux gens, ils se réjouissent parce que c’est un retour à l’enfance comme des ombres projetées sur un mur. Cela fonctionne toujours et nous rappelle à notre crédulité perdue qu’on fait bien de retrouver. J’aime bien jouer avec ces sentiments-là. En tant que scénographe, je fais cela autant que possible.

16ER – Puisque notre propos est de voyager d’un balcon à l’autre, de celui de Roxane à celui de Juliette, pouvez-vous expliquer les images que vous avez voulues créer dans Cyrano ?
Éric Ruf – « La parole amoureuse élève », m’a dit Denis Podalydès. Quand on est petit, pour prévoir la météo, on met une grenouille dans un bocal. Selon qu’elle monte ou descend sur une échelle, il y aura de la pluie ou pas. Que Roxane soit la grenouille météorologique de l’amour me semblait une belle métaphore, Elle sert aussi les expressions « j’ai découvert un truc, je suis tombé de haut » ou « je suis sur un petit nuage ». Je lui ai donc proposé d’effacer le balcon dont on avait profité au premier acte. On pouvait se cacher en dessous. La convention était là pour pouvoir jouer à se dissimuler. Lorsque Cyrano devient soliste et se confie sans fards, on n’en a plus besoin. Exactement comme le vélo d’un enfant auquel on mettrait des petites roues, que l’on soutient pour démarrer puis qu’on lâche sans qu’il s’en rende compte. […] Cela créait une belle image de « transport amoureux », d’une Ariane, d’une fusée de l’amour. J’ai aimé tromper l’attente du public, déçu dans un premier temps en voyant le petit balcon de bois puis finalement séduit en le voyant disparaître […] Roxane apparaissait telle la fée clochette amoureuse. […]

17ER – De fait, Christian se retrouve seul derrière un pan de mur. La concentration du public se porte sur ce qui est dit mais aussi sur les émotions de personnages. L’absence de balcon aide à ce déplacement du focus.
Éric Ruf – Oui, ce que dit Christian est pourtant idiot : « Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite ». Les spectateurs rient ! Christian est beau parce qu’il est éminemment respectable. Il dit des bêtises liées aux circonstances dans lesquelles il se trouve. Il y a des gens qui perdent tous leurs moyens dans certaines situations alors qu’ils les ont formidablement dans d’autres. Si on joue Christian qui a peur parce qu’il ne maîtrise pas la situation, ce n’est pas ce qui est dans le texte. Ce qui est écrit, c’est que son rêve d’amour est en passe de se concrétiser. La seule chose qu’il regarde, c’est la beauté de cette femme, et surtout l’admiration qu’il a pour cette homme-là, Cyrano, qui parle tellement bien qu’il en paraît auréolé. Ce qui était réussi dans le choix de Denis, c’était de confier les rôles de Cyrano et de Christian à Michel Vuillermoz et à moi. Comme on a à peu près la même stature, de dos on peut nous confondre. Ils ont aussi à peu près le même âge, ce qui rend plus tragique l’écart physique entre eux : un laid avec un tarin immense et qui n’a pas droit à l’amour alors qu’il a l’âge d’y croire comme les autres. Rostand crée sa chimère littéraire comme le manchot qui rencontre le cul-de-jatte et se dit, qu’ensemble, ils pourraient jouer au tennis. C’est en cela qu’elle est mythologique cette scène. […] Plus son image est grandiose sur scène, plus elle est exceptionnelle, plus elle est facile à jouer.

18ER – Ces deux conceptions de décors sont complexes : les balcons, les balustrades, les colonnes bougent en même temps que l’action. Dans Roméo et Juliette, ils sont aussi de grandes dimensions. Comment faire en sorte que fond et forme s’harmonisent ? Que le décor exprime les émotions en même temps que les acteurs jouent avec eux ?
Éric Ruf – Dans Cyrano de Bergerac, comme j’étais aussi scénographe, être en scène au moment précis où le balcon doit être déplacé m’aidait. Pousser le décor n’est pas simple. Les techniciens sont derrière le dispositif depuis la scène de la valse entre Christian et Roxane (III.5). Ils étaient là aussi pour accrocher la ligne de vie dans le dos de Roxane. J’étais très attentif à ces détails. Michel (Vuillermoz) partait sous la balustrade dire : « appelle-la ! », et il vérifiait aussi qu’il n’y avait pas un problème d’accroche. Cela nous est arrivé de jouer toute la scène sans le départ du balcon parce que le vol n’était pas là. Il était coincé dans les cintres. Je pouvais aider, surveiller. Si un décor est un appui de jeu, l’acteur voudra bien vous suivre. Sinon, il discute, contredit les choix. Suliane Brahim/Juliette par exemple a le vertige mais, dans Roméo et Juliette, elle trouvait le vide tellement fournisseur de jeu qu’elle ne l’a pas discuté. Pour Michel, c’était pareil : jouer avec la présence des techniciens en ligne de mire et bouger un décor lourd qui fait un peu de bruit, alors qu’il est concentré sur ce qu’il dit, n’étaient pas simple. C’est pourtant devenu une aide au jeu.

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Le balcon dans Cyrano de Bergerc (à cour, plan large)

Photo © Gettyimages

19ER – Quel serait pour vous la définition d’un décor efficace ?
Éric Ruf – Lorsque le décor joue pour nous. En tant qu’interprète, je déteste les décors qui n’ont pas besoin de moi. Par exemple, les murailles de Thèbes dans Phèdre. […] Tandis que lorsque je dois me positionner en fonction du décor, faire attention à un biais, ne pas claquer la porte ou le faire sans la regarder, jouer au magicien avec les corps de métier, c’est un supplément d’âme pour le spectateur. Je joue avec l’hétérotopie, le lieu de l’utopie. Le décor sert à cela. Quand le spectateur voit que le décor et moi nous nous sommes amadoués comme deux animaux, cela m’amuse beaucoup plus. Cela me donne des possibilités d’interprétation.

20ER – Faut-il que le décor soit beau pour que la scène le soit ? Un décor neutre ne sublime-t-il pas tout autant une grande scène ?
Éric Ruf – Il faut se méfier des grandes scènes. Ce ne sont pas forcément les plus pertinentes. Chez Chéreau, la tirade d’Hamlet, « être ou ne pas être », passait presque inaperçue. […] Les textes de Shakespeare, c’est du vivant. Comme Molière avec Plaute. On sent que ça bouge tout le temps. De même que le décor ne doit pas être forcément « beau », de même les interprètes doivent nous surprendre. Au départ, j’avais pensé à une autre distribution pour Roméo et Juliette, puis en relisant la pièce, je me suis dit que les interprètes étaient sombres et mélancoliques : la bile noire de Molière. J’adore l’élocution, le baroque qu’il y a dans la voix de Suliane. […] elle a des volutes de voix aiguës et graves. Lorsque j’ai compris que Roméo n’était pas du tout un chef de bande, mais un anti-héros, j’ai pensé à Jeremy dont le charme me fascine. Certes, il ne représente pas le grand seigneur de Vérone, élancé, comme le public s’y attendrait. Il a quelque chose de commun qui réserve des qualités hors du commun. Par exemple, il chante magnifiquement bien et pour toutes les femmes de la salle, c’est un atout de séduction.

21ER – Shakespeare ne dit pas que Roméo et Juliette sont beaux, c’est l’amour qui les rend ainsi.
Éric Ruf – Oui, Shakespeare casse toutes les règles, y compris celle de bienséance, et c’est pour cela que je l’ai choisi dans ma première programmation2.

Notes

1  « Puis-je aller plus loin, quand mon cœur est ici ? En arrière, masse terrestre, et retrouve ton centre » (II.1.1-2), Roméo et Juliette, traduction de François-Victore Hugo, Paris, Pocket, 2005.

2  Lors de sa première année en tant qu’administrateur, Éric Ruf a déroulé les choix de programmation de son prédécesseur, Muriel Mayette-Holtz.

Pour citer ce document

Par Estelle Rivier-Arnaud, «« Du balcon de Roxane à celui de Juliette »», Shakespeare en devenir [En ligne], Espace libre – autour de Shakespeare, L’Oeil du Spectateur, N°9 — Saison 2016-2017, mis à jour le : 17/02/2022, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=1079.

Quelques mots à propos de :  Estelle Rivier-Arnaud

Estelle Rivier-Arnaud est agrégée d’anglais et maître de conférences qualifiée professeur à l’Université du Maine, Le Mans. Elle a publié sa thèse, L’espace scénographique dans les mises en scène contemporaines des pièces de Shakespeare, aux éditions Peter Lang en 2006, Shakespeare dans la Maison de Molière (PUR, 2012) et Shakespeare in Performance (co-ed. Eric C. Brown, Cambridge Scholars Publishing, 2013). Son prochain ouvrage, Rewriting Shakespeare For and By The Contemporary Stage, co-édité ...