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Éric Ruf et Christian Lacroix écrivent l’obscur dans l’éclatante blancheur de la scène du Français : Roméo et Juliette à la Comédie-Française
Par Estelle Rivier-Arnaud
Publication en ligne le 14 septembre 2016
Table des matières
Texte intégral
Juliette (Suliane Ibrahim)
© Photo : Vincent Pontet (Coll. Comédie-Française)
1En cette année shakespearienne millésimée, Éric Ruf, administrateur de la Comédie-Française, n’a pas manqué de surfer sur la vague contemporaine afin de mettre en scène un Roméo et Juliette transposé dans l’Italie des années trente, esthétique, sensuel et dépaysant. Sa version, qui reprend la traduction de François-Victor Hugo, affirme d’emblée combien l’œuvre du Barde (comme on nomme si souvent l’auteur élisabéthain) traverse les temps, les lieux, conquiert les jeunes et ceux qui le sont moins, s’adapte à toutes les scènes quand ce ne sont pas les scènes qui s’adaptent à elle.
Un peu d’histoire
2Car, faut-il le rappeler, la scène de la Comédie-Française n’est pas une scène comme les autres. Tout comme Shakespeare, elle a traversé les âges et les effets de la modernisation, parfois avec controverse, souvent avec brio. Shakespeare s’y est invité progressivement sous forme d’adaptations, notamment avec Roméo et Juliette, dans une version de Jean-François Ducis en 1772, inspirée également de Dante. Il a fallu cependant attendre le siècle suivant (1832), dans le chaos de la bataille d’Hernani, des Romantiques et des « Classiques », pour qu’elle entre au répertoire dans une version conçue par Frédéric Souhé cette fois : il n’y eut qu’une seule représentation…
3Environ un siècle plus tard, André Rivoire mit en scène Juliette et Roméo, une libre adaptation sans éclat malgré un style littéraire appliqué. Et ce ne fut qu’en 1952 que Jean Sarment proposa une version plus fidèle à la source, bien que sous une forme simplifiée, qui ne fut néanmoins pas reprise au-delà de 1954.
4Éric Ruf a donc choisi la traduction de François-Victor Hugo pour sa mise en scène. Choix somme toute assez classique quand d’autres metteurs en scène, salle Richelieu, ont opté pour de nouvelles traductions (Jean-Yves Ruf/André Markovicz pour Troilus et Cressida en 2013, ou Andrés Lima/Jean-Michel Déprats pour Les Joyeuses Commères de Windsor en 2011, par exemple). De fait, le texte ne porte pas les marques de notre temps, pas plus que celles de l’époque élisabéthaine. Il s’adapte subtilement au décor qui situe la tragédie dans l’Italie des années trente.
Musique Maestro !
5C’est en musique que s’ouvre la représentation : un homme au micro, juché sur une estrade berce de sa voix grave ses auditeurs rassemblés en arc de cercle autour de lui. Tandis qu’il chante, on devine une certaine animosité entre les membres du public. Leur rivalité se matérialise rapidement en un désordre soudain, quelques empoignades, une bousculade généralisée avant que chacun n’aille se rasseoir, le sang échauffé. La nervosité ambiante est désormais palpable.
6Roméo (Jérémy Lopez), vêtu de noir, arrive alors en courant. Sous les lumières de la fête, on distingue de grandes façades et leurs colonnes d’un blanc défraîchi, une esthétique que relaie parfaitement la traduction : « l’amour est une fumée de soupirs » (Acte I, scène 1, vers 213-14). Alors, les colonnes bougent. Nous sommes chez les Capulet. Dans la chambre de Juliette, lavabos à vue, façon intérieur de monastère devenu maison d’hôtes romaine de nos jours, une petite musique s’entend derrière les paroles de Lady Capulet (Danièle Lebrun). Celle-ci tente de convaincre sa fille de la nécessité d’un mariage avec Pâris (Eliot Jenicot), ce à quoi répond nonchalamment Juliette (Suliane Brahim) : « Je verrai à l’aimer s’il suffit de voir pour aimer » (I, 3, 105-106). Paroles évidemment annonciatrices de ce qui va suivre, puisque c’est en effet en « voyant » Roméo qu’elle en tombera amoureuse.
7Dans ce décor de colonnades aux dimensions vertigineuses, un trio de danseurs improvise une répétition. Il s’agit de Benvolio (Nâzim Boudjenah), Mercutio (Pierre-Louis Calixte) et Roméo qui s’apprêtent à se rendre au bal des Capulet. Cette chorégraphie rythmée, bien synchronisée et drôle, illustre une fois de plus la polyvalence des comédiens du Français dont le corps n’est pas seulement le faire-valoir d’une voix ni d’une esthétique figée, mais un instrument pluriel, chantant, dansant, et bien sûr déclamant vers et prose.
De gauche à droite, Benvolio (Nâzim Boudjenah), Mercutio (Pierre-Louis Calixte) et Roméo
© : Vincent Pontet (Coll. Comédie-Française)
8Au bal (Acte I, scène 5), des lampions sont suspendus et se croisent au-dessus de la scène. Les couples dansent, échangent leurs partenaires dans un rythme soutenu, enivrant. On ne sait plus qui observer ni où trouver Roméo et Juliette pour saisir l’instant où leurs regards se croiseront enfin… Et pourtant voici le corps de Roméo qui soudain se fige : il vient de tomber sous le charme de la belle. L’acteur se saisit alors du micro pour chanter en solo un air mélancolique, d’une voix grave, langoureuse. Les colonnes du décor se rejoignent au centre du plateau. Le chant s’entend en arrière-plan, tandis qu’à l’avant-scène, des sanitaires blancs sur fond blanc permettent aux convives de venir se rafraîchir, mais aussi de se rencontrer en secret. Alors que la voix de Roméo a été discrètement remplacée par une autre, le jeune-homme apparaît à l’angle d’un mur. Dans l’intimité relative de ces lieux, les deux amants dévoilent alors leurs sentiments naissants qu’un long baiser vient conclure. Trois jeunes femmes indiscrètes, vêtues de jupons fleuris élégamment dessinés par le couturier Christian Lacroix, observent la scène. Elles gloussent bêtement, ne sachant dissimuler leur envie et leur gêne mêlées.
Au bal des Capulet
© Photo : Vincent Pontet (Coll. Comédie-Française)
Costumes travaillés, esthétique raffinée
9Si leur curiosité oriente leurs regards vers le baiser provocateur des jeunes amants, les costumes raffinés qu’elles portent attirent les nôtres. Le détail des manches bouffantes, des dentelles et des gallons qui ornent les ourlets des jupes, les couronnes fleuries se distinguent sous les effets d’éclairage dans une ambiance tantôt feutrée, voire sombre, tantôt aveuglante pour évoquer la chaleur écrasante de l’Italie du Sud. Christian Lacroix explique le processus de création qui s’est déroulé en lien étroit avec Éric Ruf. En procédant par touches et « collages photographiques », explique-t-il, après avoir amassé des images, des « photos de films, toutes périodes confondues », il a construit une galerie de portraits atypiques, dignes d’un défilé de mode qui traduit néanmoins l’esprit nouveau d’une Vérone pauvre sur les murs, riche dans son histoire et ses coutumes1. Il n’existe pas de code couleur pour distinguer un camp ou un autre.
10Christian Lacroix opte pour une gamme où les couleurs cinématographiques côtoient la teinte sépia afin de rappeler les vieux clichés d’un album photos. D’ailleurs, ces costumes ont été en partie conçus à partir de reliques vestimentaires endormies dans les greniers de la Comédie-Française. « Hardes sublimes », « broderies éteintes » ont été ainsi recyclées avec tout le charme de leur désuétude2. L’homogénéité de ces collages s’opère grâce à la lumière signée Bertrand Couderc dont le styliste souligne la qualité.
11Quand arrive enfin la scène du balcon (Acte II, scène 2), le spectateur est tout en suspens (c’est le cas de le dire !) car, du haut d’une colonne, sur une moulure sans balustrade, Juliette s’avance. La hauteur semble vertigineuse. Métaphore peut-être du vertige que donne l’amour, de l’absence de limites qu’il semble dessiner, de la bravoure des amants qui défient le vide sans arrière-pensée… ? Nous retenons notre souffle : l’actrice est-elle maintenue, ne serait-ce que par un fil invisible, comme une parade en escalade ? Rien n’est perceptible… Sur fond de bruits d’insectes nocturnes, la tirade de Juliette résonne, sincère et lyrique. La tonalité de la voix de la comédienne trahit parfois une douce naïveté qui fait sourire le public, malgré l’instant relativement grave où les amants réprouvent l’inimitié de leur famille qui les empêche de vivre leur amour au grand jour. La verticalité du dispositif écrase Roméo situé en contrebas, qui ne peut, à aucun moment, escalader le mur et voler un baiser à sa douce. Sont-ce les prémisses d’un amour inaccessible,voué à la destruction ? L’excellence du décor se lit en cet instant précis, dans cette scène mythique qu’il est si difficile de jouer sans faire penser à telle ou telle autre mise en scène, telle ou telle autre interprétation. L’image sert d’affiche au spectacle ; elle est emblématique de l’atmosphère troublante qui, à partir de ce moment, anticipe le surdimensionnement des rapports amoureux entre Roméo et Juliette et, plus généralement, l’excès de tous les rapports humains dans cette Vérone,tragique, aussi belle que décrépite.
Roméo (Jérémy Lopez) et Juliette (Suliane Brahim)
© Photo : Vincent Pontet
La tragédie dans sa course infernale : « ces plaisirs violents ont des fins violentes »
12Que ce soit la scène chez l’apothicaire ou celle des épousailles secrètes de Roméo et Juliette, deux frères vêtus d’une aube noire (Serge Bagdassarian/frère Laurent et Bakary Sangaré/frère Jean) célèbrent les offices. Les cérémonies sont solennelles malgré la complicité des amants qui soufflent sur leurs doigts pour sceller leur union. Frère Laurent ne cache pas son appréhension devant la fragilité des sentiments des jeunes amants : « ces plaisirs violents ont des fins violentes » (II, 6, 9).
13Sa clairvoyance se confirmera par les épisodes qui suivront, comme cette bagarre fatale entre Mercutio, Tybalt et Roméo. Tybalt (Christian Gonon), dans la lumière d’un soleil dardant ses rayons, insulte Roméo : « T’es un chien ! », puis le claque au visage. Roméo feint l’indifférence, mais le sang de Mercutio s’échauffe. Une rixe éclate. Comme en miroir de la scène du bal où les corps se frôlaient à peine pour se séduire, on distingue avec peine la lame qui touche Mercutio. Celui-ci tombe, digne. Il rit même, ce qui fait songer à la réplique de Roméo dite plus tôt : « Il rit de ses plaies celui qui n’a pas connu l’amour » (II, 2, 1-2). Et Roméo achève Tybalt.
14Sur les lieux, le Prince (Michel Favory) annonce haut et fort que « la pitié est un crime quand elle pardonne à ceux qui tuent » (III, 1, 215-216). Roméo est banni. Dans ses lamentations, il trouve réconfort auprès de Frère Laurent qui, en père protecteur et moralisateur, tente de le ramener à la raison. À l’avant-scène, dans la pénombre du plateau, Juliette pleure le bannissement de son époux. L’élocution de Suliane Brahim, faite de ruptures, traduit le chaos qui ébranle la jeune femme. Le ton de celle-ci, qui oscille entre chuchotement et gouaille, donne un tour contemporain à la langue de Shakespeare. Hélas, peut-être, ce qui faisait sourire le public et pouvait le séduire dans la scène du balcon agace ici, car le décalage, l’excentricité, l’informel ne sont pas de mise dans ce temps fort de la tragédie
De la chambre au caveau
Claude Matthieu (la nourrice), Suliane Ibrahim (Juliette)
© Photo : Vincent Pontet (Coll. Comédie-Française)
15Après l’entracte, le lieu situe la chambre de Juliette. Celle-ci est allongée sur un grand lit blanc à cour. Son père (Didier Sandre) vient lui annoncer ses noces avec Pâris le lendemain. Cette scène où la complexité de la relation filiale, à la fois complice et conflictuelle, est très bien interprétée. Puisque Juliette refuse cette union, Capulet s’emporte et lui hurle : « va-t-en pute ! », une insulte que la mère semble jalouser autant que les caresses d’un père désarmé devant une fille indocile.
16De nouveau seule dans sa chambre, tout en revêtant sa robe de mariée, de dentelle blanche, magnifique, Juliette mesure les risques de son entreprise. Le breuvage délivré par Frère Laurent aura-t-il les effets que l’on prétend ? Cet instant, où il est regrettable que les traits du visage de la comédienne soient si peu visibles dans les trous d’ombre du plateau, ne manque pas d’évoquer d’autres méditations célèbres (comme celle d’Hamlet sur la mort) :
Juliette :
[…] Et si, une fois déposée dans le tombeau, je m’éveillais avant le moment où Roméo doit me délivrer ? Ah ! L’effroyable chose ! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau dont la bouche hideuse n’aspire jamais un air pur, et mourir suffoquée avant que Roméo arrive ? Ou même si je vis, n’est-il pas probable que l’horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur du lieu... […]
(IV, 3, 29-36)
17Lorsque Capulet entre dans la chambre pour y chercher sa fille, il porte un tablier de cuisinier car il est en train de s’activer aux préparatifs des festivités et est particulièrement jovial. Il ne se rend pas compte immédiatement de l’immobilité et de la pâleur de sa fille allongée sur le lit. Dans l’Italie des excès, les pleurs se font alors hurlements, la musique funeste ressemble à celle d’une fête, les trompettes claironnent l’hommage funèbre… Cela a de quoi déconcerter, mais cela participe de l’anticonformisme de cette mise en scène où la priorité est donnée à l’expression désinvolte des sentiments.
18Quand Roméo apparaît enfin devant les rideaux baissés qui dissimulent à présent la chambre de Juliette, son désespoir face à l’adversité, cet exil forcé qui l’écarte de Juliette, se résume en une phrase qui claque dans le silence austère de la scène : « Ô Destruction, comme tu t’offres vite à la pensée des hommes désespérés ! » (V, 1, 36-38). Hamlet rôde, une fois encore, dans les vapeurs de la scène…. D’ailleurs, quand le rideau se lève, c’est le caveau lugubre, composé tel un tableau, avec des cadavres debout, dressés contre les parois de pierre et remarquablement ornés de leurs plus beaux atours, qui se donne à voir.
Dans le caveau des Capulet
© Photo : Vincent Pontet (Coll. Comédie Française)
19Afin de construire cette scène, Éric Ruf s’est inspiré des catacombes de Palerme où l’on voit des corps disposés debout, vêtus de leurs habits du dimanche. Cette image est glaçante et cependant magnifique. Par cette esthétique raffinée, le metteur en scène, son décorateur, son éclairagiste et la troupe du Français sont ainsi parvenus à exhumer un classique, à lui donner un air de nouveauté, à créer « une jachère suffisamment inactuelle et contemporaine pour que le spectateur n’y reconnaisse pas immédiatement une intention manifeste mais se laisse porter par l’histoire3 ».
20La représentation se conclut sur l’image de ces corps inertes : ceux de Pâris, de Roméo et de Juliette, gisant sur le sol du gigantesque caveau. Exit les lamentations de la fin de l’acte V. Le parti pris, qui est aussi de tailler dans le texte pour en faire jaillir les moments sublimes, laisse à nouveau le spectateur en suspens… Comme le souhaitait Éric Ruf, ce Roméo et Juliette façon Comédie-Française est « à mi-chemin entre ce que l’on peut attendre [...] et son exact opposé4 ».
21Coïncidence du calendrier, j’assistai à la représentation le 23 avril 2016, date précise de la mort de Shakespeare… En guise d’épilogue, Éric Ruf et les comédiens du Français ont alors rendu hommage à l’auteur : toute la troupe costumée s’est rassemblée sur le plateau et, représentant lapalette chamarrée des personnages shakespeariens, chaque silhouette a déclamé à son tour un vers célèbre. Une belle conclusion pour ce spectacle riche en émotions.
Bibliographie
Liens utiles :
Roméo et Juliette encore à l’affiche de la Comédie-Française : http://www.comedie-francaise.fr/spectacle-comedie-francaise.php?spid=1533&id=516
Divergences images (intégralité des photos du spectacle) : http://www.divergence-images.com
Notes
1 Programme de Roméo et Juliette,dir. Éric Ruf, Comédie-Française, 2016, p. 12.
2 Id.
3 Ibid., p. 9.
4 Ibid., p. 11.