Conte d’Hiver, Mise en scène de Declan Donnellan
Création aux Gémeaux (jeudi 14-dimanche 31 janvier 2016)
Tournée à Lille (au Théâtre du Nord1), Madrid, Milan et Luxembourg. Représentations en Grande-Bretagne en 2017.

Par Isabelle Schwartz-Gastine
Publication en ligne le 09 février 2016

Texte intégral

1Scénographie : Nick Ormerod
Assistant à la mise en scène : Marcus Roche
Directrice chorégraphie et mouvement : Jane Gibson
Assistante au mouvement : Elizabeth Ballinger
Lumière : Judith Greenwood
Compositeur : Paddy Cunneen
Costumière Angie Burns
Directeur technique : Simon Bourne

2Avec :
Abubakar Salim : Camillo
Chris Gordon : Florizel
Edward Sayer : Polixenes
Eleanor McLoughlin : Perdita
Grace Andrews : Emilia/Chorus-Time
Guy Hugues : Dion
Joseph Black : Cleomenes
Joy Richardson : Paulina/Mopsa
Natalie Radmall-Quirke : Hermione/Dorcas
Orlando James : Leontes
Peter Moreton : The Old Shepherd/Antigonus
Ryan Donaldson : Autolycus
Sam McArdle : The Clown
Tom Cawte : Mamillius
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3Declan Donnellan et Nick Ormerod jonglent avec Shakespeare et leurs trois Compagnies itinérantes Cheek-by-Jowl, anglaise, française et russe. Cette « romance » de Shakespeare a déjà été donnée par la compagnie russe en octobre 1997 au Maly Theatre dans une traduction de Pëtr Gnedich où elle s’y rejoue périodiquement2. À présent c’est la Compagnie anglaise qui crée une nouvelle mise en scène, au Théâtre des Gémeaux de Sceaux, où elle est partenaire privilégiée, avant de partir en tournée et de jouer en Grande-Bretagne l’an prochain.

4Comme à son habitude, Declan Donnellan fait évoluer ses acteurs sur un plateau nu, dans la « boîte noire » d’un théâtre frontal. Nul besoin, en effet, de surcharger pour apprécier les interprètes, toujours aussi extraordinaires, qui prennent en charge le texte shakespearien avec une grande clarté interprétative.

5Pour toute scénographie, Nick Ormerod a conçu des praticables faits de lattes de bois à clairevoie peints en blanc aux multiples fonctions. Une gigantesque structure en forme de boîte rectangulaire barre le fond de scène figurant, durant les deux premiers actes qui se passent au royaume de Sicile, le mur extérieur du Palais vu depuis le jardin, puis un mur intérieur sur lequel sont projetés les visages démesurément agrandis d’Hermione et de Leontes. Lorsque les montants s’effondrent avec fracas, le praticable devient le bateau, pris dans la tourmente, sur lequel se trouve Antigonus, chargé par Leontes d’abandonner Perdita (Acte III, scène 3) ; ouvert, c’est le stand de la fête des bergers (Acte IV, scènes 3 et 4) et enfin, sous une lumière blafarde, il devient la chapelle de Paulina (Acte V, scène 3). Sur le devant de la scène, se trouvent trois petits blocs qui, alignés bout à bout, servent de sièges à la famille royale aux deux premiers actes, et séparés – un bloc à cour, un autre à jardin – deviennent les bancs des membres de la Cour Royale et, au centre, le troisième bloc en position verticale, représente la tribune d’accusation d’Hermione (II.2.1-121) ou de révélation de l’Oracle (III.2.122-139). Un des blocs est aussi le podium d’Autolycus qui anime la fête des bergers (Acte IV, scène 4), puis se transforme en socle sur lequel est assise Hermione, immobile, en statue (Acte V, scène 3).

6Le spectacle s’ouvre sur une scène obscurcie où ne pointe qu’un halo de lumière centré sur un personnage assis au milieu du praticable avant, le dos tourné vers la salle. Les spectateurs ne voient que ce dos affaissé vêtu d’un anorak rouge à capuche, la tête recouverte d’une épaisse écharpe de laine : c’est l’hiver qui va s’abattre sur le royaume de Sicile. Le personnage se lève ensuite, se retourne, toujours muet, et quitte le plateau. Il faudra attendre la deuxième partie pour réaliser qu’il s’agit du Temps, qui s’avère être une jeune femme souriante à la longue chevelure blonde (Grace Andrews), comme si les seize années qui s’écoulent entre les deux parties de la pièce amenaient le printemps, la jeunesse et le sourire. C’est aussi une indication furtive du parti-pris qui régit la mise en scène, mais que l’on ne perçoit qu’après la longue nuit traversée par Hermione : après une période de latence, l’espoir d’un renouveau se fait sentir.

7Après un noir complet, la pièce montre une famille heureuse, unie jusque dans la proximité physique. Leontes, jeune et avenant, est un roi comblé ; sa femme, si élégante dans sa robe de soirée bleu-nuit, a les yeux intensément tournés vers lui, elle arbore avec grâce son ventre arrondi qu’elle caresse amoureusement. Tout près d’elle, son fils Mamillius, le portrait de son père par sa fougue vitale, est interprété par un acteur adulte (Tom Cawte) à la voix grave. Ce n’est donc pas le petit garçon innocent que l’on voit souvent dans les mises en scène. Mais déjà on peut sentir que Mamillius, qui recherche la proximité avec sa mère et veut se glisser entre ses parents – ce que font tous les enfants –, va contribuer, sans le vouloir, à les éloigner mentalement l’un de l’autre, et le conduire à sa perte.

8Comme l’indique Peter Kerwan, cette mise en scène se focalise sur la transformation de Leontes3. L’acteur qui interprète le roi de Sicile (Orlando James) montre avec art que son personnage commence à être miné de l’intérieur par des doutes irraisonnables qui infiltrent son regard : progressivement, ses yeux fixent le vide devant lui au lieu de se tourner vers ses proches. Et même s’il enlace son fils ou sa femme, il s’en détache inexorablement. C’est lui, ensuite, qui manipule Hermione et Polixenes au fil de son monologue (I.2.107b-119a). Alors qu’ils n’ont aucun geste de connivence entre eux, ce qui est parfois suggéré, ou appuyé4, dans d’autres mises en scène5, Leontes, debout derrière eux, leur tire les commissures des lèvres en un sourire figé, tourne leur visage l’un vers l’autre, leur prend la main et la met l’une dans l’autre, tout ceci lentement, en se parlant à lui-même, sans que les personnages se rendent compte de cette ingérence délétère. Au fil de sa démence, il en vient même à suggérer l’acte sexuel entre eux, en posant la main d’Hermione sur les parties génitales de Polixenes et les plaçant tous deux en position de copulation, en s’incluant même dans ce tableau de façon grossière. Alors, après avoir ainsi manipulé (au sens le plus physique du terme) Hermione et Polixenes, Leontes peut clamer avoir la preuve de leur attachement, alors que tout cela ne relève que de son fantasme pervers.

9La folle jalousie de Leontes l’incite à la violence physique. Contre Mamillius pour commencer, et ce qui n’est d’abord qu’un jeu entre hommes devient vite source de malaise : les deux personnages se coursent, le père rattrape le fils, l’agrippe, le frappe. Puis, c’est au tour d’Hermione d’affronter le courroux de son mari. Ils sont tous deux terriblement malheureux, lui, de se sentir trahi, alors que l’on peut percevoir qu’il l’aime encore6 mais que son amour se transforme brutalement en haine aveugle ; elle de constater un tel changement dans son état qu’elle est incapable de contrôler. Elle essaie de le calmer, de le convaincre, mais elle est battue, terrassée au sol, tant et si bien que la violence des coups portés déclenche l’accouchement avant le terme. C’est à nouveau le rappel de l’acte sexuel, de la procréation que Leontes, dans l’égarement de sa raison dérangée, pense adultère.

10À l’acte IV, l’action se transporte en Bohème, dans le royaume de Polixenes. La fête des bergers (scènes 3 et 4) s’y détache comme un moment de bonheur partagé dans une communauté rurale proche de la nature, loin de la corruption mentale de la ville, et donne souvent lieu à une ode champêtre. C’était la représentation favorisée par Stéphane Braunschweig dans sa mise en scène : l’harmonie du monde vert était symbolisée par la toile de fond représentant une scène de bergerie, dans une nature idéalisée d’inspiration médiévale7. Ce n’est pas du tout le parti-pris de Declan Donnellan. Lui transpose l’action dans un contexte irlandais, ce qui peut amuser les Britanniques et les Irlandais, mais qui n’est pas vraiment perceptible pour des spectateurs français. Peter Kerwan apprécie d’y retrouver l’atmosphère de chicaneries familiales qui lui semble typique de l’Irlande rurale8 ; les Français, eux, ne retiendront peut-être de cette séquence que les répliques criardes et le mauvais goût de la gestuelle et des costumes. Mopsa (Joy Richardson, méconnaissable), enceinte jusqu’aux dents, et Dorcas (Natalie Radmall-Quirke) se préparent sur scène pour le bal ; elles enfilent une robe à paillettes trop serrée et trop courte, complétant leur panoplie par des accessoires de couleur fluo (sacs, collants, escarpins à semelles compensées). Elles sont frustes et vulgaires, et se crêpent le chignon sans retenue. Ce qui surprend, c’est que Perdita, malgré sa longue robe blanche et sa couronne de fleurs, n’est pas plus polissée9. Elle tire la langue, prend part aux disputes, fait partie intégrante de cette société bruyante. Et lorsqu’avec Florizel elle tente de s’accoupler avec frénésie – ils sont interrompus par Polixenes et Camillo (mal) dissimulés en veste Barbour et casquette de tweed –, certes on comprend que la sexualité est un thème qui domine la pièce, mais on s’étonne car on s’attendrait à ce que Perdita, tout à fait intégrée dans cette fruste société de paysans, s’en distingue par sa noblesse d’âme qui la ferait ressembler à sa mère. Néanmoins, lorsqu’Autolycus, juché sur un montant de praticable comme podium, se met à chanter au micro accompagné d’une musique électrique, tous les acteurs répartis sur l’espace scénique, se mettent à danser à l’unisson. Et même si le résultat n’est ni vraiment gracieux ni harmonieux, on constate que cette communauté paysanne est joyeuse et unie dans le plaisir partagé.

11À la fin de la pièce, pénitent dans sa cour royale silencieuse et clairsemée, Leontes impressionne par la gravité de son jeu (Acte V, scène 1). Hagard, les yeux vagues face aux spectateurs, l’acteur parvient à montrer la tristesse insondable du personnage et son sentiment irrémédiable de culpabilité qui le poussent à un renoncement de lui-même et de l’avenir de son royaume. D’un côté, ses conseillers le pressent de quitter le deuil et de penser à prendre femme pour assurer la continuité de la lignée royale ; de l’autre, Paulina (Joy Richardson), forte de l’emprise qu’elle a réussi à prendre sur lui, le maintient dans le souvenir de sa femme par lui si maltraitée.

12La scène finale est toujours très attendue pour savoir ce que le metteur en scène va proposer. La perspective de Stéphane Braunschweig était imprégnée de pessimisme : il n’y avait plus de possibilité de communication entre Leontes et Hermione, ni de retour possible à la vie pour celle qui avait été si humiliée. Cependant, cette interprétation est contraire au genre dramatique de la romance et évacue le côté merveilleux inhérent à la tragicomédie, alors en vogue à Londres au début du XVIIe siècle10, à l’époque où cette pièce a été représentée, à défaut de savoir à quelle date elle a été écrite11. Pour Declan Donnellan, qui n’évite pas pour autant la tragédie, « l’intrigue est d’une fantaisie effrénée culminant dans des épisodes surnaturels et miraculeux, relevant du conte de fée », et donc, il propose un véritable dé-nouement : « la pièce s’achève sur une ouverture, sur la possibilité d’une rédemption, d’une seconde chance12 ». Comme la plupart des metteurs en scène anglophones, il suit en cela la didascalie Paulina draws a curtain, and reveals Hermione standing like a statue (V.3.20), qui ne laisse aucun doute sur la nature de la statue et la possibilité d’une issue heureuse de la pièce. L’intensité n’en est pas moins forte pour cette scène finale chargée d’émotion. La progression vers la chapelle invite les spectateurs au recueillement silencieux (Acte V, scène 3). Guidés par Paulina, Leontes, suivi de Perdita et de Florizel, de Polixenes et de Camillo, et de toute la Cour, marchent lentement, le long de la « galerie » de sa « pauvre maison »13, une bougie à la main, en chantant a capella14, sous un éclairage tamisé. Leur périple part de jardin, traverse l’avant-scène et, après une boucle, se termine au centre du plateau face à la salle. Ils s’arrêtent derrière une barrière (formée de deux blocs du petit praticable) derrière laquelle se trouve le socle sur lequel est assise Hermione. Immobile, dans la robe bleu-nuit qu’elle portait au début de la pièce, l’actrice est au centre du plateau, présentant son profil aux spectateurs. Leontes s’agenouille devant elle, bientôt suivi de Perdita, puis il se relève et l’observe en tournant autour. Et tandis que tous chantent à nouveau a capella, Hermione se lève très lentement. Alors, Leontes tombe à genoux, progresse vers elle à quatre pattes, tête baissée, en avançant timidement la main. Toujours avec la même lenteur, elle lui tend la main droite. Leurs mains se rejoignent, puis elle lui caresse la tête ; elle enlace ensuite Perdita qui s’est rapprochée. À cet instant, Mamillius revient par la cour, et tournant le dos à la salle, touche le front de son père, comme pour lui montrer que, lui aussi, il lui pardonne ; puis il repart aussitôt. Leontes, toujours à genoux, offre un visage hagard, ravagé par ce qu’il croit être une apparition mystérieuse. Cette scène est d’une très grande beauté dramatique qui émeut les spectateurs par sa simplicité maîtrisée et son intensité émotionnelle.

13Une fois encore, Declan Donnellan présente une interprétation magistrale d’une œuvre shakespearienne, qu’il a centrée sur le point de vue de Leontes, dans un décor minimaliste qui favorise le jeu des acteurs et la compréhension du texte.

Notes

1  Voir le site du Théâtre du Nord qui comporte quelques vues du spectacle : www.theatredunord.fr/spectacle/conte-dhiver

2  Voir www.cheekbyjowl.com/the_winters_tale.php

3  Peter Kerwan : https://blogs.nottingham.ac.uk

4  La proximité entre Hermione et Polixenes étant justifiée par la didascalie She gives her hand to Polixenes (I.2.107), que Stephen Orgel place entre crochets comme étant douteuse (voir William Shakespeare, The Winter’s Tale, éd. Stephen Orgel, The Oxford Shakespeare, Oxford, OUP, [1996] 2008, p. 85. Cette édition sert de référence).

5  Comme dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig, Centre Dramatique National d’Orléans, puis tournée dont le Théâtre de Gennevilliers, 1993. Voir les photos de Daniel Cande : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90770739/

6  Faisant écho à ses paroles : « This sessions, to our great grief we pronounce, / Even pushes ‘gainst our heart » (III.1.1-2), The Winter’s Tale, op. cit..

7  Voir les photos de Daniel Cande : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90770739/f29.item ; http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90770739/f55.item

8  Voir le blog de Peter Kerwan.

9  Je m’éloigne de l’interprétation de Pete Kerwan qui voit en elle : « a wonderfully original Perdita ».

10  Voir l’introduction à The Winter’s Tale de Stephen Orgel, p. 4-5.

11  « Simon Forman recorded in his journal that he had seen The Winter’s Tale at the Globe on 15 May 1611. This is the only external evidence for the date of the play », Stephen Orgel, « Introduction », p. 79. La première version écrite qui nous est parvenue est celle de l’in-folio de 1623.

12  Les deux citations sont tirées d’un entretien avec Declan Donnellan, La Terrasse, Décembre 2015, n° 238, p. 6-7.

13  « Gallery » (V.3.10) ; « poor house » (V.3.6).

14  Les acteurs anglais sont toujours de très bons chanteurs de par leur formation initiale qui fait une large place à la musique, ce qui n’est pas le cas dans les Conservatoires ou Écoles en France.

Pour citer ce document

Par Isabelle Schwartz-Gastine, «Conte d’Hiver, Mise en scène de Declan Donnellan», Shakespeare en devenir [En ligne], L'Oeil du Spectateur, N°8 - Saison 2015-2016, Adaptations scéniques de pièces de Shakespeare et de ses contemporains, mis à jour le : 09/02/2016, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=975.

Quelques mots à propos de :  Isabelle Schwartz-Gastine

Isabelle Schwartz-Gastine est maître de Conférences Hors Classe Habilitée au Département d’Anglais de l’Université de Caen, membre d’ERIBIA (EA 2160), actuellement en délégation CNRS (équipe ARIAS, composante de l’UMR 7071 THALIM, Sorbonne Nouvelle, ENS).
Outre une cinquantaine d’articles dans des ouvrages ou revues internationales et nationales traitant principalement d’analyses théâtrales shakespeariennes, elle a publié deux monographies (King Lear, Neuilly s/Seine, Atlande, 2008 et A Midsummer ...