De quelques racines médiévales et Tudor du spectaculaire élisabéthain

Par André Lascombes
Publication en ligne le 28 janvier 2010

Résumé

The article discusses at first how the condensing and focussing principle, founding the spectacular economy, works hand in hand with two devices of quasi-constant use: re-semantizing on the one hand and channel-untwining on the other, both proving activators to the energizing glass of ostension. It then turns to illustrating some effects caused by another major spectacular trend which, inherited from the medieval stage, endures to the end of the Renaissance: the doubling up of what is actually seen by the suggestion of an unseen: this assists the budding forth of two spectacular phenomena likely to acquire tropological force: the theatre diaphora and its “junior” form: the syllepsis.

Texte intégral

1Pour introduire mon propos, je soulignerai l’importance cruciale de deux facteurs essentiels au fonctionnement du spectaculaire dans le corpus dramatique anglais entre c. 1460 et 1560. D’une part, les structures de la réduction. Il s’agit de diverses formes de concentration et de focalisation, avec les figures de l’allusion, de l’ellipse, de la synecdoque, de la métonymie et de la métaphore, ainsi que les techniques scéniques ou narratives qui leur sont associées. Ces structures sont, en fait, fondamentales et pérennes et je ne les cite ici que pour mémoire. D’autre part, les structures de la duplication. Ce codage, hérité de la culture médiévale, demeure actif tout au long de la Renaissance anglaise et constitue, sous la diversité des genres graduellement développés, un puissant facteur d’unité au sein de la production dramatique jusqu’à la fin de l’ère Tudor. Ces structures, qui incitent le spectateur à voir autre chose que ce qui est montré et à chercher un invisible derrière ce qui est en scène, ont à mon sens un rôle majeur dans la promotion du spectaculaire élisabéthaine et, bien sûr, shakespearienne.

2Pour couvrir mon sujet, je proposerai des échantillons de formules spectaculaires utilisant ces deux voies traditionnelles de la concentration et de la structure duplice ou clivée. Je prendrai des exemples allant de la situation de départ, forme larvée ou structure d’attente, jusqu’à la forme développée, qui est parfois pleinement tropologique. Je tâcherai de mettre en regard des exemples tirés du corpus médiéval et Tudor, ainsi que d’autres venus du corpus élisabéthain ou shakespearien.

I. Formes spectaculaires de la réduction: vers un gradus ostensif

3Faut-il le répéter, réduction et ostension sont deux éléments de l’écriture dramatique fondamentalement interdépendants. Le premier n’élimine que pour mieux montrer ce qu’il choisit de conserver. Un ensemble de moyens est donc mis en œuvre pour gagner du temps, expulser de la représentation ce qui n’est pas aisément montrable ou ce que l’ethos du temps interdit de représenter.

Techniques de la réduction ou de la focalisation

41. Elles ressortissent aux techniques narratives et prennent souvent la forme d’un prologue ou exorde résumant la pièce avant sa représentation. Pour cela, des pièces médiévales comme cycles, «moral plays» ou interludesfont appel à un ou deux personnages extérieurs présentant une parade semblable à celle des cirques de village – par exemple, The Banns dans la pièce The Castle of Perseverance. Ce prologue peut aussi être confié à un personnage (qu’il soit provisoirement extra-dramatique ou l’un des rôles importants du drame) qui nous raconte l’essentiel du programme à représenter – comme dans Mankind, Everyman, ou encore Fulgens and Lucres, troispièces du segment temporel 1470-1510.

5Les premières tragédies élisabéthaines adoptent une autre forme qui synthétise en un tableau vivant («dumb-show») avant chaque acte le contenu et la signification de ce dernier. Shakespeare conservera parfois un type de présentation abrégée confiée à un narrateur-présentateur qui peut aussi servir de personnage réflecteur doté d’une fonction chorique. Songeons, par exemple, à Father Time dans The Winter Tale, à Kent ou au Fool dans King Lear. La vaste enquête à ouvrir ici pour recenser cette fonction de commentaire ostensif devrait commencer par l’étude que Jean-Paul Debax a consacrée aux personnages (intra-dramatique ou extra-dramatiques) qui en sont chargés1.

62. Ces techniques peuvent se conjuguer aux procédés de réduction du champ visuel offert, qu’il soit spatial, temporel ou dramaturgique. L’ouverture des pièces shakespeariennes qui pratiquent la focalisation sur le personnage présentateur, avant de passer à un échange à deux ou à plusieurs partenaires, comme dans Richard III, en est un exemple célèbre. Il faudrait aussi citer ici les passages de nature synecdochique offrant souvent des portraits de personnages, ou des moments scéniques, qui ont une valeur séminale. Par exemple, dans The Merchant of Venice, l’inoubliable autoportrait du Prince du Maroc(II.1.1-12) ou, dans Titus Andronicus, au bout de toutes les horreurs, en une scène offerte à la seule imagination du spectateur, la mise à mort du monstrueux Aaron, enterré jusqu’au cou, sa tête et ses hurlements d’agonisant affamé éternisant sa présence dramatique (V.3.178-89)2.

73. Une autre technique, fréquente et efficace, est la teichoscopie (de teichos qui signifie le mur), forme d’ekphrasis qui consiste à confier au récit ce qui n’est pas montré, ce qui serait visible si l’on supprimait le mur qui ferme la scène. Un exemple célèbre en est la rencontre, quasi mythique, d’Antoine et de Cléopâtre sur le fleuve Cydnus, rencontre qui n’est vue qu’à travers le récit d’Énobarbus (II.2.200-250).

8Mais, parce qu’elles sont fonctionnellement liées au souhait de mieux montrer, ces techniques sont souvent jumelées avec les techniques d’ostension qu’il me faut rapidement présenter.

L’ostension et ses degrés

9L’ostension (de os, oris, la bouche ou le visage, et de tendere, approcher) est ce qui règle la distance entre le regard et la chose regardée. Variable de l’intensité du spectacle, ce paramètre est un codage encore mal répertorié, mais qui peut s’analyser comme un véritable gradus. Il y a, à ma connaissance, assez peu de travaux définissant la typologie de l’ostension, et celle, toute provisoire, que je présente ici, doit être considérablement complétée et affinée. J’y distingue provisoirement trois degrés.

101. Je considère comme le degré normal, ou niveau un, ce qui correspond à la forme canonique de l’échange spectaculaire: l’utilisation simultanée, pour représenter quelque chose, des deux canaux de l’optique et du verbal. J’appelle ce degré monstration – à la différence de Patrice Pavis qui, dans le début de typologie qu’il propose, en fait un synonyme d’ostension3.

112. Il existe un niveau deux, d’usage exceptionnel celui-là; il s’agit d’ostension différenciée correspondant à ce que l’anglais appelle «foregrounding». Cette forme consiste à souligner linguistiquement la chose représentée par une sorte d’appel à voir, vocatif direct ou indirect adressé au spectateur. Ce soulignement déictique a été, depuis longtemps, remarqué dans sa pratique médiévale. David Mills, spécialiste du Cycle de Chester, l’appelle:«[the] Behold and See Convention»4.

12On peut entendre l’usage qu’en fait Shakespeare en se reportant au passage ci-après, tiré de Antony and Cleopatra. Philo vient de déplorer la sujétion érotique à laquelle la courtisane égyptienne a réduit le fier général romain, le faisant déchoir du rang de héros qu’il s’est acquis: «Nay, but this dotage of our general’s / O’erflows the measure». (I.1.1-2). Cette présentation s’étend du vers 1 au vers 9 et s’achève comme suit:

Philo : Look where they come.

Take but good note, and you shall see in him

The triple pillar of the world transformed

Into a strumpet’s fool. (I.1.10-13)

13Dans les pièces morales de la fin du XVe siècle, les grands agonistes ont, eux, une curieuse façon de s’ostender. Ils s’auto-dépeignent de façon très peu naturaliste, faisant tout haut une sorte d’auto-portrait que j’ai appelé autoprosopopée5. Souvent, ce rôle de commentateur intra-dramatique (accusateur ou faire-valoir) est confié dans le théâtre Tudor à l’un de ces personnages appelés «Vice6». Chez Shakespeare, ce rôle est plusieurs fois confié à un personnage secondaire: le Bouffon (Touchstone dans As You Like It), les femmes (victimes plutôt que maîtresses de leur destin dans Richard III), ou encore le fidèle serviteur, (Enobarbus dans Antony and Cleopatra, ou Kent dans King Lear). Enfin, l’ostension peut se faire à travers le monologue de l’agoniste principal du drame: ainsi Richard, Duc d’York, dans la première scène de Richard III (I.1.1-41), se contemplant dans le souvenir de ses exploits puis dans la perspective des forfaits qu’il médite. C’est aussi la pratique de Henry IV, méditant entre guerres affrontées et politique à venir (1 Henry IV, I.1.1-33). Cette habitude ancienne se porte donc très bien chez le plus célèbre des élisabéthains.

143. Un niveau trois d’ostension, que j’appellerais volontiers ostension paradoxale, se distingue de la norme en ce que le codage n’utilise ici que l’un des deux systèmes, et c’est le plus souvent le canal visuel. Il s’agit d’une catégorie très riche qui engendre de multiples variantes. Elle aussi est très ancienne. Ainsi, dans le Jeu n°3 du Cycle de Chester, intitulé Noah, et joué selon les textes existants par la Confrérie des Waterleaders and Drawers of Dee, le Jeu s’ouvre par un échange entre Dieu et Noé que, du haut de son ciel, Dieu prévient du Déluge imminent, le sommant de construire l’Arche dont il va lui donner les données techniques (vers 17-32). Or, selon le texte, l’arche est déjà là, construite sur scène, dès le début du Jeu. Elle ne devient pourtant partie prenante de l’action scénique qu’à partir du moment où Noé ordonne à ses fils de prendre leurs outils pour l’aider à bâtir l’Arche (vers 52). C’est donc au vers 80 que la didascalie avertit: Then Noah beginneth to buyld the Arke. Cette pratique renvoie d’ailleurs à une convention plus générale de la scène médiévale selon laquelle un «objet scénique» (accessoire ou personnage) ne devient signifiant (sémiotiquement actif) que lorsqu’il s’anime verbalement ou qu’il est dramaturgiquement activé. Cette convention, qui rend invisible et sémiotiquement inexistant l’objet scénique dramatiquement passif, est communément appelée freezing. On en trouve des exemples dans le théâtre élisabéthain. Ainsi, John of Lancaster, le frère puîné de Hal, Prince de Galles, est mentionné comme faisant partie de la suite du Roi dansla scène initiale, n’y est qu’une présence muette (1 Henry IV, III.2.32-33). Le Roi mentionne la conduite exemplaire de John au Prince Hal, fils dénaturé à qui il reproche son inconduite. John est là encore, à l’acte V, scène 4, quand Hal, blessé, refuse de quitter le combat, prenant exemple sur le jeune frère dont il cite avec admiration l’héroïsme. Le rang, la fonction princière, mais aussi la fonction dramatique d’ombre ostensive et proleptiquedu Prince de Galles, expliquent sans doute la présence obstinément muette du jeune homme. Il faut noter que seule la mise en scène(qui est un codage secondaire) peut restituer cette fonction à un personnage que le texte écrit ne mentionne qu’en didascalies.

15Les exemples précédents rendent à peine compte de la vertu ostensive que peut avoir le procédé du découplage des deux canaux. Dans ce même 1 Henry IV, Shakespeare sait utiliser l’énergie spectaculaire qui en découle. Il l’utilise, à deux reprises, pour donner une vigueur particulière à deux scènes d’amour. Voyons la première, acte III, scène 1: alors que Mortimer et Hotspur préparent leur départ pour la guerre, Glendower, beau-père de Mortimer, entre (dit la didascalie) « with the ladies », dont la fille de Glendower, épouse de Mortimer. Cette jolie Galloise brune qu’incarnait Jane Burnett dans la mise en scène d’Adrian Noble au Royal Shakespeare Theatre (Stratford upon Avon, en Mai 1991), ne parle que le Gallois. Son époux, lui, déjà très Anglais, ne comprend rien au dialecte de sa femme. Glendower, père de la dame, explique : «My daughter weeps, she’ll not part with you, / She’ll be a soldier too, she’ll to the wars» (III.1.188-189).Aux vers suivants (191-192), Glendower traduit en gallois à sa fille la promesse faite par Mortimer qu’elle pourra le rejoindre bientôt avec « Aunt Percy ». Mais c’est mal connaître les Galloises amoureuses. Celle-ci se tourne vers son mari et, volubile, lui exprime ses sentiments, toujours en gallois. Mortimer, dont le public partage sans doute l’embarras et le point de vue, répondce qui suit: «I understand thy looks; that pretty Welsh / Which thou pourest down from these swelling heavens / I am too perfect in, and but for shame / In such a parley should I answer thee» (III.1.194-197).Mais le héros fait très vite taire ses scrupules et, pour convaincre sa femme qu’il comprend très bien ce gallois-là, il se livre à un jeu de scène que traduisent pour le lecteur les vers suivants: «I understand thy kisses, and thou mine, / And that’s a feeling disputation. / But I will never be a truant, love, / Till I have learnt thy language» (III.1.198-201). Ce délicieux échange va se poursuivre jusqu’au vers 215 par l’intermédiaire de Glendower. On sent bien ici comment le divorce du son et du sens (message linguistique en gallois, et d’autre part celui que voit sur scène le public non-gaëlisant) amplifie une langue paradoxalement réduite à une musique. Mais la disjonction souligne tout autant ce qui se voit, le charme des yeux gallois noyés de larmes, les regrets navrés du guerrier partagé entre un devoir et un désir également virils. Le divorce amplifie donc tous les éléments, visuels et linguistiques, du message. Cet enrichissement spectaculaire par la seule disjonction des canaux ne procède pas seulement de la désémantisation du canal verbal, mais aussi (ou surtout?) du supplément de charge sémantique transféré de ce fait au canal visuel. De la même façon, chez le non-voyant par exemple, l’ouie et les autres sens voient leur importance majorée pour suppléer à l’absence d’information optique.

16J’ai laissé de côté d’autres éléments structurels-clé qui sont à prendre en compte dans une appréciation de l’intensité ostensive. L’un d’entre eux est l’intensité dramaturgique du passage (sa charge intellective ou émotionnelle), elle-même fonction du positionnement de la scène dans le contexte dramatique. Elle est elle-même fonction du positionnement de la scène dans le contexte dramatique, et constitue certainement l’un des facteurs essentiels de la notion de distance (ou proximité) esthétique du spectacle. Cette notion, encore mal évaluée, semble essentielle dans le calibrage de la réception moyenne d’un spectacle. Un autre élément majeur du réglage spectaculaire et des formes d’ostension est la labilité du signe théâtral et sa resémantisation.

La resémantisation du signe théâtral et l’ostension spectaculaire

17Ce phénomène, pourtant de nombreuses fois signalé, demeure d’un traitement étonnamment rare dans l’exercice critique7. Pourtant, la resémantisation est d’autant plus fréquente que le signe théâtral est essentiellement labile. Bien que le procédé soit aussi vieux que le théâtre, et très utilisé par les théâtres pauvres (dont le théâtre médiéval), il a fallu du temps à notre théâtre post-bourgeois pour le redécouvrir. Sur la scène médiévale, dotée des seuls objets scéniques indispensables au sens du drame (table, lit, trône, etc.) et de repères symboliques comme le haut céleste, le bas infernal et le niveau intermédiaire, lieu de l’humain, la resémantisation est de pratique constante. En général, le texte explicite ce qu’il faut voir dans tel objet, où se trouve le personnage, où il va, ce qu’il va faire. Au public d’ajuster son regard imaginatif. C’est ce que W. Shakespeare d’ailleurs attend de lui. Ainsi, les artisans de Midsummer Night’s Dream, s’apprêtant à répéter leur pièce, décrètent dans un souci d’économie et simplicité: «This green plot shall be our stage, this hawthorn-brake our tiring-house » (III.1.3-5). Et un peu plus loin, les objets scéniques seront radicalement dissociés de leur référent existentiel, accentuant leur théâtralité à la mesure de l’écart ouvert entre référent existentiel et référent théâtral. Aussi faut-il comprendre que, sous le rire de surprise et de surface né du constat de l’écart, les commentaires malicieux sont moins là (comme on le dit parfois) pour accentuer la dérision de l’entreprise, que pour faire valoir le plaisir spectaculaire que tous, incultesou aristocrates, avouent, même sur un mode ambigu, devant ce pur moment de théâtre. Ainsi Thésée et Demetrius commentent les mots de Snout qui joue le Mur: «Would you desire lime and hair to speak better? / It is the wittiest partition that ever I heard discourse, my lord» (V.1.164-65).

18Dans The Two Gentlemen of Verona, Launce ne procède pas autrement. Dans la leçon de théâtre qu’il administre aux spectateurs (II.3.6-22), ce bon prestidigitateur de la scène dévoile son truc tout en l’accomplissant: «Now, I’ll show you the manner of it. This shoe is my father. No, no, this left shoe is my mother. Nay, that cannot be so neither. Yes, it is so, it is so; it has the worser sole » (II.3.13-16). Le couronnement de cette gymnastique sémiotique intervient deux élucubrations plus loin quand Launce feint de ne plus savoir, de lui et de son chien,qui est qui (II.3.20-22). Cette confusion ontologique est exploitée dans une autre scène (IV.4.1-37) où Launce, pendant trente-sept vers, dialogue avec son chien promu à la dignité d’acteur à part entière8.

19On ne peut pas ne pas citer encore ici le morceau, royal par l’intensité du plaisir spectaculaire qu’il recèle, qu’est la scène improvisée où Hal et Falstaff jouent devant l’hôtesse ravie – témoin intra-dramatique servant à ostender le spectacle –(II.4.371-498). Comme Launce ou les artisans tout à l’heure, les deux compères jouent ici à jouer, batifolant littéralement avec leur rôle. Falstaff, pressé de se faire valoir, décrit sa mise en jeu comme suit : «This chair shall be my state, / This dagger my sceptre, and this cushion my crown » (II.4.373-74). Mais il s’attire de Hal une réplique qui démolit son improvisation. S’arrogeant le rôle de spectateur incrédule devant la naïveté de la scène, le Prince sabote la posture de Falstaff en restituant leur référent existentielaux objets mis en scène : «Thy state is taken for a joint-stool, thy golden sceptre for a leaden dagger, and thy precious rich crown for a pitiful bald crown » (II.4.375-77). Enfin lorsque à mi-scène, les deux compères sur l’ordre de Hal échangent leur rôle, Falstaff, feignant de s’indigner du crime de lèse-majesté, jouant une fois de plus (tel un excellent acteur de commedia), avec son rôle, fait mine de se draperdedans. Enfin, lorsqu’à mi-scène les deux compères, sur l’ordre de Hal, échangent leur rôle, Falstaff, feignant de s’indigner du crime de lèse-majesté, jouant une fois de plus (tel un excellent acteur de commedia) avec son rôle, fait mine de se draper dedans : «Depose me? If thou dost it half so gravely, both in word and matter, hang me up by the heels for a rabbit-sucker, or a poulter’s hare» (II.4.378-79). On voit ici la vérité de ce qu’annonçait mon introduction: tous les personnages, de Jack Falstaff, mais aussi de Hal, jusqu’à l’hôtesse (au vers 385), adoptent d’instinct ce dédoublement du personnage et du rôle, tenant ce dernier pour ainsi dire à bout de bras et en soulignant la valeur par la distance même que l’acteur interpose entre sa propre identité intra-dramatique et la fonction d’interprète que met en évidence cette brève «pièce dans la pièce ». Cette attitude éminemment contagieuse se transmet aussitôt au public qui, instantanément, adopte la posture du spectateur-complice invité dans le jeu, et il y prend un plaisir intrinsèquement ludique9. Ce sujet passionnant (celui d’un théâtre vivant où les acteurs, mais aussi les spectateurs, se jouent des frontières aujourd’hui devenues trop continûment hermétiques entre jeu et non-jeu, mais que la tradition protomoderne savait garder infiniment plus fluides) est ce que je vais examiner dans ma deuxième partie consacrée aux catégories spectaculaires de la duplication et du clivage.

II. Formes spectaculaires du clivage et de la duplication : la diaphore et la syllepsethéâtrales.

20Le «jargon» que je viens d’employer ici et que je vais immédiatement définir ne doit pas effrayer car il désigne précisément ce dont nous venons de parler sans toutefois le nommer encore, c’est-à-dire diverses formes du plaisir que prend le spectateur à voir ou à entendre au théâtre deux choses différentes sous un même signe. Les deux grandes catégories de ce phénomène que j’appelle l’une diaphore théâtrale, l’autre syllepse, sont à mes yeux des facteurs tout-puissants de la spectacularité. Je donnerai un exemple de chaque catégorie, avant de risquer une définition. Je commence par le phénomène le plus général, la diaphore10.

21Dans la pièce n°20 du Cycle dit de la Ville de N (N-Town Play, 20, intitulée « The Death of Herod »), on voit Hérode féliciter ses soldats qui viennent de trucider les Innocents, et il les invite au festin qu’il va donner sous nos yeux, sur scène. La pièce a déjà montré la mission donnée aux soldats, puis le Massacre et le compte-rendu des militaires au Roi, et elle annonce enfin le banquet (vers 105-167). Mais voici qu’au vers 168 entre par l’arrière, silencieuse, à l’insu de tous ceux qui festoient, la Mort grimaçante. Elle assiste incognito à la suite du festin et commente ironiquement (pour le seul public) la fausse puissance du tyran et les exploits meurtriers de ses sbires:

«Ow! I herde a page make preysyng of pride!

All princes he passyth, he wenyth, of powsté.

He wenyth to be e wurthyest of all is werde wyde,

Kynge ovyr all kyngys at page wenyth to be!» (168-71).

22Quand, enfin, elle se démasque (232) après un suspens interminable, elle se jette sur Hérode et sur ses deux soldats, avant que le Diable, entré à ce moment-là, n’emporte leurs cadavres en Enfer. Nous avons là ce que j’appelle une «scène clivée» (split act) dans laquelle deux actions se déroulent en parallèle, mais où seul le public – ainsi que le personnage «dominant» (c'est-à-dire l’«eave-dropper» qui gère la totalité de l’action) – participe aux deux univers cognitifs ainsi juxtaposés.

23Les familiers du Richard III de Shakespeare penseront immédiatement à l’acte I scène 4 où, du début au vers 108, les diverses factions qui se disputent à la cour du roi Edward s’affrontent et se menacent. Au vers 108, la reine déchue et exilée, Marguerite d’York (que Shakespeare a ressuscitée pour l’occasion), entre incognito elle aussi et, telle l’implacable Mort médiévale, écoute ses ennemis se déchirer, avant de passer à l’attaque: «I can no longer hold me patient / Hear me, you wrangling pirates that fall out / In sharing that which you have pilled from me » (156-168). Cette scène clivée sera d’ailleurs reclivée un peu plus loin pour un spectacle à trois étages. Un autre exemple célèbre serait celui qui ouvre la pièce de Thomas Kyd, The Spanish Tragedy, annonçant un clivage généralisé qui place la quasi intégralité du spectacle sous le regard subreptice mais attentif de Revenge et d’Andrea.

24Ainsi dans ces trois scènes clivées, nous, spectateurs, bénéficions d’une situation cognitive privilégiée qui, nous plaçant comme«eave-droppers» en position d’espionnage au-dessus des acteurs de premier niveau, nous donne à voir deux univers concurrents fondés sur un partage inégal du savoir dramatique et de ses enjeux. Les commentateurs littéraires, qui privilégient le texte écrit parlent communément en pareil cas d’ironie. Certes, mais c’est oublier que cette figure rhétorique, de niveau textuel, se double au niveau dramaturgique d’un effet relevant d’une rhétorique visuelle qui, bien évidemment, ajoute à l’ironie ses puissances propres, amplifiant son énergie11. Au-delà du seul élargissement conceptuel que donne la vision ironique, le chevauchement des deux univers conjointement perçus propose ce plaisir exquis de participer à deux univers cognitifs, voire à deux « espace-temps », comme dans le cas dans la Mort d’Hérode où ce potentat nommé par Rome, exerçant sur tous droit de vie et de mort, n’est en même temps, face à Mort, inéluctable émissaire de Dieu, qu’une défroque dérisoire, un minable matamore pour quelques instants encore. Dans d’autres scènes du théâtre médiéval, comme les pièces de Cornouailles, on apprend au spectateur assis dans le «round» que la Passion du Christ, historiquement située en Palestine, se contemple en ce moment en tel lieu bien connu des villageois. Deux univers mentaux, deux espace-temps sont ainsi superposés. En termes de rapport esthétique au spectacle, le plaisir de la diaphore est d’abord celui de contempler une actionsimultanément inscrite dans l’ici et dans un ailleurs. Il est aussi le plaisir de participer à un tel drame en partenariat avec les acteurs dominants: c'est-à-dire d’être à la fois sur et hors de la scène. La diaphore, qui le suscite, peut à bon droit se décrire comme la procédure qui crée une complicité avec l’ensemble du processus théâtral en acte. Il faut enfin insister sur l’ampleur dramaturgique de la diaphore qui s’applique à une situation souvent étendue à la pièce entière et impliquant connivence avec tout un ensemble spatio-culturel. Dans la pièce médiévale, il s’agit à la fois de l’héritage religieux, et de sa réinterprétation au moment où se joue cette pièce. Dans le théâtre Tudor ou élisabéthain, un identique dédoublement peut être créé12.

25Par comparaison, la syllepse théâtrale est une forme fondée sur un même chevauchement de deux visions cognitives ou émotionnelles, mais limitée à un moment particulier de l’action dramatique et donc de bien moins grande envergure. Elle affecte un instant précis, et le rapport particulier qu’ont ensemble deux personnages. Le spectateur est alors sommé de choisir, sans pouvoir véritablement le faire, entre deux cheminements réceptifs concernant le ou les personnages en cause. On appellera syllepse ces deux validations antagonistes de la communication théâtrale, ce cheminement fourchu qu’a bien décrit C. Kerbrat-Orecchioni13. Comme la syllepse grammaticale, cette anomalie ostensive de la communication se fonde, comme tous les tropes ou leurs structures de départ, sur le plaisir du détour surmonté.

26Pour mettre un peu d’ordre dans les exemples d’une formule très riche, d’intensité et de signification très variables, je commence par des formes inchoatives. Je rappellerai les deux scènes dans Midsummer Night’s Dream traitant de la «translation» de Bottom en âne. D’abord, le moment où l’on voit Bottom sortir du fourré («the tiring-house») le chef orné de la tête d’âne dont le facétieux Puck vient de le coiffer (III.1.97-124). Cette scène brève est surtout consacrée aux réactions provoquées chez ses amis et à l’incompréhension qu’elles suscitent chez un Bottom totalement inconscient de la coiffure qu’il arbore. Dans cette brève opposition entre les deux attitudes cognitives se trouve l’essence sylleptique de ce moment théâtral, mais la superposition n’est ici qu’esquissée, réduite à une rapide évocation verbale. En revanche, il est intéressant de noter que la scène qui suit (III.2.6-34) va la ré-exploiter in absentia. Dans celle-ci, Puck le farceur rend compte de ses activités à son maître Oberon, lui contant en teichoscopie une scène encore toute fraîche dans l’esprit des spectateurs. Cette mise à distance, ou plutôt mise au miroir linguistique, des effrois comiques des artisans et de l’inconsciente outrecuidance de Bottom-le-tisserand-nouveau-prodige-de-la-scène, trouve son enargeia dans le rapprochement ainsi fait de moments dramatiquement identiques mais qui sont spéculairement complémentaires14.

27Ceci nous ramène à l’exemple proposé plus haut, sous la rubrique « disjonctions ostensives », sans lui attribuer son véritable nom tropologique de syllepse théâtrale. Je reviens donc à 1Henry IV et ses scènes d’amour. Premièrement, pour compléter le commentaire déjà fait de l’échange muet entre Mortimer et sa Galloise, précisons que ce qui lance la syllepse ici, c’est l’impasse linguistique requérant le détour communicationnel par un tiers, le père / beau-père qu’est Glendower. Les deux protagonistes, tout à fait compétents hors du champ linguistique (et qui jouent impeccablement leur partition amoureuse ou «feeling disputation») ont une relation linguistique clivée, détournée sur le tiers interprète. Reste, comme on l’a dit plus haut, la relation visuelle magnifiée. Deuxièmement, comme pour faire ressortir la subtile différence structurelle qu’elle a avec l’autre scène (III.2.6-34), et y faisant parfaitement écho au demeurant, l’autre héros guerrier de la pièce, Hotspur, rumine ses préparatifs guerriers tandis que Kate, sa femme, entre au vers 36 (II.3.36-63). Comme il la connaît bien, Hotspur fait front tout de suite:

Hotspur: How, now, Kate? I must leave you within these two hours.

Lady Percy : O good my lord, why are you thus alone?

For what offence have I this fortnight been

A banished woman from my Harry’s bed? (II.3.36-40)

28Sans lui laisser le loisir de répliquer, elle poursuit ses reproches d’épouse aimante, soucieuse de la santé d’un homme dont les soucis guerriers ruinent le sommeil, et dont elle dépeint les nuits agitées (II.3.41-65). Elle en vient ainsi, au terme de l’évocation des rêves de bataille de son Hotspur, à peindre en présence même du mari (et qui peut-être la tient dans ses bras), là devant nous sur scène, la vision concurrente du visage nocturne de ce rêveur angoissé.

Lady Percy Thy spirit within thee has been so at war,

And thus has so bestirr’d thee in thy sleep,

That beads of sweat have stood upon thy brow

Like bubbles in a late-disturb’d stream,

And in thy face strange motions have appear’d,

Such as we see when men restrain their breath

On some great sudden hest. (II.3.57-63)

29Cette magnifique évocation du rêveur tourmenté n’a pas seulement la vertu graphique, scopique, du «close-up». Sa qualité spectaculaire tient, selon moi, à ce que le spectateur a devant lui deux images concurrentes : celle, optique, sur la scène, de Harry Hotspur écoutant sa femme, et celle, fantasmée puisque linguistiquement transcrite et ressuscitée, du Harry nocturne dont Kate nous propose une vision surnaturellement précise, d’ailleurs teintée de ses propres cauchemars. À la différence de la première, cette scène sylleptique ne disjoint pas optique et discours mais oppose deux versions optiques de la même personne, l’une scénique, l’autre remémorée. Clivage cette fois entre deux objets scéniques, l’un présent, l’autre fantasmé.

30On voit que cette figure du désordre perceptuel peut servir à transcrire théâtralement les impasses de la communication. Dans ses formes plus radicales encore, elle s’utilise pour signer l’extrême tension du personnage en crise et jusqu’à son égarement passager. Je rappellerai quelques exemples de son emploi dans des situations de crise.

31Dans King Lear, Edgar, déguisé en mendiant et se faisant passer pour Poor Tom, suggère à Gloucester, son père désormais aveugle, qu’il est en train d’escalader les falaises de Douvres et qu’il entend la mer gronder plus bas (IV.6). Pour vaincre les sensations contraires du malheureux Gloucester, Edgar lui décrit le paysage fictif et scéniquement absent (IV.6.1-24), cela va sans dire. La «chute» suicidaire du misérable Gloucester qui dit ainsi adieu à ses erreurs et à ses fautes (IV.6.41-49), et dont il faut tout de même qu’Edgar le persuade activement (57-79), tire sans doute sa vertu spectaculaire de l’écart ménagé entre ce que voit le spectateur et les propos des deux personnages. Mais cette vertu réside davantage encore, lors de la rencontre avec Lear («fantastically dressed with wild flowers») qui lui fait immédiatement suite, dans l’écart encore plus radical entre le donné scénique et les significations d’un passage qui célèbre la découverte par les aveugles spirituels qui ont conduit le drame jusqu’ici des vérités invisibles qu’ils avaient méconnues.

32De façon analogue, au terme de la comédie romanesque qu’est The Winter’s Tale, le dramaturge recourt, grâce au personnage de Paulina, à un stratagème perceptuel par découplage des canaux (visuel et tactile cette fois) pour faire durer durant l’éternité de 64 vers l’illusion que la statue, prétendument due à l’art d’un sculpteur, est en réalité la véritable Hermione sacrifiée avec ses enfants par Leontes frappé de jalousie (V.3. 18-82).

33Un troisième exemple, de qualité parfaitement tropologique lui aussi, est à relever dans The Spanish Tragedy lorsque Hieronimo, sous le coup du deuil de son fils assassiné, confond en un soudain fantasme le visage de Basulto, vieillard qui comme lui-même pleure un fils, avec celui de son Horatio (III.13.133-175). La didascalie annonce:«Hieronimo enters again, who, staring him in the face, speaks»,et Hieronimo interpelle ce qu’il croit être l’image de son fils: «And art thou come? Horatio, from the depth, / To ask for justice in this upper earth? » (III.13.133-175). Ceci, jusqu’au moment où la parole du vieillard, l’arrachant au fantasme visuel qu’elle dissipe, ramène Hieronimo au constat de la réalité : «Ay, now I know thee, now thou nam’st thy son; / Thou art the lively image of may grief » (III.13.161-162).

34Il est clair que, dans ces trois cas, le procédé transcrit théâtralement l’extrême tension du personnage en crise et son égarement passager. L’une des plus mystérieuses utilisations de cette figure est peut-être le divorce communicationnel qui ouvre The Winter’s Tale (I.2), au moment où le monologue de Leontes (I.2.109-127, 128-146) exprime l’aberration tragique d’un accès de folie jalouse du roi à l’égard de son épouse Hermione. Pour le spectateur qui aborde la pièce, cet accès jure, d’une part avec les entretiens précédents qu’a eus Leontes avec l’épouse et le vieil et fidèle ami Polixenes, de l’autre avec les gestes d’amitié de l’épouse et de l’ami que nous voyons se promener sur scène en toute innocence dans le même temps. Ce double écart avec la scène qui vient de passer et avec le «split act»en cours sur scène peut sans doute laisser le spectateur, et même le lecteur, interdit. Seule la prise en compte du co-texte, lui-même un peu étrange à première lecture, est à même de fournir quelques pistes susceptibles d’éclairer cette brutale mutation psychique du roi. La curiosité d’Hermione qui s’enquiert auprès de Polixenes des premiers émois amoureux de son époux adolescent (I.2.75-86), peut sembler au lecteur bizarrement inutile. Pour le spectateur qui revient sur le passage, ces propos suscitent une atmosphère de sensualité interdite, pudiquement niée par l’ami du roi, mais qui semble éveiller à distance chez Leontes, pourtant étranger à cet échange, le souvenir des transitions de l’enfant qu’il fut vers le jeune adulte (I.2.153-160), avec peut-être quelques fièvres lubriques qu’il a aujourd’hui oubliées. Comme chez Hieronimo, comme chez l’épouse de Hotspur, un saut temporel inconscient peut se présumer chez ce jeune père heureusement marié. Comme si les pensées de sa femme réactivaient à distance en lui certains démons intimes, ce réveil brutal s’alimente paradoxalement devant nous, en un pèlerinage incongru, à tout un passé rassurant qui va du souvenir du premier « oui » évoqué de concert avec la femme aimée (I.2.89-107), jusqu’à la rassurante ressemblance qu’il lit sur les traits ingénus de Mamilius, son premier-né (I.2.150-62). Parmi d’autres hypothèses explicatives, ce retour in petto sur un passé désormais assumé (mais peut-être plus tempétueux jadis qu’il n’y semble aujourd’hui) peut, en l’absence de tout autre lien explicité, donner sa puissance tragiquement énigmatique à cette scène fondatrice. La syllepse mentale ainsi présumée, inscrivant en une brutale implosion Leontes dans deux moments distincts de sa vie intime, pourrait ainsi illustrer dans cette tragédie romanesque l’un des séismes communicationnels peut-être nés de l’incompatibilité des deux faces (masculine et féminine) de la sexualité humaine, selon la lecture que fait de ces laves inexplicables le pédiatre Aldo Naouri. Ainsi ressusciterait-elle chez le roi Leontes les difficiles cheminements de l’accession du mâle humain à la paternité, par opposition à la vocation, elle plus physiologiquement fondée et donc infiniment plus sereine, de la femme à sa fonction maternelle15.

35Je n’ai, jusqu’ici, considéré que la disjonction du visuel et du verbal dans les figures de la diaphore et de la syllepse théâtrales. Il faudrait logiquement étendre l’enquête à d’autres disjonctions dont Shakespeare, mais d’autres aussi, ont exploité les conséquences spectaculaires. Je pense notamment aux diverses bifurcations accidentelles de la communication linguistique et des échanges tronqués qu’elles génèrent. Ce théâtre en regorge littéralement. Mais cette investigation ne saurait entrer dans l’espace d’un simple article.

Remarques conclusives

36Sur un sujet qui est encore en cours d’exploration, je ne puis valablement livrer de conclusions et je me limiterai donc à deux remarques peut-être provisoirement utiles.

37La première est que les incertitudes typologiques qui subsistent dans mes propositions relèvent beaucoup moins, à mon sens, de l’incomplétude de mon défrichement que du caractère propre des tropes ou des structures potentiellement tropologiques, relatifs au spectaculaire. Ce caractère peut se décrire comme l’aptitude apparente de ces formes à évoluer et à se complexifier au cours du processus théâtral (plus sans doute que leurs homologues purement linguistiques). Je ne puis encore décider si cette propension évolutive, qui complique leur classement et leur analyse, tient pour l’essentiel au fait qu’elles empruntent à deux media (le visuel et le linguistique) ou au fait, lui aussi premier, que le matériau sémiotique théâtral les constituant est essentiellement labile. Cette complexité et cette évolutivité sont sans doute en rapport avec leur efficacité spectaculaire.

38Ma deuxième remarque a trait à la notion même de spectaculaire dont j’ai cru sentir qu’une définition serait la bienvenue. Ne souhaitant parler que pour les théâtres que j’ai envisagés, je ne saurai aujourd’hui que rappeler une Lapalissade que nous aurions intérêt à creuser: l’importance qu’y tient la relation – pour ne pas dire la complicité – qu’ils excellent à cultiver entre jeu et spectateur destinataire.

Bibliographie

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Notes

1  Jean-Paul Debax, Le Théâtre du Vice ou la comédie anglaise. Investigation sur le fonctionnement du Théâtre Tudor, Thèse de Doctorat d’État, Toulouse, 1987. Ce travail a été préparé sous la direction de C. Gauvin et soutenu à l’Université de Paris IV – Sorbonne.

2  Toutes les citations des pièces sont tirées des éditions mentionnées dans la bibliographie.

3  Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod, (1980) 1996, art. «ostension», p. 236-238. Voir aussi Jacky Martin,«Ostension et communication théâtrale», Littérature, 53 (fev. 1984), p. 119-126.

4  David Mills, «‘Look at Me When I’m Speaking to You’: the Behold and See Convention in Medieval Drama», METh 7:1 (1985), p. 4-12.

5  André Lascombes, «Les autoprosopopées dans Le Château de Persévérance, c.1405-25», in P. Aquilon, J. Chupeau, F. Weil (éds.), L’intelligence du passé: les faits, l’écriture et le sens,  Tours, Pub. Univ-Tours, 1988, p. 3-11.

6  Voir le travail de Jean-Paul Debax.

7  Voir Anne Ubersfeld, L’École du spectateur, Paris, Éditions Sociales, 1980, passim, ou encore Keir Elam, The Semiotics of Theatre and Drama, London, Methuen, 1980, chapitres deux et trois en particulier.

8  Ceux qui, à l’issue d’une représentation de cette pièce, dans la mise en scène de David Thacker, au théâtre The Sawn, Startford-upon-Avon, en mai 1991, avaient rencontré Richard Moore, chargé du rôle de Launce, avaient apprécié sa remarque faite sur un ton faussement désabusé: «I think I was selected because I look like my dog».

9  Sur le sujet du plaisir théâtral, rarement évoqué par une critique universitaire curieusement réticente, on trouvera des contributions fondamentales dans les écrits de l’École de Prague (que j’ai moi-même tardivement découverts), tel celui de Jindrich Honzl:«The Hierarchy of Dramatic Devices», in Semiotics of Art, Prague School Contributions, Matejka, L. & Titunik, Irwin, R. (eds.), Cambridge / Massachssetts, The MIT Press, (1976) 1984, p. 118-127, (123). Sur l’aspect voisin qu’est la participation spectatrice à l’élaboration technique du faux-semblant, David Bevington remarque judicieusement que: «The theatrical ‘trompe-l’oeil’ effect, by coopting the audience and demanding its imaginative participation in the creation of illusion, intensifies the pleasure of the theatrical experience by somehow making it more ‘real’», This Wide and Universal Theater, Chicago, Chicago UP, 2007, p. 9-10.

10  André Lascombes, «Du masque au visage: diaphore théâtrale et typologie des personnages dans les cycles anglais», Atti del IV Colloquio della STIM, 1983, Viterbo, Federico Doglio &Myriam Chiabo (dir.), Viterbo, Centro Studi sul Teatro Medioevale e Rinascimentale, 1984, p. 349-362.

11  La notion, presque toujours oubliée par la critique universitaire, et plus inexpliquablement par les praticiens de la scène, est prise en compte dans la réflexion théâtrale de Farid Paya, De la lettre à la scène, la tragédie grecque, Saussan, l’Entretemps Éditions, 2000, (chap.4).

12  Il faudrait étudier comment la pratique du «double plot», entre autres, favorise largement ce clivage des univers dramaturgiques.

13  Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’implicite, Paris, Armand Colin, 1986. Voir p. 94-157 sur le trope et le clivage du moi.

14  Kenneth Gross, dans «Puppets Dallying: Thoughts on Shakespeare’s Theatricality» (Comparative Drama 41-3 (2007), p.273-296), souligne, entre autres aspects, qu’il faut aussi prendre en compte les vertus spectaculaires de la mise en miroir linguistique dans son commentaire de la réutilisation que fait l’épisode fondateur et structurant de la «Mouse-trap», la version filmée du Rosencrantz and Guildenstern de T. Stoppard.

15  Voir Aldo Naouri, Une Place pour le père, Paris, Le seuil, coll. «Points», 1985, et Les pères et les mères, Paris, Odile Jacob, 2004.

Pour citer ce document

Par André Lascombes, «De quelques racines médiévales et Tudor du spectaculaire élisabéthain», Shakespeare en devenir [En ligne], Shakespeare en devenir, N°2 - 2008, mis à jour le : 28/01/2010, URL : https://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr:443/shakespeare/index.php?id=136.

Quelques mots à propos de :  André Lascombes

André Lascombes est Professeur Emérite de l’Université de Tours. Il a soutenu une thèse d’État en 1980 (Université de Paris III), sur Culture vernaculaire et théâtre en Angleterre à la fin du Moyen Age. Il a publié, entre autres, «Ce nom-qui-dit: fonctionnement théâtral du personnage allégorique», in Le personnage allégorique (I. Mamczarz, dir., Paris, CNRS, 1989, p. 25-42), «Formes théâtrales du trope de syllepse», in Rhétoriques du texte et du spectacle, (Actes du Congrès de la S.F.S. 1991, M. ...