Être femme à Elseneur : Hamlet
Mise en scène par Sarah Frankcom ; avec Maxine Peake, Katie West, Gillian Bevan, John Shrapnel ; du 11 septembre au 25 octobre 2014 au Royal Exchange Theatre de Manchester.

Par Anne-Kathrin Marquardt
Publication en ligne le 03 novembre 2014

Texte intégral

1C’était un Hamlet très attendu, car peu commun : le rôle-titre est joué par une femme qui n’est autre que Maxine Peake, déjà très connue du grand public grâce à ses rôles dans les séries Silk (BBC1, 2011-2014) et The Village (BBC1, 2013-…). Cette dernière lui a valu sa deuxième nomination au BAFTA de la meilleure actrice en cinq ans. De plus, Peake jouait en quelque sorte à domicile, elle qui est originaire de la région de Manchester et qui a toujours, fièrement, gardé son accent du nord. C’est donc une production qui cherche sans vergogne à ne pas être comparable ou comparée à d’autres. « I feel no need to compete with London1 », confie l’actrice. Pour elle, cet ancrage local est synonyme de liberté, lui permettant notamment de travailler de nouveau avec Sarah Frankcom, metteur en scène et directrice artistique du théâtre :

Sarah runs this theatre so it’s not like we have to go to people and pitch the idea. I’m sure if we went somewhere else they’d go “Not on your nelly!”, you know what I mean2

2En effet, si le Guardian nous rappelle, bien à propos, qu’il existe une longue tradition d’actrices jouant ce grand rôle du répertoire3, leur position n’en est pas moins paradoxale. D’un côté, Frankcom souligne le caractère universel du personnage:

Hamlet has achieved this kind of iconic status as the pinnacle of all Shakespeare […]. And I think part of that is to do with the fact that Hamlet feels to me to be not necessarily […] an exclusively male character. I think Hamlet feels to be at times the most extraordinary combination, and kind of mesh of contradictions of male and female4.

3De l’autre côté, la profession constate de plus en plus la quasi-absence de femmes sur la scène britannique, même si des initiatives se créent pour pallier à ce manque5. C’est dans ce contexte que s’inscrit cette production, comme le revendique Frankcom :

The repertoire, which has often reflected very little of female experience […], needs to change. And I think maybe this Hamlet is a little bit about what our theatre needs to be and […] how our theatre needs to be a mirror for now6

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Un Hamlet androgyne (Maxine Peake)

Photo (prise pendant une répétition) : Jonathan Keenan

4Peake entrevoit déjà l’avenir:

I just hope, though, that then it becomes a part that actresses don’t think twice about doing. It just becomes in the cannon of … If someone’s doing Hamlet, we’re going to have the best person for it, and it might not necessarily always be a man7.

5Peake énonce ici le principe même du rôle travesti (« gender-blind casting ») : il ne s’agit pas tellement de produire une nouvelle interprétation, mais tout simplement de donner le rôle au meilleur acteur, homme ou femme. La mise en scène elle-même n’insiste pas à outrance sur cet aspect, et échappe donc à l’écueil d’une démonstration politico-féministe. Peake s’était fait couper les cheveux courts, elle porte des costumes amples qui lui donnent l’air androgyne, soulignant l’ambigu statut du personnage. Les pronoms ne sont pas changés et Hamlet reste un « he ». Si l’inversion des genres ne s’applique pas partout – John Shrapnel joue aussi bien le Fantôme que Claudius –, elle concerne aussi d’autres rôles. Polonius et Rosencrantz, ou encore le fossoyeur, sont joués par des femmes. Polonius, notamment, devient Polonia ; « father » devient « mother » ; « he » devient « she ». Si ce changement a l’effet d’effacer une part du parallélisme entre Laertes et Hamlet, deux jeunes hommes confrontés à des figures paternelles problématiques dans le texte, force est de constater que l’actrice Gillian Bevan est brillante dans le rôle de Polonia.

6Elle fait ainsi ressortir le caractère ridicule du personnage, plus que ne l’ont fait d’autres acteurs. Elle n’est clairement pas capable de mettre en pratique son propre adage selon lequel : « brevity is the soul of wit » (II.2.90)8, et elle apparaît comme une caricature du fonctionnaire servile. De même, le/la fossoyeur fait rire avec son accent de Manchester à couper au couteau. C’est donc une mise en scène qui redécouvre la tonalité très particulière de Shakespeare, où l’humour sert à rendre les scènes tragiques encore plus déchirantes par contraste.

7Mais cela ne veut pas dire que la tonalité tragique est obtenue par un excès d’émotion, bien au contraire. La sobriété est de mise partout. Pendant l’enterrement d’Ophélie, la terre est représentée par un grand tas de vieux vêtements que le/la fossoyeur remue ; Ophélie est symbolisée par sa robe ; le crâne est un tissu roulé en boule. Le pathos est également évité dans les scènes du Fantôme. Ce dernier est suggéré, de manière assez poétique, par des lumières, suspendues au-dessus de la scène, qui s’allument quand le Fantôme approche ; l’acteur lui-même n’apparaît que lorsqu’il doit prendre la parole. Une telle approche convient bien à un théâtre en rond assez petit, à l’atmosphère intimiste. Les décors sont quasi absents, les accessoires peu nombreux et les acteurs sont souvent la seule présence sur scène. C’est sur eux, et notamment sur Hamlet, que se focalise toute l’attention du public.

8Le prince joué par Peake apparaît avant tout humain, plus que masculin ou féminin, déchiré entre ses émotions et son intelligence politique. S’il comprend, dès le début, la nécessité de jouer le jeu pour sauver les apparences, il comprend aussi que l’innocente Ophélie sera forcément broyée par les machinations à la cour. Son injonction : « Get thee to a nunnery » (III.1.121)9, est un déchirement pour eux deux. Leur relation est tout à fait crédible au-delà des questions de genre.

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Ophélie (Katie West, gauche) et Hamlet (Maxine Peake, droite)

Photo (prise pendant une répétition) : Jonathan Keenan

9Les soliloques, très intimes dans cet espace théâtral, sont l’occasion de dévoiler au public le Hamlet qui se cache derrière le masque. Ils sont souvent récités la voix brisée. Ici encore, Peake, face au poids de la tradition, récuse toute comparaison :

And you do think “To be or not to be”, […] it’s one of the most famous lines in theatre. But you’ve just got to approach it like anything else. And it’s you saying it, so it’s new for people. […] And I’m sure that the … em … you know … “Shakespeare experts” cried “She’s completely massacred that speech !”, but I’m not setting out to deliver a beautifully performed speech, I wanted people to understand what it’s about, simply10.

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Un Hamlet apeuré (Maxine Peake) voit le Fantôme s’approcher

Photo (prise pendant une répétition) : Jonathan Keenan

10Le texte fortement coupé – les références au contexte politique plus large autour de Fortinbras sont éliminées – resserre également l’attention sur la tragédie personnelle et familiale. L’Ophélie de Katie West nous fait vivre son passage de la jeune fille obéissante, polie et plutôt silencieuse, vers la folie et la mort, avec force et émotion. John Shrapnel nous donne à la fois un Claudius machiavélique et un Fantôme à glacer le sang.

11Dans des interviews données pendant la phase de préparation, Peake avait fortement insisté sur sa nervosité face à l’idée d’être la première femme depuis longtemps à reprendre ce grand rôle. À voir le résultat, force est de constater que cette mise en scène n’est peut-être pas révolutionnaire dans l’interprétation qu’elle donne de la pièce, mais qu’elle est extrêmement convaincante, avec une actrice principale qui captive l’attention du public jusqu’au bout. Peake elle-même résume le mieux sa création: « I feel a little bit like I’ve been run over by a tank at the moment – but good11. »

Notes

1  Interview de Maxine Peake incluse dans le programme.

2  Interview de Maxine Peake dans le programme radio « Hamlet undressed », diffusé sur BBC Radio 4 le 28 septembre 2014 et retraçant la genèse de cette mise en scène.

3  Il s’agit de photos d’actrices ayant joué Hamlet : http://www.theguardian.com/stage/gallery/2014/sep/26/female-hamlets-sarah-bernhardt-maxine-peake-in-pictures. Voir aussi l’ouvrage : Tony Howard, Women as Hamlet : performance and interpretation in theatre, film and fiction, Cambridge, CUP, 2007. Peake et Frankcom ont rencontré l’auteur dans le cadre de leur préparation.

4  « Hamlet undressed ».

5  Hannah Ellis-Petersen, « Theatre’s leading female figures gather to shine a spotlight on gender gap », The Guardian, 22 Septembre 2014. http://www.theguardian.com/stage/2014/sep/22/theatre-female-figures-gender-gap. Notons également un Henry IV entièrement féminin, joué au Donmar Warehouse de Londres, du 3 octobre au 29 novembre 2014, dans une mise en scène de Phyllida Lloyd, qui avait déjà donné un Julius Caesar joué par des femmes en 2012-2013.

6  « Hamlet undressed ».

7  Id.

8  William Shakespeare, « Hamlet », in The Arden Shakespeare Complete Works, éd. Richard Proudfoot, Ann Thompson et David Scott Kastan, London, Bloomsbury, 1998.

9  Ibid.

10  « Hamlet undressed », c’est Peake qui souligne.

11  « Hamlet undressed ».

Pour citer ce document

Par Anne-Kathrin Marquardt, «Être femme à Elseneur : Hamlet», Shakespeare en devenir [En ligne], L'Oeil du Spectateur, N°7 - Saison 2014-2015, Adaptations scéniques de pièces de Shakespeare, mis à jour le : 19/01/2015, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=731.

Quelques mots à propos de :  Anne-Kathrin Marquardt

Anne-Kathrin Marquardt a obtenu une licence et un master en études anglophones à l’École Normale Supérieure de Lyon, ainsi qu’un master d’études européennes à Berlin. Agrégée d’anglais, elle enseigne actuellement à l’université du Havre. Elle est en troisième année de thèse sous la directon de Sarah Hatchuel (Le Havre) et de Line Cottegnies (Paris 3), et travaille sur « L’économie du don : échanges matériels dans le théâtre de Shakespeare ».