Un avant-goût de Harry & Jack: Entretien avec Édouard Lekston
Entretien réalisé à Paris le 14 novembre 2013

Par Pascale Drouet
Publication en ligne le 10 décembre 2013

Texte intégral

1Pascale Drouet : Édouard, pourrais-tu pour commencer nous présenter l’idée générale du recueil et nous dire pourquoi tu as choisi le titre de Harry & Jack qui change radicalement du titre originel de la pièce historique de Shakespeare, Le Roi Henri IV ?

2Édouard Lekston : Harry & Jack, c’est l’histoire d’une amitié entre un noble déchu, Jack Falstaff, et un prince, Harry, appelé à devenir roi d’Angleterre, le futur Henri V. Dans cette histoire, il y a deux mouvements contraires : l’un ascendant et l’autre descendant. Ce que j’ai retenu des deux parties du Roi Henri IV, c’est cette relation inattendue entre le prince qui fait l’école buissonnière et ce roi des truands qui, tous deux, partagent ce que tous les jeunes connaissent : les nuits d’ivresse et de jeux. Cela peut paraître un peu ambitieux, mais j’ai voulu travailler ce recueil à travers les différents arts populaires et les faire dialogue ensemble. On y trouve donc des références aux jeux de cartes, aux jeux vidéo, aux publicités, au cinéma, aux comic strips, à la fête foraine.

3Pascale Drouet : Une des premières illustrations, ou plus justement « translations graphiques » comme tu préfères les appeler, de ton recueil surprend par son foisonnement pictural et son titre plutôt elliptique : « Tour vers Roi ». Qu’est-ce à dire ?

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Illustration 1: « Tour vers Roi »

© Édouard Lekston

4Édouard Lekston : J’ai voulu ici figurer la pyramide sociale et résumer la situation d’Henri IV. Tout en haut, dans la partie gauche, on reconnaît le roi Henri IV à côté du soleil. En haut à droite, nous voyons que déjà un complot se fomente. À l’assaut de la pyramide, l’Église et la Cour s’avancent comme en une procession. Et ce qui ferme cette procession, ce sont les deux petits juges de la pièce : Fantoche (Justice Shallow) et Silence (Justice Silence). Tout en bas, c’est le bas peuple qui grouille. Il y a un montreur d’ours, des arnaqueurs, des meurtriers, des joueurs de carte. C’est une sorte de cour des miracles. Les parois de la Tour sont ornées de vitraux, avec des échafaudages pour qu’ils puissent être régulièrement entretenus : cela évoque la propagande religieuse (c’est une vision personnelle que j’ai du Moyen Âge : il fallait faire en sorte que les gens se tiennent sages, alors on leur donnait des images. C’est pour cela qu’il est important que ces images soient sans cesse entretenues). Dans la petite auberge noire, en bas, on retrouve nos deux amis, Harry & Jack, en train de boire. Et toujours, ce petit pointillé, qu’on retrouve tout au long du recueil, qui relie le crâne de Harry et la couronne, pour indiquer un raccourci privilégié : par sa naissance, Harry a le chemin qui conduit directement tout en haut. J’ai ajouté quelques clins d’œil personnels : en bas à droite, Klaus Nomi nous invite à regarder la scène, et, juste derrière lui, ces paysans qui se réchauffent le sexe auprès du feu sont inspirés des Très Riches Heures du duc de Berry.

5Pascale Drouet : Dans un genre tout à fait différent, plus épuré, tu as retenu, pour la sélection de translations graphiques de notre entretien, le « Kino-Woodcut » qui relate le double vol de Gad’s Hill. Pourquoi cette forme particulière ?

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Illustration 2: Première de couverture du « Kino-Woodcut » (en 8 images)

© Édouard Lekston

6Édouard Lekston : J’ai voulu faire se rencontrer deux types d’art : les woodcuts, les gravures sur bois de l’époque élisabéthaine, et le cinéma muet de l’Allemagne du début du 20ème siècle. Le titre de cette série en huit images, « Les voleurs volés », est un hommage à l’histoire de l’arroseur arrosé. C’est la scène célèbre (Acte II, scène 2) où Falstaff et ses acolytes s’apprêtent à détrousser les voyageurs, puis sont à leur tour détroussés par Harry et Poins. Le texte a été repris à la façon des cartons du cinéma muet.

7Pascale Drouet : T’es-tu servi de traductions existantes ou as-tu fait ta propre traduction ?

8Édouard Lekston : C’est ma traduction. En fait, plutôt qu’une traduction, c’est une réinterprétation du texte et de la scène qui m’est propre.

9Pascale Drouet : Laquelle de ces huit scènes te semble la plus représentative ? Ou, simplement, laquelle aimerais-tu nous commenter ?

10Édouard Lekston : Voyons… disons l’avant-dernière, la septième peut-être. Je l’aime bien parce qu’elle regroupe les masques et les fantômes. Ici, les bandits portent des masques, des masques de lion en clin d’œil à la tête du lion de l’héraldique royale anglaise. C’est aussi un clin d’œil à Point Break, le film de Kathryn Bigelow où les braqueurs de banque portent des masques de Présidents des États-Unis. Poins et Harry, eux, sont déguisés en fantômes élisabéthains, c’est-à-dire qu’ils sont dans un drap noué au-dessus de leur tête.

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Illustration 3: « Kino-Woodcut » 7

© Édouard Lekston

11Pascale Drouet : Tu nous as dit avoir pensé ce recueil avec les arts populaires. C’est bien cette dimension populaire qui, à mon sens, participe de l’originalité de ton travail. Le « Kino-Woodcut » est une belle trouvaille. Mais le plus inattendu et le plus surprenant peut-être, ce sont ces réclames qui ponctuent l’amitié qui lie Harry à Jack : fortes et originales, pleines de tendresse et d’humour, elles sont à l’image de Falstaff, non ?

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Illustration 4 : Réclames : « Saindoux et Baiser de Titan »

© Édouard Lekston

12Édouard Lekston : Oui ! J’ai voulu ajouter une nouvelle dimension populaire. La dimension publicitaire n’est, bien entendu, pas dans le texte de Shakespeare, mais ces réclames sont directement liées aux propos, insultes et sobriquets que se lancent allègrement Falstaff et Harry, surtout ce que Harry dit à Falstaff. Il le traite, par exemple, de « Saindoux »,  de « baiser de Titan » et de « balle de laine ». Pour ces dessins, je me suis inspiré des vieilles réclames que l’on trouve dans les coupures de journaux du 19ème  siècle. Je me suis aussi inspiré des publicités de l’art nouveau, des publicités pour médicaments. Car Falstaff vante aussi les mérites curatifs du xérès à ses soldats ! Les légendes qu’on peut lire sur la réclame pour le Xérès sont les propos mêmes que tient Falstaff dans le texte de Shakespeare. Bien sûr, il piétine ce que le Xérès permet d’évacuer : la couardise, la faiblesse, la chlorose.

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Illustration : Réclame : « Xérès »

© Édouard Lekston

13Pascale Drouet : Comment as-tu visualisé l’épisode incontournable de la pièce dans la pièce, la répétition de la rencontre entre Harry et son père dans la taverne d’Eastcheap ?

14Édouard Lekston : Il faut prendre ensemble les deux illustrations qui se suivent, l’une ne va pas sans l’autre. Dans la première, j’ai représenté Falstaff qui profite de la situation pour brosser un portrait très flatteur de lui-même : c’est un saint, un fruit divin, une grosse pêche. C’est la première partie du jeu de rôle. Dans la seconde partie, c’est Jack qui prend le rôle du roi et il profite de ce jeu pour remettre Falstaff à sa place, pour le ridiculiser et l’insulter. Le père joué par son fils dit à son fils joué par Falstaff : « il y a un diable qui de hante sous l’apparence d’un gros vieux homme » (Acte II, scène 4). J’ai donc montré un démon, tiré de l’iconographie élisabéthaine, à l’intérieur du corps Harry.

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Illustration 6: « Méta-théâtre (1) »

© Édouard Lekston

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Illustration 7: « Méta-théâtre (2) »

© Édouard Lekston

15Harry et Jack sont entourés par des personnages qui sont des figures de Jokers de cartes à jouer. Ces Jokers sont détournés en arnaqueurs et en faux mendiants. Quand on tourne la page et qu’on passe du premier volet au second, leurs stratagèmes sont mis à nu. On se rend compte, par exemple, que le cul-de-jatte a des  jambes et que le bossu contrefait sa bosse. On voit aussi Madame Vitement (Mistress Quickly) et Nini Fendrap (Doll Tearsheet) qui sont spectatrices et qui se régalent du spectacle. Et aussi des chiens. Quand Falstaff parle, ils ont à moitié endormis ; ils sont là tout simplement. Mais quand c’est Harry qui prend le devant de la scène et qui joue le roi, ils sont excités, car tout le monde éclate de rire et les arnaques sont dévoilées dans la joie. Je me suis inspiré de la cour des miracles de Notre Dame de Paris de Victor Hugo.

16Pascale Drouet : Ta transcription graphique de la taverne, tout aussi minutieuse et savoureuse que ta pyramide sociale, n’est-elle pas la conclusion de cette pièce dans la pièce, ou plutôt son interruption avec l’arrivée du sheriff ?

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Illustration 8: « L’auberge Sleppy Horse »

© Édouard Lekston

17Oui ! Après le jeu de rôle, le sheriff et ses sbires arrivent, à la recherche de Falstaff et du butin. J’ai imaginé une coupe de l’auberge de la Tête de Sanglier que j’ai rebaptisée, pour m’amuser, le « Sleepy Horse », le cheval fatigué. Le nom de l’auberge fait écho à la tenture qui est à lire comme une image d’Épinal. Ce cheval sur la tenture, c’est une métaphore de Falstaff endormis. Mais juste derrière cette tenture, c’est Falstaff en chair et en os qui se cache et qui ronfle déjà – on voit ses chaussures qui dépassent ! Il est à la fois là physiquement, même s’il est dissimulé, et métaphoriquement dans l’image d’Épinal. On se souvient que dans le texte de Shakespeare, Harry retrouve Falstaff endormi derrière la tenture. J’ai donné à l’auberge a une architecture typique du Moyen Âge : c’est un bâtiment en trapèze avec la base plus étroite que la hauteur, parce qu’on vidait les hauts sales par les fenêtres.

18Pascale Drouet : La coupe de l’auberge nous montre, en bas à gauche, la cuisine de Mistress Quickly. N’est-ce pas dans cette cuisine que Falstaff va, en catimini, se constituer une armure de fortune ?

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Illustration 9: « L’armure de cuisine »

© Édouard Lekston

19Édouard Lekston : Oui, bien sûr. Là, j’ai particulièrement laissé courir mon imagination. Nous sommes avant la bataille et j’ai imaginé que Falstaff avait perdu son armure, soit en la revendant pour assouvir un de ses vices, soit en la misant à un jeu d’argent. Le voici donc très embêté car il a tout de même le titre de capitaine. Il y a la guerre et il n’a pas d’armure. Il a l’air con. Donc, en cachette, il va voler les ustensiles de cuisine de Mme Vitement pour les faire assembler en armure chez un forgeron véreux. J’ai pensé à un jeu de nomenclature dans lequel les éléments de cuisine deviennent des éléments martiaux et inversement.

20Pascale Drouet : Par exemple ?

21Édouard Lekston : Les plastrons (n°4), ce sont des dessous de plat. Les gantelets (n°2) sont des gants d’écailler. Fendue en deux, la moyenne marmite sert de spallières, c’est-à-dire d’épaulières (il existe tout un vocabulaire technique). J’ai toujours été fasciné par les armures, surtout les armures de samouraï. Cette fascination remonte à mes premiers travaux artistiques, quand je faisais moi-même des armures en ustensiles de cuisine. On pense aussi à Don Quichotte qui se constitue une armure avec des ustensiles ménagers. Les cubitières (n°7) sont des protections pour les coudes, mais, revisitées dans la cuisine de Mme Vitement, elles deviennent des moules à kouglof.

22Pascale Drouet : C’est ingénieux pour un personnage dont la gourmandise est légendaire ! Pour clore cet entretien, car il faut le clore malheureusement, de quelle dernière translation graphique souhaiterais-tu nous parler ?

23Édouard Lekston : Peut-être d’une de celles qui se trouvent à la fin du recueil ?

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Illustration 10: « L’hôtesse raconte la mort de Falstaff »

© Édouard Lekston

24Harry & Jack se termine, comme Le Basculement (Richard II), par une petite pointe d’affection. Certes, Harry a renié Jack, mais une petite partie de son cœur lui reste attachée. On voit, à droite, Harry qui prend un bain dans la couronne royale : il se lave de son passé, de ses mauvaises fréquentations, de toutes ses nuits d’ivresse, mais, au même moment, avec la pluie, il pleure la mort de Falstaff. Et j’irai même plus loin : si Harry n’avait pas fréquenté Falstaff, il n’y aurait pas eu cette épreuve qui consistait à se déguiser en soldat et à faire l’échange du gant (c’est l’épisode qui précède Azincourt dans Henry V). Jamais Henry V, s’il n’avait été un Harry en compagnie de Jack, n’aurait eu la moindre idée de la réalité des soldats. En faisant l’école buissonnière, il a appris le peuple, et c’est ce qui fait qu’il peut être un bon roi. Il sait se mettre au niveau des soldats, se mettre comme eux dans la boue.

25Pascale Drouet : Et cette main évocatrice qui semble faire le lien entre les deux translations graphiques ?

26Édouard Lekston : C’est la main de Dieu qui sort du nuage en pluie et en pleurs. Elle inspirée de la célèbre main de la création de Michel-Ange. Falstaff est mort, mais il a gardé un côté « gros bébé » : c’est un gros bonhomme qui n’a jamais vraiment grandi. Mme Vitement raconte que Falstaff, avant de mourir, a prononcé quatre fois le nom de Dieu. J’ai donc représenté, avec la métonymie de la main, les quatre âges de la vie. C’est très émouvant cette la main de Falstaff bébé qui saisit la main de Dieu, d’un Dieu qui l’accepte malgré toutes ses débauches, d’un Dieu qui  l’accueille.

27Pascale Drouet : Cher Édouard, merci d’avoir accepté cet entretien qui nous a permis d’avoir un avant-goût de ton dernier travail graphique, Harry & Jack, qui, je l’espère de tout cœur, sera bientôt accessible dans sa version pochoir chez un éditeur.

Pour citer ce document

Par Pascale Drouet, «Un avant-goût de Harry & Jack: Entretien avec Édouard Lekston», Shakespeare en devenir [En ligne], Shakespeare en devenir, N°7 - 2013, Varia, mis à jour le : 10/12/2013, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=688.